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L’Algérie française, une tentative
de revanche vichyssoise ?

Peut-on parler, à propos du putsch d’Alger de 1961, d’une tentative de revanche de généraux pétainistes ? Cela n’a rien d’évident, même si plusieurs d’entre eux, en particulier Raoul Salan, Edmond Jouhaud, Jacques Faure et même Maurice Challe ont d’abord servi Vichy, jusqu’à fin 1942.

Des généraux félons plutôt giraudistes ?

Le général Raoul Salan, largement aiguillonné par Léon Delbecque et Jacques Massu, apparaît comme l’acteur principal du retour du Général en menaçant la IVe République d’une intervention militaire directe. Or, Raoul Salan, futur patron du putsch puis de l’OAS, a bien connu Vichy. Proche de son ministre Raoul Dautry, spécialisé dans le renseignement en 1940, il commande des tirailleurs sénégalais en mai. Hésitant à rejoindre de Gaulle à Londres, il réintègre son SR au ministère des Colonies, successivement dirigé par Henry Lémery et l’amiral Charles Platon, deux proches de Philippe Pétain. Début 1942, il est muté à Dakar où il s’entend parfaitement avec le gouverneur Pierre Boisson, grand partisan de François Darlan et Philippe Pétain, que de Gaulle parvient à écarter en 1943. Responsable, à Alger, de l’hebdomadaire Combattant 43, finalement congédié, Raoul Salan rejoint l’armée de Lattre. On connaît son parcours en Indochine où il dirige en chef après le départ de Jean de Lattre, jusqu’à l’arrivée du général Henri Navarre. Il est, enfin, nommé à la tête de l’armée en Algérie, en 1956.

Le général Maurice Challe, ayant participé à la guerre en mai-juin 1940, prend le commandement du groupe de reconnaissance aérienne d’Avignon de 1940 à 1942. Après l’occupation de la zone libre, il rejoint l’ORA tout en travaillant dans le SR Air, maintenu après le départ pour Alger du colonel Georges Ronin. Il transmet à Londres des documents tout à fait confidentiels sur la Luftwaffe. Sa carrière se poursuit jusqu’à son affectation, en Algérie, comme adjoint-air au général Raoul Salan. Après avoir largement brisé l’ALN comme patron des forces armées, en désaccord avec la politique gaullienne, rappelé en métropole, il démissionne avant d’occuper un poste clé à l’Otan. C’est lui qui finit par prendre la tête du putsch, le 22 avril 1961…

Quant au général Edmond Jouhaud, après l’armistice de 1940, il dirige un groupe de reconnaissance et est affecté, en 1942, au cabinet du secrétaire d’État à l’Aviation du gouvernement de Vichy, Jean-François Jannekeyn. En 1943, il tente de gagner Londres et rejoint l’ORA. Il poursuit ensuite une carrière brillante. Général d’armée aérienne en 1958, il est nommé inspecteur général de l’armée de l’air en 1960, avant de participer au putsch de 1961.

André Zeller rejoint l’Angleterre en 1940, mais non de Gaulle, se faisant muter en Afrique du Nord, à Alger. Lieutenant-colonel en 1942, il sert comme chef d’état-major du général Charles Mast, un gaulliste qui sait ne pas rompre avec Henri Giraud. Il est affecté dans l’armée Giraud, qui combat en Tunisie avant de rejoindre Alphonse Juin en Italie. Il sert à l’état-major de Jean de Lattre lors du débarquement en Provence et franchit alors les échelons, atteignant le grade de général de corps d’armée comme chef d’état-major de l’armée. Lui aussi rejoint le putsch de 1961.

Quant au général Paul Gardy, il rejoint la Tunisie après l’armistice et participe à toutes les campagnes contre les Allemands. Général de brigade en 1957, il est inspecteur de la Légion en 1958, assurant un soutien actif aux putschistes de 1961.

Le général Jacques Faure possède un passé vichyssois plus marqué. De retour de Narvik, il refuse de rejoindre de Gaulle en juin 1940, préférant rentrer en France. Il sert alors dans l’administration des Chantiers de Jeunesse, avant de rejoindre l’armée française en 1944. Il appuie les putschistes en 1961.

Tous ces généraux, à quelques exceptions près, n’ont pas rejeté Vichy en 1940, puis ont constaté l’impasse de 1942 avant de se rallier à Henri Giraud (en passant parfois par François Darlan). À l’évidence, de Gaulle, qui connaît leurs carrières respectives, ne peut tout à fait les tenir en estime – et eux-mêmes ne peuvent écarter une certaine prévention à l’égard du Général.

Un désir de revanche des fidèles de Darlan et Giraud ?

Par contre, parmi les combattants qui s’engagent derrière Raoul Salan et Maurice Challe, quelques noms font sursauter par leur proximité avec les années Pétain. Ainsi, Bernard Mamy, chef des unités territoriales d’autodéfense, fils de Jean Mamy, alias Paul Riche (condamné à mort et fusillé en 1949 pour collaboration), ou encore le capitaine d’infanterie Bertrand de Gorostarzu, chef de l’OAS Sud-Ouest, fils du colonel André de Gorostarzu, ancien membre du cabinet du Maréchal en charge des services secrets. Quant au colonel Georges Groussard, en homme partagé entre sa fidélité à Philippe Pétain et sa volonté de résister aux Allemands, il prend des positions très favorables au maintien de l’Algérie au sein de l’ensemble national. Il se contente de témoigner au procès Raoul Salan. Il en va de même pour le général Jean Touzet du Vigier, pourtant proche de De Gaulle. Il l’a croisé en Pologne et soutenu pour ses thèses d’avant-guerre et d’avant-garde concernant l’arme blindée. Le Général l’a nommé général de corps d’armée en 1945, mais il demeure choqué par l’affaire algérienne et appelle à voter François Mitterrand en 1965.

Pour leur part, Antoine Argoud et Joseph Broizat, les initiateurs du soulèvement militaire d’Algérie, ont fidèlement servi Henri Giraud. De même, le général Alphonse Juin, longtemps lié à Vichy au point de résister aux Anglo-Américains en novembre 1942, proteste en 1959 contre l’autodétermination de l’Algérie, avant de refuser de présider les cérémonies du 11 novembre 1960. Il ira jusqu’à écrire un témoignage en faveur de Raoul Salan lors de son procès. Quant au général Maxime Weygand, dont la haine pour de Gaulle est bien repérée, il lance une souscription pour aider la famille de Jean Bastien-Thiry après son exécution. Chacun jugera…

Tous ces hommes sont donc plutôt des proches de Philippe Pétain, de l’amiral François Darlan et du général Henri Giraud : ils sont révoltés par la perte de l’ultime fragment de l’Empire français.

Paradoxalement, une pléiade d’anciens gaullistes

Remarquons tout d’abord que les principaux hommes politiques qui défendent l’option d’une Algérie française sont des gaullistes historiques : Jacques Soustelle, Léon Delbecque, Georges Bidault, Robert Lacoste – ce qui n’est évidemment pas le cas d’Alain de Sérigny, très proche du consul américain Murphy et de Maxime Weygand. Le directeur de L’Écho d’Alger n’est pas hostile à Philippe Pétain, mais il entend soutenir le débarquement allié en Algérie. Il n’est tout d’abord pas opposé à de Gaulle, se faisant élire député RPF en 1948 à l’Assemblée algérienne, mais il finit par défendre une politique d’intégration. Après son incarcération en 1960, un procès aboutit à sa libération. Il est alors interdit de séjour.

Plusieurs « vichysto-résistants » comme François Valentin (ancien patron de la Légion française des combattants), très proche de Jean de Lattre, Édouard Frédéric-Dupont ou encore Roger de Saivre (membre du cabinet d’Henry du Moulin de Labarthète), mais également des hommes très marqués à droite comme Jean-Louis Tixier-Vignancour (ancien secrétaire général adjoint à l’Information de Vichy) ou encore Me Jacques Isorni (qui a tout de même défendu des communistes sous l’Occupation avant de plaider pour le maréchal Pétain) s’engagent avec passion pour le maintien de l’Algérie dans l’ensemble national.

Le CNIP soutient l’Algérie française

Composé de bric et de broc, le CNIP, si puissant sous la IVe République, se distingue par son appui aux insurgés pieds-noirs. Mais il n’adhère pas aux méthodes de l’OAS, encore que l’un de ses membres, Jean-Marie Le Pen, la soutienne ouvertement. Edmond Barrachin, Jacques Le Roy Ladurie (ancien ministre de l’Agriculture de Vichy), Jean Dides (personnage hautement suspect, ancien inspecteur des RG à la 5e Section sous Vichy mais aussi membre du RPF), Raymond Pinchard, Henry Bergasse, Roger Duchet (très proche de Vichy), André Morice (poursuivi dans l’affaire de la Société nantaise de Travaux publics et paysagers pour participation à la construction du mur de l’Atlantique et initiateur de la fameuse ligne Morice en Algérie) sont parmi les plus engagés du côté des défenseurs de l’Algérie française.

L’OAS emprunte au mythe gaulliste

L’OAS n’est pas un parti politique mais un groupe terroriste qui tente de s’assimiler à la Résistance de 1940-1944, sans doute par idéalisme, mais d’abord pour utiliser à son profit le contenu mythologique de la doxa gaulliste. Ne se dénomme-t-elle pas « Armée secrète », à l’instar de celle créée par Charles Delestraint ? Ne crée-t-elle pas un CNR, à l’exemple de celui constitué par Jean Moulin en 1943 ? Quant au chef suprême de l’OAS, Raoul Salan, ne pastiche-t-il pas le discours du 18 juin 1940 du général de Gaulle, en s’exprimant à la première personne ? Le Général, qui n’oublie jamais rien, saura lui rendre la pareille, quelques années plus tard, en le graciant, non pas comme il eût été convenable – selon l’habitude observée jusque-là – le 14 juillet (1968) mais, avec un mois d’avance, le 18 juin (1968). Oui, vous avez bien lu, le 18 juin ! Quant au commentaire qui a souvent couru sur le lien entre la rencontre de Baden-Baden et la libération de Raoul Salan, c’est bien mal connaître le Général que d’imaginer un tel enchaînement.

Remarquons, pour clore ce court développement, que l’on ne trouve à l’OAS, à l’exception de Pierre Château-Jobert et de Roger Ceccaldi, et sans doute d’un ou deux autres, aucun homme issu des FFL gaullistes. Cependant, les ex-giraudistes de conviction ne sont guère plus nombreux.

En guise de conclusion

Les généraux plutôt giraudistes qui se soulèvent en 1961 sont incapables de comprendre la stratégie algérienne de De Gaulle. Remporter, sur le terrain, une victoire militaire et concéder l’amputation est un acte sans précédent, qu’ils ne peuvent accepter. Ainsi la défaite indochinoise et la victoire algérienne conduisent-elles à la même conclusion : le retrait français. D’une certaine façon, les illusions des desperados de l’OAS sont humaines. Il s’agit de sauvegarder une patrie, un style de vie, un pays qu’ils considèrent comme le leur depuis longtemps et qui ne l’est plus, à l’évidence, depuis le putsch de 1961 – et, plus officiellement, depuis avril 1962.