34
Du pouvoir sans partage à l’élection présidentielle

Le saccage algérien a vu toutes les parties perdre côté français : les pieds-noirs expulsés à jamais, l’armée victorieuse mais humiliée, les partisans arabes profrançais massacrés, les nihilistes de l’OAS décimés ou arrêtés. Après cela, le général de Gaulle regarde délibérément vers le futur. Personne n’aurait pu faire mieux que lui en cette période où les peuples aspirent de façon effrénée à leur indépendance et ne souffrent aucune médiation, aucun compromis, aucun accommodement.

Dans les autres colonies à forte population blanche sur le continent africain, en Rhodésie du Sud et en Afrique du Sud, les choses se sont également déroulées de façon discordante. Après avoir longtemps résisté, les Blancs ont tous fui l’actuel Zimbabwe. À l’inverse, ils sont demeurés en Afrique du Sud (entre 4,5 et 5 millions en 2019) après l’abolition de l’apartheid. Certes, chacun sait que ce miracle est dû à une figure d’exception, celle du pacifiste Nelson Mandela. Relevons tout de même que le PNB par habitant sud-africain est, de fort loin, le plus élevé d’Afrique. Aussi le nouveau président sud-africain, Cyril Ramaphosa, un homme d’affaires avisé, hésite-t-il encore à conduire une réforme foncière (avec ou sans indemnisation), alors que 10 % de la population, les Blancs, détiennent encore, aussi invraisemblable que cela puisse paraître, 80 % des terres cultivables. Parallèlement, la situation sociale sud-africaine demeure très précaire, voire explosive, et la misère des Noirs très prégnante. Et nul ne peut vraiment prévoir l’avenir…

Faut-il exprimer le regret de n’avoir pu concevoir une cohabitation en Algérie ? L’arrachement des pieds-noirs à leur terre pouvait-il être évité ? L’histoire ne peut se construire avec des regrets ou des uchronies. Personne ne parvenait à mettre fin à un conflit commencé en 1954 et qui voyait s’affronter, de façon de plus en plus violente, deux populations aux intérêts strictement contradictoires, n’ayant jamais cherché à coopérer. Avec sa carrure historique incomparable, le général de Gaulle a dû y consacrer presque quatre longues années. Ainsi un drame sans issue a-t-il trouvé sa fin en 1962. Il revient à Jean-Marcel Jeanneney, depuis toujours visionnaire sur l’aboutissement de la question algérienne, ministre du général de Gaulle, d’assumer, avec un grand esprit de sacrifice, la tâche ingrate d’occuper la première ambassade de France en Algérie, en juillet 1962. Il s’y tient jusqu’en janvier 1963. Après lui, c’est une autre histoire des relations franco-algériennes qui débute, puisqu’il n’y a pratiquement plus de Français en Algérie.

Vision et fermeté

De Gaulle n’est pas si mécontent de l’aboutissement du drame algérien : le retour des pieds-noirs a facilité les négociations secrètes sur le Sahara ainsi que la croissance de la consommation et de la demande de logements en France même. À leur corps défendant, les Français d’Algérie ont contribué, après leur retour, à l’expansion économique métropolitaine et, donc, à la solidité du régime gaulliste. Dure ironie de l’histoire ! Il s’agit désormais, pour le Général, de renforcer le pouvoir exécutif : seule l’onction du suffrage universel peut y parvenir.

Sur le plan économique, le retrait d’Algérie permet un rééquilibrage budgétaire. À l’excellent travail de fond effectué par la IVe République, de Gaulle apporte l’ouverture vers des secteurs porteurs du futur : aéronautique, électricité nucléaire, spatial, informatique, téléphonie, sidérurgie maritime, exploration pétrolière… Ce développement est la condition du progrès social. L’adhésion au Marché commun permet de moderniser l’industrie nationale. La vision européenne du Général est celle d’une coopération entre États animée par le bloc franco-allemand, sans la Grande-Bretagne, trop proche des États-Unis.

Dans un monde où la Guerre froide n’a pas disparu, il ne saurait être question de déléguer sa défense à quiconque. Sans l’arme nucléaire, la France ne dispose que d’une vulgaire pétoire. En retrouvant sa place de quatrième puissance mondiale, elle peut affirmer son opinion sur les affaires internationales. Le Général exerce aussitôt sa vision planétaire et prospective. Il pense, avec quelque raison, que l’URSS se tournera un jour vers l’Europe démocratique, qu’Israël ne pourra toujours mépriser le monde arabe qui l’environne mais devra, au contraire, s’y faire admettre, que les États-Unis auront à assumer leur rôle de leader mondial autrement qu’en brutalisant la finance internationale et en intervenant aux quatre coins de la planète, de l’Amérique latine à l’Asie du Sud-Est.

L’autoritarisme du général de Gaulle se renforce avec la résolution de l’affaire algérienne, dont il a été le grand architecte. L’usage de l’article 16, en avril 1961, la séparation d’avec le Premier ministre Michel Debré, la nomination d’un Premier ministre non élu (et donc plus dépendant), le recours au référendum, les nombreux remaniements ministériels (vingt et un entre 1959 et 1962), le départ des ministres en désaccord comme Antoine Pinay, Jacques Soustelle, Bernard Cornut-Gentille, sans compter les cinq ministres MRP en mai 1962, démontrent suffisamment la fermeté du pouvoir exécutif. Ajoutons le maintien de Maurice Papon comme préfet de police de Paris jusqu’en 1967 (une durée de neuf années consécutives, inédite sous les Républiques), qui met en place un quadrillage de la population de la capitale et de ses banlieues, en particulier des immigrés et des communistes. Une façon plutôt musclée de défendre une démocratie autoritaire.

Le président de la République continue, comme en 1946, de considérer l’Assemblée nationale comme le refuge de ces partis néfastes et impurs. Seul le Sénat fait de la résistance, peuplé qu’il est des vaincus de l’élection législative de novembre 1958.

Georges Pompidou, un nouveau venu en politique ?

Georges Pompidou est un homme du peuple issu des rudes terres auvergnates, dont les parents furent tous deux instituteurs. Né à Monboudif en juillet 1911, il sait, en raison de ses dons intellectuels, décrocher Normale Supérieure Lettres (rue d’Ulm) et l’agrégation de lettres. Professeur à Marseille puis à Louis-le-Grand, à Paris, il est mobilisé en 1939. Ayant combattu comme lieutenant et obtenu une croix de guerre, Georges Pompidou ne s’engage pas en résistance. En 1944, grâce à son ami René Brouillet, il entre au cabinet du Général comme chargé de mission. Sa nomination à la fonction de secrétaire général de la Fondation Anne-de-Gaulle, en 1946, démontre sa grande proximité par rapport au Général. En 1948, Georges Pompidou tient les Études au sein du RPF, avant de retrouver sa liberté en 1953. Après une période d’essai, il intègre l’équipe dirigeante de Rothschild en 1954.

Le 28 mai 1958, de Gaulle lui propose d’occuper le poste de directeur de cabinet. Celui qui s’est toujours épanoui dans la plus grande discrétion, à l’ombre du grand homme, accepte de nouveau la mission. Il sait favoriser les nominations d’Antoine Pinay et de Jacques Soustelle, participer grandement à l’élaboration de la Constitution de 1958, faire adopter le plan Rueff-Pinay, arracher au Général le droit des anciennes colonies d’Afrique noire à l’autodétermination, au détriment du plan irréaliste de Félix Houphouët-Boigny favorable à un immense État fédéral franco-africain. Pour services rendus, le Général nomme ce conseiller d’État au Conseil constitutionnel et prend l’habitude de le recevoir une fois par semaine, en soirée.

De retour chez Rothschild en 1959, il conduit néanmoins plusieurs missions de bons offices auprès du FLN en Suisse. Cet homme, dont on rapporte qu’il a l’art de réussir, de Gaulle le choisit comme Premier ministre en 1962. Voilà l’Auvergnat de la pénombre en pleine lumière, mais avec, déjà, une solide expérience du milieu politique.

À celui qui n’a jamais reçu l’onction du suffrage universel, l’Assemblée ménage, nous le savons, un accueil bien réservé. Georges Pompidou n’a certes pu empêcher les députés d’exprimer leur circonspection voire leur méfiance. Mais il sait constituer une garde de fer autour de son chef de cabinet, Jean Donnedieu de Vabres, avec Olivier Guichard et Pierre Juillet. Et il renforce son équipe de techniciens comme François-Xavier Ortoli et René Montjoie pour les affaires économiques et financières, mais aussi René Journiac pour les affaires africaines. Deux femmes qui le suivront jusqu’à la fin, en 1974, tiennent son secrétariat particulier et assurent son service de presse : Madeleine Negrel et Simone Servais. Anne-Marie Dupuy les rejoint pour tenir le calendrier du Premier ministre.

Europe des États, élections présidentielles et législatives

Georges Pompidou débute donc difficilement, le 26 avril 1962, devant le Parlement, après une intervention peu convaincante dans le fond comme dans la forme. Il n’obtient qu’une faible mobilisation de sa majorité le lendemain, avec deux cent cinquante-neuf voix, et voit rapidement sa majorité s’effriter encore. Le 16 mai 1962, les cinq membres du MRP annoncent leur démission du gouvernement à la suite de l’échec du plan Fouchet et, plus encore, de la conférence de presse cassante donnée le 15 mai par le Général. C’est que le président de la République a évoqué, depuis l’Élysée, l’Europe des États : « J’ai déjà dit et je répète qu’à l’heure qu’il est, il ne peut pas y avoir d’autre Europe que celle des États, en dehors naturellement des mythes, des fictions, des parades. » Une perspective à l’opposé de celle souhaitée par les Indépendants, le MRP et les socialistes, partisans de l’intégration. De Gaulle tente bien de stopper l’hémorragie, comme le raconte Pierre Pflimlin dans ses Mémoires d’un Européen, en le recevant avec les quatre autres ministres : rien n’y fait, les MRP s’en vont. Les divergences sont trop lourdes : union européenne approfondie, certes, mais aussi fidélité à l’Otan. Pierre Pflimlin précise comme « lui paraît grave l’annonce que les troupes d’Algérie ne seraient pas remises à la disposition de l’Otan ».

Le 13 juin suivant, la majorité de l’Assemblée, deux cent quatre-vingt-treize députés, signent un manifeste européen antigaulliste. Dans ses Mémoires d’espoir (L’Effort), de Gaulle écrit :

« Depuis longtemps, je crois que le seul moyen est l’élection par le peuple du président de la République. Celui-ci, s’il était désigné par l’ensemble des Français – personne d’autre n’étant dans ce cas –, pourrait être l’homme du pays revêtu, par-là, aux yeux de tous et aux siens d’une responsabilité capitale, correspondant justement à celle que lui attribuent les textes. »

Face à la résurgence du régime des partis qui malmène Georges Pompidou, de Gaulle entend profiter de la situation. Depuis le 18 mars 1962, son aura de personnage historique s’est encore accrue auprès des Français. Quand, brutalement, l’attentat du Petit-Clamart du 22 août 1962 (s’ajoutant au putsch de 1961) lui fait prendre conscience de la fragilité du régime. Désormais, le voilà décidé, en application de l’article 11 de la Constitution, à recourir au référendum pour instaurer l’élection du président au suffrage universel… Un projet qui n’enchante nullement Georges Pompidou. Cet article précise qu’il est possible de « soumettre à référendum tout projet de loi portant sur l’organisation des pouvoirs publics ». Mais le titre XVI « De la révision », article 89, énonce spécifiquement les conditions d’une révision constitutionnelle. Elle exige ainsi des majorités qualifiées dans les deux Assemblées. Or, au Sénat et sans doute même à la Chambre des députés, il est impossible de les réunir.

C’est le 29 août 1962 que le ministre de l’Information, Alain Peyrefitte, déclare que « le général de Gaulle a souligné la nécessité pour la République d’assurer quoi qu’il arrive la continuité de l’État et le maintien des institutions républicaines. Il a confirmé devant le Conseil des ministres son intention de prendre les initiatives nécessaires dans ce domaine et à cette fin. »

Le 12 septembre, un autre Conseil des ministres précise sa pensée : « Il a l’intention de proposer au pays de décider par voie de référendum que le président de la République sera dorénavant élu au suffrage universel. » François Flohic précise, dans son ouvrage déjà cité, que Georges Pompidou a menacé de démissionner pour obtenir la suppression d’un article prévoyant de confier au Premier ministre l’intérim de la présidence en cas de disparition, de démission et d’incapacité du président de la République.

Le 19 septembre 1962, de Gaulle laisse les ministres s’exprimer. Plusieurs émettent des réserves très nettes (Roger Frey, Georges Gorse, Edgard Pisani) alors que Pierre Sudreau, grand résistant auquel de Gaulle songe comme Premier ministre, affirme son opposition résolue. Mais rien ne peut faire reculer le Général.

Dans une allocution radiodiffusée et télévisée, le lendemain, 20 septembre 1962, de Gaulle affirme : « Je crois donc devoir faire au pays la proposition que voici : quand sera achevé mon propre septennat ou si la mort ou la maladie l’interrompaient avant le terme, le président de la République sera désormais élu au suffrage universel. Sur ce sujet qui touche tous les Français, par quelle voie convient-il que le pays exprime sa décision ? Je réponds : par la plus démocratique, la voie du référendum. C’est aussi la plus justifiée, car la souveraineté nationale appartient au peuple. Et elle lui appartient évidemment, d’abord dans le domaine constituant. […] Enfin, si le texte prévoit une procédure déterminée pour le cas où la révision aurait lieu dans le cadre parlementaire, il prévoit aussi, d’une façon très simple et très claire, que le président de la République peut proposer au pays, par voie de référendum, tout projet de loi – je souligne tout projet de loi – portant sur l’organisation des pouvoirs publics, ce qui englobe évidemment le mode d’élection du président. Le projet que je me dispose à soumettre au peuple français le sera donc dans le respect de la Constitution que, sur ma proposition, il s’est lui-même donnée. »

Le Général entend ainsi répondre aux critiques qui se sont multipliées contre cette révision constitutionnelle, tant au Sénat (Gaston Monnerville, son président, se laissant aller jusqu’à parler de « forfaiture », un mot injurieux et injustifié en droit) mais aussi à la Chambre des députés, qui promet le vote de la censure à l’encontre du gouvernement. Le Conseil d’État déclare inconstitutionnelle la procédure choisie par le Général alors que le Conseil constitutionnel refuse de se prononcer. Les juristes constitutionnalistes les plus célèbres de l’époque, à l’exception toutefois de deux d’entre eux, René Capitant et Maurice Duverger, réclament une révision plus large comportant une véritable modification de l’équilibre des pouvoirs législatif et exécutif, tout en condamnant le recours à l’article 11.

Imaginer que de Gaulle va céder, c’est mal le connaître. Les épreuves se succèdent. Après la réélection triomphale de Gaston Monnerville à la tête du Sénat, le 2 octobre, le gouvernement est mis en minorité le 4 octobre (la censure est votée par deux cent quatre-vingts voix sur quatre cent quatre-vingts). Elle est suivie de la démission du gouvernement le lendemain, et d’une dissolution de la Chambre. Le 10 octobre, au cours d’une conférence de presse, le vieux (quatre-vingt-quatre ans) Paul Reynaud (oublieux, sans doute, de ses légèretés du mois de juin 1940 : sa démission a propulsé Philippe Pétain au pouvoir), assisté de Guy Mollet, annonce de façon outrancière et quelque peu ridicule que de Gaulle mène le pays à la guerre civile. Enfin, le départ de Pierre Sudreau du gouvernement (qui expédie alors les affaires courantes), le 15 octobre, clôture une série de revers sans gravité excessive.

De Gaulle fixe la date du référendum sur l’élection du président au suffrage universel au 28 octobre 1962, et celle des législatives aux 18 et 25 novembre 1962.

Le sort du régime va se trouver engagé à deux reprises. Le 18 octobre, de Gaulle, dans une allocution musclée, radiodiffusée et télévisée, met clairement en jeu son mandat : « Si votre réponse est “non”, comme le voudraient tous les anciens partis afin de rétablir leur régime de malheur, ainsi que tous les factieux pour se lancer dans la subversion, ou même si la majorité des “oui” est faible, médiocre, aléatoire, il est bien évident que ma tâche sera terminée aussitôt et sans retour. Car, que pourrais-je faire, ensuite, sans la confiance chaleureuse de la nation ? » Le 27 octobre, de Gaulle intervient à nouveau devant les Français. Bénéficiant de l’éclatement de la crise internationale des fusées à Cuba, il lance un ultime appel en faveur du « oui ».

D’abord tenté d’exiger une majorité des inscrits, de Gaulle fait machine arrière, par crainte d’un résultat plus serré.

Le référendum du 28 octobre 1962 est victorieux : le « oui » l’emporte avec 61,7 % des suffrages exprimés, soit 46,2 % des 27,6 millions d’inscrits. En effet, les abstentions se sont élevées au niveau rarement atteint de 22,7 %. Le résultat est sans bavure, même si un peu moins de 50 % des inscrits ont soutenu de Gaulle.

C’est un Général combatif qui aborde les législatives, malgré la promesse faite par Guy Mollet de voter au second tour avec les communistes. André Malraux crée une Association pour la Ve République qui distribue les investitures UNR, UDT (gaullistes de gauche) et même Indépendants et MRP. Ce qui n’empêche nullement de Gaulle de stigmatiser le régime des partis. Il n’en choisit pas moins lui-même Louis Terrenoire pour mener la campagne législative, soutenant son élection à la tête de l’UNR. Face au cartel des Non (l’unité socialo-communiste au second tour inquiète l’électorat), l’UNR-UDT obtient, au premier tour, 31,9 % des suffrages, auxquels s’ajoutent les 4,4 % obtenus par Valéry Giscard d’Estaing et ses Républicains indépendants. Un record pour une formation parlementaire unique ! Le Parti communiste est en reprise avec 21,7 % des voix alors que les socialistes plongent à 12,6 %. Les autres partis sont laminés : 8,9 % pour le MRP, 7,5 % pour les radicaux, 2,4 % pour le PSU, quelques miettes pour l’extrême droite… Paul Reynaud, éliminé au premier tour, reçoit la juste sanction de sa provocation. L’abstention s’est encore accrue à 31,2 %.

Le second tour amplifie la victoire gaulliste. L’UNR-UDT, avec ses deux cent trente-trois députés (sur quatre cent quatre-vingt-deux) frôle la majorité absolue et la dépasse même d’une douzaine de sièges avec ses alliés républicains indépendants, voire au-delà avec les élus de droite modérée. Si communistes (quarante et un élus) et socialistes (soixante-six députés) s’en sortent mieux que prévu, le MRP et les modérés sont éreintés.

Le second gouvernement Georges Pompidou

De nouveau chargé par le général de Gaulle de former le gouvernement, Georges Pompidou, globalement en bonne harmonie politique avec le président, présente, le 28 novembre 1962, un gouvernement peu différent du précédent, à dominante gaulliste. Y figurent trois républicains indépendants : Valéry Giscard d’Estaing, Raymond Marcellin et Jean de Broglie. Tous les barons gaullistes (André Malraux, Roger Frey, Gaston Palewski, Louis Jacquinot, Jean Foyer, Maurice Couve de Murville, Pierre Messmer, Michel Maurice-Bokanowski, Jacques Maziol) conservent leurs fonctions, tout comme Edgard Pisani, engagé dans une grande réforme de l’Agriculture. Un homme de poids fait son entrée, Christian Fouchet : il reçoit le portefeuille de l’Éducation nationale. Trois secrétaires d’État dans l’ancien gouvernement sont promus ministres : Roger Peyrefitte, François Missoffe, Gilbert Grandval. Robert Boulin demeure secrétaire d’État mais en charge du Budget, une lourde responsabilité. Quelques nouvelles têtes font leur apparition : Marc Jacquet, Michel Habib-Deloncle, Jean Sainteny.

Nous le verrons, le Général entend laisser Georges Pompidou agir pour la réindustrialisation de la France et pour son ouverture à la compétition internationale. Il ne compte nullement abandonner une once de pouvoir dans les domaines régaliens de la défense et de la diplomatie, non plus qu’en matière institutionnelle. Cette pratique de la Constitution, amplifiée encore par le vote de l’élection du président au suffrage universel, de Gaulle sait la rappeler début 1964, lors d’une conférence de presse. Seul le président détient et délègue l’autorité de l’État. Mais il est attentif à toujours respecter la dure loi du suffrage populaire, qui fonde la démocratie.

Le réveil de l’opposition

Brisée en novembre 1962, l’opposition tente de se réorganiser, mais radicaux et MRP ne parviennent pas à se rassembler. Quant aux socialistes, ils se résolvent à une petite révolution intestine : la création de structures plus petites, plus motivées, rajeunies, plus militantes, plus intellectuelles. Sans doute s’inspirent-ils de l’exemple historique du club de l’Horloge, fondé par l’habile Charles Hernu en 1950, ferment du mendésisme en 1954. Ils lancent donc de nouveaux cénacles comme le club Jean Moulin créé par Daniel Cordier et Stéphane Hessel (deux grands résistants) ou encore le cercle Tocqueville. En 1964, Charles Hernu se rapproche de François Mitterrand. Ils constituent ensemble la Convention des institutions républicaines.

Quant aux chrétiens de gauche, issus d’un vichysme progressiste (École nationale des cadres d’Uriage), de la JOC (Jeunesse ouvrière chrétienne), d’une reconversion syndicale (CFTC et CFDT), ils attirent peu à peu dans l’opposition une partie de l’électorat catholique traditionnel. Ils se sont emparés du Monde d’Hubert Beuve-Méry, de Témoignage chrétien et de Vie nouvelle. Ils ont créé le Club citoyen 60 et se sont parfois engagés dans l’aventure des prêtres ouvriers. En synthèse, les voilà orphelins de l’expérience mendésienne. Certains se sont laissés embarquer dans un militantisme pro-FLN en portant des valises, devenant plus rarement compagnons du Parti communiste (Paul Ricœur défendant Jacques Duclos). D’autres ont été attirés par François Mauriac, l’historien Charles-André Julien et l’islamologue Louis Massignon, instigateurs du comité France-Maghreb, favorable à l’indépendance des pays d’Afrique du Nord.

En septembre 1963, l’hebdomadaire L’Express, proche de Mendès France, tente un coup politique qui se révélera plutôt fumeux, en dressant le portrait idéal d’une candidature de gauche à l’élection présidentielle de 1965. Voilà un énigmatique « Monsieur X » portraituré. Une tentative pour faire éclater la bien institutionnelle SFIO, poussée par des hommes comme Jean-Jacques Servan-Schreiber, Charles Hernu, François Mitterrand… Puis le journal dévoile qu’il s’agit de Gaston Defferre, patron du Provençal, député des Bouches-du-Rhône et maire de Marseille depuis 1953. Âgé de cinquante-trois ans, ancien résistant du réseau Froment (devenu « Brutus »), Gaston Defferre a été ministre de la France d’Outre-Mer du gouvernement Mollet en 1956… Il s’imagine apte à fédérer le centre et la gauche, tout en rejetant le Parti communiste qui ne peut approuver sa position atlantiste et proeuropéenne. Aussi parcourt-il le pays durant deux ans pour promouvoir sa grande Fédération démocrate socialiste. Mais l’échec de sa négociation avec le MRP le conduit à renoncer, dès juin 1965. On ne conquiert pas le pays comme la mairie de Marseille, le fusil en bandoulière…

Mitterrand, candidat unique de la gauche

Bien remis de son opération de la prostate d’avril 1964, à soixante-treize ans, le général de Gaulle aborde l’année 1965 avec humour, plaisantant même sur sa santé à l’occasion d’une conférence de presse. Il n’a pas été sans observer la mue de son Premier ministre durant ce mois d’avril où, hospitalisé au Val-de-Grâce, il a dû lui laisser la place. N’a-t-il pas, alors, tant présidé le Conseil des ministres que disposé du bouton de la force de frappe nucléaire ? Le 24 avril 1964, à l’Assemblée, Georges Pompidou a répondu aux propos incendiaires de François Mitterrand accusant de Gaulle de dictature, avec une dureté et une verve qui ont fait l’admiration de son camp. Les rudes propos du Premier ministre sont passés à la postérité : « La vérité, monsieur Mitterrand, c’est que vous restez fidèle à la IVe République. Vous restez fidèle à une voie que pourtant les désastres, parfois les déshonneurs ont jalonnée… Comme vient de le dire François Mauriac, le peuple français ne sait pas toujours ce qu’il veut, mais il sait ce qu’il ne veut pas. Et ce qu’il ne veut pas, c’est retomber dans vos mains redoutables. S’il était tenté de l’oublier, vous seriez toujours là, Dieu merci, pour l’en faire souvenir… » Ainsi Georges Pompidou se positionne-t-il en héritier présomptif face au chef de l’opposition, François Mitterrand.

De Gaulle a apprécié. Il encourage Georges Pompidou à voyager, à parler aux Français, à se montrer plus avant à l’étranger… sans rien lui confier quant à sa décision de se représenter ou non en 1965.

En mars 1965, les élections municipales sont médiocres : les divers droite, avec près de 43 % des voix au premier tour, dominent le scrutin, alors que l’alliance UNR-RI ne rassemble que 12,2 % des suffrages. La droite sort tout de même largement victorieuse…

Alors qu’Yvonne de Gaulle use de toute son influence pour tenter de faire renoncer le Général, le 29 juin ou le 5 juillet 1965, suivant les deux versions proposées par Jean Lacouture et Raymond Tournoux, de Gaulle réunit ses quatre collaborateurs les plus proches, ceux en qui il a le plus confiance : Georges Pompidou, Michel Debré, André Malraux et Gaston Palewski. Il leur pose la question de l’opportunité de sa candidature à la présidentielle du mois de décembre à venir. Michel Debré et Gaston Palewski en sont chaudement partisans, Georges Pompidou et André Malraux marquent plus d’hésitation. Mais le 1er juillet, la France ayant dû rompre la négociation sur le Marché commun agricole à Bruxelles, de Gaulle, selon André Passeron (dans De Gaulle parle) n’hésite plus. Il n’y a que lui à savoir résister aux ennemis de la France à Bruxelles en imposant la politique de la chaise vide. Georges Pompidou n’est pas encore suffisamment formé aux grands combats. Voilà qui valide, semble-t-il, la date du 29 juin défendue par Jean Lacouture. C’est donc un de Gaulle convaincu d’être le seul à pouvoir faire reculer les Européens qui s’engage dans le combat présidentiel.

Alors que se profile l’été 1965, le général de Gaulle s’apprête à entamer la campagne sans opposant de gauche. Seuls le brillant mais extrémiste avocat Jean-Louis Tixier-Vignancour, proche de l’ex-OAS, et le peu séduisant sénateur de la Charente, Pierre Marcilhacy, ont fait acte de candidature. De Gaulle informe Georges Pompidou de sa volonté de se présenter au début du mois de septembre 1965. Mais le 9 septembre, lors de sa conférence de presse, il n’annonce nullement sa décision. C’est pourtant le jour que choisit François Mitterrand pour proclamer la sienne.

Cette annonce de François Mitterrand peut surprendre. Ne fut-il pas un garde des Sceaux ayant accepté la décapitation des révoltés algériens de 1956 (sept grâces accordées sur quarante-cinq) et un bien triste héros dans l’affaire abracadabrantesque de l’Observatoire (octobre 1959) ? Mais sans doute la population française a-t-elle la mémoire courte. L’annonce de sa candidature sonne comme un coup de tonnerre dans le ciel dégagé de la présidentielle – la seconde au suffrage universel, après celle de 1848. L’excès de son contenu ne touche guère l’opinion mais, une fois de plus, François Mitterrand se pose en principal opposant…

Le premier tour de l’élection est fixé au 5 décembre 1965, soit seulement douze semaines plus tard. François Mitterrand n’est pas un homme que le Général respecte. Il le soupçonne d’avoir rallié la Résistance par opportunisme après cette terrible fin d’année 1942 qui volatilise le régime de Philippe Pétain. Est-on décoré de la francisque à la fin du printemps 1943 lorsqu’on possède le sens de l’honneur ? pense-t-il, à l’évidence, en lui-même. Quant à François Mitterrand, percé à nu, il éprouve une véritable haine pour de Gaulle. Il sait, contraint par le rapport de force, la dissimuler en 1945-1946, puis il la laisse éclater en 1958, lors de l’investiture du Général, et en 1962, lors du débat sur l’élection du président au suffrage universel. Enfin, il parfait son image d’antigaulliste véhément par l’écriture d’un livre vindicatif et excessif, Le Coup d’État permanent, paru chez Plon en 1964. Sans doute, a posteriori, cet homme de vaste intelligence et de grande culture a-t-il dû sourire de ses propos de 1965 lorsqu’il s’est glissé pleinement, tel un monarque, au premier jour de son premier septennat, le 21 mai 1981, dans la fonction présidentielle conçue par son prédécesseur.

Cela peut paraître extravagant, mais il semble bien que le 25 août 1944, François Mitterrand, accueillant le général de Gaulle à l’Hôtel de Ville de Paris, lui ait sauvé la vie. Alors que le Général s’approche de la fenêtre ouverte pour saluer la foule, il se penche trop et manque de basculer. Ce sont les mains secourables de François Mitterrand et de Pierre de Chevigné, le délégué militaire pour les territoires libérés, qui auraient permis de rattraper de Gaulle par les jambes !

Soutenu par les radicaux, les socialistes, les clubs et même le PSU, et surtout par les communistes, Mitterrand s’affirme comme un candidat redoutable… Un candidat de Front populaire ! En effet, dès le 10 septembre, il annonce la constitution de la FGDS (Fédération de la gauche démocrate et socialiste) et, quatorze jours plus tard, le 24, le soutien officiel du Parti communiste.

Le Centre refusant obstinément toute alliance avec les socialistes en raison de leur accord avec les communistes, Jean Lecanuet se lance dans l’arène, avec le soutien du MRP et du CNI, le 19 octobre 1965. Député de Rouen, agrégé, ancien résistant, le président du MRP est un homme neuf mais non novice, ayant appartenu aux cabinets d’Edgar Faure et Pierre Pflimlin. Par son allant, il rappelle vaguement John F. Kennedy. Il se lance dans une campagne résolument atlantiste et européenne. La barre du parrainage fixée à cent parlementaires, conseillers généraux ou maires provenant d’au moins dix départements, évite les candidats farfelus, à l’exception de Marcel Barbu.

Le général de Gaulle attend le 4 novembre 1965 pour confirmer une candidature que l’on sait désormais certaine. Il n’en a pas même formellement prévenu Pompidou, qui lui en gardera une rancune durable. Nul n’imagine que le Général puisse être mis en ballottage alors que les premiers sondages, parus au mois d’octobre 1965, accordent 11 % des intentions de vote à François Mitterrand et à peine 2 % à Jean Lecanuet. De Gaulle caracole en tête avec 66 %…

Yvonne de Gaulle aimerait bien partir

Installée à l’Élysée, Yvonne de Gaulle s’attache d’abord à ne rien personnaliser, puis à éviter d’en faire une cantine pour la famille de Gaulle, enfin à régler les factures de gaz et d’électricité privées sur ses deniers. O tempora, o mores, « autres temps autres mœurs », déclamait déjà Cicéron dans la première Catilinaire, reprenant une vieille expression du poète Ennius. En pénétrant dans le sanctuaire présidentiel, le bureau du Général, elle ne peut s’empêcher de songer tout haut, avec cette forme d’humour vacharde qui la caractérise (parfois), en voyant la savonnerie de Natoire ornant le mur en vis-à-vis, Don Quichotte soigné de sa folie par la Sagesse, que cette tapisserie tombe à pic. Elle aimerait partir car son époux paraît usé. Certes, ses discours sont toujours aussi fermes sur le fond et brillants dans la forme. Comment le faire changer d’avis ? Mais il la prend de court. C’est sans doute au cœur de l’été, à La Boisserie, que Charles de Gaulle lui annonce sa décision irrévocable.

L’envol télévisuel de Jean Lecanuet

Malgré la brièveté de la campagne, la télévision – à l’époque deux chaînes en noir et blanc visibles sur 6,5 millions de récepteurs – fait profondément bouger les lignes. Alors que le Général la méprise, se refusant à utiliser tout son temps d’antenne comme d’ailleurs à faire véritablement campagne, les autres candidats comprennent tout le bénéfice qu’ils peuvent tirer des petites lucarnes.

De Gaulle n’annonce donc sa candidature que le 4 novembre 1965, dans une allocution prononcée depuis l’Élysée. Il n’évoque pas les autres candidats, s’exprimant avec grandeur, dans un style quelque peu emphatique, répétitif et suranné, annonçant le chaos en cas de défaite. Qu’on en juge : « Il y a vingt ans, lorsque la France roulait à l’abîme, j’ai cru devoir assumer la charge de la conduire jusqu’à ce qu’elle fût libérée, victorieuse et maîtresse d’elle-même. Il y a sept ans, j’ai cru devoir revenir à sa tête pour la préserver de la guerre civile, lui éviter la faillite monétaire et financière, et bâtir, avec elle, des institutions répondant à ce qu’exigent l’époque et le monde modernes… Que l’adhésion franche et massive des citoyens m’engage à rester en fonctions, l’avenir de la République nouvelle sera décidément assuré. Sinon, personne ne pourra douter qu’elle s’écroulera aussitôt… Ainsi, devant tous les peuples, le scrutin historique du 5 décembre 1965 marquera le succès ou le renoncement de la France vis-à-vis d’elle-même. Françaises, Français ! J’espère, je crois, je sais qu’elle va triompher grâce à vous ! »

Sur les petits écrans, face au général de Gaulle âgé de soixante-quinze ans, les deux candidats qui comptent, François Mitterrand, quarante-neuf ans, et Jean Lecanuet, quarante-cinq ans, paraissent nettement plus fringants. L’éclatement de l’affaire Mehdi Ben Barka, la veille de l’intervention du Général, le 3 novembre 1965, jette un voile noir sur la campagne, et ses développements vont quelque peu peser sur le vote des Français. Qu’un ministre étranger, Mohammed Oufkir, en l’occurrence le ministre de l’Intérieur marocain, semble être parvenu, en venant incognito à Paris, à faire enlever puis torturer et, selon toute vraisemblance, assassiner le leader de l’opposition à Hassan II, voilà qui est peu banal, et même tout à fait humiliant pour le pouvoir politique français. Il s’agit d’un affront insupportable infligé par un jeune souverain de trente-six ans au chef de l’État français, qui a pourtant favorisé son ascension. Et c’est bien ainsi que de Gaulle considère l’affaire. Toutefois, la disparition de Ben Barka pèse moins qu’attendu sur l’élection présidentielle. En effet, les deux autres candidats ne l’évoquent guère. Seul François Mitterrand s’y décide, avec beaucoup de précautions. Voilà de Gaulle conforté dans son option d’une défense indépendante.

L’enlèvement et la disparition de Ben Barka révèlent l’étendue des complicités entre certains réseaux marocains, français et américains, remontant sans doute à la Seconde Guerre mondiale. Oufkir, sous-lieutenant dans l’armée d’Italie du général Alphonse Juin en 1943, a servi en Indochine de 1947 à 1949. Chevalier de l’ordre de la légion d’honneur, il a été détaché au cabinet du général Raymond Duval, le commandant en chef des troupes françaises au Maroc. Il était alors d’une rare proximité avec les services de renseignement français. La France l’a imposé à Mohammed V en 1955 comme aide de camp royal. Devenu général de division, il subjugue par sa forte personnalité les deux rois, conduisant la répression dans le Rif du temps de Mohammed V, puis à Casablanca, en 1965, sous Hassan II.

La communauté des pieds-noirs, malgré son intégration économique réussie en France, demeure très hostile à de Gaulle et pèse de tout son poids numérique (environ trois cents à trois cent cinquante mille voix) en faveur de ses adversaires.

D’ailleurs, François Mitterrand et Jean Lecanuet, excellents communicants, voient leur popularité progresser dans l’opinion. Le premier développe une thématique européenne plutôt porteuse tandis que le second dénonce un régime de pouvoir personnel. « Contre le régime du pouvoir personnel, il faut recréer la république des citoyens », assène François Mitterrand. Et les sondages commencent à s’infléchir en leur faveur.

De Gaulle se met à éprouver quelque inquiétude. Il décide de s’exprimer à la télévision le 30 novembre 1965 mais il se trompe de tonalité, agressant de manière inhabituelle ses adversaires en un registre que sa force d’âme aurait pu écarter : « Cinq oppositions vous présentent cinq candidats. Vous les avez tous entendus. Vous les avez tous reconnus. Leurs voix dénigrantes sur tous les sujets, leurs promesses distribuées à toutes les catégories, leurs appels à l’effacement international de la France, ce sont les voix, les promesses, les appels des anciens partis, tendant, quoi qu’ils en prétendent, à retrouver le régime d’antan. Aussi, le seul point sur lequel ils s’accordent, c’est mon départ ! Mais ce n’est pas assez. Car, quelles que puissent être les illusions que s’efforcent de répandre ces divers porte-parole, leurs contradictions mutuelles, leurs clientèles inconciliables, leurs combinaisons divergentes démontrent, à l’évidence, que l’accession de l’un quelconque d’entre eux au poste suprême marquerait infailliblement le retour à l’odieuse confusion où se traînait naguère l’État pour le malheur de la France. » On a beau dire, le propos, traditionnel dans la forme, n’est pas si mal ciblé…

À dix jours du scrutin, le 24 novembre, l’Ifop n’attribue plus que la moitié des suffrages au Général. Le ballottage paraît désormais possible. Et la chute se poursuit. Le 3 décembre 1965, de Gaulle tombe à 44 % des intentions de vote contre 25 % pour François Mitterrand et 15 % pour Jean Lecanuet. Ce jour-là, le Général reprend la parole et, cette fois, fait mouche, retrouvant la verve d’antan pour parler des affaires du pays et non plus de ses compétiteurs. Citons le passage principal : « Maintenant, où allons-nous ? Cinq problèmes essentiels, qu’on dissimulait jadis sous les faux-semblants et les équivoques, faute qu’on fût capable de les résoudre, sont effectivement réglés. Les institutions, naguère faites pour l’impuissance, alors qu’il y a aujourd’hui, avec un chef de l’État, un Gouvernement qui dure et qui gouverne et un Parlement qui exerce efficacement et dignement son pouvoir législatif. La décolonisation, qui divisait les Français, nous aliénait l’univers et agitait notre armée, mais elle est réalisée. La paix, que depuis au moins un demi-siècle nous n’avions, en somme, jamais connue, et que nous avons retrouvée. L’inflation, qui rongeait l’économie, les finances, la monnaie et entretenait, au point de vue social, une insécurité constante et de perpétuelles injustices ; elle est désormais jugulée. Enfin, l’indépendance, reprise alors qu’on l’étouffait sous un amas de mythes mensongers. C’est à partir de cette base nécessaire que nous sommes en train d’avancer dans beaucoup d’autres graves domaines : adaptation et expansion de l’industrie, de l’agriculture, des échanges, niveau de vie réel, équipement, recherche scientifique, enseignement, logement, retraite, hôpitaux, sports, etc. Quant à l’étape de demain, elle est déjà tracée. C’est la loi du Ve Plan… »

Mais ce discours d’homme d’État vient trop tard : le Général va bien être mis en ballottage…

C’est à l’honneur de Charles de Gaulle de refuser d’utiliser contre Mitterrand son passé vichyssois et son amitié pour René Bousquet. Il rejette cette tentation parce que, distinguant en son adversaire un possible futur président, il ne veut en aucun cas l’avoir abaissé auparavant, ni voir dévalorisée la fonction. Une prévenance qui doit surprendre Mitterrand, qui n’aurait peut-être pas agi de la même manière. Ce qui n’empêche pas le général de Gaulle de livrer à Alain Peyrefitte (C’était de Gaulle) le fond de sa pensée : « Vous ne m’apprenez rien. Mitterrand et Bousquet, ce sont les fantômes qui reviennent : le fantôme de l’antigaullisme issu du plus profond de la Collaboration. Que Mitterrand soit un arriviste et un impudent, je ne vous ai pas attendu pour le penser. Mitterrand est une arsouille… »

Le ballottage

Les Français de métropole votent en masse ce 5 décembre, avec un taux de participation de 85,1 %. En passionnant l’opinion, l’élection du président au suffrage universel a démontré sa légitimité. Mais c’est bien le seul facteur de satisfaction du Général. Dom-Tom inclus, de Gaulle obtient 44,65 % des suffrages, devançant François Mitterrand (31,72 %) et Jean Lecanuet (15,57 %). Les autres candidats recueillent, ensemble, 8 %, dont 5,2 % pour le seul Jean-Louis Tixier-Vignancour, favorisé par le vote pied-noir. C’est un de Gaulle abattu qu’appellent Louis Joxe, Georges Pompidou et Alain Peyrefitte à La Boisserie. Le chef de l’État songe à se retirer. Mais en rentrant à Paris, le mardi, il a retrouvé sa combativité. Selon Jacques Derogy et Jean-François Kahn, dans leur livre commun Les Secrets du ballottage, alors que de Gaulle prépare avec Pompidou le second tour, le Premier ministre voit son argumentation rejetée. Il propose la dénonciation de Jean Lecanuet et celle d’une gauche unie asservie au communisme, représentée par François Mitterrand. En grand politique, le Général refuse de prononcer ne serait-ce que le nom de Lecanuet, tout en rejetant une campagne gauche contre droite dont, selon lui, rêve son adversaire. De Gaulle n’entend pas perdre le vote ouvrier…

Il sait faire son examen de conscience et reconnaît avoir confondu référendum et élection présidentielle. Il fait tonner sa garde de fer, ses compagnons de la Résistance, André Malraux, Maurice Schumann et même André Mauriac. Ce sont eux qui animent le grand meeting du Palais des Sports, tenu le 14 décembre. Méprisant, de Gaulle refuse tout débat avec Mitterrand mais doit constater le ralliement de Jean-Louis Tixier-Vignancour (est-ce vraiment un bon soutien ?) à son adversaire, ainsi que la position plus qu’ambiguë de Jean Lecanuet qui appelle à voter pour le candidat européen et atlantiste – assurément pas de Gaulle, dans son esprit. D’une certaine façon, cette conjugaison des extrêmes – extrême droite et extrême gauche communiste – profite au président sortant.

Le 11 décembre, dans son allocution radiotélévisée, de Gaulle se montre beaucoup trop conceptuel, évoquant successivement le progrès, l’indépendance, la paix. Maurice Schumann et Alain Peyrefitte parviennent à le persuader d’apparaître plus humain, plus proche des Français et, donc, de se faire interviewer. Ils suggèrent le nom de Michel Droit, le directeur du Figaro littéraire. La chance est au rendez-vous : de Gaulle apprécie l’homme. Il accepte et va finalement se prendre au jeu. Il est si incisif et brillant qu’il va finalement falloir faire des coupures pour gommer, parfois, une pugnacité excessive retrouvée et un sens démesuré des formules. L’enregistrement se déroule le 13 décembre 1965. Il est diffusé en trois parties, la première le jour même, la seconde le lendemain et la troisième, le 15 décembre 1965.

L’entretien avec Michel Droit révèle un général de Gaulle très différent de son image d’homme assis au sommet de l’Olympe, indifférent aux soucis quotidiens des Français. Écoutons : « Je dirai même, puisque vous avez parlé d’intendance, que ça me fait un peu sourire car, si vous y faites attention, rien, rien, rien de ce qui a été fait d’important, au point de vue économique et social, depuis la Libération, n’a été fait, excepté par mon gouvernement. […] Mon gouvernement a fait la sécurité sociale, les allocations familiales, les nationalisations, les comités d’entreprise. Aujourd’hui, depuis sept ans, c’est l’économie qui me paraît l’emporter sur tout le reste parce qu’elle est la condition de tout, en particulier la condition du progrès social. […] Je le répète : depuis sept ans, le niveau de vie des Français a augmenté de 3,7 % par an. »

À une autre question sur l’agriculture française, de Gaulle, impassible, assène, avec émotion, les arguments et les démonstrations : « Problème énorme ! D’abord, problème national. Au début du siècle, les deux tiers des Français étaient des ruraux ; aujourd’hui, il y en a 20 % et, évidemment, il y en aura moins dans les années prochaines… L’industrialisation a créé le problème énorme du transfert colossal de population de notre agriculture à notre industrie. Elle [l’agriculture] est au milieu d’un monde économique qui, pour elle, est complètement nouveau. Elle est dans un monde de production, de productivité, d’outillage, de marchés qu’elle ne connaissait pas du tout autrefois… L’État a pris le problème corps à corps. Je vous dirai par exemple que, pour soutenir les prix à l’intérieur et pour aider à vendre à l’extérieur par des subventions, […] actuellement, on donne 2 milliards. Pour ce qui est du social, pour tout ce qui est social dans le domaine agricole, […] on donne aujourd’hui 7 milliards [par an]. »

Sur l’enseignement, de Gaulle exulte : « Savez-vous que, lorsque je suis arrivé, en 1958, le budget prévoyait, pour ce qui est des dépenses concernant l’enseignement tout entier, 9 % des dépenses totales. Eh bien, actuellement, cette part est de 17 %. On dit : “Mais pourquoi n’avez-vous pas fait assez d’écoles, mais pourquoi n’avez-vous pas assez recruté de maîtres ?” Les gens qui disent ça, ils se sont traînés dans ce qu’ils appelaient “le pouvoir” et qui n’en était pas un… Quelles écoles ont-ils fait ? Quels professeurs ont-ils recruté en masse ? »

Les Français s’estiment mal logés, avance Michel Droit. La réponse fuse : « Ils ont parfaitement raison. Ce n’est pas encore une question qui soit résolue. Néanmoins, elle a fait des progrès évidents et je vais vous donner des chiffres. Je vous dirai par exemple que, pendant les sept ans qui ont précédé mon retour, on a fait […] 1,37 million de logements. Depuis mon retour, on a fait [donc, sur sept ans également] 2,4 millions de logements. À l’heure qu’il est, on en est au rythme de 400 000 par an, et je suis convaincu que l’on va arriver, dans un, deux ou trois ans, à 500 000 logements par an. »

Sur la recherche scientifique, de Gaulle triomphe en annonçant qu’« en 1957, on donnait 2 % de notre budget à la recherche… Eh bien, on en a donné 6 % et on va l’augmenter encore dans les années qui viennent ».

Michel Droit l’interpellant de la façon la plus directe par un : « Mon Général, est-ce que vous êtes européen ou pas ? » De Gaulle réplique, avec humour : « Du moment que je suis Français, je suis européen… Il s’agit de savoir comment et sous quelle forme [cette solidarité s’organise]. Il faut prendre les choses comme elles sont, car on ne fait pas de politique autrement que sur les réalités. Bien entendu, on peut sauter sur sa chaise comme un cabri en disant “L’Europe ! L’Europe ! L’Europe !”, mais cela n’aboutit à rien et ne signifie rien… À cet égard, je suis le premier à reconnaître et à penser que le Marché commun est essentiel… Bien entendu, cette Europe-là ne sera pas, comme on dit, supranationale. Elle sera comme elle est ; elle commencera par être une coopération, peut-être qu’après, à force de vivre ensemble, elle deviendra une confédération ; eh bien ! Je l’envisage très volontiers, ce n’est pas du tout impossible. »

À la question sur les dépenses excessives en faveur de l’Afrique, de Gaulle, royal, assène : « La France donne, en effet, au total, quelque chose comme 2 milliards de nouveaux francs pour la coopération avec les pays sous-développés… Ces 2 milliards, ce n’est pas de l’argent perdu, à beaucoup près… Je considère même que c’est un très bon placement. »

Enfin, à l’interrogation de Michel Droit sur son adversaire et les notions de droite et de gauche, de Gaulle, impérial, répond : « Vous me dites : “Le personnage [Mitterrand] que vous citez est le candidat de la gauche.” Mais pas du tout ! Il est aussi le candidat de la droite. Je ne vous l’apprends pas, il est le candidat des partis. Voilà la vérité ! Car tous les partis sont d’accord pour que de Gaulle s’en aille. »

L’élection

Vedette télévisuelle durant trois soirées consécutives, de Gaulle s’est humanisé. La France a découvert un homme nouveau, beaucoup plus sympathique. François Mitterrand a beau faire l’inverse en se présidentialisant de plus en plus, dans une sorte de chassé-croisé plutôt inattendu, il a perdu la partie. Environ 60 % des voix de Jean Lecanuet se reportent sur le Général, assurant sa victoire par 55,2 % des suffrages. L’abstention s’est très légèrement accrue, de 15,25 à 15,68 %, de même que les bulletins blancs et nuls qui passent de 0,8 à 2,31 %.

L’élection présidentielle laisse le Général ébranlé. Contraint de revêtir l’habit de candidat, il en veut quelque peu à son Premier ministre de ne pas lui avoir épargné un second tour. Cette victoire différée possède un goût amer. Quant à Georges Pompidou, il est décidé à se séparer de son ministre des Finances, Valéry Giscard d’Estaing, qui ne le respecte pas suffisamment et a su créer un lien direct avec le Général, lequel apprécie ce jeune surdoué. Aussi est-ce aux forceps, après avoir obtenu sa tête du général de Gaulle (qui a suggéré de lui confier un vaste ministère de l’Équipement), que Georges Pompidou porte son troisième gouvernement sur les fonts baptismaux, début 1966.