Le général de Gaulle reproche à la IVe République d’avoir intégré la France dans le bloc atlantique et dans une Europe à tentation multinationale. Il rejette ces deux orientations. Il conteste tout autant la tentative hégémonique russe que la domination américaine et défie le duumvirat mondial exercé par ces deux puissances qui possèdent, seules, le feu nucléaire. Ce monde bipolaire, qui cherche à s’institutionnaliser par le traité de non-prolifération nucléaire ou encore par la résolution à deux de la crise de Cuba, il le rejette. Cependant, le Général ne conteste nullement son appartenance au monde libre. Il ne remet en cause que son intégration à l’organisation militaire de l’Alliance atlantique.
Pense-t-il vraiment qu’entre les deux Grands de l’époque, la France peut devenir la première des puissances moyennes et jouer un rôle stabilisateur et pacifiste sur le plan mondial, en dénonçant les abus des deux Géants dominateurs ? Cette vision a été développée par Charles Maurras, que de Gaulle a lu attentivement, dans Kiel et Tanger. La France a, en effet, estime Charles Maurras, manœuvré sans cesse, avant la Grande Guerre, entre les trois grandes puissances de l’époque, la Russie, la Grande-Bretagne et l’Allemagne. La fidélité n’est donc pas le summum de l’art diplomatique. Une leçon que de Gaulle se garde d’oublier.
Dans le domaine européen, sa priorité va à un rapprochement franco-allemand, la division de l’Allemagne assurant de ne jamais voir se reconstituer un grand Reich. L’occupation de la RDA par les Soviétiques et l’interdiction de l’accès à la bombe nucléaire de la RFA garantissent à la France une certaine prééminence politique. Mais c’est la perspective d’une union d’États que de Gaulle, dans le déroulement impavide du temps, doit d’abord traiter, au travers de l’initiative du plan Fouchet.
Échec du plan Fouchet
De Gaulle tente de faire adopter par ses cinq partenaires un plan établissant une union des patries, ayant Paris pour capitale. Une commission d’études, instituée en février 1961, se voit finalement confier la rédaction du projet sous la responsabilité de Christian Fouchet, le chef de la délégation française. En novembre, un traité est prêt, prévoyant bien une Union d’États et préservant les structures préexistantes (Ceca, CEE, CEA). Trois organismes, le Conseil, l’Assemblée et la Commission politique en assument la gestion. Le Conseil des chefs d’État ou de gouvernement, voire des ministres des Affaires étrangères, prend ses décisions de façon unanime, se réunissant trois fois l’an. L’Assemblée, constituée de délégations issues des parlements nationaux, demeure consultative. La Commission politique, formée des hauts fonctionnaires de chaque État membre, possède une mission incitatrice, visant à remplacer la fameuse Commission Hallstein, à propos de laquelle de Gaulle est plus que réticent.
Si le projet est combattu par Joseph Luns, le ministre des Affaires étrangères des Pays-Bas, Jean Monnet et son Comité d’action pour les États-Unis n’y sont point hostiles, considérant qu’il s’agit d’un premier pas renforçant l’Union. Quant aux Belges emmenés par P. H. Spaak, ils passent d’un avis à un autre, jugeant, in fine, trop étriqué et pas assez multinational le projet français. Les discussions sont âpres et l’année 1962 débute sous des auspices difficiles. Des modifications apportées au projet d’origine par la France agacent ses partenaires, en particulier la suppression d’un court passage consacré au renforcement de l’Alliance atlantique. D’autant que Belges et Hollandais insistent sur la nécessité d’intégrer au plus vite la Grande-Bretagne, État que de Gaulle considère comme inféodé aux Américains. Le remplacement de Christian Fouchet, jugé parfois trop cassant, par l’Italien Cattani, les trois ultimes démarches de De Gaulle auprès de Konrad Adenauer (par deux fois rencontré, en février à Baden-Baden et en avril à Cadenabbia) et du président du conseil Fanfani à Turin, n’empêchent pas l’échec final. En raison de l’opposition conjointe de la Belgique et des Pays-Bas, la réunion des ministres des Affaires étrangères du 17 avril 1962 s’achève dans une impasse. Le pas supplémentaire vers l’Union n’est pas accompli. De Gaulle n’en porte pas longtemps le deuil.
Étroit rapprochement franco-allemand
C’est en familier de l’histoire franco-allemande que de Gaulle aborde la question germanique. Il cherche une réconciliation définitive après trois guerres concentrées sur seulement soixante-dix ans, estimant légitime que France et Allemagne exercent, de concert, une responsabilité particulière dans la construction de l’Europe des Six. Ayant reçu le chancelier Adenauer à La Boisserie (une première), les 14 et 15 septembre 1958 (Charles et Yvonne s’expriment tous deux dans un excellent allemand et Adenauer connaît assez bien le français), dans un cadre familial, de Gaulle sait créer une relation personnelle après de longs entretiens en tête à tête. Le Général s’efforce ainsi de développer une relation spéciale entre les deux nations. L’Allemagne fédérale et démocratique, en pleine croissance économique, doit constituer avec la France le fondement et le moteur d’une Europe renforcée, appelée à jouer un rôle entre les deux blocs. De Gaulle entend fortifier la petite équipe de ses proches conseillers sur ce sujet prioritaire. À Maurice Couve de Murville, l’ancien ambassadeur à Bonn nommé aux Affaires étrangères, il adjoint un conseiller diplomatique personnel, Pierre Maillard, un agrégé d’allemand rompu aux affaires germaniques, ainsi que l’ambassadeur à Bonn François Seydoux (remplacé plus tard par Roland de Margerie). Le voici mieux armé pour mener une grande politique de rapprochement franco-allemand. Ainsi, un septuagénaire français et un octogénaire allemand vont-ils tenter de construire le monde du futur – de Gaulle ne cédant rien, à l’évidence, ni sur la frontière Oder-Neisse, ni sur le renoncement allemand à toute réunification, ni, enfin, sur la non-possession par Bonn de l’arme atomique.
Le grand dialogue franco-allemand se développe en 1960. C’est une Europe carolingienne qui renaît, celle dont la capitale se situait à Aix-la-Chapelle. De Gaulle reçoit Adenauer le 14 mai 1960 à Paris, juste avant le sommet programmé entre les Grands (États-Unis, Grande-Bretagne, URSS et France) et il s’engage à défendre les intérêts allemands. L’échec de la conférence internationale, en raison de l’affaire de l’U2 américain de Gary Powers, doit tout autant à l’attitude de Khrouchtchev qu’à celle du Général. En incitant Eisenhower à la plus grande fermeté, il est lui-même l’artisan de l’impasse des discussions, alors qu’il souhaitait tant engranger un succès. Il n’est pas question pour lui de reculer face aux Soviétiques et cela prime le reste.
Le 28 juillet suivant, Adenauer est accueilli à Rambouillet pour des entretiens décisifs. De Gaulle ne cache nullement sa volonté de promouvoir une Europe des patries, une Europe des États, une Europe confédérale. Il a d’ailleurs réaffirmé, dans une allocution à la télévision, le 31 mai 1960, sa volonté de réconcilier les deux ennemis héréditaires d’Europe occidentale, Allemagne et France. Il ne cache pas sa volonté de réformer l’Otan, changement déjà amorcé avec le retrait de la flotte française de Méditerranée. Si le chancelier allemand s’inquiète de cette dernière volonté, en raison de la situation internationale très tendue, de Gaulle ne défend guère l’Europe supranationale, estimant indispensable que des gouvernements politiquement responsables assument le rôle primordial dans la construction européenne. Mais il ne veut pas, non plus, qu’un ensemble franco-allemand s’oppose aux deux blocs qui dominent le monde. L’alliance militaire américaine demeure essentielle à la survie de l’Allemagne. On voit combien le chemin est étroit…
Malgré la signature d’un accord limité à des manœuvres militaires communes, au mois d’octobre 1960, le chancelier Adenauer laisse percer une certaine irritation concernant le rôle minoré de l’Otan, qui interdit tout espoir allemand d’accès à l’arme nucléaire. Si la France refuse la couverture militaire nucléaire des États-Unis, jamais l’Allemagne ne pourra en bénéficier dans le cadre d’une armée européenne.
Cependant, en Allemagne même, le chancelier se trouve en proie à de rudes épreuves : l’érection d’un mur à Berlin en août 1961 et la perte, le mois suivant, de sa majorité parlementaire, avec l’obligation de nommer le libéral Gerhard Schroeder aux Affaires étrangères, un partisan immodéré de l’alliance américaine et, donc, un antigaulliste primaire. Il lui faut tenter de rebondir ; d’une part, en relançant la négociation du plan Fouchet pour l’Europe, d’autre part, en négociant avec de Gaulle en vue de signer un traité franco-allemand.
À Paris, le 9 décembre 1961, Adenauer et de Gaulle rétablissent leur unité. L’échec du plan Fouchet en avril 1962, largement dû à l’intransigeance belgo-néerlandaise, permet au Général d’opérer un splendide rétablissement. Il entend relancer la construction européenne par l’approfondissement des relations franco-allemandes. Il le déclare dans une conférence de presse du 15 avril 1962 : « De cette solidarité [entre l’Allemagne et la France] dépend tout espoir d’unir l’Europe dans le domaine politique et dans le domaine de la défense, comme dans le domaine économique. » Aussi la visite du chancelier allemand, du 2 au 9 juillet 1962, revêt-elle un éclat particulier. Un accord est dégagé en vue de donner un cadre structurel aux consultations, désormais régulières, entre les deux pays. Pour sa part, Adenauer espère pouvoir rapprocher la France et les États-Unis, seul pays à véritablement assurer la sécurité allemande. De Gaulle sait organiser deux scènes au symbolisme puissant : le défilé commun de six cents chars allemands et français à Mourmelon et la messe entendue côte à côte, célébrée pour la paix, en la cathédrale royale de Reims.
Adenauer n’entend pas être en reste : il convie de Gaulle en Allemagne du 4 au 9 septembre 1962. Le général, haranguant la foule en allemand (il a appris par cœur tous ses discours), accomplit un périple triomphal qui le conduit de Cologne à Düsseldorf, puis de Duisbourg à Hambourg.
Cette fois, le traité franco-allemand est signé, le 22 janvier 1963, malgré le refus exprimé par le Général à l’entrée de la Grande-Bretagne dans l’Europe, le 14 janvier précédent. Il prévoit des rencontres régulières entre les deux chefs d’État et les deux ministres des Affaires étrangères. Pourtant, Schroeder parvient, lors de la ratification du traité par le Parlement allemand, à ajouter un préambule atlantiste et pro-britannique, certes sans valeur juridique puisque unilatéral, mais qui vide totalement l’accord de son sens. Ainsi, l’aboutissement de cinquante-deux mois de négociations (septembre 1958 à janvier 1963) et d’une quinzaine de rencontres personnelles entre les deux chefs d’État apparaît-il bien ténu, même si l’acquit décisif de la réconciliation franco-allemande n’est remis en cause par aucun des deux partenaires.
Lorsque Ludwig Erhard devient chancelier, au mois d’octobre 1963, il n’est guère tenté d’approfondir le traité qui demeure un symbole de réconciliation mais, en aucun cas, un instrument diplomatique efficace.
À partir de 1966, la mise en place, à Bonn, d’un gouvernement de coalition autour du chancelier Kurt Georg Kiesinger voit Willy Brandt hériter du ministère des Affaires étrangères. Son entente avec de Gaulle, qui ne rejette pas les premiers frémissements de sa future Ostpolitik, est bonne. En janvier 1967, en visite à Paris, le chancelier Kiesinger n’est pas loin de se rallier à l’idée gaullienne de construction d’une Europe des États.
La Grande-Bretagne suspectée d’atlantisme
Par deux fois, de Gaulle va s’opposer à l’entrée de la Grande-Bretagne dans le Marché commun. Ce grand connaisseur de l’histoire internationale sait bien que les États-Unis ne sont que la transposition, outre-Atlantique, de la Grande-Bretagne. Que les rois hanovriens aient géré de la façon la plus incohérente leur relation avec les colons américains n’enlève rien à la relation privilégiée qui demeure entre les deux États anglo-saxons. D’ailleurs, durant la Seconde Guerre mondiale, l’Angleterre a servi de base avancée à l’empire américain.
De Gaulle est bien placé pour avoir toujours entendu Churchill défendre une position atlantiste. Les Anglais préfèrent le Grand Large au continent. Distingué géopolitologue, le Général concentre sa pensée autour de quelques certitudes, dont celle-ci : l’Europe continentale repose sur la solidarité de structures étatiques ancestrales où l’égoïsme des îliens, leur « splendide isolement », n’a pas sa place. Certes, la Grande-Bretagne pourrait, un jour, se transformer. Certes, les deux pays se sont montrés solidaires lors de l’expédition de Suez, mais pour aboutir à un fiasco qui a laissé des traces. Cependant, Londres n’y est pas prêt en 1961 lorsque, le 4 août, il dépose officiellement sa demande d’admission au sein du Marché commun. Deux obstacles majeurs n’ont pas reçu de début de réponse pour le Français : la préférence accordée au Commonwealth et l’extrême proximité avec les États-Unis. Et la déclaration d’Harold Macmillan de juillet 1958, à Matignon, pointant du doigt le rapprochement franco-allemand comme « un nouveau Blocus continental », demeure bien présente à l’esprit du Général.
C’est pourtant Londres que le général de Gaulle choisit, le 5 avril 1960, pour effectuer un premier déplacement à l’étranger en tant que président de la Ve République. L’accueil royal qui lui est réservé enchante le Général, flatté de traverser la capitale dans le carrosse monarchique au côté de la reine Elizabeth II dont la beauté éclatante (elle est alors âgée de trente-cinq ans) ne peut que le séduire. Quelle destinée que la sienne, songe-t-il : le voilà accueilli comme le premier des chefs d’État en ce Londres où il n’était qu’un paria, au soir du 18 juin 1940 ! Dans ses Mémoires d’espoir (Le Monde), le ton du récit est empreint d’une certaine naïveté inhabituelle. Le charme royal et l’admiration de cette impérissable monarchie britannique ont manifestement provoqué une émotion. Qu’on en juge :
« La reine Elizabeth donne le ton. C’est ainsi qu’à notre arrivée, où elle est venue avec le prince Philip à la gare Victoria me recevoir, ainsi que ma femme et ceux qui nous accompagnent, et où nous traversons Londres, elle et moi, dans son carrosse découvert, la souveraine ne cesse d’encourager de la manière la plus ostensible, par des signes et des sourires, l’enthousiasme de la foule massée le long du parcours. C’est ainsi que, pour donner un cachet exceptionnel à la solennité du dîner et de la réception de Buckingham, elle fait, pour la première fois, tirer autour du palais un brillant feu d’artifice et, au milieu des illuminations, se tient longuement au balcon à mes côtés, devant l’énorme foule qui nous acclame sur la place. »
C’est dans ses Discours et Messages que l’on trouve le texte intégral de son intervention du 7 avril 1960, prononcée devant les deux chambres, le gouvernement et les dirigeants syndicaux, à Westminster. Il permet de prendre conscience de l’immense admiration que le Général entretient à l’endroit de la Grande-Bretagne. Citons un court extrait :
« Sûrs de vous-mêmes, sans presque en avoir l’air, vous pratiquez dans la liberté un régime solide et stable. Si fortes sont chez vous, dans le domaine politique, la tradition, la loyauté, la règle du jeu, que votre gouvernement est tout naturellement doté de cohésion et de durée, que votre Parlement a, au long de chaque législature une majorité assurée ; que ce gouvernement et cette majorité sont accordés en permanence ; bref, que vos pouvoirs exécutif et législatif s’équilibrent et collaborent, en quelque sorte, par définition. »
Ces considérations n’effacent nullement les plaies laissées par les initiatives anglaises en Syrie et au Liban, ni les vexations sans cesse infligées (François Darlan et Henri Giraud préférés, la date du débarquement en Normandie, terre française, dissimulée jusqu’au dernier jour…) durant la guerre.
Cependant, le pragmatisme de Macmillan le conduit à réviser sa politique. Le Marché commun existe, de même que la politique agricole commune, et ils soutiennent une vive croissance économique sur le continent, alors que la Grande-Bretagne stagne. La nouvelle vision américaine, développée par le président Kennedy, d’un grand projet euro-américain, interdit de se tenir éloigné de l’Europe. Il convient donc d’entrer dans la construction européenne.
De Gaulle est méfiant : l’Angleterre ne s’apprête-t-elle pas à devenir le nouveau cheval de Troie de l’Amérique ?
Accueilli par Macmillan, pour un entretien privé exploratoire, en sa maison de campagne de Birch Grove dans le Sussex, le 25 novembre 1961, de Gaulle demeure peu convaincu d’une réelle conversion anglaise. Pourtant, le 2 juin 1962, à Champs, l’ancien château de la Pompadour, Macmillan n’est pas vraiment loin de convaincre de Gaulle de sa bonne foi. Le Premier ministre anglais semble prêt à rechercher un agreement sur l’agriculture, à renoncer aux droits préférentiels en faveur du Commonwealth, à coopérer dans le domaine de l’arme nucléaire…
Mais à Rambouillet, six mois plus tard, les 15 et 16 décembre 1962, alors que l’encre de l’accord sur le Concorde n’est pas encore sèche, Macmillan et de Gaulle ne parviennent pas à trouver un terrain d’entente suffisant sur l’Europe. Le Premier ministre anglais n’est pas parvenu à convaincre les grandes nations du Commonwealth d’abandonner leurs avantages préférentiels alors que les négociations en matière agricole avec les Six sont dans l’impasse, le Royaume-Uni exigeant une période d’adaptation, véritablement excessive, de douze à quinze ans. En matière nucléaire, les choses ne sont pas claires : peut-être Macmillan est-il en partie informé des propositions alléchantes que Kennedy s’apprête à formuler en sa faveur, s’agissant d’armement. Sans doute sait-il que les États-Unis sont prêts à remplacer les vieux Skybolt par des Polaris, et qu’il pourra les utiliser sur ses sous-marins. Mais les accords de Nassau du 21 décembre 1962 ne sont pas encore signés, et il n’a pas encore emporté cet avantage essentiel qui permet à la Grande-Bretagne d’utiliser, théoriquement, ses bombes nucléaires de façon autonome si les intérêts fondamentaux du Royaume sont en jeu. Dans tous les autres cas, la force atomique anglaise ne peut être actionnée de façon indépendante. Encore les choses demeurent-elles ambiguës en matière d’interprétation des « intérêts fondamentaux » anglais et de la véritable détention des codes de tir…
Très curieusement, à Rambouillet, aucune négociation concrète n’a vraiment lieu. C’est de nouveau l’ère du soupçon qui l’emporte. Les accords de Nassau de la semaine suivante renforcent au plus haut point la méfiance, déjà considérable, du général de Gaulle. D’autant que Macmillan a obtenu leur extension à la France, naturellement sous commandement américain, et les lui propose. La France ne saurait supporter une telle tutelle, d’autant qu’elle ne dispose pas encore de sous-marins lanceurs d’engins. Elle aspire à se doter, en toute indépendance, d’un arsenal complet.
C’est un de Gaulle convaincu du double jeu britannique qui s’exprime le 14 janvier 1963, lors d’une conférence de presse à l’Élysée. La réponse à une question sur l’entrée des Anglais dans l’Europe des Six arrive, négative : « Il faut convenir que l’entrée de la Grande-Bretagne, d’abord, et puis celle de ces États-là, changera complètement l’ensemble des ajustements, des ententes, des compensations, des règles qui ont été établies déjà entre les Six, parce que tous ces États, comme l’Angleterre, ont de très importantes particularités. Alors c’est un autre Marché commun dont on devrait envisager la construction… Il est à prévoir que la cohésion de tous ses membres qui seraient très nombreux, très divers, n’y résisterait pas longtemps, et qu’en définitive, il apparaîtrait une communauté atlantique colossale, sous dépendance et direction américaine et qui aurait tôt fait d’absorber la Communauté européenne. »
Quant à la proposition d’adhésion aux accords de Nassau, c’est avec dédain que de Gaulle la rejette : « Verser nos moyens dans une force multilatérale, sous commandement étranger, ce serait contrevenir à ce principe de notre défense et de notre politique. » Tout en reconnaissant, contrairement à ce qui est souvent écrit, que le même avantage est accordé à Paris et à Londres : « Il est vrai que nous pourrons garder, nous aussi, théoriquement, la faculté de reprendre entre nos mains, dans une hypothèse suprême, nos éléments incorporés à la force multilatérale. » Avant d’affirmer le choix de la France : « Au total, nous nous en tenons à la décision que nous avons arrêtée : construire, et, le cas échéant, employer nous-mêmes notre force atomique. Cela sans refuser, bien sûr, la coopération, qu’elle soit technique ou qu’elle soit stratégique, si celle-ci est d’autre part souhaitée par nos alliés. »
Attribuer à la seule volonté du général de Gaulle l’échec de la candidature anglaise dans le Marché commun serait, chacun peut le constater, un déni de justice. L’Angleterre n’a absolument pas accompli les efforts nécessaires ni les préalables indispensables pour rendre possible une adhésion. Bien pire, l’opinion britannique demeure très majoritairement opposée à une entrée dans la Communauté.
L’échec officiel est entériné le 28 janvier 1963.
Élu en 1964, le Premier ministre travailliste Harold Wilson s’efforce non pas de faire entrer son pays dans le Marché commun mais d’améliorer la relation franco-britannique, notamment avec la conception en commun de l’avion de combat Jaguar. En 1966, sous l’influence du patron du Foreign Office, George Brown, Wilson présente à nouveau la candidature anglaise. Le 16 mai 1967, dans une conférence de presse, le général de Gaulle, sans poser expressément de veto, évoque l’incongruité d’une telle démarche : « Par comparaison avec les mobiles qui ont amené les Six à organiser leur ensemble, on comprend pour quelles raisons l’Angleterre, qui n’est pas continentale, qui reste par le Commonwealth et par sa propre insularité engagée aux lointains des mers, qui est liée aux États-Unis par toutes sortes d’accords spéciaux, ne se soit pas confondue avec une communauté aux dimensions déterminées et aux règles rigoureuses… » Et il propose un triple choix aux Anglais : renoncer, instaurer un régime d’association, ou bien encore attendre le temps nécessaire à une « profonde transformation économique et politique voulue pour que puisse être réalisée sa jonction aux six continentaux ».
Ce deuxième veto de fait secoue infiniment moins les Cinq que celui de 1963.
Le retrait de l’Otan
La dégradation de la relation franco-américaine est progressive et non recherchée. L’expression « antiaméricanisme français » paraît parfaitement inadaptée, réduisant grandement la sophistication de la pensée gaullienne. Dans sa politique militaire, avec son objectif de force atomique autonome, comme dans son action diplomatique, de Gaulle cherche à démontrer la force d’une attitude française ayant retrouvé le goût de l’indépendance et, sans doute également, la capacité à croire en sa destinée de grande nation. On aurait tort de sous-estimer le poids de la guerre d’Algérie dans la relation franco-américaine. Car, non seulement, son achèvement permet à de Gaulle de retrouver une influence prépondérante en Afrique et un prestige mérité en Indochine et au Proche-Orient, mais il autorise aussi le chef de l’État français à blâmer Washington – spectaculaire retournement de situation qu’il ne saurait laisser passer – pour sa politique guerrière au Vietnam à partir de 1962-1963. Sans compter que le non-soutien américain en Algérie a durablement ébranlé le Général quant à sa confiance en l’Alliance atlantique.
De Gaulle prend soin de nommer à Washington un ambassadeur plutôt atlantiste, Hervé Alphand, qui occupe le poste de 1958 à 1969. Son successeur, Charles Luce, est dans des dispositions similaires. L’alliance franco-américaine doit se fonder sur une relation égalitaire, et nul ne peut douter de la solidarité absolue du Général en cas de difficulté majeure avec les Soviétiques. Les deux pays feront front ensemble. Quant à l’attitude de De Gaulle envers l’Otan, le chef de l’État français l’exprime clairement dans ses Mémoires d’espoir :
« Mon dessein consiste donc à dégager la France, non pas de l’Alliance atlantique que j’entends maintenir à titre d’ultime précaution [non sans une certaine hypocrisie], mais de l’intégration réalisée par l’Otan sous commandement américain. »
Pour montrer sa détermination, de Gaulle retire la flotte française de Méditerranée de l’Otan au premier trimestre 1959 puis interdit, en juin suivant, aux forces de l’Otan stationnées en France, de détenir des engins atomiques. Une assurance sur la vie pour les Français, pour éviter une réplique nucléaire soviétique en cas de conflit mondial.
Les relations personnelles entre Eisenhower et de Gaulle s’avèrent excellentes. Leurs deux déplacements respectifs, celui de l’Américain à Paris début septembre 1959 (qui suscite un très grand engouement populaire) et celui du Français à Washington l’année suivante, au mois d’avril, se déroulent dans la meilleure ambiance. Les deux hommes sont de vieux complices.
À Paris, de Gaulle annonce même à son vieil ami Dwight que la première bombe A française explosera en février 1960, reconnaissant bien volontiers qu’avec Eisenhower, la France sait pouvoir bénéficier du parapluie américain de façon certaine, mais qu’il doute de l’attitude de ses successeurs. L’idée la plus remarquable qu’émet de Gaulle au cours de leurs entretiens bilatéraux dans la capitale française, rarement reprise, figure dans l’ouvrage Services discrets de l’Américain Vernon Walters, un homme qui servira notamment comme attaché militaire à Paris, avant de connaître une carrière beaucoup plus brillante. Elle est la suivante : « Un programme d’armement nucléaire donne des connaissances techniques qui rendent compétitif de mille façons sur les marchés mondiaux… » Cette brillante compréhension, par le Général, de l’origine et de la force du complexe militaro-industriel américain (et russe, d’ailleurs) explique clairement une politique française qui vise à constituer un tel lobbying. Ce sont l’aéronautique militaire, la bombe atomique, les SLNE, les missiles qui permettent le développement de la technologie française dans le domaine civil : programme spatial, énergie électrique nucléaire, avions de ligne, informatique… De Gaulle maîtrise tous ces concepts avec un temps d’avance sur tous les autres Européens.
À Washington, le Général est donc accueilli de façon solennelle en avril 1960. Il voyage jusqu’à San Francisco et même La Nouvelle-Orléans, vieille terre française. Mais la séquence phare se déroule au Capitole, devant tout le Congrès réuni pour l’occasion. De Gaulle y rappelle son choix fondamental pour les peuples libres, au premier chef le peuple américain. L’affaire de l’U2 entraîne, on le sait, l’échec de la conférence des quatre Grands à Paris à la mi-mai 1960. Eisenhower, poussé à un arrangement par Macmillan, se voit chapitré par de Gaulle : il ne faut rien céder aux Soviétiques. Le président américain finit par convenir qu’on ne commence pas une conférence internationale par une capitulation…
Quant à la relation avec John Kennedy, jusqu’à son assassinat à Dallas, en novembre 1963, elle demeure opposée sur bien des points mais cordiale à titre personnel. Kennedy ne peut, en effet, se défaire d’une certaine admiration à l’endroit du Général ! Non sans que les énergies respectives des deux présidents n’en viennent parfois à se heurter. Jackie (née Bouvier) et John sont reçus avec toute l’amitié nécessaire à Paris, le 31 mai 1961. Au moins un million de Français viennent les acclamer sur le trajet d’Orly à l’Élysée. De Gaulle met en garde le jeune (quarante-six ans) trente-quatrième président américain contre toute concession à Berlin, mais également contre tout engagement au Vietnam (premiers envois de conseillers militaires alors en cours). Quant à la volonté persistante de De Gaulle de se doter d’une force nucléaire militaire autonome, Kennedy la perçoit bien. Il ne convainc nullement le Général que la présence des troupes américaines en Europe constitue une garantie suffisante en cas d’attaque soviétique. Mais il lui assène, sans palinodie, que la modestie de la future force nucléaire française ne devrait guère rassurer une Allemagne qui ne s’estime protégée que par l’arsenal américain.
De Gaulle ne se laisse nullement impressionner et annonce son intention de sortir de l’Organisation militaire de l’Otan, mais non de l’Alliance atlantique. Comme on le constate, les deux hommes ne sont pas d’accord sur grand-chose. Mais Kennedy, comme de Gaulle, affirme Theodore Sorensen dans son ouvrage consacré au président américain, « gardèrent l’un pour l’autre une admiration durable ». Sans doute le Français se réjouit-il qu’après Roosevelt (qui le détestait, nous l’avons à maintes reprises souligné), Truman (pour lequel il avait une considération des plus minces) et son cher ami Eisenhower (qu’il n’aurait jamais voulu blesser par des mesures trop rudes), enfin, il possède un interlocuteur à qui parler nettement. Tant l’érection du mur de Berlin en août 1961 que la crise des fusées à Cuba, en octobre 1962, trouvent de Gaulle inflexible au côté de l’Amérique, et même parfois plus sévère que Washington à l’endroit des Soviétiques. Le 22 octobre 1962, recevant le secrétaire d’État Dean Acheson qui lui montre les photos des fusées soviétiques SS-4 de grande puissance à Cuba, il les repousse en déclarant : « Laissez vos documents, je n’en ai que faire. La parole du président des États-Unis me suffit ! » Le blocus de l’île fait reculer les Soviétiques qui démontent leurs fusées.
Les relations se tendent lorsque Kennedy propose l’extension des accords des Bahamas (Nassau), conclus avec la Grande-Bretagne, à la France, par l’intermédiaire de Macmillan. Le président américain n’est pas favorable aux forces nucléaires européennes indépendantes. Le double refus de De Gaulle, qui ne veut ni d’une Europe atlantique, ni d’une entrée de la Grande-Bretagne dans le Marché commun, est mal reçu côté américain. Ce malaise est encore amplifié par la signature, en janvier 1963, d’un traité d’amitié franco-allemand. Kennedy y répond par un voyage en Europe culminant à Berlin en juin 1963 (« Ich bin ein Berliner »), qui démontre la volonté américaine de demeurer le protecteur et, donc, le partenaire dominant de l’Allemagne. L’année 1963 se révèle donc une année de crise dans la relation franco-américaine. D’autant que de Gaulle a été plutôt mal impressionné par la réaction très modérée du jeune président durant la crise cubaine. Lui aurait menacé les Russes, avec une force extrême, de détruire leurs fusées cubaines par le feu nucléaire. À quoi sert donc la bombe, si on ne l’utilise pas pour défendre son propre territoire ?
Cette attitude le renforce dans la conviction que les Américains n’accepteront jamais de s’engager dans un conflit nucléaire pour défendre l’Europe. Qui pourrait contrer une telle logique ? Cette conviction est encore renforcée, deux à trois ans plus tard, lorsque les États-Unis adoptent, avec une nouvelle prudence, la doctrine de la « riposte flexible ». Aussi retire-t-il, sans hésiter, les flottes de la Manche et de l’Atlantique de l’Otan, tout en refusant de signer le traité de non-prolifération des expériences nucléaires. Il fait même preuve d’une certaine mauvaise foi en prétendant que la fin de la Guerre froide (dont le dernier acte se jouera beaucoup plus tard, sous Reagan, avec la crise des SS 20) enlève à l’Alliance atlantique une part de sa justification. Sans doute considère-t-il que l’équilibre de la terreur garantit la paix mondiale, à tout le moins les affrontements directs. Mais il n’est pas question que Soviétiques et Américains décident de l’avenir du continent européen sans la présence de la France. Le général de Gaulle est le premier chef d’État à annoncer sa venue aux obsèques du président assassiné. Jackie, pour démontrer l’amitié qui liait les deux hommes, offre symboliquement une marguerite blanche au Général devant les télévisions du monde entier. Quant à Yvonne de Gaulle, elle invite personnellement en France la jeune veuve, avec laquelle elle entretient des relations de réelle sympathie.
L’arrivée au pouvoir de Lyndon Johnson entraîne une dégradation des relations bilatérales. Il n’y a pas grand-chose de commun entre un sénateur sudiste américain, diplômé de l’université de Droit de Georgetown, et un personnage historique issu de cette vieille France qui prétend toujours influencer l’histoire mondiale. Malgré les efforts méritoires de l’ambassadeur américain, Charles Bohlen, les deux présidents ne se comprendront jamais. Il est vrai que Johnson est obnubilé par l’affaire vietnamienne et absolument pas par la relation entre l’Amérique et l’Europe. La reconnaissance par la France de la Chine populaire, le 27 janvier 1964, indispose tout particulièrement le Texan qui considère, avec justesse, que l’avenir de la planète se joue en Asie. De même d’ailleurs que le déplacement triomphal du Français au Mexique, en mars 1964. Johnson est un partisan de la doctrine de Monroe. En 1965, le président américain se résout à abandonner le projet de force multilatérale américano-européenne.
Après avoir rappelé la fidélité de la France à l’alliance américaine lors d’une intervention télévisée, le 14 décembre 1965, de Gaulle insiste à nouveau sur ce sujet lors de sa conférence de presse du 21 février 1966. Il rappelle ses évidences : la situation internationale s’est modifiée, la France et l’Europe ne veulent pas être entraînées dans une guerre qui ne les concernerait pas, le retrait de la seule Otan va se poursuivre. Le propos est limpide : « Il est bien clair, en effet, qu’en raison de l’évolution intérieure et extérieure des pays de l’Est, le monde occidental n’est plus aujourd’hui menacé comme il l’était à l’époque où le protectorat américain fut organisé en Europe sous le couvert de l’Otan… D’autre part, tandis que se dissipent les perspectives d’une guerre mondiale éclatant à cause de l’Europe, voici que des conflits où l’Amérique s’engage dans d’autres parties du monde, comme avant-hier en Corée, hier à Cuba, aujourd’hui au Vietnam, risquent de prendre, en vertu de la fameuse escalade, une extension telle qu’il pourrait en sortir une conflagration générale. Dans ce cas, l’Europe dont la stratégie est, dans l’Otan, celle de l’Amérique, serait automatiquement impliquée dans la lutte lors même qu’elle ne l’aurait pas voulu… Par conséquent, sans revenir sur son adhésion à l’Alliance atlantique, la France va, d’ici au terme ultime prévu pour ses obligations et qui est le 4 avril 1969, continuer à modifier successivement les dispositions actuellement pratiquées, pour autant qu’elles la concernent… Au total, il s’agit de rétablir une situation normale de souveraineté, dans laquelle ce qui est français, en fait de sol, de ciel, de mer et de forces, et tout élément étranger qui se trouverait en France, ne relèveront plus que des seules autorités françaises. »
Le 7 mars 1966, la France achève son retrait de l’organisation militaire de l’Otan, en dégageant toutes ses forces armées et en exigeant le démantèlement des bases installées sur son territoire. Le 1er avril 1967, Américains et Canadiens achèvent l’évacuation de toutes leurs installations en France. Le 1er juillet suivant, les représentants français quittent les organismes militaires de l’Otan. Au sommet de l’État français, il existe une certaine divergence sur ce sujet, Georges Pompidou ne soutenant guère cet éloignement, même s’il n’en dit mot. Le cas français fait l’unanimité contre lui aux États-Unis. Autour du président Johnson, tout ce que l’Amérique compte de diplomates de haut vol condamne l’attitude française. Robert McNamara, Cyrus Vance, Dean Rusk, George Ball n’ont pas de mots trop rudes.
Progrès en vue
Le discours du 1er septembre 1966, prononcé par de Gaulle à Phnom Penh, condamne l’intervention américaine au Vietnam et demande que l’on laisse les Asiatiques régler eux-mêmes leurs problèmes. Le Général croit possible, avec un certain manque de réalisme, une neutralisation globale de la péninsule indochinoise. Déjà, en 1945, il avait mal évalué les rapports de force entre Vietnamiens, malgré les avertissements de Leclerc. Son discours est perçu, partout dans le monde, comme tout à fait hostile aux Américains. Ces derniers ne peuvent être surpris, de Gaulle ayant, en décembre 1964, conseillé au secrétaire d’État Dean Rusk d’organiser une conférence internationale et rejeté l’intervention armée. Manifestement, les États-Unis supportent avec une nervosité croissante le positionnement polycentrique de la France, qui vise à briser le condominium américano-soviétique sur le monde. Remplacer un monde bipolaire par un monde multipolaire, telle est, sans doute aucun, l’ambition ultime du Général. Sans rejeter l’alliance américaine, de Gaulle entend promouvoir une association renouvelée entre États indépendants et majeurs. Le chef de l’État sait saluer la décision du président Johnson d’arrêter partiellement les bombardements sur le Vietnam du Nord et de ne pas se présenter à l’élection présidentielle de novembre 1968. Aussi la présidence Johnson s’achève-t-elle dans un certain dégel des relations franco-américaines.
L’élection de Richard Nixon, ancien vice-président d’Eisenhower, entraîne un véritable réchauffement. Les républicains se révèlent beaucoup moins interventionnistes que les démocrates dans le débat européen. Ils cherchent d’abord une solution à leur engagement dans le Sud-Est asiatique, tout en poussant la négociation sur la limitation des armements nucléaires avec les Soviétiques. Avec une grande habileté, préservant l’avenir, de Gaulle a su inviter Nixon durant sa traversée du désert, lors de ses deux voyages en France, tant en 1962 qu’en 1967. L’Américain lui en est reconnaissant. Il est désormais conseillé par un diplomate particulièrement brillant, Henry Kissinger.
En février 1969, Nixon est accueilli de façon très amicale par le général de Gaulle et écoute, avec extase, les conseils distillés par son hôte, qui concernent tant la reconnaissance de la Chine populaire que le retrait du Vietnam, ou encore l’obligation d’une paix armée avec l’URSS. Lorsqu’en mars 1969, les deux présidents se retrouvent côte à côte devant le cercueil d’Eisenhower, une étrange alchimie les rapproche. Un mois plus tard, de Gaulle aura démissionné, non sans avoir, geste fort adressé à Nixon le 4 avril 1969, reconduit son adhésion au pacte Atlantique.
Contre la domination du dollar
Ce 4 février 1965, le général de Gaulle tient une forme étonnante. Après avoir lancé une violente diatribe, au cours de sa conférence de presse, contre l’Onu (qu’il a déjà qualifié de « machin » par le passé), organisation qu’il a été ravi de rejoindre en 1945 et qu’il critique à tort parce qu’elle tente, en dépit de l’égoïsme des États membres, d’imposer ses règles aux pays en conflit, il se lance dans une vive critique du système monétaire international.
C’est sans doute dans le domaine monétaire que les oppositions sont les plus vives entre de Gaulle et Johnson. En 1945, la domination monétaire américaine repose sur une puissance économique incomparable, puisqu’à eux seuls, les États-Unis assurent la moitié de la production mondiale de biens et de services. Vingt ans plus tard, dans les années 1965, la reconstruction rapide de l’Allemagne de l’Ouest, le réveil de l’Europe des Six, les progrès de l’URSS ont ramené le PNB américain en dessous de 40 % de celui du globe. Les Américains n’hésitent pas à financer leurs déficits avec leur planche à dollars, diffusant leur inflation aux économies extérieures. Voilà pourquoi de Gaulle, avec le réalisme et le culot qui le caractérisent, n’hésite pas à traiter le dollar de « fausse monnaie », et à contester son hégémonie. Certes, Kennedy a réaffirmé sa volonté de maintenir l’once d’or à trente-cinq dollars… Mais, le 4 février 1965, de Gaulle se prononce pour une réforme du système monétaire international, préconisant un retour à l’étalon-or. Ainsi estime-t-il possible de réguler les émissions monétaires et d’éviter la création de bulles financières particulièrement dangereuses.
En plein accord avec son ancien conseiller, Jacques Rueff, le Général se retire donc du Gold Exchange Standard, qui n’existe plus que sur le papier. Il décide de rapatrier les réserves d’or françaises détenues aux États-Unis depuis la guerre. Cette position rigoureuse, le chef de l’État la pousse à son aboutissement, envisageant de vendre des dollars pour acquérir de l’or. La France, dont l’attitude exaspère les Américains qui considèrent qu’elle attente à leur prospérité, n’est pas suivie par ses partenaires européens. Quarante ans après, la crise de 2007-2008, dite des subprimes, aussi grave que celle de 1929, redonne de l’actualité aux positions gaullistes de 1965, les mêmes causes produisant des effets tout aussi inquiétants. La dérive d’émission de dollars pousse bien le monde contemporain à s’interroger sur la valeur de cette monnaie…
Le vrai-faux rapprochement avec l’URSS
Le général de Gaulle, lorsqu’il affirme que « l’Europe doit se construire de l’Atlantique à l’Oural », croit-il lui-même, au-delà du choc de la formule, en une telle perspective ? Le penser serait faire offense à son pragmatisme, mais point à sa vision de l’histoire. Dans son ouvrage L’Étonnement d’être. Journal 1939-1973, Hervé Alphand estime, avec raison, qu’« elle ne constitue cependant qu’une anticipation historique ». La vision gaullienne du long terme demeure bien celle d’une Europe dictée par la géographie physique et les populations de race blanche. Tracer la route fait partie de la destinée de cet homme, dont beaucoup de prédictions se révèlent plutôt justes cinquante ans plus tard. Les Russes ne se trouvent-ils pas, en 2019, à la croisée de choix cruciaux pour leur avenir ? Vaut-il mieux traiter avec les Chinois, dont les visées territoriales le long du fleuve Amour sont patentes, ou revenir à l’ancestrale volonté des tsars d’arrimer la Russie à l’Europe occidentale ? Poutine se garde bien de choisir sur le fond, malgré des déclarations parfois brutales. Il est vrai que l’ex-empire soviétique, par son évolution démographique détestable, le contenu sans valeur ajoutée de ses exportations, la faiblesse numérique de sa classe moyenne, le poids de la grande pauvreté, enfin, sa répression sévère des libertés individuelles, ressemble beaucoup plus à un État en voie de sous-développement qu’à l’une des trois ou quatre grandes puissances mondiales maîtrisant son avenir géopolitique.
Les Russes, de Gaulle s’est frotté à eux en Pologne, sur le champ de bataille, après la fin officielle de la Première Guerre mondiale, et fin 1944, lors de son voyage très délicat dans une URSS stalinienne et victorieuse. Sans doute attache-t-il trop d’importance à l’histoire russe, voyant dans les dirigeants soviétiques de nouveaux tsars soucieux de puissance. Aussi sous-estime-t-il l’engagement idéologique de l’URSS en faveur du communisme au point d’asservir quantité de pays satellites, principalement en Europe. Là-dessus, l’URSS ne transige pas : pas de libertés pour l’Europe de l’Est… Certes, le chef de l’État français rejette de toutes ses fibres le communisme et la privation des libertés qu’il impose. Mais il l’affronte plutôt comme l’idéologie dominante d’un des deux blocs ayant la volonté de dominer le monde, et il s’estime en droit de dire son fait à l’Ours russe, de façon très directe, car l’équilibre de la terreur nucléaire entre États-Unis et URSS le rend peu craintif au sujet d’un affrontement global. De ce fait, jusqu’en 1964 – le constat est manifeste –, les relations entre la France et l’URSS demeurent très médiocres.
Rappelons le rejet très sec de la note soviétique cherchant à écarter les Occidentaux de Berlin en novembre 1958, l’échec de la conférence de mai 1960 entre les quatre Grands à Paris (espérée par de Gaulle comme une certaine forme de revanche sur Yalta), la construction du mur de Berlin en 1961 (que de Gaulle interprète, avec sa subtilité habituelle, comme le retour à un repliement de l’URSS sur sa zone), le rappel de l’ambassadeur de France en URSS à la suite des félicitations adressées par Khrouchtchev au GPRA (qui n’est en rien un État) lors de la signature des accords d’Évian, le très vigoureux engagement du Général au côté de Kennedy lors de la crise des fusées à Cuba en octobre 1962, le traité franco-allemand de janvier 1963 fort mal accueilli à Moscou et, enfin, le refus français de signer, en juillet 1963, dans la capitale soviétique, le traité d’interdiction des essais nucléaires dans l’atmosphère. Quant à la reconnaissance de la Chine en janvier 1964, si longtemps réclamée par les Russes, elle s’avère bien loin de les remplir d’aise.
Il n’y a guère que l’échec du plan Fouchet, le refus des accords de Nassau par la France, le retrait de Paris de l’Otan qui, en étalant les querelles internes au camp occidental, soient susceptibles d’apporter quelque baume aux dirigeants soviétiques.
La visite à Paris du président du Soviet suprême, Nicolaï Podgorny, début 1964, puis la signature en octobre suivant d’un accord commercial, ouvrent la porte à des relations moins conflictuelles et préparent le déplacement de De Gaulle en URSS, en 1966. Un déplacement soigneusement instruit par le nouvel ambassadeur d’URSS à Paris, Valerian Zorine.
Alors que, trois mois auparavant, de Gaulle a retiré toutes ses forces du commandement intégré de l’Otan, il est accueilli en grande pompe du 20 au 30 juin 1966 par la troïka Brejnev-Kossyguine-Podgorny. Logé au Kremlin, un honneur rarissime, le voilà baladé dans toute la Russie historique, de Leningrad à Kiev mais aussi à Stalingrad (rebaptisée « Volgograd »), haut lieu de la résistance au nazisme, en passant par Novossibirsk, ville symbole de l’expansion sibérienne. Enfin, honneur extrême, on le conduit au cosmodrome de Baïkonour (où un satellite est lancé en sa présence) et à la cité des savants d’Akademgorodok. La ferveur populaire n’y est pas, mais le périple est passionnant. Pourtant, les discussions franco-soviétiques ne débouchent sur presque rien, à l’exception de la création d’une Grande Commission, d’un pseudo-téléphone rouge, d’une invitation à Kossyguine à se déplacer en France. Sans doute cela permet-il de renforcer un climat plus pacifiste en Europe. L’URSS adopte également le procédé français Secam de télévision couleur, tandis que Renault s’engage à construire une usine de montage.
Le déplacement de Kossyguine, en décembre suivant, n’est nullement plus fructueux.
L’atmosphère des relations entre les deux pays ne saurait guère s’améliorer, le général de Gaulle multipliant avec deux démocraties populaires, Pologne et Roumanie, des contacts qui ne visent nullement à renforcer l’unité du bloc soviétique mais, bien au contraire, à souligner les mérites de la politique française d’indépendance nationale, citée en exemple auprès de Varsovie et Bucarest. La direction soviétique, caractérisée par son conservatisme et son désir d’immobilisme absolu, va mettre fin à tout espoir d’évolution. Le coup de Prague de 1968 – l’intervention soviétique en Tchécoslovaquie – porte un coup terrible à la vision d’intégration de l’Est dans l’Europe.
Israël appelé à une vision plus réfléchie et plus durable
À quoi faut-il attribuer l’attitude de quasi-rupture adoptée à l’égard d’Israël en 1967 ?
S’agit-il d’une volonté de contrer les positions américaines au Moyen-Orient ? De Gaulle n’a nullement oublié l’œil perdu par Moshé Dayan en 1941, lorsqu’il combattait les forces vichyssoises au Levant au côté des Français libres. La France n’a cessé de demeurer très proche de l’État juif depuis sa fondation : coopération étroite en matière nucléaire, intervention conjointe à Suez en 1956, livraison d’une impressionnante gamme d’armements modernes. Rappelons, sous de Gaulle, les exportations de soixante-seize Mirage III, livrés à partir de 1962. À cette flotte de combat aérienne s’ajoutent des chars AMX, des hélicoptères et même… des vedettes. En 1963, le Premier ministre israélien, Lévi Eshkol, est accueilli en ami – non sans que des conseils de modération à l’égard des Arabes lui soient prodigués.
Cependant, le Général entend, une fois l’affaire algérienne traitée, rationaliser ses relations avec les pays arabes, au premier chef avec l’Égypte nassérienne. Mais il n’oublie rien du soutien apporté par tous les pays arabes au FLN. De Gaulle est simplement devenu un ferme partisan de la paix au Moyen-Orient, région où la France a, depuis longtemps, ses habitudes. Une mission qu’il entend accomplir également dans ce Sud-Est asiatique qui fut un espace colonial français. Et peut-être faut-il également rapprocher de ces attitudes le fameux « Québec libre » qui n’est que la proclamation, certes un peu brutale, d’une réalité française au Canada. Souhaitant ainsi provoquer, à l’inverse du premier, un second Grand Dérangement ! Ainsi de Gaulle, à sa manière, celle d’un homme sans peur, rappelle-t-il le poids historique de la France tant au Proche-Orient qu’en Asie du Sud-Est et, enfin, au Canada. Oui, la France sait mieux que beaucoup, en raison de son histoire coloniale, comment ces régions se sont transformées et comment elles pourraient évoluer…
De Gaulle, il l’écrit clairement dans ses Mémoires d’espoir, est bien conscient des ruptures qu’une politique arabe plus équilibrée peut entraîner dans ses relations avec Israël. Mais il souligne que l’intérêt à long terme de l’État juif est de se faire admettre durablement au Moyen-Orient, ce qui constitue une analyse courageuse. Reprenons ses écrits :
« La grandeur d’une entreprise qui consiste à replacer un peuple juif disposant de lui-même sur une terre marquée par sa fabuleuse histoire, et qu’il possédait il y a dix-neuf siècles, ne peut manquer de me séduire. Humainement, je tiens pour satisfaisant qu’il retrouve un foyer national et je vois là une sorte de compensation à tant de souffrances endurées au long des âges, et portées au pire lors des massacres perpétrés par l’Allemagne d’Hitler. […] Si l’existence d’Israël me paraît très justifiée, j’estime que beaucoup de prudence s’impose à lui à l’égard des Arabes. Ceux-ci sont ses voisins, et le sont pour toujours. C’est à leur détriment et sur leurs terres qu’il vient de s’installer souverainement. Par-là, il les a blessés dans tout ce que leur religion et leur fierté ont de plus sensible. C’est pourquoi, quand Ben Gourion me parle de son projet d’implanter quatre ou cinq millions de Juifs en Israël qui, tel qu’il est, ne pourrait les contenir, et que ses propos me révèlent son intention d’étendre les frontières dès que s’offrirait l’occasion, je l’invite à ne pas le faire ! […] Vous avez réussi un tour de force. Maintenant, n’exagérez pas ! […] Consacrez-vous à poursuivre l’étonnante mise en valeur d’une contrée naguère désertique et à nouer avec vos voisins des rapports qui, de longtemps, ne seront que d’utilité. »
D’ailleurs, de Gaulle refuse tout net le projet d’alliance israélo-français présenté par Ben Gourion, inquiet de la conclusion d’une union entre Égypte, Syrie et Irak, en 1963
Plusieurs causes structurelles expliquent la guerre des Six Jours de 1967. La première cause réside sans doute dans l’effort d’armement intensif accompli par les Syriens et, à un degré moindre, par les Égyptiens, grâce à l’appui soviétique. Sans doute la question palestinienne, où se cumulent l’affirmation d’un droit au retour, la constitution d’une organisation militaire terroriste, le Fatah, enfin la mise en place d’une structure politique, l’OLP (Organisation de libération de la Palestine), tient-elle un rôle important, tant sur le plan politique qu’émotionnel. Le conflit de l’eau autour du Jourdain, qu’Israël détourne sans l’accord préalable des autres pays riverains, ne doit pas être négligé. Les provocations égyptiennes, principalement la décision de signer avec Damas un accord défensif, prenant Israël en étau, constituent sans doute le défi de trop.
C’est le 7 avril 1967 que, d’une certaine façon, la guerre va s’engager. La chasse israélienne abat une vingtaine de chasseurs syriens. Le 13 mai suivant, Moscou avertit Le Caire que Tel Aviv masse des troupes à la frontière syrienne. Le 15, Nasser expédie dans le Sinaï une armée égyptienne. Et le 16 mai, les Égyptiens exigent le retrait de la force d’interposition de l’Onu au Sinaï. Les Casques bleus obtempèrent immédiatement, à la vérité beaucoup trop rapidement. Après avoir installé à Charm el-Cheikh les troupes égyptiennes, Nasser déclare, le 22 mai, sa décision de bloquer le golfe d’Akaba (seul accès israélien à la mer Rouge) sans toutefois fermer (dans un premier temps) le détroit de Tiran. Israël envoie aussitôt Abba Eban, son ministre des Affaires étrangères, à Washington puis à Paris. Il s’agit d’obtenir la levée du blocus, contraire au droit international.
La rencontre de Paris, le 25 mai, trouve le Général très ferme, s’opposant à toute attaque préventive israélienne et s’engageant à obtenir de l’Union soviétique une rude pression sur Le Caire, pour mettre fin au blocus. Eban découvre avec un certain étonnement que de Gaulle est d’abord attaché au maintien de la paix, et qu’il ne soutiendra l’État hébreu qu’en cas d’agression arabe. D’ailleurs, il ne considère pas le blocage d’Akaba comme un acte de guerre, en raison du très faible volume de navires israéliens franchissant le détroit de Tiran. Pour bien montrer sa détermination, de Gaulle décide le 2 juin, avec application au 5, d’un embargo sur toutes les exportations d’armes au Moyen-Orient. Cela revient à priver Israël de l’essentiel de ses approvisionnements, alors que les Russes continuent de livrer Syriens et Égyptiens – les Français ne fournissant pas d’armement aux pays arabes. Il semble bien, toutefois, que l’embargo n’ait pas été appliqué pleinement les premiers jours, permettant à Israël de recevoir de gros volumes de pièces détachées.
À l’évidence, l’attitude française est ressentie en Israël comme une véritable trahison et très critiquée en France même (rassemblement, somme toute modeste du 31 mai à Paris, et signature par de nombreux politiques français de l’appel du Comité français de solidarité avec Israël). Même chez les gaullistes (et jusqu’au sein de la propre famille du Général), cela grogne, davantage qu’au sujet de l’Algérie française.
Cependant, sur place, les esprits s’échauffent. Nasser rejette le 29 mai l’idée même de violation du détroit, estimant que seuls comptent les droits palestiniens. Puis il annonce, le lendemain, la signature d’un pacte militaire avec le roi Hussein de Jordanie. Voilà Israël totalement encerclé ! Alors que, par ailleurs, les Russes refusent toute concertation diplomatique…
Le 2 juin 1967, le général de Gaulle fait publier un texte rédigé de sa main à la sortie du Conseil des ministres, dont nous reprenons un court extrait, exposant la position française : « L’État qui, le premier et où que ce soit, emploierait les armes, n’aurait ni son approbation et, à plus forte raison, son appui. » Une position, on doit en convenir, qui ne condamne nullement l’agresseur égyptien, lequel, en bloquant Tiran, a bien commis un acte belliqueux prohibé par les règles internationales.
On connaît la suite : le 5 juin au matin, l’aviation israélienne bombarde préventivement les aérodromes égyptiens, détruisant la totalité de la force aérienne de son adversaire principal. Maître du Sinaï en trois jours, le général Rabin occupe Charm el-Cheikh, puis conforte sa victoire en annexant l’Est de Jérusalem, face aux forces jordaniennes. Dès le 9 juin, le Golan syrien est entièrement conquis. Après six journées de combat, la victoire d’Israël est totale.
La France vote à l’Onu la résolution 242, condamnant Tel Aviv et l’engageant à évacuer les territoires conquis par la force. En échange, les Arabes seraient prêts à reconnaître l’existence d’Israël.
C’est finalement la conférence de presse, restée dans toutes les mémoires, tenue par de Gaulle le 27 novembre 1967, qui va briser le lien étroit établi entre la France et Israël depuis la création de l’État hébreu. De Gaulle y déclare : « Certains même redoutaient que les Juifs, jusqu’alors dispersés, mais qui étaient restés ce qu’ils avaient été de tout temps, c’est-à-dire un peuple d’élite, sûr de lui-même et dominateur, n’en viennent, une fois rassemblés dans le site de leur ancienne grandeur, à changer en ambition ardente et conquérante les souhaits très émouvants qu’ils formaient depuis dix-neuf siècles. […] On avait vu apparaître un État d’Israël guerrier et résolu à s’agrandir. […] Israël, ayant attaqué, s’est emparé, en six jours de combats, des objectifs qu’il voulait atteindre. Maintenant il organise, sur les territoires qu’il a pris, l’occupation qui ne peut aller sans oppression, répression, expulsions, et il s’y manifeste contre lui une résistance qu’à son tour, il qualifie de terrorisme. »
Ces déclarations provoquent une vive réaction de la communauté juive de France. À telle enseigne que de Gaulle doit rencontrer en tête-à-tête le grand rabbin de France, Jacob Kaplan, le 1er janvier 1968, à l’issue de la réception donnée à l’Élysée. Et que, dès le 2 janvier, le grand rabbin rend publique la déclaration suivante : « Le président de la République s’est montré surpris de l’émotion provoquée par sa déclaration sur le peuple juif. Selon lui, elle a été mal interprétée. Dans son esprit, c’est un éloge justifié de la valeur des Juifs. De mon côté, j’ai eu à cœur de préciser que notre prise de position en faveur d’Israël ne devait pas être interprétée comme un acte de double allégeance. Les juifs français, en s’intéressant à Israël, n’en sont pas moins absolument français. Je suis heureux de dire que le président de la République en a convenu et qu’il n’y a pas, pour lui, de problème sur cette question. »
Le grand rabbin sait parfaitement ce qu’il fait et son communiqué est remarquablement ajusté. Il y conteste avec la dernière énergie l’idée de double appartenance qui a toujours choqué de Gaulle et qui explique, pour une part non quantifiable, ses prises de position non pas antisémites, évidemment, mais plutôt anti-israéliennes. En son for intérieur, de Gaulle s’est probablement toujours méfié des communautarismes, tant celui des Arabes d’Algérie émigrés en France que celui des juifs venus dans l’Hexagone (rappelons qu’ils étaient autour de 70 000 en 1900, pour se stabiliser à environ 630 000 en 1970).
Cependant, l’attaque, par la chasse israélienne, de l’aéroport de Beyrouth et la destruction de la flotte civile de la compagnie aérienne libanaise MEA, fin décembre 1968, entraîne un nouvel embargo français contre Jérusalem. Un an plus tard, les services israéliens récupèrent cinq des douze vedettes destinées à Israël, alors toutes placées sous embargo, en les exfiltrant du port de Cherbourg. Une opération qui humilie, en décembre 1969, la France de Georges Pompidou.
Certes, de Gaulle a sanctionné Tel Aviv de n’avoir pas suivi son conseil pacifique. Mais, au fond, peut-être aurait-il mieux protégé la paix en condamnant l’Égypte ? Sa position participe aussi d’une analyse en profondeur de la situation au Moyen-Orient. En matraquant leurs adversaires, en conservant les territoires occupés par la force, les Israéliens n’exagèrent-ils pas ? Ils créent les conditions d’une haine durable dans une région où ils se trouvent largement minoritaires. Ne doivent-ils pas rechercher la concorde, plutôt que d’employer systématiquement la violence ? Et, à la fin, la démographie ne finira-t-elle pas par parler d’elle-même ? Que se passera-t-il, alors, pour les Juifs ?
Fondamentalement, le Général sait qu’en rabrouant Israël, il ranime l’influence française au Levant, peut dialoguer avec tous les pays arabes d’une façon qui semble interdite tant aux Américains qu’aux Anglais. Mieux qu’un autre, pour l’avoir fréquenté, de Gaulle connaît cet Orient compliqué et sait combien il est important de ne pas laisser le monde arabe isolé dans un face-à-face avec l’URSS. La politique arabe de la France s’affirme donc, lors de la guerre des Six Jours, avec un froid réalisme qui en choque beaucoup.
Quant au bilan, il doit être établi sans passion. La politique de la France au Moyen-Orient qui demeure toujours active en 2019, au Liban bien sûr, mais aussi en Irak (intervention militaire au côté du gouvernement légal, contre l’État islamique) et en Syrie (envoi de troupes d’élite à l’est du pays, le long de l’Euphrate), n’est finalement remise en cause par personne dès lors qu’elle demeure équilibrée. Quant à la relation avec Israël, le Général l’a en partie ruinée, poussant durablement les juifs dans les bras américains. Mais le conseil donné à Israël de mesurer sa force, de chercher l’intégration au Proche-Orient plutôt que l’affrontement, de respecter l’existence du peuple palestinien demeure d’une actualité confondante, cinquante ans après la conférence de presse du Général. Ce n’est pas prendre parti que de faire le constat des affrontements toujours aussi violents entre Israël et les Palestiniens. Même si l’Iran est devenu la puissance la plus menaçante pour Israël.
À la recherche d’une troisième voie
Libéré de l’hypothèque algérienne, de nouveau persona grata à l’Onu, ayant décolonisé l’ensemble de ses possessions africaines, le général de Gaulle entend redonner à la France toute sa place dans le monde et tisser une coopération avec tous les pays en voie de développement. On sait que l’aide consacrée aux pays sous-développés par la France, bien que la plus importante en Europe, ne représente qu’un pourcentage limité de son revenu national. La France manque de moyens et nombre de ses initiatives butent sur cet obstacle financier, en particulier en Afrique et en Amérique latine. D’autant que, par intérêt bien compris, Paris privilégie, sur toutes les autres, ses propres terres d’Outre-mer.
Le Général teste alors un nouveau concept de Troisième Force. Entre les deux blocs, la France, seule puissance européenne continentale possédant la bombe nucléaire, doit exprimer ses points de vue sur toutes les questions cruciales du globe, contester le partage du monde conçu à Yalta, réveiller les continents endormis (Amérique latine, Amérique du Nord canadienne et mexicaine, ex-Indochine)…
Le choix du neutralisme et du réalisme en Asie
En Asie, la voix de la France se manifeste d’abord par l’appel du 23 juillet 1963 en faveur d’un règlement politique vietnamien, puis par la reconnaissance de la Chine populaire le 27 janvier 1964, enfin par le discours de Phnom Penh du 1er septembre 1966. La légitimité française plonge ses racines dans la colonisation et la guerre d’Indochine, perdue en 1954. La complexité de la situation vietnamienne n’échappe plus, à présent, au Général : régime autoritaire de Diêm contesté par les bouddhistes, infiltrations militaires illégales venues du Nord vers le Vietnam du Sud, volonté politique du Vietnam du Nord de réunir tout le pays à son profit (la création, fin 1960, du Vietcong, bouleverse l’équilibre vietnamien). La conviction du Général est que le neutralisme est indispensable à la péninsule indochinoise, et que toute intervention militaire extérieure occidentale se retournera, au bout du compte, contre ses auteurs. En 1962, l’accord laotien semble lui donner raison. À Genève, le Laos parvient à établir un gouvernement de rassemblement autour de ses trois princes, le neutraliste Souvanna Phouma, le communiste Souphannouvong et le conservateur Boum Oum.
Sous Kennedy, l’engagement américain au Vietnam demeure limité aux seuls conseillers militaires. Mais la chute de Diêm en 1963 entraîne, après quelques péripéties, la prise du pouvoir, en 1965, du général Nguyen, très favorable à l’intervention américaine. Au Laos, un coup d’État favorable aux États-Unis renverse le gouvernement des trois princes.
En 1963, de Gaulle prône une réunification et une neutralisation du Vietnam. En janvier 1966, il est destinataire d’un audacieux courrier signé Hô Chi Minh, appelant la France à intervenir pour faire cesser les bombardements sur le Vietnam du Nord, en application des accords de 1954. Lors de sa conférence de presse du 21 février 1966, le Général déclare : « Les conditions de cette paix sont connues. Fondamentalement, c’est l’entente et, pour commencer, le contact entre les cinq grandes puissances mondiales ; la France ayant pour sa part déjà organisé dans ce sens ses relations extérieures – vous comprenez ce que je veux dire. Localement, c’est la fin de toute intervention étrangère au Vietnam, et par la suite la neutralité de ce pays ; la France par expérience, y ayant souscrit naguère en retirant ses troupes et ne s’en portant que mieux aujourd’hui. Si la paix était, un jour, conclue, ce serait sans doute avantageux pour tout le monde. Mais il faut bien constater qu’on n’en prend pas le chemin. »
En septembre 1966, voilà de Gaulle chez son ami neutraliste, le prince Sihanouk, à Phnom Penh. C’est devant cent mille personnes rassemblées dans le grand stade qu’il prononce, en uniforme, un magnifique discours, exhortant Washington à la paix tout en refusant de jouer les médiateurs. Reprenons la péroraison : « Au contraire, en prenant une voie aussi conforme au génie de l’Occident, quelle audience les États-Unis retrouveraient-ils d’un bout à l’autre du monde, et quelle chance recouvrerait la paix, sur place et partout ailleurs ! En tout cas, faute d’en venir là, aucune médiation n’offrira une perspective de succès, et c’est pourquoi la France, pour sa part, n’a jamais pensé et ne pense à en proposer aucune. »
Le refus d’intervenir montre suffisamment combien de Gaulle ne croit guère à l’efficacité de son discours. Il se contente de prendre date face à l’histoire, et de positionner la France pour le futur en Asie du Sud-Est.
Attentivement préparée par Edgar Faure et Chou En-lai, la reconnaissance de la Chine par la France, fin janvier 1964, a permis au général de Gaulle de se livrer à son exercice favori au cours de la conférence de presse tenue à l’Élysée quelques jours plus tard. Il trace alors, en quelques phrases, l’histoire multimillénaire de la Chine, et justifie sa décision. La fresque est exceptionnelle, dans une langue magnifique. On ne résiste pas à l’envie de la reproduire :
« La Chine, un grand peuple, le plus nombreux de la terre ; une race où la capacité patiente, laborieuse, industrieuse, des individus a, depuis des millénaires, péniblement compensé son défaut collectif de méthode et de cohésion et construit une très particulière et très profonde civilisation, un très vaste pays géographiquement compact quoique sans unité, étendu depuis l’Asie Mineure et les marches de l’Europe jusqu’à la rive immense du Pacifique, et depuis les glaces sibériennes jusqu’aux régions tropicales des Indes et du Tonkin : un État plus ancien que l’Histoire, constamment résolu à l’indépendance, s’efforçant sans relâche à la centralisation, replié d’instinct sur lui-même et dédaigneux des étrangers, mais conscient et orgueilleux d’une immuable pérennité, telle est la Chine de toujours. »
Et, plus loin, l’épilogue, sur la situation contemporaine :
« En nouant à son tour, et après maintes nations libres [allusion à la Grande-Bretagne principalement], des relations officielles avec cet État [la Chine], comme elle l’a fait avec d’autres qui subissent un régime analogue, la France reconnaît simplement le monde tel qu’il est. »
Sur les terres américaines, en porte-parole de la Troisième Force
Périple en Amérique latine
Après l’Afrique et l’Asie, le général de Gaulle aborde l’Amérique latine. Une région qu’il ne connaît guère et où il n’a pas que des amis. Songeons aux pieds-noirs ayant fui l’Algérie pour les vignes argentines des provinces de Mendoza et de Salta. Seul existe le vieux parti pris francophone uruguayen en sa capitale Montevideo, qui a vu naître à la fois Isidore Ducasse (le comte de Lautréamont) et Supervielle, sans oublier Paseyro et Caraco, tous deux superbes écrivains de nationalité franco-urugayenne. La relation est également amicale avec le Pérou, premier État sud-américain à avoir reconnu la France libre. Certes, en 1963, de Gaulle a reçu le président Lopez Mateos du Mexique et lui a fait remettre plusieurs fanions mexicains, capturés à Puebla par les généraux Élie Forey et François Bazaine, juste un siècle auparavant. Ces fanions ont été accueillis avec un grand bonheur populaire par les Mexicains. Pas de quoi bâtir une relation durable, mais un geste propre à placer sous de favorables auspices une visite en retour à Mexico.
Quant aux motivations profondes du périple sud-américain, elles semblent manquer de clarté, alors même que le Général est handicapé par le port d’une sonde dans la vessie. Ce flou, François Mauriac le relève avec une certaine sévérité dans son bloc-notes du Figaro, en s’interrogeant : le général cède-t-il au vertige de sa propre légende ?
Ce vieux rêve napoléonien (Napoléon III) d’une Amérique du Nord catholique, s’appuyant sur un Mexique francophile et un Québec peuplé de berceaux français, faisant face à des États-Unis protestants, comment de Gaulle l’aurait-il oublié ? Bien sûr, il ne songe nullement à réécrire l’histoire. Bafouer la doctrine de Monroe lui suffit amplement, tout en tentant d’établir des relations diplomatiques et commerciales plus étoffées avec des « frères latins » dans l’antre même de l’un des deux Grands. D’autant que l’Amérique latine est demeurée très proche de l’Europe méditerranéenne (espagnole et portugaise) et espère se libérer d’une influence nord-américaine jugée souvent excessive. Dommage que de Gaulle n’ait pas songé à mener une démarche plus européenne, sans doute à plus lourde portée. Certes, l’Espagne n’a rejoint la CEE qu’en 1986, mais il était facile de mobiliser Franco sur une telle ambition. Cette initiative est fort mal ressentie aux États-Unis, perçue comme une intrusion insupportable et un encouragement à la lutte des pays latino-américains contre l’emprise américaine. Après tout, les déplacements polonais (1967) et roumains (1968) ne seront-ils pas, trois ans plus tard, des défis jetés à la tête du pouvoir soviétique, l’autre Grand ?
Cette coopération mondiale, de Gaulle tente de la bâtir en Amérique latine, en deux déplacements successifs. Le premier au mois de mars 1964, au Mexique, puis à travers tout le continent, du 20 septembre au 16 octobre de la même année, dans dix États d’Amérique du Sud (Venezuela puis Colombie, Équateur, Pérou, Bolivie, Chili, Argentine, Paraguay, Uruguay et, enfin, Brésil). Le déplacement mexicain est triomphal, le 16 mars 1964. Sur la grande voie qui conduit de l’aéroport à la place centrale de Mexico, cinq cent mille Mexicains acclament le Français. Trois cent mille autres l’écoutent prononcer son discours, en partie en espagnol, sur le Zócalo, avant de l’ovationner lorsqu’il réclame une coopération sous toutes ses formes pour les deux peuples, qui doivent désormais marcher la mano en la mano. Mais, à l’exception de la commande du métro de Mexico, les retombées demeurent peu significatives.
Le second voyage rencontre également un grand succès populaire. La dénonciation des hégémonies – en fait, celle des États-Unis – ne rencontre qu’un écho relatif. La France est lointaine, les liens continentaux Nord-Sud sont puissants, l’aide de Paris largement absente. Il n’empêche, il reste, comme dirait Cyrano, le « panache » du Grand Charles, les foules bigarrées, le défi porté à l’oncle Sam en terre américaine.
L’accueil colombien est sans doute le plus amical. Au Brésil, de Gaulle peut mesurer l’influence américaine : nulle trace, chez ses interlocuteurs emmenés par le maréchal putschiste Castelo Branco, d’un souvenir de l’épopée française de Villegagnon, découvreur de la baie de Rio de Janeiro et fondateur de Fort-Coligny en 1555. Tout de même, la bonne relation alors établie avec la Bolivie servira par deux fois, en 1967 et en 1983. Ainsi, Régis Debray, le guévariste tombé aux mains des forces spéciales, est-il miraculeusement exfiltré (l’ambassadeur Ponchardier y a travaillé avec une rare efficacité) trois ans plus tard. Seize ans après, c’est un grand criminel contre l’humanité que des autorités boliviennes, largement complices de la France, laissent filer vers Paris, dans un avion spécial, pour y être jugé : il s’agit de Klaus Barbie. Enfin, le déplacement au Chili est très décevant, le président Alessandri soulignant ses excellentes relations avec Washington.
Quant aux conséquences de ce lourd déplacement, elles apparaissent bien minces, la France n’ayant pas les moyens financiers d’aider ces pays, tous dépendants d’une bonne relation avec Washington.
Vive le Québec libre !
La sortie canadienne procède de la même pensée : faire reculer l’empire américain là où l’on possède quelques atouts. En Amérique du Nord, sous le règne du Bien-Aimé, par la signature du traité de Paris de 1763, se voit abandonnée une population française dont les premiers éléments avaient commencé d’émigrer dès le règne d’Henri IV. Ce sont ainsi vingt à vingt-cinq mille familles, soit environ soixante-dix mille habitants qui sont livrés à la souveraineté britannique. Deux siècles plus tard, cet ensemble humain est parvenu non seulement à survivre mais à créer une communauté francophone de près de six millions de personnes, le quart des habitants du Canada. Un miracle démographique à nul autre pareil, à savoir une multiplication par quatre-vingts, qui témoigne d’une vitalité exemplaire des Français du Nouveau Monde.
Comment le général de Gaulle aurait-il pu ne pas repérer une telle aventure d’exception ? Et pourtant, c’est bien ce qui a failli se produire.
Les Québécois refusent d’aller combattre en Europe contre le nazisme. Parce que, à l’évidence, pour eux, la guerre est anglo-saxonne. Ce sont seulement les Canadiens anglais qui viennent mourir sur les plages du débarquement, en Normandie. De Gaulle, présent au Québec au mois de juillet 1944, est sympathiquement accueilli, sans plus. Et le souvenir qu’il en garde n’est pas tel qu’il ait envie d’y retourner. D’ailleurs, lors d’un second déplacement canadien, treize mois plus tard, il ne se rend qu’à Ottawa.
Il faut attendre avril 1960 pour que le Général, invité aux États-Unis, accepte un détour canadien avec une étape québécoise. Dans ses Souvenirs d’outre-Gaulle, François Flohic souligne l’accueil très discret que les Québécois réservent alors à de Gaulle. On peut les comprendre : depuis Louis XV, aucun Français ne s’est soucié d’eux !
Pourtant, les liens se renouent peu à peu entre la métropole et la Belle Province avec, dès 1961, l’installation parisienne d’une Délégation générale du Québec. Puis André Malraux inaugure une Exposition française en 1963, et la RTF crée une antenne. Mais c’est surtout le libéral Jean Lesage qui, entendant être maître chez lui dans le cadre d’une révolution tranquille, relance l’idée francophone. L’enjeu est limpide : affirmer une autonomie francophone québécoise dans le cadre de la Fédération canadienne.
C’est lors de la remise des lettres de créance du nouvel ambassadeur canadien en France, Jules Léger, en juin 1964, que de Gaulle fait diffuser un communiqué peu ambigu par l’Agence France-Presse, précisant que « la France est présente au Canada non seulement par ses représentants mais aussi parce que de nombreux Canadiens sont de sang français, de langue française, de culture française. Bref, ils sont français sauf en ce qui concerne le domaine de la souveraineté ». Ainsi commence l’aventure du Québec libre.
Ainsi, peu à peu, le Général se laisse-t-il convaincre que le Québec pourrait peut-être, un jour, devenir indépendant. Des partisans de la cause québécoise ne manquent pas de répandre la bonne parole, comme Xavier Deniau ou encore Philippe Rossillon et Jean-Daniel Jurgensen (un proche en résistance de Geneviève de Gaulle), sans oublier René de Saint-Léger.
En 1966, c’est l’auteur d’un livre polémique, Égalité ou Indépendance, Daniel Johnson, qui est élu Premier ministre du Québec. Accueillant Johnson en mai 1967 à Paris, de Gaulle se laisse convaincre d’apporter son appui à l’action d’émancipation québécoise. Il s’agit d’obtenir un rééquilibrage du fédéralisme en faveur des Canadiens français, traités – la chose est tangible – dans bien des domaines comme des citoyens de seconde zone par la majorité anglo-saxonne.
Désormais, de Gaulle ne cache plus ses intentions. Alain Peyrefitte témoigne (C’était de Gaulle) que, par deux fois, en 1967, il entend le Général les déclarer : en mars, après avoir assisté au lancement du Redoutable (« Je n’irai pas au Québec pour faire du tourisme. Si j’y vais, ce sera pour faire de l’histoire ») et, un peu plus tard, à la générale Georges Vanier, la veuve de l’ancien gouverneur général du Canada de passage à Paris (« Le seul avenir possible pour le Québec, c’est de devenir souverain. Ça finira comme ça, un jour ou l’autre »).
Une exposition internationale est organisée à Montréal à l’été 1967. Invité, avec la bénédiction du gouvernement canadien, de Gaulle décide de gagner la capitale québécoise en remontant le Saint-Laurent à bord du croiseur amiral de la flotte de l’Atlantique, le Colbert, dans le sillage des grands découvreurs, Jacques Cartier et Samuel de Champlain.
De Gaulle n’a jamais été naïf : pour tranquilliser le gouvernement canadien, il adresse, par avance, les textes de ses interventions au Premier ministre fédéral, Lester Pearson, y compris ceux qui doivent être prononcés à Ottawa où il est naturellement convié.
Le 23 juillet 1967, jour du Seigneur, le Colbert accoste à Québec, à l’Anse du Foulon, là même où Wolfe a débarqué pour s’emparer de Québec, le 13 septembre 1759. Une foule gigantesque se presse dans toute la ville. Et c’est donc dans une ambiance indescriptible que de Gaulle parvient à se frayer un chemin jusqu’à l’Hôtel de Ville. Son discours, au Château-Frontenac, en réponse à celui de Johnson, est sans doute le plus provocateur de tous mais, curieusement, nul n’en est choqué. Jugez-en plutôt : « On assiste ici, comme en maintes régions du monde, à l’avènement d’un peuple qui, dans tous les domaines, veut disposer de lui-même et prendre en mains ses destinées. »
Le lendemain, de Gaulle, empruntant le mythique Chemin du Roy reliant Québec à Montréal, sur la rive gauche du Saint-Laurent, parcourt les deux cent cinquante kilomètres au milieu d’une foule en délire, estimée à cinq cent mille personnes. Par six fois il s’arrête dans les petites cités (Dannaconna au nom indien, Sainte-Anne-de-la-Pérade, Trois-Rivières, capitale mondiale du papier journal, Louiseville, Berthierville et Repentigny), prononçant des discours enflammés sur un Québec maître de son destin. Quel parcours, pour un personnage qui connaît parfaitement son XVIIIe siècle colonial et que la monarchie a toujours hanté ! Sans doute sont-ils un demi-million, massés à Montréal même (soit 40 % de la population), attendant le Général qui doit, ultime étape, traverser la capitale du Québec, étalée sur un peu plus de vingt kilomètres, pour se rendre à l’Hôtel de Ville. Là où l’attend le maire, Jean Drapeau, un ferme partisan du fédéralisme canadien.
Bravant l’interdit prononcé par Drapeau, de Gaulle se dirige vers le balcon surplombant la place, guidé par Paul Comiti, son garde du corps. Comme par miracle, un micro est aussitôt mis en place et la grande scène que chacun connaît peut débuter. Un scénario parfaitement préparé puisqu’Anne et Pierre Rouanet indiquent, dans leur livre Les Trois Derniers Chagrins du général de Gaulle, que le programme du commandant François Flohic prévoyait bien l’intervention, à la différence du programme officiel. La haute taille du grand homme se dresse alors entre les colonnes interminables de style corinthien, dominant la foule qui s’entasse sur cette place relativement étroite alors qu’enfle le rugissement populaire. Il doit être 19 h 30, ce 24 juillet 1967, lorsque la voix forte du Général s’élève :
« C’est une immense émotion qui remplit mon cœur en voyant devant moi la ville française de Montréal. Au nom du vieux pays, au nom de la France, je vous salue de tout mon cœur. Je vais vous confier un secret que vous ne répéterez pas. Ce soir ici, et tout le long de ma route, je me trouvais dans une atmosphère du même genre que celle de la Libération. […] C’est pourquoi elle [la France] a conclu avec le gouvernement du Québec, avec celui de mon ami Johnson, des accords, pour que les Français de part et d’autre de l’Atlantique travaillent ensemble à une même œuvre française. […] Voilà ce que je suis venu vous dire ce soir en ajoutant que j’emporte de cette réunion inouïe de Montréal un souvenir inoubliable. La France entière sait, voit, entend ce qui se passe ici et je puis vous dire qu’elle en vaudra mieux.
Vive Montréal ! Vive le Québec ! Vive le Québec libre !
Vive le Canada français et vive la France ! »
Voilà enfin lâché le cri de ralliement des sécessionnistes québécois : « Vive le Québec libre ! » Il est d’usage de comparer cette formule jubilatoire et provocatrice au fameux « Vive l’Algérie française ! » de Mostaganem, le 6 juin 1958. Si la formule du 6 juin 1958 est rejetée par son auteur, il n’en est nullement de même pour celle du 24 juillet 1967. Mettre en cause la fatigue ou la négligence ne paraît pas convenable. Certes, l’enthousiasme constant des foules successives, tout au long de la journée, a sûrement conduit le Général à forcer le verbe, gagné par l’émotion considérable de la découverte d’une seconde France à six mille kilomètres de Paris. Mais de là à imaginer que de Gaulle ait mis en cause l’unité canadienne sans l’avoir souhaité… Il n’est que de relire le discours à Château-Frontenac de la veille pour y déceler un véritable appel à l’indépendance québécoise.
Le Premier ministre canadien Pearson réagit sans émotion excessive (il n’emploie que le terme « inacceptable »), appelant de Gaulle à discuter de la question québécoise lors de sa visite prévue à Ottawa, sous deux jours. À soixante-seize ans, le général de Gaulle n’a nulle envie d’une réprimande voire d’échanges acerbes avec les autorités canadiennes. Le lendemain, il visite l’Exposition internationale, puis le métro construit par les Français. Il se rend ensuite à l’Université, avant de rencontrer à nouveau Jean Drapeau. Il a déjà décidé de revenir en France sans passer par la case Ottawa, et il s’en explique au maire : il ne veut en aucun cas briser l’élan donné par sa visite aux Canadiens français :
« Je voudrais que, quand je vous aurai quittés, vous ayez gardé l’idée que la présence pour quelques jours du général de Gaulle dans ce Québec en pleine évolution, ce Québec qui se prend, qui se décide, ce Québec qui devient maître de lui – mon voyage dis-je, aura pu contribuer à votre élan. »
De retour en France, de Gaulle refuse de se repentir voire de simplement déplorer ses propos. Après tout, ne s’agit-il pas du droit des peuples à disposer librement d’eux-mêmes ? Même s’il y a bien ingérence dans les affaires intérieures d’un État, de surcroît allié ! Dans leur ouvrage Les Trois Derniers Chagrins du général de Gaulle, Anne et Pierre Rouanet rapportent même qu’il aurait commenté : « Ce que j’ai fait, vous m’entendez bien, je devais le faire. » La presse française est pourtant presque aussi critique que la presse anglo-saxonne, insultes en moins. Au Conseil des ministres du 31 juillet 1967, il semble qu’il ne se soit nullement remis en cause, sans qu’aucun ministre n’ose intervenir. Dans son allocation télévisuelle du 10 août suivant, il enfonce le clou : « Ainsi le fait que la France, sans renier aucunement l’amitié qu’elle porte aux nations anglo-saxonnes, mais rompant avec le conformisme absurde et périmé de l’effacement, prenne une position proprement française au sujet… » Et plus loin : « L’unanime et indescriptible volonté d’affranchissement que les Français du Canada ont manifesté autour du président de la République française stupéfie et indigne-t-il les apôtres du déclin ? »
Enfin, le 27 novembre 1967, dans une conférence de presse, de Gaulle insiste longuement sur la question québécoise. Non seulement il ne regrette rien, mais il en jubile encore ! Quelques extraits de sa réponse à la question d’un journaliste permettent de constater une fermeté bien proche d’une nouvelle ingérence : « Que le Québec soit libre c’est, en effet, ce dont il s’agit… Il y faut deux conditions. La première implique un changement complet de l’actuelle structure canadienne… Cela aboutira forcément, à mon avis, à l’avènement du Québec au rang d’un État souverain maître de son existence nationale… Bien entendu, cet État du Québec aurait à régler, librement et en égal avec le reste du Canada, les modalités de leur coopération, pour maîtriser et exploiter une nature très difficile sur d’immenses étendues et pour faire face à l’envahissement des États-Unis… La deuxième condition dont dépend la solution de ce grand problème, c’est que la solidarité de la communauté française, de part et d’autre de l’Atlantique, s’organise. À cet égard, les choses sont en bonne voie… Le fait qu’il existe un Canada français nous est un réconfort, un élément d’espoir inappréciable… Ce Canada français affirme notre présence sur le continent américain… »
Ainsi de Gaulle demeure-t-il stoïque et d’une grande fermeté dans le soutien apporté à l’émancipation de ces Français du Nouveau Monde. Il a nécessairement le sentiment de ne faire que son devoir de chef d’État français et de réécrire l’histoire à l’envers. Un positionnement qui le fait, sans doute, rugir de joie intérieure.
Retours significatifs et révisions déchirantes
De trop nombreuses inimitiés ?
Comment nier que le général de Gaulle soit parvenu, en deux années (1966 et 1967), à se brouiller avec les États-Unis, Israël, la Grande-Bretagne et le Canada ? Faut-il y voir, comme ne s’en privent pas certains, et pas seulement dans l’opposition, l’effet d’un âge plus que respectable, ou bien, comme le distille Valéry Giscard d’Estaing, les conséquences fort dommageables de l’exercice solitaire du pouvoir, ou encore l’ampleur des prétentions d’une politique extérieure qui poursuit trop d’ambitions, parfois contradictoires ?
Sans doute le Général n’en est-il pas inconscient. Il remplace, à la tête de son secrétariat général, Étienne Burin des Rosiers, l’homme avec lequel il a les plus fréquents contacts, par Bernard Tricot. Autrement dit, un diplomate par un juriste. Le signe, sans doute, d’une attention plus grande portée aux affaires intérieures. Ce recentrage va se concrétiser par l’adoption de mesures sociales d’ampleur, dès 1967.
Premiers espoirs en Pologne et en Roumanie avant le coup de Prague
Cette Pologne qu’il a connue en 1921, en combattant l’Armée rouge, il la retrouve sous le joug communiste. Avec cette arrière-pensée de pouvoir rapprocher l’Europe de l’Ouest de celle de l’Est, par-delà les deux grandes puissances mondiales. Aussi ne se prive-t-il pas de rappeler au président Ochab, le 7 septembre 1967, seconde journée de son voyage, que la France « ne dépend de personne et qu’elle a toujours voulu la Pologne, alors que d’autres [comprendre bien sûr la Russie, l’Autriche et l’Allemagne prussienne] ne l’ont pas toujours voulue ». Ayant ainsi déposé une pierre dans le jardin soviétique, il poursuit : « À nos yeux, vous êtes une réalité populaire, solide, respectable et puissante, dans un monde qui doit être d’équilibre et d’indépendance ; vous êtes un peuple qui doit être au premier rang. » Un appel à contester l’influence si forte des Soviétiques… Pourtant, il a bien renoncé, sur exigence des dirigeants polonais, à rencontrer le très solide cardinal de Varsovie, Wyszynski, qui n’a cessé de défier la dictature communiste, avec un immense courage (il a été emprisonné de 1953 à 1956).
Deux rencontres vont marquer le déplacement polonais du 6 au 12 septembre : le contact bouleversant avec le camp d’Auschwitz et l’entretien décisif avec Gomulka, le tout-puissant secrétaire général du Parti communiste polonais. À Auschwitz, de Gaulle ressent une émotion profonde. Son aide de camp, Jean d’Escrienne, qui l’accompagne, raconte la scène dans un ouvrage écrit par lui, De Gaulle de loin et de près. Accablé par l’ampleur du drame, de Gaulle demeure sans plume pour signer le Livre d’Or.
« Il mit ses lunettes, témoigne d’Escrienne, prit son stylo et resta de longues secondes indécis et silencieux avant d’écrire. Debout, à sa droite, tout près de lui, je le vis enfin écrire, au tiers de la page, sur deux lignes : “Quelle tristesse !… Quelle pitié”, puis il resta, à nouveau sans trouver ses mots plusieurs longs instants ; enfin, revenant au-dessus de ce qu’il venait d’écrire, avant “Quelle tristesse”, il traça deux autres mots : “Quel dégoût”, ajouta un point d’exclamation puis s’abîma à nouveau un grand moment dans ses pensées ; enfin, comme s’il ne savait vraiment comment en finir, après “Quel dégoût, quelle tristesse, quelle pitié”, il écrivit encore : “Quelle espérance humaine”. Se rendant compte évidemment que cette exclamation ne convenait guère à la circonstance, il pensa en atténuer la portée en la faisant précéder, après encore de longues secondes de réflexion, de ces trois mots “Et malgré tout”. Il mit un point d’exclamation après “espérance humaine”, signa et data. »
Cette espérance, de Gaulle la voit dans la chute du nazisme et la sanction appliquée aux criminels qui ont instauré, géré et gardé les camps. Après avoir rappelé devant la Diète, en présence du Général, que l’Alliance avec l’Union soviétique et les traités conclus avec les pays frères socialistes européens constituent la pierre angulaire de la politique polonaise, Gomulka s’entretient avec de Gaulle durant plusieurs heures dans un modeste bureau situé à l’intérieur de l’assemblée. On ne connaît pas la teneur des échanges. Mais, selon Jean d’Escrienne, le Polonais aurait laissé percer quelque espoir qu’un jour, une plus grande autonomie soit possible.
Parti de France le 14 mai 1968, après avoir beaucoup hésité en raison de l’occupation, la veille, de la Sorbonne par les étudiants, de Gaulle s’envole vers la Roumanie de Ceausescu. Une Roumanie qui est le seul pays de l’Est à refuser l’intégration dans le Comecon, le Marché commun soviétique, et à commercer presque autant avec l’Allemagne qu’avec l’URSS, tout en observant une stricte neutralité dans ses relations diplomatiques avec l’URSS et la Chine. Il y demeure jusqu’au 18 mai. Plus qu’un autre, l’historien de Gaulle songe à cette Petite Entente qui regroupait, entre les Deux Guerres, Roumanie, Yougoslavie et Tchécoslovaquie autour d’une France protectrice. Dès son arrivée, dans les salons du Conseil d’État, de Gaulle déclare : « Comment admettre que puisse durer, pour des pays aussi chargés de raison et d’expérience que le sont ceux de notre Europe, une situation dans laquelle beaucoup d’entre eux se trouvent répartis entre deux blocs opposés, se plient à une direction politique, économique et militaire provenant de l’extérieur, subissent la présence permanente de forces étrangères sur leur territoire ? Non ! Chez vous comme chez nous, on considère que, de cette guerre froide succédant au partage de Yalta, il ne saurait résulter qu’une séparation artificielle et stérile, à moins qu’elle ne devienne mortelle… »
Voilà qui est bien audacieux, ce qui n’empêche pas le Général d’y revenir le lendemain devant les députés roumains, avec encore plus de détermination, malgré la dégradation de la situation à Paris : « On sait, chez nous, que telle est la direction que la Roumanie a choisi de prendre et que, sans qu’elle cesse de se tenir en contact étroit avec ses voisins, en particulier avec Moscou, ses rapports avec l’Ouest et, d’abord, avec Paris revêtent un caractère nouveau. On sait, chez vous, que la France en fait tout justement autant. En effet, elle se dégage, non point certes de ses amitiés occidentales, mais de toute subordination atlantique, qu’elle soit politique, militaire ou monétaire. Elle rétablit avec les nations de l’Est et du Centre de l’Europe, et d’abord avec la Russie, les cordiales relations qu’elle avait entretenues si longtemps et si utilement… »
Cette politique d’ouverture vers les pays de l’Est européen semble brisée par la crise survenue, à Prague, durant l’été 1968. À l’initiative du Premier secrétaire du Parti communiste, Alexandre Dubcek, le pays tente de s’émanciper de la tutelle soviétique et d’introduire libertés et réformes, cherchant à faire évoluer un système socialiste totalitaire, sclérosé, malhonnête, incompétent et dont les résultats économiques sont désastreux. Convoqué à Moscou, Dubcek ne peut éviter d’accepter que les grandes manœuvres militaires du pacte de Varsovie se déroulent, fin juin, en Tchécoslovaquie. Ses audaces indisposent de plus en plus la direction soviétique, qui décide d’envahir la Tchécoslovaquie le 20 août 1968. Les forces tchèques laissent faire alors que la population manifeste contre l’occupation russe. Ainsi s’achève le printemps de Prague…
Ce coup porté à la détente européenne constitue une terrible déception pour le général de Gaulle. L’URSS maintient une attitude hégémonique et combat toute dissidence au sein du camp communiste européen. Pire, elle refuse de réfléchir aux causes des échecs du système communiste, se condamnant à des lendemains décadents. D’ailleurs, vingt ans plus tard, la révolution de Velours permet à la Tchécoslovaquie de retrouver toute son indépendance dans la liberté. L’action fondatrice du général de Gaulle, qui n’a cessé d’encourager les dissidences étatiques à l’Est, n’a donc pas été entièrement vaine.
L’inflexion américaine au Vietnam
À l’évidence, de Gaulle ne peut qu’être satisfait de l’inflexion de la politique vietnamienne de Johnson, puis du virage effectué par Nixon. C’est le 13 mai 1968 que s’ouvre à Paris, ainsi récompensé pour sa constante recherche de la paix en Indochine, la négociation américano-vietnamienne entre Averell Harriman et Xuan Thuy. C’est là une satisfaction très considérable pour un de Gaulle qui voit ses thèses triompher.
Ouverture vers Londres
L’année 1968 est également favorable à la reprise d’un dialogue avec Londres. La nomination comme ambassadeur en France du gendre de Churchill, Sir Christopher Soames, y contribue, à l’évidence. De même que la désignation au ministère des Affaires étrangères d’un Michel Debré (dans le cadre du cinquième gouvernement Pompidou) ouvert au dialogue européen avec l’Angleterre. Un tête-à-tête entre l’ambassadeur et le président de Gaulle, le 10 janvier 1969, permet de débloquer la situation et de décider d’engager des négociations approfondies entre les deux pays. De Gaulle s’efforce de présenter certaines ouvertures qui laissent bien augurer de la suite. L’idée centrale consiste donc à trouver les principaux points d’accord par négociation directe, avant d’élargir les pourparlers aux cinq autres pays européens du Marché commun.
Le Premier ministre travailliste Harold Wilson, poussé par son ministre des Affaires étrangères, Michael Stewart, un francophobe avéré, révèle cette prise de contact totalement confidentielle au chancelier allemand Kiesinger, au mois de février 1968. Cette fuite provoque une profonde secousse dans toute l’Europe et, plus encore, en Grande-Bretagne. Naturellement, les pourparlers s’interrompent. La Grande-Bretagne devra attendre, à la grande déception d’un de Gaulle qui pensait, après son échec à l’Est, rétablir des relations solides avec le monde anglo-saxon.
Ainsi les portes se ferment-elles à l’Ouest après s’être closes à l’Est. Il n’y a guère que la relation entre Washington et Paris qui se soit apaisée, et même sensiblement améliorée.
Bonn partagé entre Paris et Washington
Cependant, le traité de 1963 signé entre France et Allemagne a vu ses perspectives ramenées à peu de choses après le départ d’Adenauer. On l’a souligné, le préambule imposé par les parlementaires allemands sous-entend l’engagement de Bonn au côté des États-Unis. Demander à la République fédérale d’Allemagne de choisir entre Paris et Washington s’apparente à une forme de non-sens. L’Allemagne dépend totalement, pour sa survie, du parapluie nucléaire américain. Elle ne peut donc, en aucun cas, adopter la moindre distanciation vis-à-vis de l’Otan. Sans doute le Général n’a-t-il pas été suffisamment attentif à cet aspect fondamental. Avec Erhard et Kiesinger, la primauté apportée à la relation transatlantique n’est plus douteuse. Peut-être faut-il trouver, dans cette prise de conscience tardive du Général, l’origine de la reprise des contacts avec la Grande-Bretagne et Sir Christopher Soames, en 1969, afin d’éviter un blocage diplomatique total en Europe.
La vision mondiale de la France, entre mythe et réalité
On le constate, la politque volontaire du général de Gaulle de contester la division du monde en deux blocs antagonistes en développant un monde plus multilatéral, sans pour autant renier l’idée nationale, ne peut être considérée comme un succès. La construction d’une Europe des nations excluant la Grande-Bretagne est contre nature. Sans ses trois piliers, français, anglais et allemand, la vocation de l’Europe à constituer une Troisième Force n’est qu’un leurre. Le passé colonial commun franco-britannique permettrait à l’Europe d’intervenir en bien des endroits du monde, en proposant des solutions adaptées à des difficultés depuis longtemps repérées (frontières, composition ethnique, partage des fleuves, construction de barrages, lutte contre la drogue…). Quant à la nouvelle alliance franco-allemande, elle assure à l’Europe une unité depuis longtemps perdue ainsi qu’une solidité économique remarquable, la plaçant au second rang mondial après les États-Unis. Aussi, la nouvelle Europe que de Gaulle aurait pu construire avec Adenauer et Macmillan se serait-elle située au carrefour des grands courants Est-Ouest et Nord-Sud et aurait pu constituer une force suffisante pour parler des affaires du monde à égalité avec les deux Grands, au premier chef en matière de défense, mais également sur le plan économique et même politique.
Le refus de l’Allemagne de choisir entre la protection américaine et l’alliance française a condamné cette construction européenne à l’inefficacité politique, même si le Marché commun s’est révélé un grand succès économique, en particulier pour la France qui a profondément modernisé tant son agriculture que son industrie. Quant au refus opposé par de Gaulle à la Grande-Bretagne d’entrer dans le Marché commun, il a empêché la constitution d’un bloc militaire européen impressionnant puisque, semble-t-il, les accords de Nassau laissent les Anglais maîtres de leurs fusées nucléaires, lorsque la survie du royaume est en jeu. Et, certes, ils obligent le Premier ministre britannique, mais moins qu’on le considère en général, à demeurer immuablement attaché à l’Alliance atlantique.
Quant à l’évocation d’une Europe « de l’Atlantique à l’Oural », de Gaulle lui-même ne l’a conçue qu’à très long terme. Avec une remarquable prescience, puisque la quasi-totalité des pays de l’Est européen ont, cinquante ans plus tard, rejoint la Communauté européenne. Pour la Russie d’Europe, le rapprochement paraît s’estomper en cette année 2019, en raison d’une réconciliation sino-russe apparente. Mais la messe est loin d’être dite, car les intérêts fondamentaux des Russes et des Chinois sont profondément divergents : risque migratoire venu de Chine, projet des routes de la Soie expulsant les Russes de leurs anciennes Républiques musulmanes, compétition en Afrique, etc.
Au fond, de Gaulle a fait parler de la France dans tout l’univers. Après les temps désastreux de la collaboration avec les nazis, il a redonné à ses concitoyens une certaine fierté d’être français. Tant en Algérie qu’en Afrique noire, il a permis la décolonisation sur une très courte période d’un peu moins de quatre années. Et il a pris sa revanche en Asie du Sud-Est : de son aveuglement de 1945, il a su tirer expérience, engageant les États-Unis vers une politique de négociation au Vietnam.
Quant à la construction européenne, il s’y est pleinement engagé, prenant conscience trop tardivement de la nécessité absolue d’y intégrer la Grande-Bretagne pour constituer ce troisième pôle mondial appelé de ses vœux. Cet homme, qui connaissait parfaitement l’histoire anglaise, a peut-être négligé les signes forts qui lient, de façon indissoluble et continue, Londres au continent. Remémorons-nous la première conquête par l’empereur Claude (né à Lyon), la seconde du Normand Guillaume en 1066, le royaume français des Plantagenêts, si raffiné, le bref règne du futur Louis VIII à Londres et ceux plus longs, en France cette fois, d’Henry V et d’Henry VI, les combats si meurtriers côte à côte en Crimée, les sept cent mille tués britanniques sur le sol français durant la Grande Guerre, les dizaines de milliers de morts anglais, à nouveau tombés, tant en 1940 qu’en 1944, dans l’Hexagone, durant la Seconde Guerre mondiale… Dire que l’Angleterre n’est attachée qu’au Grand Large est historiquement faux. Son destin ne fut atlantiste qu’au XVIIIe siècle. Depuis 1814 et la seconde victoire américaine du président James Madison, il ne l’est plus. À l’évidence, l’avenir anglais se joue, à nouveau, du côté du continent, et le Brexit n’est qu’une péripétie, même s’il se réalise provisoirement…