Le 22 mars 1968, alors que des manifestations antiaméricaines ont provoqué quelques arrestations d’étudiants, l’anarchiste Daniel Cohn-Bendit s’empare avec ses camarades (moins d’une centaine) des amphithéâtres de la faculté de Nanterre. Il crée le mouvement du 22 mars fédérant les groupuscules anarchistes, maoïstes et trotskistes. Ainsi débute, modestement, le grand mouvement étudiant de mai 1968 dont les leaders émergent rapidement. Outre Daniel Cohn-Bendit, il compte Alain Geismar, le gauchiste dirigeant du SNE-Sup et Jacques Sauvageot, le leader de l’Unef.
Cependant, le Conseil des ministres adopte une réforme universitaire imposant la sélection à l’entrée dans l’université. Cette mesure relance l’agitation à Nanterre. Au point que, le 2 mai, le doyen Pierre Grappin, un homme qui a survécu aux camps nazis, s’estimant dépassé par les désordres, décide de fermer sa faculté. Cette décision est lourde de conséquences. Elle provoque l’extension de la crise à Paris, lui offrant une résonance infiniment supérieure.
La solitude de De Gaulle du 3 au 11 mai 1968
Le 3 mai 1968, en effet, les révoltés de Nanterre s’installent à la Sorbonne, haut lieu historique de l’autonomie universitaire. Le recteur Jean Roche demande aussitôt au gouvernement de la faire évacuer. C’est sans enthousiasme que le ministre de l’Intérieur Christian Fouchet et le préfet de police Maurice Grimaud prennent la décision d’intervenir. Là encore, les conséquences vont s’avérer disproportionnées. Faite sans ménagement, l’évacuation débouche sur des centaines d’interpellations et surtout une vingtaine de blessés. Des gardes à vue et quelques condamnations (quatre, le 5 mai) enflamment le mouvement étudiant débutant. Il a désormais ses martyrs et sait en tirer profit. Pour une bonne semaine, le cycle provocation-répression s’enclenche inexorablement.
À regret, en l’absence du Premier ministre, Charles de Gaulle doit s’impliquer dans la gestion du quotidien, ce qui n’est ni de son âge, ni de son niveau de responsabilité. Comment pourrait-il être à l’aise ? Il ne sait comment arbitrer entre Louis Joxe, Alain Peyrefitte et Christian Fouchet. D’autant qu’il ne perçoit pas clairement les motifs de la révolte étudiante, qui, en ce début mai, ne concerne que quelques milliers – et encore – de jeunes. Comme toujours, les minorités vont écrire l’histoire, une histoire outrancière qui ne reflète pas vraiment la réalité vécue par la majorité silencieuse. On permettra à l’auteur, qui a vécu toutes ces journées de mai 1968 à Sciences Po, à la fac de droit d’Assas et à celle d’histoire, d’en porter un témoignage très précis et peu contestable.
C’est pour faire libérer les camarades condamnés la veille que, le 6 mai, le Quartier latin s’embrase. Des barricades sont dressées, les gaz lacrymogènes saturent l’atmosphère, les affrontements au sol avec les CRS sont d’une rare violence, sans doute les plus brutaux du mois de mai. Le bilan parle de lui-même : six cents blessés, dont quatre cents étudiants.
Le lendemain, 7 mai, une manifestation de vingt mille jeunes chantant L’Internationale envahit la place de l’Étoile, sans incident grave. De Gaulle se cabre, refusant à son ministre de l’Éducation, Alain Peyrefitte, la réouverture de la Sorbonne. Face à l’émeute qu’il tient encore pour secondaire, le pouvoir ne veut pas concéder. Il s’agit pourtant de la jeunesse de France, celle des facultés banlieusardes mais aussi, pour une part non négligeable, celle des beaux quartiers parisiens. Y toucher serait suicidaire politiquement…
Le 9 mai, l’Unef de Jacques Sauvageot appelle à une vaste manifestation place Denfert-Rochereau, conviant les ouvriers à rejoindre le mouvement étudiant. La CGT et le Parti communiste s’y refusent.
Alors que l’on semble se diriger vers une libération des étudiants mis derrière les barreaux, et peut-être même une réouverture de la Sorbonne, et que le doyen Jean Roche traite directement (mais de sa propre initiative, semble-t-il) avec Daniel Cohn-Bendit, le pouvoir rompt la négociation, réaffirmant ses positions dures. Ce sont les trotskistes qui relancent la contestation au travers des Comités d’action lycéens, entraînant dans leur sillage certains professeurs. Occupé, le Quartier latin s’enflamme, du Luxembourg à la Sorbonne, dans la nuit du 10 au 11 mai. Maurice Grimaud, le nouveau préfet de Police, est un homme loyal et pondéré, ennemi de la violence inutile et soucieux d’éviter tout décès d’un manifestant ou d’un policier.
L’émeute gagne l’ensemble des Ve et VIe arrondissements. Certaines rues sont couvertes de barricades (Monge, Champollion) alors que les cocktails Molotov répondent aux grenades lacrymogènes et que les charges policières et contre-attaques étudiantes se succèdent. Les pavés volent en tous sens, provoquant de lourds bilans des deux côtés. Mais le Quartier latin, envahi de voitures brûlées et de barrages dressés avec des amoncellements de pavés, demeure aux mains des étudiants, qui sont sans doute plus de dix mille. Vers 2 heures du matin, le 11 mai, la mort dans l’âme, Louis Joxe donne l’ordre de reconquête. Il faut plus de trois heures à près de cinq mille CRS pour dégager le quartier. Au petit matin, la population parisienne, stupéfaite, découvre l’ampleur des dégâts. Plus d’une centaine de voitures ont été incendiées et les rues sont impraticables. Le nombre des blessés est pourtant inférieur à celui du 6 mai : cent vingt policiers et deux cent cinquante manifestants. Près de cinq cents étudiants et lycéens ont été appréhendés. Par miracle, on ne déplore aucun mort. Alors, vers 6 heures du matin, le 11 mai, Louis Joxe peut enfin annoncer à de Gaulle que l’ordre est respecté à Paris… Pourtant, dès son réveil, de Gaulle, furieux, exige la fermeté.
Georges Pompidou en échec (11 au 29 mai 1968)
Le premier ministre, brillant lettré et ancien enseignant estime, avec un orgueil bien mal placé, qu’il est de la partie et qu’il possède une compétence affirmée sur le sujet. Lui, le normalien, il ne veut rien changer d’une politique universitaire qu’il juge ambitieuse et réussie. Il n’entend, en aucun cas, se résoudre à la moindre violence envers les étudiants, ni d’ailleurs à la moindre atteinte à la liberté d’expression du monde universitaire. Mais, parti en Iran et en Afghanistan dès le 2 mai, il n’est de retour que le 11. C’est donc Louis Joxe, le garde des Sceaux, qui assure l’intérim, entouré de Christian Fouchet et Alain Peyrefitte. Tous trois sont favorables à la conciliation mais ils appliquent une politique inverse pour complaire au Général, qui ne comprend ni ne tolère les désordres dans la rue. Tout le poids du paroxysme de la crise vient reposer sur ces trois hommes mais, à dire vrai, principalement sur un Christian Fouchet désireux de satisfaire le chef de l’État. Alain Peyrefitte n’est pas préparé à affronter de telles turbulences qui le laissent sidéré, voire pétrifié. Quant à Louis Joxe, porté au compromis, il en a déjà tellement vu depuis novembre 1942 que rien ne l’affole.
Dès le 11 mai, Georges Pompidou reprend directement les choses en main. Ayant atterri à Orly à 19 heures, il a été tenu informé de la situation par Michel Jobert, son directeur de cabinet et les deux hommes qui l’entourent désormais, Édouard Balladur et Jacques Chirac. Éric Roussel, dans son De Gaulle livre un témoignage passionnant et inédit de Louis Joxe qui, ce soir-là, entend Georges Pompidou s’exprimer de façon désobligeante : « Le général n’existe plus, de Gaulle est mort, il n’y a plus rien. » Cette terrible appréciation – elle permet de comprendre la haine à venir entre les deux hommes – est corroborée par Alain Peyrefitte dans C’était de Gaulle. Il affirme que Georges Pompidou lui dit alors : « Vous voyez, le Général n’est plus le même. Il a vieilli. Il n’a plus la même sensibilité aux conséquences des initiatives qu’il prend, à l’impact des propos qu’il tient. » Et qu’il ajoutera plus tard, amer, après ne pas avoir été reconduit en juillet 1968 : « Ne parlez pas au Général de la confiance qu’il doit vous faire. Il n’en fait à personne. »
C’est vers 21 heures qu’un Premier ministre déterminé est reçu à l’Élysée par le président de la République. Il entend préconiser l’inverse de ce qui a été effectué jusqu’alors. Et il arrache à un de Gaulle, passablement usé et dépassé par cette révolte de la jeunesse, un blanc-seing total qui ressemble furieusement à une abdication. Dans son ouvrage Pour rétablir une vérité, Georges Pompidou écrit : « Notre conversation fut brève. J’obtins immédiatement l’accord du président de la République sur mon dispositif. » Il s’agit de la réouverture immédiate de la Sorbonne, de la libération de tous les étudiants emprisonnés sur décision d’une cour d’appel soumise à la pression politique, du retrait partiel des forces de l’ordre du Quartier latin. En fait, comme en septembre 1962, il a dû menacer de démissionner (affirme Alain Peyrefitte à la suite d’une confidence du Général), contraignant de Gaulle à donner un accord contre son gré. Georges Pompidou l’annonce immédiatement à la télévision. Et, de retour à Matignon, décide d’exercer tous les pouvoirs : il remplace à la fois Louis Joxe, Christian Fouchet et Alain Peyrefitte, en profitant même pour assumer le pouvoir économique et financier dévolu à son vieux rival, Michel Debré.
Cependant, cette attitude martiale, peut-être appréciée d’une majorité de Français, ne rencontre guère de succès. Le Premier ministre va subir une succession d’échecs que l’opinion publique oubliera très curieusement. Certes, Pompidou a bien connu le monde des classes préparatoires et des grandes écoles, mais il ignore tout du monde étudiant, mal formé, désabusé et gauchisé, de certaines facultés parisiennes et surtout banlieusardes.
Dès le matin du 13 mai, la Sorbonne est de nouveau occupée alors qu’une grève paralyse certains services publics. L’après-midi même, trois cent mille personnes défilent de la gare de l’Est à Denfert-Rochereau. Les étudiants, emmenés par Daniel Cohn-Bendit, Jacques Sauvageot et Alain Geismar, prennent le pas sur les gros bataillons syndicaux regroupés derrière le cégétiste Georges Séguy et le cédétiste Eugène Descamps. Des politiques, plus effacés, sont également présents autour de Pierre Mendès France, de François Mitterrand, du communiste Waldeck Rochet. Tous réclament le départ du général de Gaulle, et les syndicalistes y ajoutent des revendications professionnelles.
Devant ce déferlement, de Gaulle hésite à partir en Roumanie. Christian Fouchet tente désespérément, à juste titre, de l’en dissuader. Mais Georges Pompidou est de l’avis inverse, avec le soutien de Maurice Couve de Murville. Il l’emporte, sans doute persuadé que la présence de De Gaulle est un obstacle à la grande négociation qui ne manquera pas de s’ouvrir. Le 14 mai, le Général s’envole donc pour Bucarest…
Mais, ce jour-là, la situation se détériore à nouveau avec l’entrée en grève des ouvriers de Sud Aviation (on y fabrique la Caravelle). Le 15 mai, l’occupation de l’Odéon porte un nouveau coup à l’autorité de l’État. Le 16 mai, les unités de production de Renault à Billancourt et à Flins (après celles de Cléon, la veille) sont, à leur tour, touchées par des arrêts de travail. De Gaulle enrage. Il n’y tient plus. Devant le foutoir qui s’installe en France, il écourte son voyage, avec la bénédiction des autorités roumaines. Le 18 mai au soir, à 22 h 30, il est de retour à Paris. Le premier contact avec le Premier ministre est rude et sans concession. Dans son Histoire de la République gaullienne, Pierre Viansson-Ponté écrit que Pompidou lui offre alors sa démission. De Gaulle, furieux, la rejette, donnant au passage une leçon de comportement : on n’abandonne pas son poste dans la tempête. Le rédacteur en chef du Monde rapporte également la colère froide du Général à l’endroit des responsables de l’ordre public : Georges Pompidou, certes, mais plus encore Christian Fouchet, Pierre Messmer, Maurice Grimaud, Georges Gorse (Information), extériorisée le lendemain, 19 mai, un dimanche. « La réforme, oui, la chienlit, non », résume-t-il en une formule absconse que ses exégètes finissent par éclairer. Il s’agit d’un personnage du carnaval de Paris qui, au Moyen Âge, a la réputation d’un vaurien et d’un fauteur de troubles. Le 21 mai, le Conseil des ministres se tient normalement alors que la grève se généralise, sans toutefois être totale. De Gaulle prépare déjà son allocution, jugée décisive, du 24 mai 1968.
Le 22 mai, la motion de censure déposée contre le Premier ministre est repoussée. Mais que signifie ce débat parlementaire, alors que l’économie se disloque et que l’État s’enfonce dans la déliquescence ? Le 23 mai, lors d’un nouveau Conseil des ministres, de Gaulle annonce à ses ministres son projet de référendum sur la réforme de l’Université et sur la participation du personnel à la marche des entreprises. Une discussion sans concession s’engage entre partisans et adversaires du projet gaullien. Georges Pompidou (est-il vraiment loyal ?) le soutient, alors que Georges Gorse et, plus encore, Olivier Guichard recommandent des élections générales. Et non pas de proposer des projets tirés sur la comète !
L’intervention de De Gaulle, le 24 mai, se révèle un formidable fiasco. En effet, les mots tombent à plat, évoquant des réformes à long terme et complexes alors que la maison France est en feu. Le lecteur en jugera lui-même :
« Compte tenu de la situation tout à fait exceptionnelle où nous sommes, j’ai donc, sur la proposition du Gouvernement, décidé de soumettre aux suffrages de la nation un projet de loi par lequel je lui demande de donner à l’État, et d’abord à son chef, un mandat pour la rénovation.
Reconstruire l’Université en fonction, non pas de ses séculaires habitudes mais des besoins réels de l’évolution du pays et des débouchés effectifs de la jeunesse étudiante dans la société moderne.
Adapter notre économie, non pas à telles ou telles catégories d’intérêts particuliers, mais aux nécessités nationales et internationales du présent, en améliorant les conditions de vie et de travail du personnel des services publics et des entreprises, en organisant sa participation aux responsabilités professionnelles, en développant la formation des jeunes, en assurant leur emploi, en mettant en œuvre les activités industrielles et agricoles dans le cadre de nos régions. »
Voir le Général vieilli, sans doute dépressif, abandonné par cette magie du verbe qui l’a tant de fois sauvé, serre le cœur de tous ses proches. Ces mots, inadaptés à la vague de fond libertaire qui secoue une partie de la société française, n’ouvrent aucune perspective rapide et claire. Ils n’éveillent que sarcasmes et incompréhensions. Le chef a bien vieilli, il est temps de tourner la page, pense le pays, y compris nombre de ceux qui le soutenaient.
Dans la nuit du 24 au 25 mai, la réponse fuse : des manifestants traversent la Seine, gagnent les beaux quartiers, vont jusqu’à tenter de mettre le feu à la Bourse, symbole honni du capitalisme.
Le Général se sait, désormais, mis en cause personnellement par l’opinion. Il en souffre terriblement.
Georges Pompidou reprend le manche, imposant à un de Gaulle désemparé, une seconde fois, sa volonté. Il dirige la négociation avec les syndicats au cours d’un rendez-vous convenu, semble-t-il, depuis le 23 mai, pour désamorcer la crise sociale et remettre la France au travail. Durant le week-end (25 et 26 mai), Georges Pompidou, entouré de Jean-Marcel Jeanneney, de Jacques Chirac et d’Édouard Balladur, négocie avec la CGT (Benoît Frachon, Georges Séguy et Henri Krasucki), la CFDT (Eugène Descamps), Force Ouvrière (André Bergeron) et le patronat (Paul Huvelin). Il a reçu carte blanche du général de Gaulle (malgré l’opposition déchirante de Michel Debré).
Enfin, le matin du 27, très tôt, un accord est entériné par la signature de protocoles, rue de Grenelle, au ministère du Travail. Sont adoptées des mesures radicales : 35 % de hausse du Smig, porté à trois francs l’heure, 10 % d’accroissement des salaires (en deux temps), des engagements à négocier sur le temps de travail, sur les rapports salariés-patrons, sur la formation professionnelle, enfin.
Mais, le 27 au matin, des milliers d’ouvriers de la régie Renault, plus de dix mille, rassemblés sur l’île Seguin, rejettent les accords de Grenelle. La CGT s’est laissé manipuler, de nombreux ouvriers gauchistes, extérieurs à la Régie, s’étant mêlés aux syndiqués communistes de l’entreprise.
Le Conseil des ministres tenu le même jour montre un de Gaulle déconcerté, qui trouve pourtant la force de condamner la manifestation autorisée de Charléty.
L’opposition, renforcée par l’échec de la négociation de Grenelle, tente de forcer le destin, le jour même, en emplissant le stade Charléty. Au milieu des étudiants de l’Unef, des adhérents du PSU et des hommes de la CGT, François Mitterrand, Michel Rocard, Pierre Mendès France pensent que le pouvoir est à portée de main. Le 28, à midi, François Mitterrand met les points sur les « i » en annonçant une candidature bien précoce, la sienne, à la présidence de la République. En cas de vacance du pouvoir, prend-il soin de préciser. Et il confirme qu’il a déjà choisi son Premier ministre : Pierre Mendès France.
Face à l’effacement du pouvoir élyséen, Georges Pompidou se prépare à l’affrontement suprême. Il lui faut désormais être en mesure de faire face à tout débordement de la grande manifestation communiste annoncée pour le 29 mai 1968. D’autant que le parti peut être tenté de reprendre en mains la situation sociale après l’échec subi par la CGT. Cependant, la situation ne semble pas vraiment prérévolutionnaire : le nombre des étudiants mobilisés n’est pas considérable, quelques dizaines de milliers, surtout des étudiants en sciences humaines et sociales. S’il faut s’engager pour estimer leur nombre, tel que j’ai pu, témoin direct, à maintes reprises, l’apprécier, il ne dépasse pas 20 à 25 % du total des étudiants.
Et, si environ 45 % de la population active ne peut travailler et donc ne se rend pas sur son lieu de travail, le total des grévistes volontaires ne dépasse très probablement pas le tiers de l’ensemble des travailleurs, selon des informations disponibles au CNPF, sans doute les plus fiables.
Il faut donc arrêter d’écrire bêtement, sans tenir compte des faits, qu’un décalage profond existe entre la population et le pouvoir, entre la jeunesse et de Gaulle (d’autant moins qu’à l’époque, tous les étudiants connaissent parfaitement l’histoire de la Résistance). Ce n’est absolument pas toute la jeunesse, encore moins toute la population qui crie : « Dix ans, ça suffit ! » et « Foutez le camp ! » à de Gaulle. Le nombre de jeunes engagés dans la manifestation du 30 mai et la campagne législative des gaullistes en juin 1968 est impressionnant, avec le résultat que l’on sait. Il démontre que la jeunesse antigaulliste est loin d’être majoritaire.
Sans doute, Georges Pompidou prend-il alors conscience de l’opportunité qui se présente d’assumer le destin du pays. En application de l’article 20 de la Constitution, en accord cette fois avec le président de la République (bien que de Gaulle ait toujours été très réservé sur l’utilisation de la force militaire), il mobilise l’armée. Il dispose, à proximité de Paris, de l’unité de gendarmerie blindée de Satory (Versailles) et d’autres blindés à Rambouillet, à Montlhéry et à Maisons-Laffitte (Yvelines). Cependant, d’autres unités sont mobilisées (et parfois déplacées) comme les parachutistes de Castres et Carcassonne, les fusiliers marins de Toulon, les éléments blindés et motorisés de Verdun. C’est du moins les informations que l’on peut retirer de la lecture de L’Arbre de mai écrit par Édouard Balladur, témoin privilégié de la situation. Et aussi du témoignage direct d’appelés. François Flohic assure que les bâtiments publics parisiens sont alors placés sous la protection de l’armée.