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Traiter les urgences

La crise de 1968 conduit naturellement à réformer l’Université alors qu’il faut, par ailleurs, faire face à un désordre, nouveau, des finances publiques, au travers de l’apparition d’un déficit budgétaire.

La réforme de l’Université, première étape de la révolution participative

Le brio d’Edgar Faure fait merveille. Dès le 19 septembre 1968, la loi d’orientation de l’enseignement supérieur est adoptée par le Conseil des ministres, puis le 12 novembre suivant par l’Assemblée, sans aucun vote contre. Ainsi le sémillant ministre de l’Éducation nationale trouve-t-il une réponse à une crise structurelle, désarmant son opposition. S’étant entouré d’excellents spécialistes comme Michel Alliot, éminent professeur de droit et directeur de son cabinet, et le recteur Gérald Antoine, faisant appel aux réflexions de puissants universitaires comme François Furet, le ministre met en place des universités autonomes. Elles se composent d’Unités d’enseignement et de recherche (UER) gérées par les utilisateurs, c’est-à-dire les professeurs, les personnels administratifs et les étudiants. Pédagogie, diplômes, programmes dépendent ainsi des universités. Quant à la sélection à l’entrée de l’université, elle est bannie. Orientation et contrôle continu des connaissances remplacent les examens. Enfin, les unités de valeur se substituent aux certificats de l’ancienne licence. Si le ministère ne nomme plus les doyens (ils sont élus), il autorise les activités syndicales et les débats politiques au sein de l’Université. S’ajoutent, enfin, des réformes concernant les cours magistraux, la pédagogie, etc.

Ne satisfaisant guère les protestataires du mois de mai, ne mécontentant que les élus les plus conservateurs de l’UDR, la loi a l’immense mérite de permettre le redémarrage des cours. Elle apparaît assez audacieuse, avec son système de participation des acteurs aux décisions clés, même s’il manque encore l’autonomie financière. Ainsi de Gaulle met-il en application un premier pan de sa grande réforme de la participation, comme on l’oublie trop souvent.

Redresser les finances publiques

En grève, la France a dû payer les salaires de la fonction publique, ses importations, secourir ses entreprises nationales (transports, électricité, mines), tout en perdant des ressources fiscales. Des mesures de redressement s’imposent car les réserves en devises ont fondu et les recettes budgétaires ne couvrent plus les dépenses (déficit de près de 13 milliards de francs). Une augmentation des impôts, touchant l’IRPP et les droits de succession, mécontente l’opinion. Mais l’opération « Vérité » exige une coupe dans les dépenses publiques. Il a fallu émettre trop de monnaie sans contrepartie de production, et l’excès de liquidités a réenclenché une inflation supérieure à 5 %.

La devise française se voit menacée, d’autant que la suppression du contrôle des changes entraîne des fuites de capitaux. Les Allemands envisageant une réévaluation du mark, le mois de novembre 1968 voit la spéculation internationale se développer. Il faut clôturer la Bourse puis annoncer une réduction des dépenses de l’État. Alors que la dévaluation du franc paraît acquise, un Conseil des ministres extraordinaire est convoqué pour le 23 novembre, un samedi ! Avant de trancher, le Général consulte les cinq personnes qu’il estime les plus compétentes en matière économique et financière. Jean-Marcel Jeanneney est le premier reçu dans la matinée du samedi. Il s’oppose vigoureusement à une dévaluation humiliante et dangereuse. Edgar Faure est du même avis. Quant à Roger Goetze, l’homme du plan de stabilisation conçu avec Jacques Rueff en 1958, il ne conçoit une révision de la parité du franc que dans un vaste réaménagement monétaire européen. Alain Prate, le conseiller économique et financier du président, un inspecteur général des Finances, y voit une trahison des acquis de mai 1968, la dévaluation relançant l’inflation par l’augmentation du coût des importations et alimentant la valse des étiquettes. Ainsi reprendrait-on les hausses de pouvoir d’achat par une envolée des prix. Laquelle déclencherait de nouvelles revendications salariales.

Finalement, Jean-Marcel Jeanneney sait s’appuyer sur l’avis de Raymond Barre, son ex-directeur de cabinet, en poste à Bruxelles où il occupe désormais la fonction prestigieuse de vice-président de la Commission, pour emporter la décision du Général. Non seulement Raymond Barre rejette une dévaluation à chaud pour des raisons techniques, mais il assure aussi que la France pourra obtenir un prêt européen de 2 milliards de dollars sans dévaluer.

C’est un de Gaulle décidé à repousser toute dévaluation qui laisse Maurice Couve de Murville la rejeter à sa place, après un tour de table ministériel unanime vers 16 heures, le 23 novembre 1968. Jean-Marcel Jeanneney, le premier à s’exprimer, s’y distingue, à nouveau, par sa charge contre toute manipulation monétaire, alors qu’André Malraux sort, à son habitude, un mot d’anthologie : « On ne dévalue pas de Gaulle ! »

Le 24 novembre, de Gaulle fait connaître, à la télévision, sa décision : « C’est pourquoi, tout bien pesé, j’ai, avec le Gouvernement, décidé que nous devons achever de nous reprendre sans recourir à la dévaluation. » Et le Général annonce que le déficit budgétaire « sera ramené à 6 milliards et demi », grâce à la compression des dépenses de fonctionnement des administrations, à la réduction des subventions fournies aux entreprises nationales, et même à la limitation des dépenses d’investissement civiles et militaires (le sacro-saint budget des essais nucléaires du Pacifique est même contraint).

C’est dire combien le Général accorde d’importance à l’enjeu du rétablissement des finances publiques.

Les dernières initiatives diplomatiques

La révélation par le Times du compte rendu d’une conversation entre de Gaulle et l’ambassadeur anglais en France, Christopher Soames, au mois de février 1969, fait scandale, nous le savons. Le Général aurait proposé l’ouverture de pourparlers secrets bilatéraux pour l’entrée de la Grande-Bretagne dans le Marché commun et évoqué un directoire à quatre (avec l’Allemagne et l’Italie).

Par contre, la réception du président américain Richard Nixon, fin février-début mars 1969, peut être considérée comme un succès. Une grande cordialité a prévalu dans les échanges et Nixon a écouté, avec une grande attention, la recommandation de quitter le Vietnam.

Les grandes réformes négligées

Les désordres de mai 1968 sont pris en compte par de Gaulle. Il ne veut pas quitter le pouvoir sans conduire un ultime chambardement qui démontre la permanence de son esprit rebelle. Et aussi, la pertinence de son analyse de la crise de la société. Le 9 septembre 1968, il définit, au cours d’une conférence de presse, trois axes à sa réforme de la participation :

– l’intéressement matériel direct aux résultats obtenus (déjà entrepris en 1965 et 1967) ;

– l’organisation, de par la loi, de l’information régulière de tous sur la situation et les perspectives de l’affaire à laquelle ils apportent leur force de travail ;

– enfin, l’accueil par la direction des propositions que chacun croit utile de formuler pour l’amélioration du fonctionnement de l’entreprise.

De Gaulle entend faire sauter les blocages dans l’entreprise après ceux existant à l’Université.

Intéressement, information régulière, droit de faire des propositions, tels sont les fondements de la réforme que beaucoup rejettent, notamment au CNPF. Il s’agit d’une véritable refonte des relations dans l’entreprise entre le capital et le travail et, de façon plus générale, des rapports sociaux. Une véritable participation des forces vives de la nation à la vie de l’entreprise, et donc au développement économique du pays. Cette révolution participative, de Gaulle va devoir l’abandonner.

Sans doute, Jean-Marcel Jeanneney, le ministre en charge de la Réforme, l’un des plus proches de la pensée du général, est-il l’homme qui parvient à le détourner de cet objectif en raison de la procédure référendaire retenue. Celle-ci ne peut être constitutionnellement utilisée pour un tel objectif. Si bien qu’en décembre 1968, c’est de transformation du Sénat et de développement régional qu’il est question. Que s’est-il donc passé ? Il n’existe guère qu’une réponse satisfaisante : elle s’avère juridique. Ce référendum, auquel de Gaulle songe depuis mai 1968, il n’est pas possible de l’organiser sur une thématique sociale. Peut-être, aussi, en raison de la complexité de cette réforme sociale de grande ampleur, faut-il poursuivre les études avant de rédiger des textes définitifs nécessairement complexes ? Peut-être, aussi, de Gaulle est-il inquiet de voir les patrons vent debout contre son projet de réforme, et conscient que la classe ouvrière préfère des hausses de salaires à des droits nouveaux ?

Ne vaut-il pas mieux, dès lors, demeurer sur des terres mieux repérées ? Au fond, de Gaulle ne cherche-t-il pas d’abord une relégitimation de son pouvoir, ébranlé par une contestation du monde du travail et de la jeunesse ?

Les causes de la future défaite

En cette fin d’année 1968, le général de Gaulle n’a ni tout à fait confirmé sa décision de recourir à un référendum, ni tout à fait perdu d’avance un éventuel référendum.

Cependant, quelques événements vont favoriser une défaite qui n’était nullement inéluctable. L’invasion de la Tchécoslovaquie ruine la politique d’ouverture à l’Est et, donc, de détente que de Gaulle incarne. Lorsqu’Israël envoie un commando détruire la flotte aérienne civile libanaise sur l’aéroport de Beyrouth, il n’ignore nullement qu’il s’attaque ainsi directement au plus proche allié de la France au Levant. La réaction, immédiate, sans concertation, du Général est de décréter l’embargo sur toutes les ventes d’armes à destination de l’État hébreu. Cette brutalité à l’égard des Israéliens choque gravement, une seconde fois, des Français qui n’avaient guère apprécié la modération de la France face à l’invasion de Prague par les chars soviétiques. En cette occasion, le général de Gaulle perd le vote juif (une population de près de six cent mille âmes), d’autant qu’il n’a pu se retenir d’un commentaire désobligeant concernant l’influence de l’État juif sur les milieux français de l’information.

S’ajoute enfin la difficile rencontre entre de Gaulle et le chancelier allemand Kiesinger, fin septembre. De Gaulle lui reproche, désormais, sa politique à l’Est, l’estimant même en partie responsable de la crise tchèque… Là encore, le bilan, plutôt favorable, de l’union franco-allemande apparaît en partie remis en cause.

Bien sûr, les sénateurs s’agitent en province contre la réforme projetée du Sénat, utilisant toute leur influence auprès des élus locaux. Mais cet impact n’est pas véritablement décisif quant au résultat du référendum. L’affaire Markovic et ses conséquences sur les relations personnelles entre Pompidou et de Gaulle, de même que le changement d’attitude de Valéry Giscard d’Estaing, vont porter un coup décisif au Général. Il ne s’en remettra pas.

Encore que l’on ne peut manquer d’être en concordance avec René Brouillet sur la cause essentielle de cet échec électoral : une rédaction trop complexe du texte référendaire, due à Jean-Marcel Jeanneney. À vouloir trop bien faire, ce gaulliste pur et dur a accouché d’un texte trop compliqué et manquant de logique, voire de rationalité quant au lien entre les deux questions.

Un projet plus vaste

Ayant tranché en fin d’année pour la procédure du référendum, qu’il considère comme un nouveau pacte entre lui-même et le peuple français – la victoire législative de juin est d’abord celle de Pompidou –, de Gaulle entend défendre une politique d’ouverture. Après la réforme des universités, c’est l’État jacobin qu’il faut défaire, en donnant des pouvoirs à des régions devenues actrices de leur développement. Cette démarche girondine doit permettre de réduire cet excès de centralisation tant de l’exécutif que de la capitale. Des régions sont créées, administrées par des conseils régionaux représentant les élus nationaux et locaux, ainsi que les organisations professionnelles, syndicales et commerciales. La réforme régionale s’accompagne de celle du Sénat, à qui tout rôle politique est retiré. Il aura la fonction d’un « super conseil régional », d’un grand conseil économique et social (avec lequel il fusionnera), sous la forme d’une assemblée désormais en charge de la représentation régionale des collectivités et des organismes incarnant les forces vives, économiques et sociales, du pays.

En posant une seule question, de Gaulle met les Français mal à l’aise. Une majorité est favorable à la réforme régionale qui va dans le sens de l’affirmation des territoires, sans approuver le mauvais sort fait au Sénat. Curieux, cette volonté de se défaire d’une chambre d’opposition qui n’a jamais eu le dernier mot en politique intérieure ! Cette forme de règlement de comptes n’est jugée ni claire ni loyale. Mais ce sont surtout les politiques qui prennent parti contre la réforme du Sénat. Et, au premier chef, les sénateurs. Leur nouveau président, Alain Poher n’est pas le dernier à rejeter la réforme avec la plus grande virulence. Le ministre Jean-Marcel Jeanneney se souviendra longtemps du combat homérique qu’il lui a fallu soutenir en présentant son texte devant les sénateurs. Sur le fond, l’idée d’un pouvoir exécutif fort face à une assemblée unique n’est nulle part reproduite dans le monde occidental.

En pariant ainsi sur un référendum, le chef de l’État court un risque d’autant plus considérable que les questions sont mal posées et qu’il faut réunir une majorité de votes, qui n’a pas été obtenue en juin, en des circonstances exceptionnellement favorables, aux législatives (48 % au premier tour).

Certains ministres tentent, en vain, de raisonner le Général pour qu’il renonce. D’autres suggèrent de poser deux questions, sans les lier, en sachant que la réforme régionale sera largement approuvée…

Aussi de Gaulle tâte-t-il le terrain avec un déplacement en Bretagne, terre de tradition, de Brest à Rennes, puis le 2 février 1969 à Quimper, où il prononce un discours annonçant le référendum pour le printemps à venir. L’accueil est mitigé. Le Conseil des ministres du 19 février en arrête pourtant la date : le 27 avril suivant.

Ils sont plusieurs proches à tenter de persuader le Général de ne pas lier son sort au résultat d’un référendum somme toute très technique. Et de Gaulle lui-même, moins sûr de lui, se demande s’il ne doit pas reculer la date de la consultation. Selon le témoignage de François Flohic, il interroge même Roger Frey. Finalement, par désir de ne pas perdre la face, il renonce.

De Gaulle joue son va-tout le 11 mars dans une allocution télévisée puis le 10 avril à l’occasion d’un entretien, également retransmis à la télévision, avec Michel Droit. En mars 1969, de Gaulle, constatant la reprise économique, le succès de la réforme universitaire, envisageant une réforme sur l’information des salariés dans l’entreprise, présente la transformation régionale et celle d’un Sénat rénové comme « faisant un tout ». Mais il n’annonce pas sa démission en cas de rejet du texte référendaire. En avril, après avoir défendu l’opportunité du référendum en réponse à une question de Michel Droit qui en doute, il justifie l’emploi de l’article 11, démontre la grande révolution qu’entraîne une régionalisation disposant de moyens humains et financiers (s’agit-il d’une décentralisation ou d’une simple déconcentration, on l’ignore), et n’oublie nullement d’annoncer qu’une loi est en préparation « organisant la participation du personnel à la marche des entreprises ».

Enfin, il engage sa responsabilité devant le pays : « De la réponse que fera le pays à ce que je lui demande va dépendre évidemment, soit la continuation de mon mandat, soit aussitôt mon départ. »

C’est une réforme de grande ampleur que de Gaulle entend conduire pour moderniser une France qui a manifesté son souhait d’ouverture au printemps 1968. Une France qui s’est libérée du souvenir de la guerre et a manifesté un désir de plus grande solidarité et de plus grande association aux décisions concernant son avenir. L’idée clé du Général est celle du dépassement du souci individuel, du besoin strictement personnel pour créer des solidarités participatives : à l’Université, entre étudiants et enseignants, dans l’entreprise, entre salariés et dirigeants, dans les régions, en rapprochant les populations de leurs élus territoriaux, de leurs syndicats, de leurs représentants associatifs. Cette résolution de rétablir une volonté du vivre-ensemble dans le dialogue plutôt que dans la confrontation est, à l’évidence, essentielle. Il faut une foi collective pour que le pays avance. D’où le recours au référendum qui rend la parole au peuple, pour faire avancer les choses.

Contrairement à ce que pourrait suggérer une analyse superficielle, le général de Gaulle entend bien réformer de façon fondamentale en 1969 pour tenir compte des leçons de mai 1968. Et solidifier la Ve République en interdisant ainsi le retour au régime dévalorisé des partis, qui divise le pays, mais aussi en tentant de briser les fiefs du conservatisme à l’Université, au Sénat, au CNPF, au ministère des Finances et dans d’autres administrations.

La détérioration des relations avec Pompidou

Le 9 septembre 1968, interrogé lors d’une conférence de presse, de Gaulle répond à une question posée sur le remplacement de Georges Pompidou : « Après avoir fait tout ce qu’il a fait au cours de six ans et demi de fonction – durée qui n’a aucun précédent depuis quatre générations –, montré, au cours de la secousse de mai-juin, une exemplaire et salutaire solidité et contribué si bien au succès national des élections, il était bon qu’il fût, sans aller jusqu’à l’épuisement, placé en réserve de la République. C’est ce qu’il souhaitait. C’est ce que j’ai décidé, en l’invitant, comme on sait, à se préparer à tout mandat qu’un jour la nation pourrait lui confier. »

Compte tenu de la distanciation provoquée par la crise de mai 1968, Georges Pompidou ne peut espérer une déclaration objectivement plus favorable. Prudent, l’ancien Premier ministre se tient à l’écart de la vie politique, non sans vivement critiquer l’action du gouvernement et du chef de l’État. Dans son ouvrage Les Espaces imaginaires, Claude Mauriac, devenu un proche de Georges Pompidou, rapporte des propos d’une grande dureté, même s’ils tiennent parfois du café du commerce, comme cette saillie sur le risque d’une invasion russe.

L’affaire Markovic, qui éclate début octobre 1968, va provoquer une véritable rupture entre Georges Pompidou et Charles de Gaulle et, il semble tout de même difficile de le nier, largement participer à la défaite du Général au référendum d’avril 1969. La découverte, le 1er octobre 1968, dans une décharge publique à Élancourt (Yvelines), du cadavre de Stefan Markovic, ancien garde du corps d’Alain Delon, débouche très vite sur une affaire d’État. La rumeur court que Stefan Markovic, un Yougoslave servant d’homme à tout faire à l’acteur, connu pour jouer aux courses, au poker et surtout pratiquer le shooting photo lors des soirées de la jet-set, et plus encore le chantage aux clichés compromettants, en savait trop. Et que, se sentant menacé, il aurait adressé, à son frère Alexander, une lettre dénonçant ses assassins prétendus, Alain Delon et François Marcantoni. Un autre voyou yougoslave détenu en prison, Boriboj Ackow – on mesure la qualité du témoignage –, prétend par courrier adressé au juge d’instruction que Markovic détient des photos compromettantes. Le journal Minute du 17 octobre évoque une soirée libertine à laquelle la femme d’un homme politique très en vue se serait trouvée mêlée, un soir d’été 1966. Le nom de Mme Pompidou est prononcé. Des clichés grossièrement falsifiés circulent. La lettre de Boriboj Ackow, personnage illettré, dénonçant les faits, est écrite dans un français parfait. À l’évidence, un faux grossier. D’ailleurs, Boriboj Ackow se rétracte : il ne prétend plus avoir vu Mme Pompidou…

C’est à son retour de vacances dans le Tarn que Georges Pompidou est mis au courant du scandale par son dévoué collaborateur, Jean-Luc Laval.

Le général de Gaulle ne soutient guère son ancien Premier ministre et aurait même tenu des propos désobligeants sur la façon de vivre des Pompidou. Le Monde du 16 juillet 2006 rapporte que de Gaulle aurait déclaré en privé, en une formule cinglante : « À trop vouloir dîner en ville dans le Tout-Paris comme aiment le faire les Pompidou et à fréquenter trop de monde et de demi-monde, il ne faut pas s’étonner d’y rencontrer tout et n’importe qui. » Certes, informé le 1er novembre 1968, de Gaulle fait prévenir Georges Pompidou (sans téléphoner lui-même), mais il n’interrompt nullement le cours de l’enquête. René Capitant, le garde des Sceaux, savoure avec délectation cette revanche qui lui est ainsi offerte. Ni Maurice Couve de Murville ni Raymond Marcellin (pourtant un proche de Pompidou) ne lèvent le petit doigt. De cette neutralité de l’Élysée, Georges Pompidou retire une profonde déception, et plus encore, quelque chose qui ressemble à de la haine. Dans son ouvrage Pour rétablir une vérité, l’ancien Premier ministre raconte les deux entretiens confidentiels, fort peu aimables, que le Général lui accorde, à sa demande. Georges Pompidou est presque brutal lors du premier, soulignant : « Ni place Vendôme chez M. Capitant, ni à Matignon chez M. Couve de Murville, ni à l’Élysée, il n’y a eu la moindre réaction d’homme d’honneur. » Au cours du second, en présence de Bernard Tricot, il apporte, suite à sa propre enquête, la preuve de la machination ourdie contre son épouse. Alors seulement, de Gaulle contraint René Capitant à réorienter l’enquête vers le ou les assassins de Markovic, qui ne seront jamais découverts.

Le 3 janvier 1969, Georges Pompidou écrit au général de Gaulle : il reçoit une réponse qu’il cite dans son ouvrage. Elle tente de rétablir les liens avec lui, de Gaulle parlant de « ragots, grotesques et infâmes ». Mais l’affinité est désormais brisée car l’ancien Premier ministre n’a pas supporté que l’on salisse son épouse, qu’il aime profondément. Le 9 janvier 1969, Pompidou est, cette fois officiellement, reçu à l’Élysée. Il confirme l’innocence de son épouse et ses soupçons sur l’origine des fuites, créées de toutes pièces. Il pense à des officines gaullistes proches du Sdece (Service de documentation extérieure et de contre-espionnage).

La riposte de Georges Pompidou vient le 17 janvier 1969, à Rome, où il rencontre Fanfani, le Premier ministre italien, et le pape, au Vatican, en audience privée. Recevant des journalistes français dans son hôtel, il répond de façon assez irrévérencieuse à la question qui lui est posée, « Seriez-vous, à l’occasion, candidat à la présidence de la République ? » : « La question pour l’heure ne se pose pas, mais si le général de Gaulle se retirait, il va de soi que je serais candidat. »

La flèche décochée par Georges Pompidou atteint parfaitement sa cible. Un communiqué brutal, publié à l’issue du Conseil des ministres du 20 janvier 1969, rappelle que le Général « a été réélu pour sept années et qu’il a le devoir et l’intention de remplir son mandat jusqu’à son terme ».

Pompidou récidive au mois de février, le 13, plus candidat que jamais. Répondant à une question de la télévision suisse romande : « Comment voyez-vous votre avenir politique ? », il lâche : « Je n’ai pas d’avenir politique au sens où vous l’entendez. J’aurai, peut-être et si Dieu le veut, un destin national. »

Le 12 mars suivant, les Pompidou sont invités à dîner à l’Élysée avec les Debré. Si l’on en croit les témoignages écrits de Georges Pompidou et de Michel Jobert (Mémoires d’avenir), l’atmosphère est pesante et la soirée ne se prolonge guère. Le Général estime pourtant avoir fait le geste officiel qui innocente totalement les Pompidou. Jamais plus les deux hommes ne se reverront.

L’affaire aura des prolongements au-delà de l’accession de Pompidou à la présidence de la République. En septembre 1969, une nouvelle rumeur va circuler, attestant la présence de Mme Pompidou sur une photo libertine, la mettant en scène dans une position largement équivoque. Après enquête, la vérité est bien différente. Aux dires de Lucien Aimé-Blanc dans son ouvrage L’Indic et le Commissaire, la grande blonde en question (qui ressemble vaguement à l’épouse du Président) serait une prostituée notoire du boulevard Pereire. L’auteur n’hésite pas à incriminer les hommes du groupe Bison, placé sous la responsabilité de Jacques Foccart, un service du Sdece. Il écrit : « Ils ont carrément volé la Porsche de Roland Dumas, l’avocat de la famille Markovic. Lorsqu’elle est retrouvée, grâce à un coup de fil anonyme, les gardiens de la paix, en fouillant dans le coffre, découvrent une enveloppe contenant plusieurs exemplaires de la même photo… » La manipulation politique est évidente. L’inspecteur de police de la première brigade mobile, Michel Bétrémieux, affirme dans un courrier expédié à Me Jacques Isorni (l’avocat de Marcantoni) en avril 1970, que des services ont clairement reçu l’ordre de salir le nom de Georges Pompidou dans une sombre histoire de mœurs. Le président Pompidou a toujours assuré qu’il n’oublierait rien. D’après Michel Jobert, son ministre, Georges Pompidou a écrit sur une feuille de papier, conservée sur lui, une liste de toutes les personnes qui « avaient piétiné son honneur ».

Le rapprochement tenté entre les deux hommes au mois de mars 1969 s’est avéré beaucoup trop tardif. Désormais, de Gaulle et Georges Pompidou sont en compétition. En cas de défaite du Général au référendum, l’opinion sait que Georges Pompidou se tient prêt et qu’il existe donc une alternative crédible.

Pompidou s’exprime peu sur le référendum : il accomplit le minimum, assurant à la télévision, le 24 avril, qu’il votera « oui »… par fidélité. Mais il se refuse, raconte Jean Charbonnel dans son livre L’Aventure de la fidélité, à la suite d’une démarche ultime tentée par des gaullistes, à effectuer une déclaration assurant qu’il ne posera pas sa candidature à la présidentielle en cas de défaite du général de Gaulle.

Comment ne pas achever ce court passage sans reprendre quelques extraits des Mémoires d’espoir (tome 2) où, sans doute à la fin de l’été 1970, de Gaulle décrit sa relation avec Georges Pompidou. Manifestement les aigreurs de mai 1968, de l’affaire Markovic et du référendum de 1969 ont en partie disparu. On en revient au fondamental de leur choix réciproque. Et c’est une prose sereine, subtile et remarquable qui honore l’ancien Premier ministre que l’on découvre : « Georges Pompidou m’a paru capable de mener l’affaire à mes côtés. Ayant éprouvé depuis longtemps sa valeur et son attachement, j’entends maintenant qu’il traite, comme Premier ministre, les questions multiples et complexes que la période qui s’ouvre va nécessairement poser. En effet, bien que son intelligence et sa culture le mettent à la hauteur de toutes les idées, il est porté, par nature, à considérer surtout le côté pratique des choses… Il incline vers les attitudes prudentes et les démarches réservées… Voilà donc que ce néophyte du forum, inconnu de l’opinion jusque dans la cinquantaine, se voit, soudain, de mon fait et sans l’avoir cherché, investi d’une charge illimitée… Mais, pour sa chance, il trouve au sommet de l’État un appui cordial et vigoureux, au gouvernement des ministres… qui ne lui ménagent pas leur concours… Ainsi couvert par le haut et étayé par le bas, mais en outre confiant en lui-même, à travers sa circonspection, il se saisit des problèmes en usant, suivant l’occasion, de la faculté de comprendre et de la tendance à douter, du talent d’exposer et du goût de se taire, du désir de résoudre et de l’art de temporiser… Tel que je suis et tel qu’il est, j’ai mis Pompidou en fonction afin qu’il m’assiste au cours d’une phase déterminée. Les circonstances pèseront assez lourd pour que je l’y maintienne plus longtemps qu’aucun chef de gouvernement ne l’est resté depuis un siècle. » Du pur Saint-Simon ! Y compris le style aristocratique avec ses condescendances…

Mais ne nous y trompons pas, la rupture avec Georges Pompidou est définitive. Il n’est que de lire Jean-Martin d’Escrienne qui rapporte dans un ouvrage, déjà plusieurs fois cité, un dialogue tardif avec de Gaulle quant à un possible rendez-vous avec Georges Pompidou : « Si jamais on vous pose la question, vous pourrez répondre que le Général et Georges Pompidou ne se rencontreront ni à Colombey, ni ailleurs ! S’il me revoit un jour, ce sera sur mon lit de mort, peut-être. » Au fond, jamais de Gaulle n’a pardonné à Georges Pompidou de l’avoir marginalisé entre le 11 et le 28 mai 1968.

Le « non mais » de Giscard d’Estaing

Le 14 avril 1969, Valéry Giscard d’Estaing annonce qu’« avec regret mais avec certitude, il ne pourra voter oui ». Les Républicains indépendants contrôlant environ 5 à 6 % de l’électorat (certains disent 10 %, mais cela nous semble excessif), c’est l’évidence que leur défaut va entraîner la défaite du Général. D’autant que, le lendemain, Jacques Duhamel annonce l’opposition des centristes. De Gaulle le sait et ne se fait désormais plus aucune illusion. Aussi, lors de son ultime Conseil des ministres du 23 avril 1969, quatre jours avant le référendum, le Général tente-t-il de donner le change en conviant les ministres et secrétaires d’État au mercredi suivant. Et d’ajouter, avec bravoure : « S’il n’en était pas ainsi, un chapitre de l’Histoire de France serait terminé. »