44
Le référendum perdu du 27 avril 1969

De Gaulle sait qu’il va perdre ce référendum de la dernière chance. Il fait déménager ses archives par Jacques Foccart, dès le mercredi 23 avril. Sa dernière allocution, le vendredi 25 avril à 20 heures, le Général la prononce par devoir. Est-ce son ton, désabusé, est-ce le contenu, peu convaincant (l’enjeu régional, notamment, est mal présenté : ni les ressources ni les pouvoirs nouveaux des régions ne sont détaillés, ou pour le moins affichés), elle ne modifie pas le vote des Français. Dès 20 heures, à partir des résultats des bureaux test, le verdict ne fait aucun doute. Sa confirmation intervient une heure plus tard : Bernard Tricot annonce alors un « non » à 53 % et un « oui » à 47 %. La participation, fort élevée, à 80 %, donne du sens au scrutin.

Un échec garanti

Vers 23 heures, Bernard Tricot remet à Maurice Couve de Murville la lettre préparée par de Gaulle : elle les remercie, avec une extrême élégance, lui et ses ministres, « de leur distinction et de leur dévouement ». Et les assure de sa « profonde estime » et de son « cordial attachement ».

À 0 h 10, le 28 avril 1969, l’Agence France-Presse diffuse le communiqué que le Général a rédigé par avance : « Je cesse d’exercer mes fonctions de président de la République. Cette décision prend effet aujourd’hui à midi. »

Ainsi de Gaulle s’applique-t-il la règle démocratique la plus exigeante qu’il a lui-même fixée dans son rapport avec les Français. Toute consultation du peuple recevant une réponse négative constitue une rupture du lien de confiance précédemment établi. Une belle leçon de démocratie, que plusieurs de ses successeurs seront bien loin de suivre.

Bien sûr que de Gaulle est soucieux, comme tous les hommes d’État, de réussir sa sortie. L’opportunité d’un référendum raté est exceptionnelle.

Jours de souffrance à La Boisserie

Lundi matin, demeuré à La Boisserie, de Gaulle accueille un seul visiteur, Jacques Vendroux. Lequel, par amitié pour son beau-frère, vient de démissionner de la présidence de la Commission des Affaires étrangères à l’Assemblée nationale. De Gaulle le dissuade d’abandonner son mandat de parlementaire. Dans son ouvrage, Mort du général de Gaulle, Jean Mauriac témoigne du dernier mot échangé ce matin-là entre de Gaulle et Jacques Vendroux : « Je n’ai plus rien à faire avec eux, ils me sont étrangers. »

Ces propos témoignent de la blessure profonde ressentie par cette double ingratitude des Français à son endroit, en mai 1968 tout d’abord, puis de nouveau en avril 1969. De Gaulle songe-t-il encore à vivre ? Il convient de fuir, bien vite, la campagne présidentielle qui s’annonce et à laquelle il ne souhaite, en aucun cas, participer. Cette France pompidolienne conservatrice et conciliatrice qui s’annonce lui fait horreur. Pour éviter toute interview, il doit choisir un exil provisoire à l’étranger.

Il lui faudra plusieurs mois pour dépasser l’événement et parvenir à retrouver son sens de l’humour. François Goguel, qui devait s’occuper de la publication des Discours et Messages, l’entend alors déclarer, goguenard : « Le 27 avril, tout de même, pour voter oui, il fallait être vraiment gaulliste. »

Bernard Tricot, très ému selon François Flohic (Souvenirs d’outre-Gaulle), est le premier visiteur non familial, dès le mardi 29 avril. De Gaulle charge ensuite son ancien directeur de cabinet, Xavier de la Chevalerie, d’annoncer à qui de droit qu’il refuse la retraite d’ancien président de la République et se contente de celle de général de brigade. Il refuse également son traitement de membre de droit du Conseil constitutionnel. Cette droiture inhabituelle ne sera pas sans conséquence pour son épouse, après son décès. Yvonne de Gaulle devra se contenter d’une demi-solde de général deux étoiles. Pas facile d’entretenir La Boisserie avec un revenu si modeste ! D’autant que ses droits d’auteur sont intégralement reversés à la Fondation Anne de Gaulle. Toutefois, le Général conserve un local parisien pour son secrétariat, avenue de Breteuil : il ne s’y rend jamais.

Le 1er mai, Jacques Foccart vient chercher la réponse de l’ancien président de la République au message que Georges Pompidou lui a adressé dès le 28 avril pour lui faire part de sa candidature. La réponse de Charles de Gaulle est nette mais ne cache pas le ressentiment du vieil homme : « J’approuve votre candidature… Sans doute eût-il mieux valu que vous ne l’ayez pas annoncée plusieurs semaines à l’avance, ce qui a fait perdre certaines voix au oui, vous en fera perdre quelques-unes à vous-même et surtout, pourra vous gêner un peu dans votre personnage, si vous êtes élu… J’espère donc votre succès et je pense que vous l’obtiendrez… En particulier, votre lettre du 28 avril et ma réponse d’aujourd’hui resteront entre nous… »

Georges Pompidou, qui l’a reprise dans Pour rétablir une vérité, doit bien s’en contenter. Le Général n’entend, en aucun cas, interférer dans une campagne qui ne le concerne plus. Ce qui ne signifie nullement qu’il n’en suive pas les épisodes. Imaginez de Gaulle n’être point préoccupé du devenir de la nation française !

Certes satisfait d’avoir lui-même décidé, une fois de plus, de son destin, de Gaulle ne peut s’empêcher de penser que vient de triompher la France vichyssoise décadente et malléable, celle aveuglée par l’Algérie française, celle des patrons qui refusent la participation, celle peureuse des bourgeois de juin 1968 qui lui a donné une Chambre introuvable puis vient de l’abattre. Avoir réussi sa sortie est, bien sûr, une grande satisfaction pour ce personnage historique. Il lui faut désormais prendre date face à son propre destin, en poursuivant l’écriture de ses Mémoires.

Nul ne doit penser que le Général, dont nous avons sans cesse croisé les fragilités psychologiques, ne souffre pas du désaveu infligé par le peuple français. Après tout, depuis 1940, durant vingt-neuf longues années, il a consacré son énergie à cette France qui lui signifie son congé. Cette « trahison » ne peut que lui porter un coup fatal. En sa soixante-dix-neuvième année, peut-il encore supporter un tel choc ? Malgré sa mauvaise vue, il est décidé à reprendre la plume et entreprendre les Mémoires d’espoir. Certes, elles ne seront pas de la même encre que les Mémoires de guerre. Il y manque parfois de l’émotion, de la grandeur, de la vigueur. Encore que certains passages soient absolument remarquables, comme la description de sa relation avec Georges Pompidou, en partie reproduite dans cet ouvrage. Le premier tome paraît peu avant sa mort, sa famille autorisant, post mortem, la publication des pages achevées du second tome.