D’abord il y a la France, de Gaulle le sait et l’affirme : « Toute ma vie, je me suis fait une certaine idée de la France. Le sentiment me l’inspire autant que la raison. » Et puis, il y a l’armée, « une des plus grandes choses du monde ». Enfin, il y a le peuple, celui qu’il a vu combattre dans les tranchées en 1914-1916, c’est-à-dire celui qui aime sa patrie et va jusqu’à l’ultime sacrifice. De Gaulle n’est en rien un homme d’argent et n’appartient pas à la caste des gens fortunés. Et il est juste d’écrire qu’il éprouve même une certaine dose – nous mesurons notre propos – de mépris pour l’argent. Il vit modestement et s’intéresse au sort du travailleur, à sa motivation, à son intéressement financier, à sa participation aux décisions. Il est soucieux du partage social, comme le démontrent les grandes ordonnances adoptées en 1944-1945 et, plus tard, les lois d’intéressement de la Ve République.
Ce n’est pas non plus un idéologue : la nation l’emporte sur l’idéologie. Il distingue soigneusement le régime communiste d’URSS de la Russie éternelle kiévienne, moscovite et pétersbourgeoise. Son attachement pour la démocratie est avéré au point de mettre en œuvre un départ à nul autre pareil. Il veut une démocratie où seul le peuple tranche. Et où la légitimité prend le pas sur la légalité.
À l’évidence, rien n’aurait été possible sans l’exceptionnel courage physique déployé tout au long de sa vie. Et sans cette capacité exceptionnelle à dépasser tous les obstacles dressés sur sa route par ses ennemis, certes germaniques, mais presque tout autant anglais et américains. Quatre grands combats façonnent sa vie : celui de la France libre, celui de la France libérée, celui de la France encalminée dans le désastre colonial, enfin, l’ultime, celui de la fondation d’une République apte à assurer la grandeur de la France par ses institutions, son économie, son armée et sa diplomatie.
D’immenses souffrances physiques et des douleurs morales tout aussi intenses forgent la personnalité de Charles de Gaulle et nul ne peut prétendre comprendre l’homme et ses initiatives politiques s’il n’en prend pas la mesure. Cette suite continue d’épreuves en fait un homme plus sensible et moins équilibré qu’on ne le pense. Sa vie ne lui permet guère, en effet, de s’éloigner de son humaine condition. Il doit, toujours, jusqu’à la fin, dominer une santé fragilisée et dépasser les déchirements les plus cruels : sa fille gravement handicapée, ses proches déportés, les haines conjuguées de Churchill et de Roosevelt, la jeunesse en partie soulevée contre lui en 1968, ses amis décédés avant son grand départ…
Pour parvenir à ses fins, de Gaulle est capable des manœuvres les plus recherchées. Ses colères homériques, ses coups de bluff, ses outrances, ses dissimulations, ses manipulations comme durant toute la Seconde Guerre mondiale et, même, sa menace de coup d’État militaire en 1958 (combien plus habile que le 18 Brumaire de Bonaparte) nous le rappellent. Sans oublier le détachement affiché pour cette Résistance intérieure (les Compagnons de la Libération sont pour les trois quarts des membres de la France libre) qui lui permet pourtant de triompher des Anglo-Saxons et qu’il cherche immédiatement à briser, dès l’automne 1944, avec un grand succès.
Si Philippe Pétain se prétend le bouclier des Français, de Gaulle en constitue le paratonnerre. Il se positionne au-dessus des autres, attirant la foudre comme le chêne dominant de la forêt. Cette forêt est peuplée des militaires aveugles de l’entre-deux-guerres, des Anglo-Saxons chassant en meute derrière Churchill et Roosevelt contre les élans de la France libre, des hommes de la IVe République souhaitant l’échec de la Ve, des haines politiques individuelles excessives (songeons à François Mitterrand et Gaston Monnerville) ; enfin, de l’hostilité passionnelle des partisans de l’Algérie française comme Jacques Soustelle, Georges Bidault, Raoul Salan…
Guidé par son amour de la patrie, Charles de Gaulle est persuadé de la vocation mondiale de la France. Elle occupe un espace planétaire avec ses Dom-Tom et ses autres confettis territoriaux maritimes, elle anime une véritable Communauté africaine noire, elle est légitime au Moyen-Orient en raison de ses antiques relations libano-syriennes, elle soutient la résurrection francophone du Québec en pleine Amérique du Nord, elle tente de réaffirmer sa présence en Asie du Sud-Est après le double échec de 1947 et de 1954. Enfin, puissance nucléaire (l’une des cinq), elle entend interférer dans le débat mondial et défier le condominium russo-américain.
Le sens du combat gaullien est celui de la lutte contre le déclin, pour l’ambition, le réveil, le renouveau, en un mot, la vigueur de la nation. L’épopée du 18 juin 1940 s’achève au sein de cette foule immense de fin août 1944 sur les Champs-Élysées qui acclame le Sauveur du pays. Quant à l’incroyable retour de juin 1958, il prend toute sa mesure dans le vote triomphal de l’élection du président au suffrage universel qui met fin au régime des partis au profit d’un exécutif renforcé. La première explosion nucléaire de 1960 rend à la France son rang de grande puissance, délestée d’une guerre d’Algérie impitoyable après quatre années d’efforts, mi-1962. Alors que l’union douanière achevée le 1er juillet 1968 entre les Six du Marché commun, trace une vraie perspective d’unité européenne…
Devenu président du Conseil en 1944, de Gaulle fait voter les grandes ordonnances sociales qui font de la France un État-providence plus juste et plus solidaire, dans la grande tradition trans-sociale de la Résistance. En 1958, de Gaulle prend de nouveau la France à plein bras, façonnant sa destinée avec une claire vision de l’avenir. Il la hisse, ainsi, au troisième ou quatrième rang dans le monde, grâce à un brillant rétablissement économique et financier. Et cela, en raison de la fixation de priorités de développement tracées dans le cadre d’une planification souple, comme pour le nucléaire civil et militaire, l’aéronautique, la téléphonie, le spatial, l’informatique, les rubans autoroutiers, la sidérurgie… La réalisation, largement entamée, de tous ces grands desseins permet à de Gaulle de transmettre à Georges Pompidou une France puissante et partout respectée dans le monde.
Peut-être faut-il rechercher l’ultime leçon du gaullisme dans la force de l’État. L’État est le seul garant de la tranquillité des peuples. De Gaulle ne cède jamais à la facilité lorsque l’essentiel se trouve en jeu. La rupture avec Georges Pompidou, déjà esquissée, se confirme, on le sait, avec l’évacuation de la Sorbonne et les largesses des accords de Grenelle. Le frottement final entre les deux hommes, sur la participation, plus aigu qu’on ne le pense généralement, a du sens. Il exprime deux visions différentes de la société : l’une conservatrice, celle de Georges Pompidou et l’autre agitée par le mouvement, celle de De Gaulle. D’ailleurs, d’une certaine façon, Jacques Chaban-Delmas, héritier du Général, achèvera l’œuvre gaulliste avec la promotion de sa Nouvelle Société, ce qui entraînera sa mise à l’écart plutôt brutale… par Georges Pompidou.
De Gaulle n’est nullement un jacobin centralisateur sur tout. Cette participation, il la veut, dans une très belle vision prospective, pour les travailleurs dans les entreprises, pour les étudiants dans les universités, pour les citoyens dans les régions. Avec le souci primordial d’assurer l’unité nationale qui fait la force du pays.
Le rayonnement du gaullisme ne s’est, paradoxalement, nullement éteint, bien au contraire, dans la France de 2020. Et cela, bien que le pays n’ait cessé, en désacralisant la fonction présidentielle, en abaissant l’exigence politique de la construction européenne, en méprisant les règles élémentaires de la démocratie comme le respect du vote populaire, en sacralisant l’individu aux dépens de l’intérêt collectif, en oubliant de se fixer des objectifs à long terme au profit d’une gestion immédiate en réaction aux événements, naturellement toujours trop tardive… de le trahir.
Le sens de la grandeur et la capacité à affronter les drames douloureux de l’histoire de France caractérisaient de Gaulle. Peu d’hommes ont autant marqué l’histoire de leur pays. À peine peut-on citer Philippe Auguste triomphant des invasions à Bouvines, Jeanne d’Arc et Charles VII sauvegardant la monarchie nationale, Henri IV mettant fin à la guerre civile religieuse, Louis XIV dominant la culture européenne, Napoléon Ier traçant une France dominatrice de cent trente départements, européenne avant l’heure, enfin, Georges Clemenceau ranimant en 1917 la flamme de la résistance alors bien près de s’éteindre.
Les questions posées par le référendum de 1969, purement techniques, sont dramatisées par de Gaulle de façon volontaire. Il n’est guère douteux qu’il veuille ainsi conclure une destinée remarquable par un dernier coup d’éclat, une ultime leçon de démocratie, une réponse à ceux qui l’ont sans cesse accusé d’autoritarisme, voire de dictature. Tout en respectant sa conception politique la plus fondamentale, celle qui donne la parole au peuple.
Curieusement, il ne peut s’empêcher de condamner le pompidolisme conservateur qu’il a pourtant si largement contribué à mettre en place. Ce reniement de son dauphin, très net à partir de 1968, interroge fortement. C’est affirmer, d’une certaine façon, qu’il s’estime le seul à pouvoir conduire la France vers un meilleur avenir. Cette vision orgueilleuse correspond bien au personnage.
Rien d’étonnant, dans les circonstances actuelles, à ce que l’homme des sursauts demeure pour presque tous les Français du XXIe siècle l’homme politique de référence. Sans doute parce qu’il a su doter le pays d’institutions, à peine retouchées depuis soixante ans, qui constituent l’ultime ligne de résistance à la désagrégation d’une société où les individus n’ont plus vraiment envie de vivre ensemble ni de tracer un destin commun. N’a-t-il pas incarné une France volontaire, engagée, désireuse de faire la course en tête, fière d’elle-même et sachant effectuer des choix d’envergure ?
En prenant la tête de l’Europe et, donc, en associant la Grande-Bretagne à ce grand projet, le général de Gaulle aurait pu achever son parcours en transformant le continent européen en troisième Grand, face aux États-Unis et à la Chine. Un Grand disposant de la puissance économique de l’Allemagne et des forces nucléaires de l’Angleterre et de la France. Ce qui, au fond, était son objectif, et qui fut largement manqué… Sans doute s’agit-il là du plus lourd regret que l’on peut entretenir au terme de l’analyse du parcours d’exception de Charles de Gaulle.
Sommes-nous parvenus à établir un portrait juste, sans doute contrasté, du général de Gaulle ? C’est au lecteur d’en décider. Nous avons le sentiment de n’avoir laissé aucun aspect dissimulé, tout en nous efforçant de retenir dans l’interprétation des faits les hypothèses les plus vraisemblables, lorsqu’il en existait plusieurs.
Aussi est-ce depuis le cimetière de Colombey-les-Deux-Églises et depuis La Boisserie, en ces lieux si pleins de force où il est nécessaire de se rendre, qu’il nous semble juste d’achever cette biographie consacrée au Général.
À l’évidence, la tombe de Charles de Gaulle, en ce village, parle de liberté, de résistance et surtout d’unité aux incorrigibles Gaulois que sont demeurés les Français. Lesquels sont bien conscients, au fond d’eux-mêmes, que la désunion conduit au désordre et le manque de vision à la décadence. Ainsi se diffuse, en terre lorraine, pour ceux qui veulent bien l’écouter, l’essentiel du message gaulliste à la France.