Ce travail de remémoration par l’histoire littéraire a-t-il une simple valeur archéologique ? Ou la littérature du xixe siècle reflète-t-elle encore quelque chose de notre monde ? Sa langue continue-t-elle à nous parler ? « Le romantisme est notre naïveté » lancent Philippe Lacoue-Labarthe et Jean-Luc Nancy dans L’Absolu littéraire1. Ils pointent ainsi l’actualité persistante d’un véritable « inconscient romantique », qui hante encore l’histoire du contemporain, innerve le rapport de la critique aux œuvres, imprègne et oriente notre rapport au monde. Aussi le paradigme romantique, qui passe le plus souvent inaperçu, de sorte qu’il reste le grand impensé de nombreux discours, gagne-t-il à être mis en évidence. Certes, il est affecté d’une nuance péjorative, qui tend à disqualifier en partie ses productions. Cependant, il reste, à l’état latent, le non-dit de toute une phase de la civilisation, une façon de voir et de concevoir le monde. En effet, le romantisme a marqué avant tout une sortie de la rhétorique, ou au moins sa tentative, son effort pour s’en extraire, afin de retrouver une fraîcheur dans le rapport aux êtres et aux choses. Renouant avec le mythe de l’origine, il a voulu se tenir au plus près de l’expérience, de l’émotion, et rompre avec tout ce qui pouvait faire obstacle à ce rapport intensifié à la vie et à son risque.
Ce faisant, l’attention, auparavant mobilisée par les formes et les genres, s’est reportée massivement sur le sujet créateur. Ce dernier impose un regard, une sensorialité, une manière de s’incarner dans les mots. Il fait irruption dans l’ordre établi et aussitôt cherche à le modifier, à le révolutionner. Il apparaît sans cesse en gestation d’un nouveau monde, comme l’écrit Hugo dans La Légende des siècles : « un poète est un monde enfermé dans un homme ». Il est ce paradoxe, un microcosme qui contient le macrocosme. C’est dire aussi que les pouvoirs de la religion, au cours du xixe siècle, se sont transférés en partie à l’artiste, pour proclamer sa sainteté laïque, sa singularité sacrée. Il pose en mage qui édicte le credo d’une foi nouvelle et se charge du salut de ses frères. Le messianisme du poète romantique n’est pas une fonction secondaire, ajoutée à une poétique préexistante. Cet enthousiasme canalisé vers la scène politique et l’avancée de l’Histoire est fondamental, en ce qu’il confère à l’artiste une aura profane et une fonction sacerdotale.
On a vu que le second romantisme a voulu en finir avec cette image trop flatteuse. La naïveté n’est plus de mise, ni l’intégration harmonieuse dans le cosmos : tout cela sonne faux. Le sujet baudelairien se décrit en « bourreau de lui-même » dans « L’Héautontimorouménos » : « Ne suis-je pas un faux accord/ Dans la divine symphonie/ Grâce à la vorace Ironie/ qui me secoue et qui me mord ? » L’ironie est alors le nom de cette distance qui se creuse, quand le sujet opte pour le second degré plutôt que pour l’adhésion confiante à ce qui est. Les pouvoirs du chant sont restreints. L’artiste fait sécession. La poésie recule, perd de son prestige et de son public. Son paradis est outre-monde, loin des « quatre murs de la réalité » qui oppriment le rêveur.
De façon générale, la littérature, qui culminait dans la première moitié du siècle, apparaît en proie à une lente et inexorable dévalorisation. Les forces esthétiques et politiques, qui jusqu’en 1848 environ pouvaient s’appuyer et se conjuguer, entrent en conflit. Orphée est à nouveau lapidé et démembré ; le Christ romantique est recrucifié. L’alchimie entre le verbe et la communauté n’a-t-elle donc été qu’un rêve, une folie ? Ce n’est pas seulement, explique William Marx dans L’Adieu à la littérature2, que la société ait rejeté l’écrivain en marge, selon la thèse de Bourdieu. Il est vrai que la structure sociale, l’organisation économique ne ménagent plus sa place à l’artiste, au point de procéder à sa mise à mort rituelle, tant matérielle que symbolique. Si la littérature tend à devenir une instance de légitimation périmée, selon la thèse de William Marx, c’est qu’elle y a largement contribué. Car sa fermeture progressive au champ social, son recul et son inadaptation face à l’économie de marché sont dus aussi à une évolution interne : son choix de la subversion, et surtout la valorisation suprême de la forme à laquelle elle a procédé (lisible par exemple dans le mot d’ordre de l’art pour l’art, puis dans l’autotélisme de la poésie pure) l’ont déliée de ses préoccupations antérieures, et la proclamation de son autonomie, loin d’être une conquête, a peu à peu sanctionné son rayonnement et désactivé ses pouvoirs.
En conclusion, faire l’histoire littéraire du xixe siècle, c’est en écrire le drame, l’épopée, le roman, le poème. C’est historiciser la littérature, en parcourir le cycle fragmenté, au siècle où elle cherche à se saisir elle-même dans le flux historique. Le début du siècle a défini les notions d’écrivain et de littérature telles que nous les connaissons. La succession rythmée des principaux courants littéraires, Romantisme, Réalisme, Parnasse, Naturalisme, Symbolisme, rend compte, bien qu’imparfaitement, d’évolutions heurtées, de réactions esthétiques en chaîne et de différents moments réflexifs. Les genres, réalisant l’une des aspirations du romantisme allemand, tendent à se mélanger. Ils n’en gardent pas moins des spécificités et des destins divergents. La poésie, après avoir provoqué une renaissance aussi spirituelle qu’esthétique et frayé avec le politique, se sépare de l’action. Le roman arrive à maturité ; ouvert à tous les possibles, adaptable et boulimique, il s’impose et règne. Rompant avec des règles classiques trop rigides, le théâtre se réinvente avec ou sans la scène. Le théâtre du monde, fascinant, illusoire, et pourtant réel, reste l’objectif à atteindre : ses reflets filtrés, diffractés, déformés dans le miroir des œuvres, par le vers ou la prose, continuent à faire signe.