Puisque panorama il y a, le présent offre un excellent point de vue. On croit déjà distinguer, au loin, les courbes d’un vallon ou le miroitement du lac lamartiniens ; on entend mugir l’océan Hugo. Au-delà des lieux communs, de leurs invites qui nous restent plus ou moins familières, il s’agit de retracer. De suivre les lignes de force qui ont révolutionné le champ artistique au cours du siècle, d’indiquer les autres en pointillé. D’entrer dans une logique de recomposition. Il y aura des survols. On partira en reconnaissance. On indiquera, comme sur une carte ou dans un poème de Baudelaire, les phares.
Ce n’est pas une histoire de la littérature du xixe siècle que nous proposons ici. Pas plus qu’une histoire de la France littéraire au xixe siècle, ou pas exactement. Il est question d’écrire une histoire littéraire du xixe siècle. Or c’est précisément au xixe siècle, dans l’héritage des Lumières, qu’émerge l’histoire littéraire en tant que discipline à la recherche de ses formes et de sa méthode, désireuse de fonder sa propre épistémologie en s’inspirant du modèle scientifique1. Rien de plus pressé, pour chaque école, chaque mouvement, chaque période, que de produire son histoire littéraire. Archiver, sélectionner, hiérarchiser, ce sont là autant de gestes décisifs, qui élaborent en même temps un récit des origines et touchent ainsi, essentiellement, à la question de l’identité. Chaque auteur, chaque époque, animés par leurs propres orientations, esthétiques et idéologiques, manifestent ce besoin de désigner leurs sources, et offrent de façon indirecte, tant par ce qu’ils choisissent de mettre en avant que par ce qu’ils laissent dans l’ombre, leur autoportrait. De même qu’un visage, chaque siècle a ses expressions qu’il s’agit de déchiffrer, de restituer en rassemblant ses reflets épars, comme l’écrit Hugo dans la préface qu’il donne à la Première Série de La Légende des siècles, en 1857 : « pour le poète comme pour l’historien, pour l’archéologue comme pour le philosophe, chaque siècle est un changement de physionomie de l’humanité ».
Le xixe siècle est chose fluctuante, envahissante, instable, et sur ce terrain mémoriel les bornes manquent, les ères restent mal délimitées. Qu’en est-il du cadastre de la chronologie ? Les historiens, à ce sujet, ne s’accordent guère. Le xixe siècle doit-il être contenu entre ces dates plates, peu signifiantes, que sont 1800-1900 ? Serait-il né avec Le Génie du Christianisme de Chateaubriand, la même année que Victor Hugo, en 1802, ou avec la parution d’une plaquette anonyme de poèmes, en 1820, dite Méditations poétiques ? Ne commencerait-il pas plutôt avec le cataclysme de la Révolution française, en 1789, pour venir mourir en 1914, au début de la première guerre mondiale ? Le xixe siècle déborde alors les cloisonnements séculaires des manuels pour imposer l’idée, par souci de cohérence, d’une temporalité extensible. Bien plus, le xixe siècle se fait interminable : il perdure et contamine le xxe siècle de ses mentalités, de ses options politiques, de ses mythes, au point que nous n’en sommes peut-être pas sortis, nous n’en avons sans doute pas fini avec lui. Il s’éternise. Il nous hante, il nous conditionne, répète Philippe Muray dans Le xixe siècle à travers les âges, si bien que chacun peut mesurer en lui et sur la scène publique l’actualité du xixe siècle, ainsi que l’omniprésence de cette créature puissamment idéaliste et revendicative, mi-ange mi-charlatan, qu’il baptise « l’homo dixneuviemis » – à chacun, dès lors, d’évaluer son propre taux de « dixneuvièmité ».
Ainsi, les textes du xixe siècle se lisent au présent, ne peuvent se lire qu’au présent, ce qui engage un travail constant de rémanence et d’« arriération ». L’une des grandes révolutions du xixe siècle est celle de la « littérature industrielle », selon une expression de Sainte-Beuve. Qu’en est-il de cette révolution industrielle à l’heure de la révolution numérique ? Le bibliophile d’aujourd’hui interroge internet et consulte des bases de données. Nouvelles technologies, nouveau regard sur l’objet. Le passé n’est pas définitif. Il ne cesse de bouger : les outils, les supports et les contenus changent, les perspectives se déplacent, les enjeux migrent. Et ce préambule aura été utile, s’il a permis, plutôt que d’essentialiser un bloc de plus en plus lointain étiqueté « dix-neuvième siècle », de le restituer aux fluctuations sensibles de son historicité.
Les ondes sismiques de la Révolution française se sont propagées dans toutes les directions, et reconfigurent les différents domaines en observant divers temps de latence. « La Révolution, toute la Révolution, voilà la source de la littérature du xixe siècle » déclare Hugo en 1864 dans son William Shakespeare. De même que le champ sociopolitique, la littérature, abandonnant, abolissant son ancien régime, est parcourue à la fin du xviiie siècle et au xixe siècle par des mutations d’envergure qui en révolutionnent la formule. L’idée même de littérature, dans son acception moderne, c’est-à-dire restrictive, vient se substituer aux anciennes Belles-Lettres, qui comprenaient l’éloquence, la philosophie, l’histoire et la poésie entendue au sens le plus large. Germaine de Staël manifeste ce passage d’un monde à l’autre en publiant De la littérature dans ses rapports avec les institutions sociales en 1800, ce qui revient à inventer son objet, la littérature, en même temps qu’elle l’interroge dans ses relations avec la société. Ce sont ensuite les romantiques qui se chargent de déplacer, voire de détruire les cloisons entre les genres, dans une recherche de la provocation et du mélange : Victor Hugo, en particulier, dont l’écriture sait prendre des formes extrêmement variées, contribue énergiquement à cette requalification des genres dès les années 1820, et y procède en profondeur au long des décennies suivantes.
De plus, en une fin de siècle où l’histoire naturelle sert fréquemment de paradigme, de matrice intellectuelle et de caution scientifique à la réflexion en littérature, la théorie des genres que propose Ferdinand Brunetière, en 1892, dans L’Évolution des genres dans l’histoire de la littérature, reprend le modèle darwinien de l’évolution des espèces. Comme les espèces animales, les genres littéraires, selon lui, sont engagés dans une lutte pour la vie qui manifeste la persistance du plus fort : « les genres ne se définissent, comme les espèces dans la nature, que par la lutte qu’ils soutiennent en tout temps les uns contre les autres ». Parce qu’ils obéissent aux mêmes lois de développement que le vivant, les genres naissent, grandissent puis déclinent et disparaissent, remplacés par d’autres, mieux adaptés, qui ne cessent de rivaliser entre eux. Cette application hâtive du modèle scientifique à la théorie des genres est évidemment discutable – elle fut du reste mise en cause à l’époque où elle fut élaborée. Mais elle traduit le fait que les forces en présence ne correspondent plus à des blocs abstraits ni à des objets intemporels, dont les différentes normes esthétiques resteraient définitivement figées. L’achronie des constellations classiques se trouve révoquée sans appel par les représentations modernes qu’en donne l’histoire littéraire : les genres ont quitté le ciel des idées pour se soumettre au flux de l’histoire, au risque de s’y dissoudre.
Si la Révolution a changé la donne et modifié le milieu, la partition de la littérature en grands genres tient dès lors d’une véritable tectonique des plaques, présentant des failles imprévues et des recouvrements neufs. Le théâtre est marqué par ces transformations, d’une façon particulièrement visible et qui fait date : la bataille romantique investit la scène à grand fracas et s’en prend aux conventions du classicisme pour imposer le drame, spectacle total et populaire qui mêle les tonalités, comme fait la vie. De l’épopée sort le roman, prose du monde moins le merveilleux, adulant le dieu Argent. Ce genre hégémonique est un roturier : résolument bourgeois, il part à la conquête des espaces littéraires et veut toucher, au-delà du divertissement, un public élargi, dans un but souvent didactique. Car cet art référentiel se donne des ambitions sérieuses, à savoir explorer le fonctionnement de la société jusque dans ses marges et faire l’anatomie du cœur humain. « Aujourd’hui que le Roman s’élargit et grandit, qu’il commence à être la grande forme sérieuse, passionnée, vivante, de l’étude littéraire et de l’enquête sociale, qu’il devient, par l’analyse et par la recherche psychologique, l’Histoire morale contemporaine, aujourd’hui que le Roman s’est imposé les études et les devoirs de la science, il peut en revendiquer les libertés et les franchises » écrivent Edmond et Jules de Goncourt dans la préface de Germinie Lacerteux, en 1865, déclaration à valeur de manifeste que reprend encore Edmond de Goncourt dans la préface de La Fille Élisa, treize ans plus tard. La fiction n’est plus synonyme de mensonge ni assignée aux espaces imaginaires : appareil optique, filtre ou scalpel, elle devient ce qui permet de concentrer la vérité du rapport au réel.
En outre, l’essor du genre romanesque s’accompagne d’une inéluctable et lente éclipse de l’épopée, dont l’histoire n’est plus guère au cours du siècle qu’une succession de tentatives avortées, de tronçonnements plus ou moins intentionnels et d’échecs sanglants, comme si les pouvoirs de fabulation de ces récits longs s’étaient peu à peu transférés à la prose du monde qu’est le roman, en même temps que le déclin du merveilleux était rendu plus manifeste par la promotion d’un « mentir vrai ». Comme l’affirme Zola, « il est forcément arrivé que l’épopée, le roman des dieux et des héros, a dû disparaître pour faire place au roman des hommes ». Les romans restent bel et bien, selon lui, « les fils des poèmes » : « ce sont encore des épopées, mais des épopées de décadence, retombées sur la terre, devenues vulgaires et étroites ».
Suivant ces principes de substitution et d’héritage, des transformations de fond, outre des modifications formelles, affectent tous les genres. Par poésie, on n’entend plus désormais la poésie épique, dramatique et lyrique, suivant la tripartition antérieure, mais la seule poésie lyrique. La définition même du mot « poésie » devient problématique. L’invention du poème en prose, par Aloysius Bertrand et surtout par Baudelaire, brouille les repères traditionnels en hybridant prose et poésie, jusque-là perçues comme antinomiques. Aussi la poésie cesse-t-elle d’être identifiable au vers, autrefois son infaillible signe de reconnaissance. Si elle n’est plus assimilable à un code métrique, qu’est-elle ? Elle connaît une « crise exquise » commente Mallarmé. Ou plutôt, la crise devient son mode d’être et son lieu intenable. Une fois le vers mis en liberté, elle ne cesse de se risquer hors d’elle-même pour investir des territoires de plus en plus exopoétiques.
La révolution avait proclamé les Droits de l’Homme et du Citoyen. Le xixe siècle, dont l’histoire paraît longtemps bégayer, de restaurations en empires, à la recherche de son expression démocratique, consacre le règne de l’Individu. Ainsi, Georges Gusdorf introduit L’Homme romantique par la proposition d’une nouvelle grammaire de la société : « l’âge romantique, au point de vue psychologique, moral, esthétique et religieux, est le temps de la première personne, le temps du je, qui peut être couplé avec le tu, et qui, associé à d’autres je, peut constituer un nous, dont la revendication donne à l’espace social et politique des colorations nouvelles ». L’évolution littéraire reflète à sa façon cette histoire du sujet, consécutive de l’atomisation de la société, que ne parviennent pas à compenser, encore moins à réparer, ses obsessions communautaires.
Elle se manifeste en particulier par l’aura et le parcours du héros de roman, aussi naïf que calculateur, aussi solitaire que conquérant, qui se mesure à la collectivité et ne rêve qu’ascension sociale, quitte à s’y brûler les ailes. « Au moyen de la coupure qu’il pose entre le protagoniste et son milieu, le roman est le premier genre à s’interroger sur la genèse de l’individu et sur l’instauration de l’ordre commun » constate Thomas Pavel dans La Pensée du roman. Qu’elle emprunte au récit de formation ou à la confession d’états d’âme, la prééminence du sujet se manifeste en termes d’auscultation et d’écoute. Elle est orchestrée en poésie par le « chant intérieur ». « La poésie moderne a tout naturellement pris pour but l’individualité originale et intéressante » écrit le romantique allemand Friedrich Schlegel. Le lyrisme est destiné à recueillir et à divulguer les plus secrets échos du moi. Dans les dernières décennies du siècle, il en vient à offrir à chacun l’instrument singulier, modulable à volonté, du vers libre.
C’est aussi, de façon significative, le siècle où se fait entendre le chuchotement intermittent du journal intime, ce « baromètre de l’âme » selon Pierre Pachet, qui permet d’enregistrer les mutations quotidiennes, quasi météorologiques, du diariste, si bien que cette nouvelle forme littéraire participe activement à l’invention de l’intériorité. Le moi n’est pas immédiatement donné à lui-même : il devient l’enjeu d’une initiation. Les récits à la première personne creusent cette nouvelle dimension et tentent de déchiffrer l’énigme d’un « je » loin d’être unifié et transparent à lui-même dans le temps. Ainsi, les Mémoires d’outre-tombe de Chateaubriand se chargent d’édifier un monument à partir de la vie d’un homme. Mais cet homme est un homme-univers, qui a connu « les années si remplies de l’ère républicaine » ainsi que les « fastes de Bonaparte et du règne de la légitimité », qui a « exploré les mers de l’Ancien et du Nouveau Monde et foulé le sol des quatre parties de la terre ». Littérateur, voyageur, homme d’État, il est plus qu’une personne, il est un personnage historique. Réalisant la synthèse des régimes et des continents à travers son parcours biographique, il « reste pour enterrer son siècle » et donne à lire une « Vie Majuscule », selon l’expression de Jean-Louis Jeannelle.
Si, dans les mémoires, l’écriture du moi comprend celle du monde, si le sujet peut incarner les désirs et les déchirements de son époque, l’autobiographie se consacre davantage à la dimension privée du sujet, bien qu’elle demeure inséparable du contexte historique. Ainsi en va-t-il d’Histoire de ma vie d’Aurore Dupin, baronne Du Devant, dite George Sand, en 1854-1855, ou d’Histoire de mes idées d’Edgar Quinet, en 1876. L’autobiographie implique le mode de la « confidence », suivant le titre que retient Lamartine, en 1849, pour livrer sa traversée des drames et des années, revenant dans ces « pages domestiques de [s]a vie obscure » sur les « nudités dévoilées du sentiment » avec un « remords de pudeur violée ». La publicité de la publication est vécue comme une profanation, le regard des lecteurs assimilé à une infraction. « Qu’ai-je été, que suis-je ? » s’interroge Stendhal quinquagénaire au début de sa Vie de Henri Brûlard. De là « l’idée d’écrire my life » qui le travaille. Outil d’introspection, l’écriture lui permettrait de recomposer son identité dispersée, c’est-à-dire son passé au regard du présent, afin de mieux se connaître. Le modèle de Chateaubriand, « ce roi des égotistes », a quelque chose de particulièrement dissuasif à ses yeux : « cette effroyable quantité de je et de moi » de l’autobiographie risque fort de faire « prendre l’auteur en grippe ». Néanmoins, le choix de la troisième personne lui paraît peu propice à « rendre compte des mouvements intérieurs de l’âme ». Ainsi, dans la filiation de Saint-Augustin et de Rousseau, continue à s’élaborer un genre qui oriente la quête littéraire vers soi, par la reconstitution patiente d’un univers intérieur opaque et incertain.
Après le siècle des Lumières, qui crut s’éclairer à la raison, le xixe siècle serait-il un siècle des Nuages, où l’esprit serait obnubilé par le doute ? La Révolution française a soufflé sur la sainte Église catholique et apostolique pour en effacer les messages, et jeté bas l’ancienne structure théologique du monde. Leroux note dans De l’humanité : « notre monde est formé de ruines ». Et cependant, le xixe siècle est un siècle profondément religieux, bien différent en ce sens d’autres époques où le libertinage athée pouvait afficher en paix un matérialisme absolu. Même le Rolla de Musset, qui se dépeint, au bord du suicide, en « crédule enfant de ce siècle sans foi », pleure mélancoliquement sur le cadavre du Christ. Parmi tant d’autres encore, Vigny témoigne du désir de « s’enivrer de croyances » qu’il sait « mensongères », à la seule fin de résorber l’ennui et se masquer le néant : opium de la religion. Le mal du siècle est décidément un « mal du ciel », comme le diagnostique Lamartine dans le prologue de Raphaël, pour désigner une aspiration vague au divin, et surtout sa nostalgie.
Paru en 1802, Le Génie du Christianisme de Chateaubriand marque, de façon décisive, la résurrection du catholicisme en France. Cette œuvre d’apologétique vise à prouver la supériorité de la religion chrétienne sur le paganisme, en particulier dans le domaine des arts. Là où la Révolution avait voulu graver en lettres de feu le roman noir de la persécution et changer l’ancienne puissance du clergé en amas de cendres, ce livre annonce le renouveau du spirituel. Comment, dès lors, renouer avec les rites et les dogmes d’une religion retrouvée ? Certes, on trouve au xixe siècle tout un contingent de maîtres-penseurs catholiques, théocrates, ouvertement rétrogrades, qui continuent à faire autorité, surtout quand ils sont de la trempe d’un Bonald, d’un de Maistre ou d’un Barbey d’Aurevilly, qualifié par Zola de « catholique hystérique ». Mais la plupart des écrivains romantiques gardent plutôt l’inquiétude de la religion, et interrogent tantôt avec angoisse, tantôt avec mélancolie, la place vacante ou pour le moins taciturne de Dieu, dans une relation qui se pense à l’écart des dogmes. Du catholicisme, les auteurs tendent à déserter la cathédrale, dont l’édifice aussi fastueux que fermé tient du tombeau.
De plus, en ce siècle hérétique, où chacun tend à s’inventer une religion personnelle, on ne compte plus les œuvres condamnées par le Pape, les textes poético-mystiques mis à l’Index – parmi tant d’autres, Lamennais, avec ses Paroles d’un croyant (1834), Lamartine, en publiant La Chute d’un Ange (1838), ou encore Renan, pour sa Vie de Jésus (1863), l’apprennent à leurs dépens. Dans « Le Mont des oliviers », en 1843, dans « Le Christ aux oliviers », en 1844, Vigny puis Nerval s’attachent à représenter un Christ abandonné de tous, priant son Père à la veille de la Passion. Le « Seigneur » mis en scène par Nerval en vient même à crier : « Non ! Dieu n’existe pas ! », tandis que les disciples « dormaient toujours ». En vain, le Christ s’adresse à un Ciel silencieux : comme il est homme, il doit en passer par l’épreuve de la mort. Ce phénomène de la « transcendance vide », auquel Hugo Friedrich identifie la poésie moderne, place la foi sous le signe de la précarité.
En effet, le renouveau spirituel qui marque le xixe siècle dès la Restauration ne suffit pas à réhabiliter totalement le règne du trône et de l’autel. Les diverses institutions ne fournissent plus aux écrivains un système de pensée suffisant ni cohérent. Que reste-t-il ? La « céleste illusion de la foi », selon l’expression de Vigny, une série d’outils conceptuels plus ou moins abîmés ou périmés, qui les laissent en proie au doute. Car le doute, c’est le « nuage noir » et le « pire fardeau », écrit Victor Hugo en 1837 dans Les Voix intérieures (« Pensar, Dudar »), qui condamne l’homme au « brumeux » et au « vacillant ». Les dieux, païens, chrétiens, sont morts ou moribonds, ressuscités surtout à des fins de figurations esthétiques, si bien que la métaphysique tient de l’art tombal. Les auteurs peuvent bien faire parler les anges, sonder le mystère de la création en se plaçant « au bord de l’infini » pour interroger, comme Hugo, « la bouche d’ombre » : les nuages évoquent aussi l’instabilité et le vaporeux, toute cette frange d’occultisme qui vient ombrer la pensée et la vouer à des spéculations faites pour demeurer obscures et sans réponse.
De là aussi la dislocation des édifices conceptuels. Dans Sylvie de Nerval, le narrateur parcourt la forêt d’Ermenonville hantée par la mémoire de Jean-Jacques Rousseau, d’autant qu’il n’y reste que son tombeau vide. Il y revoit un monument, le « Temple de la philosophie », qui porte au fronton les « grands noms de la pensée » : « cet édifice inachevé n’est déjà plus qu’une ruine ». Le monument croule avant même d’avoir été achevé. Envahi par la nature, lieu ambivalent de destruction et d’idylle, ce temple interrompu traduit, par une image marquante, le caractère éphémère et relatif des systèmes, alors même qu’ils se pensent immuables et définitifs. Faillite de l’esprit humain, qui tenait haut pourtant le flambeau du progrès : on se souvient que la philosophie des Lumières a dégénéré en Terreur ; la France, sous la Restauration, porte le deuil de bien des hommes et des illusions. Difficile pour beaucoup de croire en la magie constructive des idées, quand ils craignent qu’elles ne rencontrent à nouveau le réel ; impossible de construire un système avec des nuages.
Ce délitement des formes anciennes, de tout ce à quoi, autrefois, on avait cru, invite à relire la période de la Restauration comme un temps de détresse. Pierre Loubier a montré, dans La Voix plaintive, sentinelles de la douleur, comment l’élégie, forme informelle qu’on avait connue par le passé érotique ou héroïque, est un genre qui se spécialise, sous la Restauration, dans l’expression de la plainte. Car son chant de deuil traduit le malaise historique et social de l’époque. La Révolution a sacrifié le bon Dieu et fait son carnage d’hommes. Les écrivains, revenant, de façon directe ou oblique, sur ce traumatisme national, tentent de l’assimiler à leur propre histoire et de l’exorciser. Même croyants, la plupart gardent désormais un fond de scepticisme invincible. Autour d’eux règne un spectacle de désolation : champs de ruines, familles sinistrées, beaucoup de fureur et de ressentiment. Si des ferments de renouveau se décèlent, si une énergie est à l’œuvre, le temps est d’abord à la déploration, individuelle et collective. Le chant funèbre dit la mélancolie de ce qui n’est plus, devant l’angoisse de ce qui se devine à peine. Rituellement, la communauté se recompose dans le thrène : fleurs de rhétorique sur des tombes, adieux à l’Ancien Régime, à la fille défunte, au passé. « L’homme romantique est celui qui ressent pleinement, quasi corporellement, le « malaise de l’époque ». L’élégie est le discours qui actualise cette sensation » écrit Pierre Loubier. Cette poétique du soupir et de la voix basse, le repli vers la vie domestique et les valeurs du cœur, la conscience aiguë de la finitude, témoignent de cette fragilité de toute chose ainsi que d’un nouvel héroïsme de la souffrance. En ce sens, les pleurs, si personnels, et cependant si contagieux et si communs dans la poésie de cette période, peuvent être interprétés comme les signes d’un grand deuil politique et métaphysique.
Cependant, au cours du siècle, malgré l’effacement progressif de son influence, le christianisme exerce encore une telle emprise (culturelle, intime) sur les mœurs et les esprits qu’il continue à hanter ceux qui tentent de s’y soustraire. Dans Une Saison en enfer, écrite en 1873, Rimbaud se dit « esclave de [s]on baptême », mystifié par des fables bibliques sues par cœur, de belles promesses de rédemption et de blancheur, et confesse les bornes de sa mémoire géographique et historique : « je ne me souviens pas plus loin que cette terre-ci et le christianisme ». Car « hélas ! L’Évangile a passé ». L’Évangile, étymologiquement la « bonne nouvelle », s’est converti en fléau – en outil d’oppression particulièrement efficace, tant à l’échelle individuelle du poète que pour des peuples entiers. Comment échapper à la damnation, sinon en rêvant d’une existence païenne, délivrée des stigmates moraux et religieux de la civilisation occidentale ? Par son départ vers les déserts d’Aden, Rimbaud va tout au bout de sa guerre anticléricale, vers l’ailleurs et le silence. Dieu n’en finit pas de mourir, au cours d’un xixe siècle qui fut donc religieux d’une façon ambiguë, mais religieux quand même, aussi bien dans l’adhésion que dans la distance, aussi bien dans l’orthodoxie fervente que dans le reniement et le sacrilège.
Le xixe siècle, comme le remarque Maurice Agulhon2, est « le premier siècle qui se soit désigné par ce mot et par un numéro ». Or le « siècle » signifie davantage qu’une durée homogène de cent ans. Il est à entendre aussi dans son ancien sens théologique : le siècle, c’est-à-dire le monde profane par opposition au monde religieux, implique un univers laïcisé, tourné vers un réel sans dépassement dont Dieu s’est retiré.
C’est aussi le siècle où s’élabore une méthodologie critique, qui ne se limite pas à un système de prescriptions et d’interdits appliqués aux textes littéraires. Plus loin que le jugement de goût, au-delà d’une normativité simplement formelle, une réflexion s’engage sur la nature, l’évolution et le sens des objets littéraires. Le xixe siècle est un âge critique. Pas seulement au sens spécifique où l’entendent les saint-simoniens, quand ils distinguent des « périodes organiques » et des « périodes critiques », celles des grandes rénovations sociales, provoquant des chaos féconds, qui mettent à mal la stabilité des temps d’harmonie. En tant que champ disciplinaire, la critique interroge les textes et émet des séries de propositions pour renouveler les outils de compréhension et d’interprétation dont le lecteur dispose. Ce sont donc autant d’instruments d’optique qui sont chargés, dans le cadre d’exégèses profanes, de déplier le sens des textes.
Les ténors du journalisme consacrent ou défont les réputations d’auteurs. Il y a ceux qu’on encense et ceux qu’on incendie. La liste serait longue des Gustave Planche, des Alexandre Vinet, des Désiré Nisard, des Ferdinand Brunetière, des Holmondurand et de tous ceux qui prirent des noms de guerre (en 1826, Nerval publie une satire politique, Monsieur Dentcourt ou le cuisinier d’un grand homme, sous le pseudonyme de « Beuglant, poète, ami de Cadet-Roussel »). Dans Illusions perdues, qui paraît entre 1837 et 1843, Balzac met en scène le milieu du journalisme littéraire, tout en lâchetés, en trafics d’influence et en conflits d’intérêts, pour montrer les « cuisines » d’une littérature alimentaire : de jeunes gens tels que Lousteau, Blondet, Finot ou Lucien de Rubempré s’y dispersent, prostituent leurs plumes et compromettent définitivement l’énergie, l’intégrité et la persévérance qui seules forment les grands auteurs. Les écrivains ont parfois leurs journaux et leurs tribunes. Par exemple, en juillet 1823, Hugo lance avec quelques jeunes auteurs un organe important dans la constitution et la visibilité du romantisme, La Muse française. Si elle connaît peu de livraisons, puisqu’elle prend fin dès 1824, elle n’en donne pas moins le ton et l’esprit d’un cénacle qui se fait fort de méditer sur les œuvres et les auteurs suivant des orientations radicalement nouvelles.
De plus, la critique n’est pas réductible à un accompagnement pianoté autour des œuvres qui préparerait le champ de leur réception. C’est au xixe siècle qu’elle émerge en tant que discipline et travaille à se doter d’une méthode. Avant le xixe siècle, précise Albert Thibaudet dans sa Physiologie de la critique (1930), il y a des critiques, « mais il n’y a pas de critique ». C’est-à-dire qu’on peut recenser nombre de commentaires, de traités et de théories, émanant de grammairiens et de rhétoriciens, qu’il s’agisse des cours de La Harpe ou des commentaires de Voltaire, mais aucun appareil critique pensé et unifié. En revanche, au xixe siècle, la critique formalise son approche et vise à se donner des lois. Sainte-Beuve, « l’homme qui sait lire, et qui apprend à lire aux autres », selon l’éloge de Zola, en est le père. Entre 1829 et 1849, il donne ses Critiques et Portraits contemporains ; ses Causeries du lundi sont des feuilletons hebdomadaires, sous la forme de monographies, qui paraissent successivement dans Le Constitutionnel, Le Moniteur et Le Temps, à partir de 1849. L’approche proto-sociologique qu’il élabore construit une figure fondamentale, l’auteur, pour aborder ses œuvres à travers sa biographie. Ses penchants, ses fréquentations, le rôle des femmes ou son rapport à l’argent, deviennent autant de clefs d’explication de ses écrits. « La littérature, affirme Sainte-Beuve, la production littéraire, n’est point pour moi distincte ou du moins séparable du reste de l’homme et de l’organisation ; je puis goûter une œuvre, mais il m’est difficile de la juger indépendamment de la connaissance de l’homme même ; et je dirais : tel arbre, tel fruit. L’étude littéraire me mène ainsi tout naturellement à l’étude morale ». Le critique enquête, tâchant de rassembler les indices qui pourront éclairer les conditions de production d’un texte.
Sainte-Beuve s’inspire en outre des thèses de Lamarck et de Darwin pour appliquer le modèle des sciences naturelles à sa démarche. À la fin des Portraits littéraires, il se décrit en ces termes : « je n’ai plus qu’un plaisir, j’analyse, j’herborise, je suis un naturaliste des esprits. Ce que je voudrais constituer, c’est l’histoire naturelle littéraire ». Il découvre des affinités, classe, distingue, assemble. Le contexte compte : l’époque dans laquelle l’auteur s’inscrit a son impact sur l’œuvre, si bien qu’elle est intégralement traversée par le jeu complexe des forces sociales et historiques, le reflète, lui résiste et influe sur lui. C’est dire que la littérature n’est pas le fruit de lois immuables, mais qu’elle est soumise au flux historique et doit se concevoir ainsi. Cette connaissance à la fois fine et générale doit rendre l’œuvre mieux lisible. Aussi Sainte-Beuve devient-il, au cours du xixe siècle, une véritable institution, non seulement au sens où il fait référence et s’impose comme une instance incontournable sur la scène littéraire, mais aussi au sens où, dégageant des principes et des règles, il tend à institutionnaliser la subjectivité d’un jugement sur l’œuvre.
Cependant, cette méthode autobiographique rencontre vite ses limites. Dans son Contre Sainte-Beuve, ébauché au début du xxe siècle, Proust accuse le critique d’avoir manqué la plupart de ses grands contemporains, en particulier Stendhal, Nerval, ou encore Baudelaire, qui pourtant était son ami. Il démontre ainsi que l’homme occulte l’œuvre au lieu d’y conduire. « L’oncle Beuve », si prolixe soit-il, ne consacre pas le moindre article à Baudelaire ; bien plus, il refuse d’écrire une lettre pour le défendre lors du procès des Fleurs du mal ; et lors de sa candidature malheureuse à l’Académie française, il évoque complaisamment la « Folie Baudelaire », qu’il situe « à l’extrémité du kamtchatka littéraire », précisant que c’est un « gentil garçon », « tout à fait classique dans les formes », malgré son excentricité. Proust réfute l’idée que l’auteur soit réduit à son « moi social », si bien que la postérité de Sainte-Beuve s’en trouve sinistrée. Toutefois, ce texte polémique, inachevé, n’en est pas moins le creuset d’À la recherche du temps perdu et rend un hommage paradoxal à son illustre devancier, en ce qu’il lui accorde une place et un rôle décisifs.
En outre, le positivisme, qui s’impose dans la deuxième moitié du xixe siècle, est plus qu’un courant : il imprègne la pensée du temps en lui fournissant une nouvelle structure de rationalité. Le Cours de philosophie positive d’Auguste Comte constitue en effet le socle des premières « sciences sociales », sur le modèle des sciences physiques et de l’histoire naturelle. Hippolyte Taine, Ernest Renan ou Ferdinand Brunetière, qui exercent dans les dernières décennies du siècle une véritable magistrature critique dans les lettres, tentent d’appliquer l’objectivisme et le positivisme dans l’art. Une telle logique, qui innerve le naturalisme zolien, engage un système de causalité qui reste extérieur à l’œuvre. Selon Taine, trois facteurs, la « race », le « moment » et le « milieu » déterminent l’œuvre littéraire. Cependant, cette approche, qui relève de l’anthropologie culturelle, évacue le concept de Beau et occulte la littérarité des œuvres : elles se trouvent ramenées à la valeur et la fonction de simples documents, témoignant de leur temps à la façon d’archives. Ainsi, que ce soit à travers la méthode beuvienne ou l’approche naturaliste d’un Taine, entre sensibilité et rationalité, entre subjectivité et méthode, en phase avec « l’esprit du temps », la critique se réinvente et fonde sa propre légitimité, en visant à évaluer à la fois des objets littéraires et ses propres outils de connaissance.
Ajoutons qu’à partir des années 1870, comme le montre Antoine Compagnon au début de La Troisième République des Lettres3, l’histoire se détache de la littérature. Et c’est dans la même période que l’histoire littéraire émerge comme discipline, tend vers l’histoire plutôt que la littérature et se sépare de la critique, accusée d’être impressionniste et anachronique. Dans son Histoire de la littérature française, parue en 1894, qui fait longtemps autorité, Gustave Lanson milite, fort des méthodes historiques et scientifiques récentes, pour une nouvelle approche des œuvres, qui privilégie le « savoir » plutôt que le « sentir ».
Enfin, au fil du siècle, la littérature se penche au miroir d’elle-même, non seulement par le biais de la critique, engageant ces nouvelles approches, mais aussi dans l’écriture même. En premier lieu, certains auteurs se livrent à une critique dite « de création », comme c’est le cas de Baudelaire, consacrant des études importantes à Poe, Banville, Hugo ou Gautier, qui viennent nourrir sa propre philosophie du poème. Mais encore, en second lieu, la littérature se veut désormais littérature au second degré, à savoir littérature de la littérature. Elle cherche dans son reflet le sens de son existence, que les auteurs tentent de capter, au point parfois d’en brouiller la lisibilité, comme ce maître en la matière qu’est Mallarmé, ou au risque de boucler le texte sur lui-même, coupé du monde, voué désormais, d’une façon intransitive, à la fascination qu’exercent sur l’esprit les rapports subtils et les beaux reflets mobiles de ses signifiants. En tout état de cause, la réflexivité qui anime cette démarche (linguistique, stylistique, sémantique) creuse l’acte d’écrire et, loin d’une littérature inconsciente d’elle-même, lui associe des préoccupations théoriques d’envergure.
1 « Si l’histoire littéraire implique une conception authentique de la philosophie de l’histoire, elle n’apparaît véritablement qu’avec le siècle des Lumières et le Romantisme » (Alain Vaillant, L’Histoire littéraire, Armand Colin, 2010).
2 Maurice Agulhon, dans Le xixe siècle au miroir du xxe, Presses Sorbonne Nouvelle, 2002.
3 Antoine Compagnon, La Troisième République des Lettres : De Flaubert à Proust, Paris, Le Seuil, 1983.