Mon voyage aux États-Unis devait durer une semaine. J’avais prévu de rester trois jours en Virginie puis d’aller faire un saut en Floride, au Mote Marine Laboratory & Aquarium. J’y avais séjourné six mois à la fin de mes études et conservé de solides relations. Je voulais surtout revoir mon ancien maître de stage qui analysait les conséquences de l’exposition des coraux au chlordécone. Cela me prendrait tout au plus quarante-huit heures. Ensuite, j’avais réservé un vol presque direct entre Miami et Pointe-à-Pitre, par Air France. J’espérais ainsi arriver en Guadeloupe en fin de semaine.
Le décalage de six heures avec Paris commençait à se manifester. J’avais choisi un motel plutôt bon marché, entre Hopewell et Richmond, pas loin de l’Interstate 95 qui reliait les deux villes. Il se situait sur le large boulevard Jefferson Davis, du nom du président des États confédérés pendant la guerre de Sécession. L’avenue était bordée de fast-foods, de petits centres commerciaux et de concessionnaires automobiles. Partout aux États-Unis – et Richmond n’échappait pas à la règle –, les marchands de voitures avaient pour habitude d’installer de gigantesques drapeaux américains pour se signaler. C’était à celui qui hisserait le plus grand le plus haut. Le pauvre Jefferson Davis devait se retourner dans sa tombe de voir son boulevard décoré de tant de bannières étoilées.
Le Deluxe Motel n’avait de luxe que sa large enseigne lumineuse plantée à son entrée où clignotait en rouge le mot « vacancy ». J’aimais passer la nuit dans ce genre d’endroit conforme aux romans et films qui avaient nourri ma jeunesse. Coucher dans un motel aux États-Unis, c’était retrouver Thelma et Louise dans leur folle virée suicidaire ou partager sa chambre avec Tommy Lee Jones dans No Country for Old Men . J’aurais été déçu s’il n’y avait pas eu dans le couloir une grosse machine à glace ronronnante et un distributeur de Coca… pourvu qu’ils ne soient pas juste à côté d’où j’allais dormir.
Les rideaux orange et le motif du dessus-de-lit millésimé années 1980 sentaient le désodorisant à la fraise. Une bible trônait sur chaque table de chevet. Je connectai mon ordinateur au WiFi de l’hôtel et lançai le téléchargement de mes e-mails avant d’aller prendre une douche. Tout en m’essuyant dans une serviette rêche, je parcourus les titres de la dizaine d’e-mails reçus. Parmi les pubs, il y en avait un de Tom, mon petit frère. L’objet était juste « Célio ». Il ne m’écrivait que rarement. Mauvais signe. Sans m’habiller, je m’assis, nu et dégoulinant, au bureau de la chambre pour lire le court message de Tom.
Marco,
Ce mot pour t’annoncer que papa a un cancer. Pour le moment, il n’y a pas de raison de s’affoler, mais il est touché au moral. Si tu peux lui passer un coup de fil, ça lui ferait du bien.
Quand penses-tu venir en Guadeloupe ?
Tchinbé red1 !
Tom
Je lui répondis immédiatement, bouleversé par cette nouvelle :
Tom,
Merde !
Je suis aux États-Unis pour le boulot et serai dans quelques jours à Pointe-à-Pitre. Je dormirai chez Sébastien qui viendra me chercher à l’aéroport. Je t’appelle dès que je suis là.
Marc
Tom était mon demi-frère. Notre père Célio avait eu trois enfants, moi, Lucia ma sœur cadette et Tom. Je ne partageais pas la même mère qu’eux. L’annonce du cancer de Célio me plongea dans les souvenirs nostalgiques de ma jeunesse. La chanson disait qu’« il n’y a pas d’amour sans histoire ». Je n’avais manqué ni de l’un ni de l’autre.
Dans les années 1975, maman, issue d’une vieille famille rochelaise, étudiait la pharmacie à Bordeaux. Célio avait abandonné sa Guadeloupe natale pour suivre les cours de l’École nationale des brigades des douanes à Laleu, à côté de La Rochelle. Je suis né de leur idylle qui ne dura que les deux années de formation de mon père. Il dut quitter La Rochelle pour une première affectation à La Réunion. Ils se promirent de ne se séparer que le temps dont maman avait besoin pour finir ses études. Il ne savait pas qu’elle attendait un enfant. Elle n’avait pas voulu que son ventre qui s’arrondissait devienne un argument pour retenir Célio, son amoureux des îles. Ils se jurèrent de s’écrire, de se construire un futur commun. Plus mature que lui, elle comprit vite qu’elle ne pourrait pas garder cet homme vif et charmeur. En 1978, La Réunion se trouvait à l’autre bout du monde et il lui fallait finir sa dernière année de pharmacie à Bordeaux. La distance eut raison de leurs promesses et de leur passion.
Cette séparation plongea ma mère dans une profonde mélancolie et elle dut terminer ses études avec un bébé qui lui rappelait à chaque instant son Célio. Diplôme en poche et pressée par ses parents, elle reprit l’officine familiale, installée depuis deux générations en bas de la rue du Palais, à côté de la Grosse-Horloge, à La Rochelle. J’avais trois ans quand elle épousa Alain Montroy, lui aussi pharmacien. Leur union fit jaser dans la petite bourgeoisie huguenote rochelaise. La fille de la pharmacie du Palais, après avoir donné naissance à un bâtard noir, se mariait avec un Montroy, un des meilleurs partis de la région. Alain a été un vrai père pour moi. Il m’a donné son nom et m’a accueilli comme son propre fils. Je l’ai toujours appelé « papa ». C’est lui qui me fit découvrir la voile dans les pertuis, le ski dans les Pyrénées, le tennis sur l’île de Ré et tant d’aspects de la vie des gens qui n’ont jamais de problèmes de fin de mois.
Il se montra patient, excusant mon adolescence tumultueuse quand mon identité eut du mal à se mettre en place. Avec des cheveux ondulés et la peau mate, je n’avais pas eu besoin de beaucoup d’explications pour saisir que mes parents ne l’étaient pas vraiment. Les gamins de l’école se chargèrent avec cruauté de me le faire comprendre.
Être métis à La Rochelle dans les années 1980 ne fut pas facile. Un soir, alors que je rentrais de l’école, encore une fois écorché par une bagarre, ma mère m’avoua, comme pour s’excuser de ma différence, que j’étais le fruit de sa passion pour un autre qu’Alain. Elle me raconta Célio et la folie de leur jeunesse. Depuis ce soir où maman et moi avions autant pleuré que ri, je compris qu’être né d’une si belle aventure, de la rencontre de ces deux êtres, de ces deux couleurs m’autorisait à être au moins l’égal de tous.
Comment aurais-je pu être différent de celui que je suis, après avoir vu dans les yeux de ma mère tant d’amour pour un Noir ? Elle m’avait fait entrer dans une espèce d’universalité, d’humanité qui transcendait les origines, les religions et les opinions. Mon teint bronzé était ma signature, ma singularité.
Mon adolescence se mua en une période compliquée. Comme si je devais choisir ma couleur, mon côté de l’Atlantique, ma famille. Cette époque fut marquée par un retour vers les Antilles. Je multipliais les vacances en Guadeloupe, écoutais du reggae en boucle, apprenais le créole et dévorais les Zobel, Fanon ou Césaire.
Mon « vrai » père, Célestin Loubert, que tout le monde appelait Célio, était aussi, dans son genre, un être aimant et discret. Il ne connut mon existence que quelques années après ma naissance. Bien qu’il fût mon géniteur, nous eûmes des relations marquées par une sorte d’amitié et de respect, dénués de sens filial. Je ne vivais pas avec lui, mais lors de mes vacances antillaises, il cherchait systématiquement à passer le plus de temps possible en ma compagnie, comme s’il voulait rattraper les moments perdus de nos longues séparations. Ces séjours en Guadeloupe, avec ma sœur Lucia et mon frère Tom, demeurent des souvenirs sucrés d’aventures, de rires et d’insouciance. J’avais l’extraordinaire chance de posséder deux pères. À la fois si différents et si complémentaires. J’étais un Noir blanc, riche de chacune de ces deux communautés. Ma culture restait plus française de France, comme on dit aux Antilles, que guadeloupéenne. Non sans mépris, on appelait les gens comme moi des « Bounty ». Noir à l’extérieur et blanc à l’intérieur.
J’étais pressé de savoir la gravité du mal dont souffrait Célio. Le connaissant, il ne devait pas accepter d’être diminué. Il me fallait mettre ces questions entre parenthèses, le temps d’achever ma rencontre avec le Pr Ashland. Cette affaire de chlordécone s’avérait plus grande, plus forte, plus horrible que tout ce que j’avais pu imaginer. Elle me remplissait l’esprit. Je décidai de raccourcir au maximum mon séjour à Richmond et de rentrer directement à Pointe-à-Pitre dès la fin de mon interview du lendemain. J’irais au Mote Aquarium une autre fois. Aussi, je modifiai en ligne mes réservations d’avion et avertis mon ami Sébastien Weber de mon arrivée prochaine en Guadeloupe.
Avant d’aller dîner, je téléphonai à Edith Sandston, comme me l’avait conseillé Ashland. Je tombai sur une femme à la voix haut perchée, à l’accent traînant du Sud. Nous décidâmes de nous retrouver le lendemain à 9 heures à Hopewell, sur le parking de City Point. Elle essaya d’engager une conversation en me posant des questions sur mon article. Je m’excusai et promis de tout lui raconter plus tard.
J’avais faim. En sortant du motel, j’avais sous les yeux les enseignes de fast-foods. Que de la grande cuisine ! Ne voulant pas reprendre la voiture, je choisis le plus proche où je me contentai d’une Caesar Salad au poulet caoutchouteux que je me dépêchai de manger, arrosée d’une limonade trop sucrée. Je rentrai à l’hôtel avec un léger appétit.
Je vis que le professeur m’avait envoyé un e-mail sans texte, accompagné d’un fichier ZIP de plusieurs mégaoctets. Trop crevé pour le lire, je me couchai. Les révélations d’Ashland n’arrivaient pas à sortir de mon esprit et mes réflexions m’avaient suivi tout au long de la soirée. Les draps semblaient cartonnés et je m’endormis dans un nuage mortel de Kepone.