Après une correspondance à Miami, mon avion se posa en fin d’après-midi à Pointe-à-Pitre. Sébastien Weber m’attendait dans sa voiture, climatisation allumée, sur le parking VIP de l’aéroport Pôle Caraïbes. Il était, comme d’habitude, pendu au téléphone. Je m’installai dans le gros SUV 4 × 4 sur le siège passager, en espérant qu’il finisse vite sa conversation. Il me sourit et me fit signe de patienter en levant les yeux au ciel.
J’avais rencontré Sébastien pendant mes études à l’université de Guadeloupe. La logique familiale aurait voulu que je devienne pharmacien, mais pour les beaux yeux d’une brune, je m’étais inscrit dans une classe préparatoire pour IEP Paris. Ni la belle ni Sciences Po n’étaient faites pour moi. J’entrai l’année suivante à la faculté de sciences de La Rochelle. J’y passai une licence et partis en Guadeloupe pour une maîtrise de biologie marine, suivie d’une tentative avortée de thèse.
Quand je connus Sébastien, il courait à l’université de Pointe-à-Pitre après une licence de droit qu’il ne rattrapa jamais. Conscient que ses études n’aboutiraient à rien, il finit par marcher dans les pas de son père et reprit l’hôtel familial, La Belle Créole. Nous avions un goût commun pour les bateaux et la mer, et la même insouciance. Nous devînmes vite inséparables. Le monde des affaires qu’il fréquentait l’avait mûri, je me trouvais distancé face à ses responsabilités, ses relations et sa réussite.
Sébastien Weber était lui aussi né d’un couple domino, mais dans l’autre sens : sa mère était guadeloupéenne et son père alsacien. L’Alsace lui avait donné des cheveux bouclés et des yeux bleus tandis que la Guadeloupe l’avait doté d’une peau éternellement dorée et d’une musculature de coupeur de canne. Le blond était guadeloupéen et le métis rochelais. Nous étions comme le reflet d’un miroir, à la fois identiques et inversés.
Il finit sa conversation et nous pûmes enfin nous embrasser, heureux de nous revoir. La durée de nos séparations ne gênait en rien notre amitié. Nous pouvions commencer une discussion d’un côté de l’Atlantique et la reprendre deux mois plus tard de l’autre côté, sans en avoir perdu le fil. Il nous arrivait de nous retrouver sur l’île de Ré où mes parents possédaient une maison qui me servait de résidence lors de mes passages en France.
Sébastien prit la direction du Gosier, à côté de Pointe-à-Pitre, où il avait son hôtel, ses bureaux, et, à l’écart, une des plus belles villas de l’île. Quarante ans plus tôt, son père avait acheté ce terrain en forme de théâtre grec où une étroite plage de sable blanc face à l’îlet du Gosier remplaçait la scène. Sébastien avait transformé la quinzaine de bungalows vétustes en un resort haut de gamme, destiné à une clientèle fortunée.
À l’abri d’une digue de rochers, une structure en aluminium maintenait le bateau à moteur hors de l’eau. Le système évitait que les concrétions marines ne salissent la coque. Un toit en tôle le protégeait du soleil. Un mécanisme électrique permettait de le sortir ou de le mettre à l’eau en quelques minutes. Il s’agissait d’un grand semi-rigide de treize mètres, équipé de deux puissants moteurs in-board. Amateur de bateaux depuis son enfance, Sébastien cédait ainsi aux oripeaux du riche homme d’affaires antillais qu’il était devenu.
La Belle Créole était mon lieu de résidence en Guadeloupe. Sébastien et sa femme, Patricia, m’accueillaient dans leur somptueuse maison où une aile indépendante était réservée aux amis de passage. Après d’agréables retrouvailles, je filai sous la douche et me changeai pour le dîner.
Avant de les rejoindre, j’appelai mon frère Tom, patron pêcheur à la Désirade. La petite île, à une heure en bateau à l’est de la Guadeloupe, était le berceau familial paternel. Tom m’apprit que Célio allait physiquement bien, et que se savoir malade l’avait rendu furieux. Il ne l’admettait pas et se croyait condamné.
À soixante-deux ans, je savais que Célio courait encore chaque jour plusieurs kilomètres et s’inscrivait à tout ce qui pouvait ressembler à une épreuve de fond en Guadeloupe. La retraite approchait, et il s’était promis, une fois libéré de son travail aux douanes, de participer aux marathons de New York, Londres ou Paris. Mais ça, c’était avant l’annonce de son cancer.
Tom m’expliqua que l’alerte avait été donnée par le médecin de famille, qui le suivait déjà pour des problèmes de prostate. Il l’avait envoyé consulter à l’hôpital, pour des douleurs dans les reins quand il urinait. Cette foutue glande de la taille d’une prune, placée sous la vessie, a la mauvaise habitude d’augmenter de volume à l’approche de la soixantaine et de comprimer l’urètre qui la traverse. Comme pour beaucoup de copains de son âge, pisser était devenu une aventure.
Lors de sa première visite, Célio s’était vu prescrire une échographie et des analyses de sang. Ces examens ne se pratiquaient plus à l’hôpital depuis l’incendie de 2017, tout comme de nombreux soins qui s’effectuaient dans des cliniques privées ou à Basse-Terre, de l’autre côté de l’île. Je savais qu’avant le sinistre, le CHU était déjà victime des conséquences d’une gestion calamiteuse, de grèves à répétition et du je-m’en-foutisme local. Il était devenu traditionnel que disparaissent nourriture, draps et tout ce qui pouvait en être sorti. Des employés des cuisines avaient ainsi ouvert un restaurant en ville grâce au détournement des repas des malades. D’autres, travaillant à la pharmacie générale, avaient organisé un trafic de médicaments qu’ils revendaient à prix d’or à des immigrés d’Haïti ou de Dominique. Personne n’imaginait faire carrière dans cette pétaudière. Si votre état de santé le permettait, Air France restait encore le meilleur hôpital de l’île.
L’échographie que le Pr Kowalski avait fait passer à notre père révéla une prostate grosse, dure au toucher, et ses analyses sanguines montrèrent un taux de PSA anormalement élevé. L’ensemble de ces éléments avait amené l’urologue à suspecter un cancer prostatique, qu’il classa au stade T2 sur une échelle de 4.
D’après le médecin, il n’y avait rien à faire pour l’instant. C’était juste à surveiller.
Tom avait appris par le médecin de famille que la fréquence des cancers de la prostate avait encouragé Kowalski à s’installer en Guadeloupe, après sa spécialité en urologie. L’île était à la fois un formidable endroit pour découvrir l’origine de leur recrudescence et un laboratoire grandeur nature pour expérimenter des traitements. On comptait en Guadeloupe six fois plus de cancers prostatiques qu’en métropole.
Je raccrochai avec Tom, non sans lui avoir promis de rendre visite à notre père dès que possible, puis je retrouvai mes amis sur la large terrasse de leur maison, face à la mer, devant un spectaculaire soleil couchant comme seules les Antilles peuvent en offrir.
Après le dîner, Patricia partit se coucher et Sébastien m’invita sur les vastes canapés de la terrasse. Il fumait un cigare cubain et nous sirotions un rhum vieux de Marie-Galante. Je lui relatai mon voyage en Virginie et lui détaillai mes découvertes.
— Je trouve que l’on fait beaucoup de bruit avec cette histoire de chlordécone, dit‑il. Ce n’est pas bon pour le tourisme. À force de dire que l’eau, les fruits et les poissons sont empoisonnés, les gens ne vont plus venir en vacances ici. Nous n’avons vraiment pas besoin de cette publicité. Nous vivons sur une île qui n’a plus d’hôpital, où l’eau est distribuée au compte-gouttes, où les sargasses envahissent nos plages et avec un niveau de violence inconnu en France. Les Antilles sont devenues un 9-3 au soleil. Et tu crois qu’il faut y rajouter le chlordécone ? Cette île est à la dérive et je me demande comment tout cela va finir. As-tu remarqué qu’ici nous avons la nationalité française honteuse ? Ça ne te suffit pas ?
— Seb, on ne peut pas passer ce scandale sous silence. Les Américains ont interdit la fabrication de ce poison en 1977 et nous avons attendu 1993 pour arrêter sa commercialisation. Rien n’a fonctionné pour stopper cette folie. Aucune barrière, administrative, réglementaire ou économique, n’a pu mettre fin à ces pollutions. Il a fallu en arriver à cette catastrophe pour que l’État, vingt-cinq ans plus tard, daigne ouvrir un œil.
— Tu oublies que le groupe socialiste à l’Assemblée nationale a lancé une commission d’enquête sur le chlordécone. C’est Joseph Monplaisir, un député martiniquais, qui la préside.
— Oui, je suis au courant. Il avait perdu le dernier scrutin régional et il est à craindre que ce ne soit pour lui que l’occasion de se remettre en selle. Il va chercher la lumière des projecteurs.
— Marc, tu t’égares. Voir partout la main d’un groupe de personnes – riches de préférence – qui organise en secret de mauvais coups avec la complicité de la presse, des politiques et du pouvoir, ça s’appelle du complotisme. « On nous ment » et « on nous cache des trucs » n’est pas digne du scientifique que tu es.
— Ce n’est pas ce que je veux dire, et tu le sais très bien. Regarde juste les choses en face, bordel !
— Même si tu as raison, à quoi ça sert de remuer tout ça trente ans après ? Des reportages, il y en a eu des dizaines. Nous avons déjà fait avec le chlordécone tous les 20 heures des grandes chaînes françaises. Qu’on réduise comme on peut les conséquences, qu’on soigne ou indemnise les malades, et qu’on n’en parle plus, décréta Sébastien.
Comme d’habitude, il voulait régler le problème en l’évitant et en le minimisant, ce qui avait le don de m’exaspérer.
— Non, il y a trop de responsabilités en jeu. L’inaction des politiques, la lenteur des administrations et la cupidité du monde économique ont conduit à l’empoisonnement de 95 % des Antillais, lui répondis-je.
— Marco, n’exagère pas. Tu te lances dans le journalisme, c’est très bien, mais tu parles à la manière d’un redresseur de torts. Je t’ai connu moins va-t‑en-guerre. Tu le sais, je te considère comme mon frère, mais tu te comportes encore en gamin. Il ne te manque qu’un petit chien blanc pour ressembler à Tintin. Tu n’as rien à gagner dans ce combat et excuse-moi, tu ne boxes pas dans ta catégorie.
Son opposition systématique à mes arguments m’irritait tout autant qu’elle m’encourageait.
— Merde, Seb, je ne te comprends pas. Toi et Patricia vous êtes certainement intoxiqués, et ça ne te fait rien ? Et puis il y a ces gens qui veulent absolument cacher ce qui est arrivé, qui semblent même prêts à tuer.
— Tu n’en sais rien et tu exagères. Ton professeur de Richmond est peut-être mort pour d’autres raisons que tu ne connais pas. Je préférais quand tu bossais sur tes coraux !
Après ma maîtrise obtenue en Guadeloupe et mon début de thèse, j’étais parti six mois aux États-Unis pour étudier la reproduction des coraux au Mote Aquarium et quatre mois au Bélize, en Amérique centrale. Comme beaucoup de diplômés des filières scientifiques, je n’avais pas réussi à trouver un travail stable dans ma spécialité. J’avais passé plusieurs années à sauter de stages en CDD, qui avaient en commun un salaire de misère et l’absence de perspectives. Lassé de dépendre financièrement de ma famille de La Rochelle, je rédigeais depuis quelques années à la pige des articles de vulgarisation scientifique pour la presse généraliste, dont L’Écologue .
— Je te donne un conseil en toute amitié, continua Sébastien : ne remue pas la merde. Si comme tu le dis, il y a des méchants dans cette affaire, ne t’attaque pas à eux. Tu sais combien nos îles peuvent devenir violentes. Il y a des gens ici qui depuis des siècles ont construit des empires financiers dont tu ignores l’importance et les ramifications. Toutes les grosses fortunes ont travaillé dans la banane. Ne te frotte pas à eux, me prévint‑il.
— Et alors, il faut passer le chlordécone en pertes et profits ? Moi, je veux raconter ce qui est réellement arrivé, dis-je, emporté par la conversation.
— Putain Marco, s’enflamma‑t‑il, tu ne comprends pas ce que je te dis. Je te parle des Békés, les grands planteurs de bananes. Le chlordécone va devenir un excellent carburant pour les syndicalistes, les indépendantistes ou les politiques en manque de combat. Les Noirs victimes des Békés, ça te rappelle quelque chose ? Ton insecticide a peut-être pollué les sols, mais il est surtout en train de polluer les esprits et de façon certainement plus durable.
Il n’avait pas tort, mais je ne voulais pas m’écraser. Je laissai la chaleur du rhum se répandre dans ma poitrine, puis repris d’un ton plus calme :
— Il faut arriver à percer l’abcès, trouver les coupables et réparer ce qui peut l’être, assurai-je sans me sentir capable d’accomplir cela. Le secret qui entoure le chlordécone alimente trop de fantasmes et entretient les gens dans la peur. Je suis d’accord avec toi, cette histoire doit cesser et j’aimerais bien y participer.
— Un dernier truc : ne le prends pas mal, attaqua‑t‑il, mais tu ne vis plus beaucoup en Guadeloupe. Si tu lances de la merde en l’air, ce n’est pas sur toi qu’elle retombera. J’ai beaucoup investi dans ce pays et je n’ai pas les moyens de retraverser une énième crise. Alors, réfléchis bien aux conséquences de tes actes. En gros, tu n’es pas d’ici, occupe-toi de tes oignons et laisse-nous gérer ça entre nous.
Je constatai, un peu vexé, combien Sébastien avait changé. Nous n’étions plus dans le même camp, nous ne pouvions pas nous comprendre. Cela me scandalisait et j’aurais aimé faire éclater la vérité au grand jour. Un homme avait peut-être été assassiné pour m’avoir parlé ; je ne voulais pas que sa mort demeure inutile. Sans doute allait‑il falloir que je me salisse les mains. J’essayais avec Sébastien de me chauffer, d’énoncer à haute voix ce qui me trottait dans la tête sans y parvenir.
Lâchement, pour mettre fin à cette discussion qui ne menait à rien, je lui parlai de mon père.
— Je voulais te dire aussi, et ça n’a rien à voir, que Célio a chopé un cancer. Ça me fout les boules.
— Merde, je suis désolé. C’est grave ?
— Je n’en sais rien. Je vais aller lui rendre visite demain. Il se repose à la Désirade. Pour le moment, c’est le moral qui est le plus atteint. Je peux te prendre une voiture pour la journée ?
— Bien sûr, vois ça avec l’économat. Tiens-moi au courant pour ton père. Je vais me coucher, tu m’as fatigué avec ton chlordécone et je commence tôt.
Quand nous nous séparâmes, il me serra hâtivement dans ses bras pour me marquer son affection. Sébastien était un tendre et je devais interpréter ses propos à l’aune de l’amitié qui nous liait.
Avant de m’allonger, j’ouvris ma boîte mail. Il y avait un message d’Edith Sandston, l’avocate de Hopewell.
Bonsoir Marc,
J’ai parlé avec Kerry Washington, la détective rencontrée à votre hôtel. La voiture volée et vue à proximité du domicile du Pr Ashland le soir de son agression a été retrouvée incendiée avec deux cadavres à l’intérieur.
Autre chose : la police de l’aéroport de Richmond a intercepté ce soir un ressortissant haïtien en partance pour Port-au-Prince. Il avait une vilaine brûlure à la main qui a attiré leur attention. Ils l’ont retenu et interrogé. Ils n’avaient pas de charges contre lui et l’ont laissé partir.
Je reste sûre que la mort de James Ashland est en lien avec l’interview qu’il vous a donnée.
Je vais essayer de connaître le nom du type de l’aéroport. Je vous l’enverrai.
Faites attention à vous.
Regards,
Edith
Je lui répondis :
Chère Edith,
Je suis désolé de ce qui est arrivé et je m’en sens responsable.
Je suis rentré en Guadeloupe et je ne crains rien ici.
Si vous avez de nouvelles informations, merci de m’en faire part.
Amicalement,
Marc