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C’est souvent quand on n’a rien à faire que les conneries arrivent. Erwan Floch arracha l’affichette punaisée sur le tableau de petites annonces du couloir des chiottes du Bagdad Café. Il cherchait du travail, depuis que son patron lui avait demandé, à la fin du week-end de Pâques, de prendre des vacances en attendant juillet que les touristes reviennent. Évidemment sans être payé.

Erwan Floch se retrouvait ainsi à terre, sans rentrées d’argent et sans rien à faire.

Originaire de Bretagne, il avait rêvé dans sa jeunesse de tours du monde, de Vendée Globe ou de Coupe de l’America. Après ce qu’il avait vécu trois ans plus tôt, il ne pouvait plus que piloter un promène-couillons entre Saint-François et Petite-Terre. Chaque jour le même circuit sur le même bateau à trimbaler les mêmes blaireaux le démoralisait.

Quand il prenait le temps de regarder son existence, il se forçait à croire qu’elle ne pouvait se réduire à ce train-train. Il fallait que ça change, mais pour ça, il devait se bouger le cul. Et se bouger n’était pas trop son truc, surtout depuis son aventure avec Richard. La vie avait souvent décidé pour lui. Aussi loin qu’il se rappelât (il n’avait que trente ans), les circonstances avaient toujours conduit son destin. Il comparait le cours de son existence à une méduse dont la nage paresseuse ne servait qu’à la maintenir dans le bon sens, sans jamais lui permettre de remonter le courant. N’est pas saumon qui veut.

Depuis cette navigation effroyable trois ans auparavant, il était devenu indifférent, il ne ressentait ni crainte ni douleur et encore moins désir ou plaisir. Il manifestait un intense détachement à l’égard des évènements de sa vie. Cette aventure tragique l’avait profondément atteint et il se rendait bien compte qu’il n’arrivait plus à mettre de la compassion dans quoi que ce soit. Impassible, il avait regardé Véronique partir, fatiguée de son asthénie affective. Avec elle, il pouvait envisager l’avenir comme une destination heureuse. Puis, comme à son habitude, il avait attendu que quelque chose se passe.

Cette annonce tombait à pic. « Cherche skipper pour convoyage. » Il appela le numéro inscrit au bas du bout de papier et accepta un rendez-vous le jour même dans un bar du Carénage qu’il ne connaissait pas, avec un certain Paco à la voix pâteuse et à l’accent créole.

Le Carénage était un vieux quartier de Pointe-à-Pitre. Village dans la ville, le faubourg se classait en tête des coins les plus malfamés de la capitale économique de l’île. Situé au bord de la rade, il s’était créé autour de l’usine sucrière de Darboussier, aujourd’hui remplacée par un musée sur la traite négrière. On y trouvait une multitude de petits métiers et encore quelques chantiers de réparation navale, qui lui avaient donné son nom. Le Carénage ne constituait qu’un enchevêtrement de cases sordides en bois et tôles, séparées par des ruelles en terre battue où couraient des ruisseaux d’eaux malodorantes. Tous les trafics s’y développaient à l’abri des regards. Bon nombre d’immigrés y échouaient, attirés par la richesse supposée de la Guadeloupe et l’absence de flics.

Les projets de rénovation s’y étaient succédé ces dix dernières années et n’avaient dû engraisser que quelques élus, tant les choses évoluaient peu – à part le nombre croissant de prostituées originaires de Saint-Domingue. Elles proposaient leurs imposantes rondeurs aux automobilistes qui traversaient le quartier par la rue Raspail. Comme sorties d’un dessin d’Édika, assises sur des chaises par grappes de trois ou quatre, elles attendaient au bord de la chaussée les amateurs de taille triple XL, pour des pipes à vingt balles sans capote.

Vers 21 heures, Erwan alla à son rendez-vous, dans un bar sans enseigne, seul endroit allumé de la Cour Violet. Au carrefour avec la rue Raspail, une berline noire aux vitres teintées était stationnée, moteur en marche.

Dans la pénombre, quatre joueurs de dominos braillaient et frappaient comme des sourds la table de jeu chaque fois que l’un d’entre eux posait une pièce. Un petit attroupement observait et commentait chaque coup.

L’intérieur glauque et sombre se résumait à un simple comptoir et une dizaine de tables faites de planches de coffrage, l’Ikea local. Il y flottait une odeur acide, mélange d’alcool et de sueur. À quelques minutes des luxueux hôtels de la pointe de la Verdure, on ne risquait pas d’y rencontrer de touristes.

Un rap créole rocailleux faisait vibrer les verres des étagères en vous secouant les tripes. Il hurla « Paco ? » au boug derrière le bar. Sur sa droite, sorti d’un coin sombre, un grand Black épais comme un ours se dirigeait vers lui, une bouteille de bière à la main. Il exhibait autour du cou une collection de chaînes en or dont certaines auraient pu tenir un petit voilier au mouillage. Son abondante chevelure était emballée dans un bas noir qui lui descendait sur la nuque.

Erwan Floch le suivit vers le fond de la case et ils se retrouvèrent dans une pièce exiguë à peine plus lumineuse. Quand Paco referma la porte, la musique s’assourdit et il fut possible de parler sans gueuler.

Le balaise s’assit au milieu d’un canapé défoncé, les bras en croix et les jambes largement écartées. Erwan choisit le fauteuil le moins taché pour se poser.

— Alors, c’est toi le skipper ? demanda Paco de sa voix éraillée, en se tripotant l’entrecuisse. Dis-moi qui tu es et ce que tu sais faire.

Paco ne le regardait déjà plus, tout occupé à se rouler un joint sur la table basse marquée de brûlures de cigarette.

— Je navigue depuis mes quinze ans. J’ai commencé par la pêche en France, beaucoup de régates sur tout ce qui flotte, des convoyages entre la France et les Antilles et puis ce boulot entre Saint-François et Petite-Terre. En gros, je sais à peu près tout faire sur un bateau.

Erwan observa son interlocuteur allumer son joint. En trois taffes, Paco en avait cramé la moitié. Il conserva la fumée le temps d’un tour de stade et l’expira doucement par le nez. À en juger par ses yeux rougis, il n’en était pas à son premier. Il tendit le joint à Erwan qui aspira à son tour une timide latte avant de le lui rendre.

— T’as déjà eu des problèmes avec les babylones1 ? l’interrogea Paco.

— Non, des conneries, jamais rien de grave, fit le marin, sur la défensive.

— On a un convoyage à faire sur un catamaran. Tu sais faire ça ?

— Seul ou en équipage ?

— Seul ! Au moins à l’aller.

— Ouais, bien sûr, mais pour quelle destination ? répondit‑il, méfiant.

— Faut aller à mille bornes d’ici et revenir.

— Je ne vais pas au Venez’ ou en Colombie. Je ne touche pas à la coke. Trouvez un autre skipper, fit‑il en se levant.

Il n’y avait aucune morale dans sa décision, juste l’instinct de survie.

— Assieds-toi. On parle pas de ça, gronda le Noir.

— Si on ne parle pas de coke, c’est quoi le plan ? demanda Erwan en se rasseyant, sentant bien qu’il avait mis le doigt là où il ne fallait pas.

— Reste ici, je vais chercher mon chef qui veut te voir avant qu’on aille plus loin.

Paco se leva et sortit de la pièce.

Erwan ramassa dans le cendrier le pétard encore allumé. Les jambes sur un accoudoir, il se vautra dans le fauteuil malgré l’odeur aigre du tissu. Il remarqua des miroirs de salle de bains suspendus au plafond. Les canapés devaient avoir une autre utilité que les entretiens d’embauche. Il imagina les passes sordides qui devaient s’y dérouler.

Perdu dans les brumes de la beuh, il sursauta au retour de Paco, accompagné d’un mec chauve aussi obèse que noir. On devinait des yeux vifs, cachés derrière de lourdes paupières.

— Je te présente M. Mandé, mon boss, dit Paco en faisant un signe en sa direction qui aurait presque pu passer pour une révérence.

— Bonjour, monsieur, lui dit poliment Erwan en lui tendant la main. Je…

Mandé devait sortir de la berline aperçue à son arrivée tant sa main potelée était fraîche. Ils restèrent debout tous les trois. Son crâne humide, qu’il séchait régulièrement avec un morceau de serviette-éponge, brillait comme une écaille de tortue.

— Paco m’a parlé de vous, le coupa le gros en plaçant ses mains devant lui, autant pour lui imposer le silence qu’une certaine distance. Il vous trouve très bien et je voulais vous dire que je serais ravi de travailler avec vous. Je suis membre de l’association évangélique Amitié Guadeloupe Haïti et nous avons besoin de rapatrier des amis d’Haïti pour leur offrir une vie meilleure. Nous cherchons un marin pour aller les récupérer et les ramener en Guadeloupe. Comme vous le voyez, il n’est pas question ici de trafic de drogue, commerce que notre congrégation réprouve. Si vous acceptez cet emploi, vous aborderez les détails du voyage avec Paco, et nous nous retrouverons à votre retour, conclut‑il, essoufflé.

L’entretien était fini. Il se tournait déjà pour se diriger vers la porte. Son embonpoint le forçait à marcher bras et cuisses écartés.

— Bon, ben voilà. T’es embauché, lui dit Paco.

— Je sais pas. C’est légal ?

— Si on pouvait utiliser un vol d’Air France, on t’aurait pas appelé.

— C’est pour quand et c’est payé combien ?

— Avant la fin du mois. Cinq mille euros pour la balade. Mille maintenant, le reste à ton retour.

Le skipper fut pris de court ; jamais il n’avait touché tant pour quinze jours de travail.

— Laisse-moi y réfléchir, je te contacte demain. Si j’accepte, on aura un paquet de trucs à voir ensemble, affirma Erwan.

— Cool, man. En attendant, si tu veux une fille, c’est cadeau, lui proposa Paco.

Erwan n’était amateur ni de cellulite ni de sueur. Il avait perdu le goût pour ces expériences sexuelles exotiques.

— Merci, je vais me rentrer. À demain !

En reprenant sa vieille Twingo, Erwan avait le cerveau en ébullition. Son intuition y avait allumé une lampe rouge. Participer à un truc qu’il sentait limite ne l’avait jamais tracassé. En plus les boulots bien payés ne couraient pas les rues.

Surfeur, il avait l’habitude, quand une série de vagues se présentait, de choisir à l’instinct la plus prometteuse, sans savoir si la suivante n’aurait pas été meilleure.

« On verra bien », se dit‑il, en arrivant à Saint-François.