Le lendemain, je partis pour Saint-François au volant de la camionnette marquée « La Belle Créole ». La navette pour l’île de la Désirade appareillait à 7 h 30.
Je croisai en sens inverse la longue file de travailleurs qui se rendaient à Jarry, à côté de Pointe-à-Pitre, principale zone d’activité de l’île grâce au port où transitaient 90 % des biens consommés en Guadeloupe. Les bords de route en friche étaient encombrés de panneaux publicitaires qui empêchaient souvent de voir le paysage.
J’avais séjourné de nombreuses fois chez mon père à la Désirade et avais par tous temps emprunté la navette maritime. À part les vacanciers, je connaissais tout le monde sur le bateau. Je fis le trajet avec Jacques, le pilote et ami de mon frère Tom. L’air était limpide et l’alizé achevait son travail de nettoyage des nuages nocturnes.
Après avoir doublé le cap rocheux de la pointe des Châteaux, le croisement des courants, de la houle et du vent rendit la traversée agitée, au grand dam des touristes. Cette pénible demi-heure d’embruns et de vagues protégeait la petite Désirade des hordes de visiteurs.
L’île ressemblait à la coque d’un long bateau chaviré. Son sommet aride et plat était hérissé d’éoliennes. Les hautes falaises de la côte nord plongeaient dans l’océan, tandis qu’au sud une étroite plaine accueillait les maisons le long de l’unique route, les plages et le minuscule port où nous étions en train d’accoster.
Revenir ici était comme emprunter une machine à remonter le temps. Rien n’y changeait, pas même les habitants. Ma mémoire connaissait chaque plage, chaque spot de surf, chaque trou à langoustes. Autant de souvenirs heureux qui avaient marqué mon adolescence. Les gens avaient développé un caractère fait de gentillesse, d’hospitalité et de simplicité. L’île avait accueilli une léproserie et un lieu de relégation. L’eau courante, l’électricité et le téléphone y étaient parvenus bien plus tard qu’en Guadeloupe.
Avec la messe et le marché, l’accostage d’une navette restait un des rares moments d’effervescence. Des minibus attendaient leur cargaison de touristes, les familles venaient chercher les leurs et des gîteurs brandissaient des pancartes avec le nom de leurs hôtes.
Je laissai derrière moi la calme agitation du port et pris à pied la direction de la maison de Célio construite à la sortie du village, à proximité de la plage à Fanfan. En semaine, quand il travaillait aux douanes, il vivait dans un appartement HLM de la banlieue de Pointe-à-Pitre.
Des pêcheurs fabriquaient des nasses le long du rivage et étendaient sur le tronc des cocotiers leurs filets pour les réparer. De loin, je reconnus la silhouette haute et fine de Célio. Il était occupé à ramender un filet et ne me vit pas arriver. Quand il m’aperçut, son expression concentrée s’éclaira d’un large sourire et nous tombâmes dans les bras l’un de l’autre. Il me serra plus fort et plus longtemps que d’habitude.
— Marc, tu es là ! Quel bonheur ! dit‑il en enlevant ses lunettes de vue.
— Tu t’es reconverti dans la pêche ? le charriai-je.
— Non, j’aide ton frère qui est en mer pour la matinée, ça m’occupe. Que fais-tu ici ?
— J’ai eu Tom qui m’a expliqué ton problème de santé. J’ai rappliqué dès que j’ai pu.
Son visage jusque-là souriant se rembrunit. Il me prit par le bras et nous allâmes nous asseoir à l’écart des autres, chacun sur un petit banc créole appartenant aux fabricants de nasses. Il se saisit d’une branche et, tout en me parlant, dessinait sur le sable des formes géométriques qu’il effaçait aussitôt du pied.
— C’est gentil, mon fils, d’être venu. Ils m’ont trouvé un cancer de la prostate. Marc, si tu savais comme ça m’énerve ! J’ai jamais fumé et j’ai toujours fait du sport ! Et j’ai même mangé leurs satanés cinq fruits et légumes par jour, et il faut que je chope cette merde ! C’est pas juste.
— Tu as pourtant l’air en forme. Que t’a dit le médecin ?
— Que ça allait aller, d’attendre, de ne pas m’inquiéter… Des trucs de docteur. Mon Marco, tu ne vis plus en Guadeloupe, mais tu as entendu parler du chlordécone ?
— Oui, il se trouve que je travaille en ce moment pour mon journal sur cette affaire.
— Le chlordécone a tout pollué ici ! Tout est empoisonné. Ils disent à la télé que ça peut donner le cancer de la prostate. Peut-être que c’est ce qui m’a rendu malade… Si je n’en meurs pas, ils vont m’opérer. Je ne banderai plus et je me pisserai dessus. Les Américains ne pouvaient pas la garder pour eux, cette merde ? Quand je pense que j’ai vu aux douanes des centaines de conteneurs chargés ras la gueule de cette saloperie ! J’ai moi-même rempli des documents d’importation. Si j’avais su… dit‑il tristement.
Il était en colère et cassa le bâton avec lequel il dessinait sur le sable.
— Il est possible que ta maladie ait été provoquée par le chlordécone, mais c’est compliqué à démontrer.
J’aurais pu lui dire qu’il s’était certainement empoisonné avec les madères et ignames qu’il mangeait. Ces légumes racines absorbaient comme des éponges la molécule de l’insecticide. Je préférai garder cela pour moi et ne pas l’accabler davantage.
— Tout ce que je découvre de cette affaire est dégueulasse. On n’a pas fini d’en entendre parler.
— Max est venu passer quelques jours avec moi, pour me soutenir, reprit Célio. Il me dit la même chose. Depuis qu’il me sait malade, il déploie des attentions de chatte pour me remonter le moral. Il est parti au marché. Tu devrais parler avec lui, il a déjà enquêté sur cette histoire pour son journal. Il ne devrait pas tarder.
Max Babeuf était son ami de toujours. Un « ami frère », comme on dit aux Antilles. Je lui connaissais un passé trouble d’indépendantiste pur et dur dont j’ignorais les détails. Ancien professeur de lettres à la fac à Pointe-à-Pitre, je ne savais pas pourquoi il avait quitté son poste à l’université pour devenir journaliste à France-Antilles . À ses yeux, j’étais une pièce rapportée dans la vie de mon père.
Célio se leva et m’emmena sur la terrasse de sa maison qui donnait sur la route. Le terrain sableux, planté d’arbres fruitiers, était fleuri et ombragé. Au fond, un jardin créole et un poulailler accolé à une cabane pourvoyaient en produits frais ses occupants.
Amandine, ma belle-mère, me salua rapidement et disparut dans la cuisine. C’était une jolie femme de l’âge de Célio qui portait des bijoux créoles en toutes occasions. Elle possédait un visage rond avec les cheveux tirés en arrière sur un petit chignon pas plus gros que le poing. Un doux sourire éclairait ses traits, sauf quand elle me regardait. Mon frère Tom me la décrivait comme tendre et chaleureuse, mais elle m’avait toujours battu froid. J’étais le produit d’une aventure entre Célio et une autre, blanche de surcroît, ce qui me rendait peu fréquentable à ses yeux. Tom avait à plusieurs reprises tenté d’améliorer nos rapports, en vain. Depuis plus de vingt ans, elle me boudait.
Célio nous servait une tasse de café réchauffé quand Max Babeuf arriva les bras chargés de fruits. Plus vieux que mon père, il ne passait pas inaperçu avec ses cheveux un peu trop longs et sa barbichette grise. Comme pour afficher ses idées politiques, il portait une chemise cubaine blanche, que l’on nommait guayabera , des lunettes à monture ronde, une casquette plate Kangol et en bandoulière une espèce de pochette en tissu aux motifs africains.
— La mère Justine vendait des corossols, je l’ai dévalisée. Un bon jus va te faire du bien, lança‑t‑il joyeusement.
Il me salua et déposa sur la table un grand panier de fruits qu’Amandine emporta dans la cuisine. Il se tourna vers moi et me demanda sans ménagement si je savais que mon père avait un cancer. Je compris qu’il se forçait à parler de sa maladie comme d’un simple rhume. Non pas qu’il en escamotât la dangerosité, mais il faisait en sorte de ne pas dramatiser. Il fallait que Célio accepte et entende que c’était un mal qui apparaissait, qui se soignait et dont on guérissait.
Amandine écoutait notre conversation depuis l’évier. Je croisai son regard inquiet et, comme prise en faute, elle se remit à éplucher les gros pamplemousses apportés par Max.
J’étais pressé de m’entretenir du chlordécone avec Max.
— Je dois rédiger un article sur le chlordécone pour mon nouvel employeur, un magazine écolo de Paris. Je rentre des États-Unis où j’ai visité Hopewell. Célio m’a dit que tu connaissais bien le sujet ?
— Oui, c’est un véritable génocide colonial. La France, avec la complicité des Békés, a empoisonné les Antillais. Tout le monde savait ce qui se passait et rien n’a été fait. Ce scandale démontre encore une fois le peu de cas que la France fait de ses colonies. Il est bien tard pour vous en préoccuper. C’est devenu un sujet à la mode et toute la presse en parle, mais le mal est fait. Vous vous contentez de décrire les pollutions sans chercher à identifier les vrais coupables.
Le « tu » était la règle aux Antilles, sauf pour marquer le respect. En utilisant « vous », Max m’assignait dans le camp des Français et m’attribuait une part de responsabilité dans ce qui s’était déroulé trente ans plus tôt. C’était bien là ma croix. Quel que soit le côté de l’Atlantique où je me trouvais, j’étais soit trop français pour être antillais, soit trop bronzé pour être français. Ces distinctions m’agaçaient sans me blesser. « Blanc » et « Noir » s’écrivaient avec majuscule, pas « métis ». J’y étais habitué et je m’abstins de répliquer.
La société guadeloupéenne se divisait en deux grandes catégories : les Guadeloupéens et les autres. Les seconds étant considérés par les premiers comme incapables de comprendre les réalités et les souffrances de l’île. Les Guadeloupéens se partageaient en sous-groupes : les Békés, les Noirs, les Indiens et les Blancs péyi. Chacun avait une multitude d’idées reçues sur son voisin. Beaucoup de Noirs se considéraient comme les vrais « Guadeloupéens » parce que leurs ancêtres avaient subi sur l’île la servitude de l’esclavage, qu’ils étaient plus nombreux et que leur culture était devenue dominante. Les Békés ou Blancs péyi s’estimaient tout aussi légitimes. À les entendre, ils avaient construit cette île qui, sans eux, ne serait encore qu’une contrée peuplée de sauvages. D’ailleurs, n’étaient‑ils pas arrivés les premiers ? Le groupe des non-Guadeloupéens était constitué de tous les migrants : Blancs de France, Africains, Libanais, Juifs, Syriens, Chinois et immigrés de la Caraïbe. Ces derniers étaient à leur tour hiérarchisés : les Haïtiens, malgré une histoire commune tout aussi terrible que celle des Guadeloupéens, demeuraient les plus discriminés et étaient accusés de tous les maux.
Je demandai à Max ce qu’il savait de cette affaire de chlordécone.
— Pas maintenant, Marc, je suis à la Désirade pour m’occuper de ton père. Il te reste à me prouver que tu es la bonne personne. Si j’ai bien compris, tu débutes dans le métier.
Comme je ne relevai pas, il ajouta :
— Je collectionne depuis le déclenchement de ces crimes des articles de presse, des rapports ministériels et des études scientifiques ou sanitaires sur le sujet. Je suis le seul à détenir certains éléments capitaux. J’ai de quoi envoyer les responsables en prison, dit‑il, un doigt menaçant en l’air. J’ai déjà écrit plusieurs reportages sur ce scandale. France-Antilles traverse une grave crise financière et ne veut se fâcher avec personne. Rien n’a été publié. De toute façon, ça n’a jamais été un canard d’investigation.
Il me prit fermement par le bras et me regarda dans les yeux.
— Je n’en ai rien à foutre que tu écrives quelque chose avec mes informations. Par contre, il reste des zones d’ombre, des coupables à découvrir, des collusions à révéler. Si j’accepte, ce sera donnant donnant : tu m’aides à dénoncer les responsables, et je t’aide pour ton article. Tu vas devoir mouiller ta chemise. Crois-moi, je sais beaucoup de choses et il est temps que ces salauds payent.
Ce jour-là, j’étais loin de m’imaginer ce que Max entendait par « mouiller sa chemise ».
— Tu pourrais y contribuer, dit‑il, en se tournant vers Célio. Il faudrait que tu nous sortes toutes les informations que possèdent les douanes sur les importations de chlordécone.
— Si tu veux, opina mon père. Je vais appeler le service spécialisé de Jarry et lui demander de me fournir toutes les statistiques concernant l’entrée du chlordécone. Depuis Christophe Colomb, les douanes conservent tout. On est les champions de la fiche cartonnée. Tu sauras qui en a fait venir, quand et combien.
— Parfait, ça devrait nous aider, me devança Max en hochant la tête.
Amandine arriva avec des assiettes et des couverts. Il était temps de parler d’autre chose.
Tom nous retrouva à son tour, le visage blanchi par le sel des embruns. Il déposa un thazard dans la cuisine, se rinça et vint se joindre à nous. J’eus droit à un check de sa part, ce qui représentait chez lui un signe de grande affection. Comme à son habitude, Tom ne dit rien de tout le repas.
Le bateau repartait à 16 h 45 pour Saint-François. Après le déjeuner, j’eus juste le temps de me rendre sur la petite plage du Souffleur, où Anna Sabas, dont le père avait développé un goût particulier pour les palindromes, tenait son club nautique. Elle enseignait la planche à voile, le surf, le kite et tout ce qui pouvait flotter.
Anna et moi nous étions connus à l’université. Elle avait été mon grand amour. Mes allers-retours incessants entre la métropole et les Antilles ainsi que mon impossibilité de m’engager dans une relation durable l’avaient lassée. Elle avait fini par me remplacer par un autre. Je l’avais vécu comme une trahison – ce que, avec le recul, j’avais bien mérité. Nous avions réussi après quelques mois de cicatrisation à maintenir un rapport d’amitié, pour ma part pimenté de souvenirs langoureux. Il restait entre nous la complicité d’une histoire passée et des brumes de tendresse. Cela faisait plus d’un an que nous ne nous étions pas croisés. En descendant vers son club, j’avais le ventre noué.
Je découvris que ses installations s’étaient agrandies. Elles occupaient une bonne partie de la petite plage bordée par un lagon peu profond où une étroite passe entre les coraux permettait de rejoindre la pleine mer. Des vagues propices au surf se brisaient sur le versant extérieur du récif. Anna avait construit un adorable beach-bar en bois, aux allures de cabane de pêcheur. Des parasols et des meubles créés à base de palettes étaient installés sur le sable. L’enseigne, confectionnée en bois flotté, indiquait « Le Sac à Sel », certainement en souvenir de son père.
Anna se trouvait derrière son bar en train de ranger des verres, perchée sur un escabeau. Je n’apercevais que ses jambes bronzées et son petit cul emballé dans un minishort. Elle me salua sans me voir, occupée à son affaire, me prenant pour un client de passage.
— Bonjour, je suis à vous tout de suite, dit‑elle.
— Ne bougez surtout pas, le spectacle que vous m’offrez me convient parfaitement.
Elle descendit de son échelle précipitamment, prête à remettre le malotru à sa place. En me découvrant, elle cria « Marco ? », un grand sourire aux lèvres.
Nous devînmes deux statues de sel, tout absorbés à nous regarder. Je sus à cet instant que j’allais encore tomber amoureux d’elle.
Ses cheveux bouclés et décolorés par la mer encadraient sa jolie frimousse. Des petites rides en étoiles étaient apparues, partant du coin de ses yeux bleus tachés d’or. Elle vivait dans un monde parallèle où n’existaient ni chlordécone ni cancer.
Je lus en elle le plaisir de me revoir et cela me fit du bien.
Devant un jus de fruits, nous passâmes le peu de temps que me laissait la navette à nous raconter nos vies. Je dus fournir un effort colossal pour ne pas toucher sa main, effleurer sa joue ou promener mes doigts dans ses cheveux. Je ne voulais pas risquer de me faire rembarrer une nouvelle fois. Je brûlais de lui demander si elle vivait seule. Le courage me manqua.
— Je suis heureux de te revoir, essayai-je.
— Ouais, c’est sympa de passer. Tu repars quand ?
— À la navette de ce soir.
— Monsieur Courant d’air ! Pour prendre racine, ne devrais-tu pas te poser un peu ?
— Tu as raison, mais…
— Tes coraux ou une femme ?
— Mon père. Il est malade. Je suis venu lui rendre visite… C’est bon de te revoir, insistai-je avec un sourire stupide aux lèvres.
— Rien de grave j’espère, je suis désolée…
Encore une fois, j’avais l’impression que nos sentiments ne se trouvaient pas au même étage. Elle paraissait heureuse de revoir un vieil ami, tandis que je fondais littéralement.
Quand je dus partir, elle me proposa de la rejoindre un de ces jours pour une session de kitesurf. Je le lui promis et je crus deviner une invitation dans ses yeux.
Il me fallut courir pour ne pas rater le bateau. Pendant la traversée de retour, quelque chose me disait que j’allais revenir rapidement à la Désirade.