Célio se rendit aux bureaux des douanes de Jarry. Son grade d’inspecteur régional le plaçait juste au-dessous du grand patron et lui donnait toute latitude pour aider Marc et Max dans leur enquête. Si ce chlordécone se trouvait à l’origine de sa maladie, il avait une raison supplémentaire pour leur donner accès à la liste des importations de Kepone et de Curlone.
Il avait demandé la veille par téléphone à Sita, la jolie Indienne stagiaire du service statistiques, de la lui éditer. Il monta au premier étage des bureaux faits d’un empilement d’Algeco et entra dans la petite salle informatique où régnait un froid polaire. La jeune femme, avec son habituel sweat UCLA, l’accueillit par une grimace.
Elle lui expliqua que Jean-Claude Cuvelier, un métropolitain responsable du service des contrôles douaniers, avait piqué une colère en découvrant ce qu’elle avait imprimé sans son autorisation. Il l’avait menacée de mettre fin à son stage et lui avait arraché des mains l’épais dossier rouge qu’il avait embarqué avec lui.
Célio la rassura et se dirigea vers le bureau de Cuvelier. Depuis quand ce minable pensait‑il pouvoir s’opposer à ses ordres ? Le ton monta entre les deux hommes et Célio aboya qu’il n’avait pas besoin de sa permission pour obtenir des documents du service statistiques. L’esclandre avait attiré les curieux et des têtes sortaient de tous les boxes.
Célio remarqua sur une armoire basse une volumineuse chemise rouge. Il contourna la table et tendit la main pour s’en saisir. Le métropolitain tenta de lui attraper le poignet, mais il n’était pas de taille. Avant de claquer la porte de son bureau, Célio prévint Cuvelier qu’il sera convoqué, en compagnie de son représentant syndical, pour insubordination.
Cuvelier attendit de voir depuis sa fenêtre Célio sur le parking pour décrocher son téléphone.
— Il part avec le dossier. Je n’ai rien pu faire, chuchota‑t‑il en mettant sa main devant sa bouche.
Affolé, il en tremblait de colère.
— Imbécile ! On t’avait dit de tout détruire, lui répondit une voix.
Célio prit sa Partner de fonction et se dirigea vers le port pour se calmer. Il n’arrivait pas à comprendre l’attitude de son subalterne. Vouloir cacher des informations stockées dans l’ordinateur des douanes n’avait aucun sens.
Il ne remarqua pas le scooter qui lui avait emboîté le pas. Le conducteur se demandait comment il allait pouvoir récupérer le dossier. Si les choses dégénéraient, sa brûlure à la main l’handicaperait.
Célio roula au milieu des allées de conteneurs empilés sur plusieurs niveaux. Après ses débuts à La Réunion, il avait commencé ici, en charge du contrôle des marchandises. À l’intérieur des conteneurs stationnés en plein soleil, la température pouvait monter jusqu’à 70 °C.
Depuis quelque temps, des jeunes parvenaient à franchir les clôtures et traînaient sur la zone de stockage. Ils forçaient les portes des conteneurs et volaient ce qu’ils pouvaient emporter. Aux yeux de Célio, ces rapines plus agaçantes que graves portaient préjudice à l’image des douanes et du port, mais personne n’y prêtait attention. Le service de sécurité, malgré des uniformes d’officiers soviétiques, se révélait d’une inefficacité remarquable.
Célio arrêta sa voiture à l’extrémité du terminal de manutention, face à Pointe-à-Pitre qui se livrait par la mer, et laissa le moteur tourner pour garder la climatisation. Il apercevait la place de la Victoire avec ses palmiers royaux et, dans sa darse, de petites barques accostées pour y vendre leur pêche. Le centre-ville battait au rythme de ses trois marchés aux poissons, aux légumes et aux épices.
Le scooter stationna à distance, à l’ombre d’un portique.
Maintenant que Célio entrevoyait la fin de sa vie, une vague de nostalgie le submergea. Jamais il n’avait pensé que tout pourrait s’arrêter, tout au moins pas si tôt. La maladie n’avait jamais fait partie de ses plans. Il se rappela combien il avait aimé cette ville. Dans ses yeux d’enfant natif de la Désirade, Pointe-à-Pitre avait des allures de capitale. Se rendre à la Pwent était à la fois une expédition et une fête. Il se souvenait de la Guadeloupe d’an tan lontan . Son petit peuple sortant à peine de la colonie pour être projeté dans le monde moderne, les lolos, les petits métiers disparus, la famille comme unité immuable, la pauvreté qui n’empêchait pas la solidarité, l’inventivité d’un peuple démuni, la dureté du travail et tant d’autres aspects de la vie guadeloupéenne. Ils formaient une communauté rieuse que leur existence souvent pénible avait rendue fataliste. Des gens fiers et débrouillards, empreints d’une joie de vivre de tous les instants. Cette gaieté résultait de tout ce qu’ils avaient réussi à traverser : l’esclavage, les cyclones, les tremblements de terre, les éruptions volcaniques et la misère. Célio aimait son île et plus encore ceux qui l’habitaient.
Calmé, Célio redémarra en direction de la sortie de l’aire de stockage. Le boug en scooter le suivit depuis une allée parallèle. Il resta à sa hauteur, le surveillant entre les boîtes d’acier.
Alors que Célio roulait au pas dans une rue de conteneurs, il aperçut un mouvement. Une ombre fugace. Il arrêta sa voiture et en descendit. Hors de l’habitacle climatisé, à l’abri du vent, il faisait une chaleur épouvantable. Célio s’approcha d’un conteneur de quarante pieds, portes entrouvertes. Il appela pour savoir s’il y avait quelqu’un. Seul le bruit des engins de transport lui parvenait. Il tira sur un des battants pour en scruter l’intérieur. Ébloui par le soleil de fin de matinée, il tarda à s’habituer à l’obscurité du tunnel d’acier. Il devinait bien quelque chose au fond, mais il n’arrivait pas à déterminer ce que c’était.
Le conducteur du scooter coupa lui aussi son moteur. En se glissant à pied entre les parois métalliques, il s’approcha et resta tapi à quelques mètres du douanier qui observait sans raison un conteneur vide. « Qu’est-ce qu’il fout ? »
— Y a quelqu’un ? cria encore Célio.
Seul l’écho de sa voix lui revint et la chose au fond ne bougeait pas. Il s’engagea un peu plus et pénétra dans le quarante pieds pour en percer la pénombre. Il eut à peine le temps de voir un carton abandonné que les portes se rabattirent derrière lui, le plongeant dans un noir mat et sourd, pris comme un crabe de terre dans son piège.
L’homme à la main brûlée avait saisi l’occasion ; le douanier était maintenant son prisonnier. Après avoir vérifié que le dossier était bien dans la voiture, il remonta sur son deux-roues et rejoignit les quais. Après en être descendu, il poussa le scooter qu’il regarda disparaître dans l’eau profonde du port. Puis il retourna sans se presser vers le conteneur d’où s’échappaient des coups sourds.
Célio crut à une mauvaise blague. Il appela et cria pour qu’on lui ouvre. Sa voix résonna et un silence ouaté lui répondit. Aucune lumière ne filtrait à travers les épaisses fermetures, impossibles à déverrouiller de l’intérieur. Sans aération, il sentit monter une chaleur étouffante.
— Je te jure que si je te chope, tu vas passer un sale quart d’heure. Ouvre-moi, putain ! cria‑t‑il en tapant des pieds de toutes ses forces contre le métal.
Célio ne goûtait pas du tout cette mauvaise plaisanterie. Son agitation lui donna encore plus chaud et le fatigua. Privé de l’ouïe et de la vue, il perdit la notion de l’espace dans lequel il était enfermé. Il repensa à son téléphone resté dans sa voiture. Il s’assit dégoulinant de transpiration et continua à cogner les portes à coups de pied de moins en moins violents.
— Allez, soyez sympa, ouvrez-moi. Je vais crever, là-dedans ! implora‑t‑il.
Sourd aux suppliques de Célio, l’homme qui l’avait enfermé partit au volant de la Partner. Récupérer ce dossier avait été un jeu d’enfant.
Célio était trempé de sueur. Son rythme cardiaque s’accélérait. Exténué, il s’allongea et ferma les yeux. Le bout de son pied tapait machinalement sur la paroi d’acier. Il se mit à rêver de la Désirade, à la plage de Fanfan balayée par l’alizé, à son eau claire et fraîche. Il se sentait bien maintenant. Libre, il volait au-dessus de son île natale jusqu’à ce qu’un sommeil de velours noir l’enveloppe.