Sita, la stagiaire du service statistiques des douanes, quitta son travail à 17 heures précises, encore toute retournée par l’engueulade qui avait eu lieu entre son imbécile de chef et le charmant directeur que tout le monde appelait Célio. Tout ça à cause d’un dossier qu’on lui avait demandé de sortir. Elle n’avait jusque-là jamais fréquenté de métros, mais Cuvelier correspondait assez bien à l’idée qu’elle s’en faisait. Des êtres arrogants, à qui tout était permis et qui se comportaient en terrain conquis.
Après des semaines de remarques salaces et de regards appuyés, Cuvelier avait cherché à la peloter au fond de la salle informatique. Surprise, elle l’avait giflé. Depuis, il lui menait la vie dure. Il la rabaissait constamment devant ses collègues et ne lui adressait que des reproches. C’est sûr que si elle avait accepté ses avances, son existence au bureau aurait changé. La promotion des femmes semblait liée à leur disposition à se résigner à des relations sexuelles avec leurs supérieurs. Cette histoire de dossier n’allait pas arranger les choses. Malgré la promesse de l’inspecteur régional, elle s’attendait à se faire virer.
Entrer dans les douanes et y être titularisée restait son rêve. C’était pour elle la garantie d’un emploi bien payé, stable et surtout avec le statut de la fonction publique. Elle était à deux doigts d’y parvenir. Aux Antilles, tous les fonctionnaires percevaient une prime de vie chère égale à 40 % de leur rémunération métropolitaine, ce qui mettait beaucoup de beurre dans les épinards. Une fois titularisé, on était tranquille : peu de travail, un quota d’absences autorisées, des vacances à rallonge et des crédits bancaires facilités. La carrière passait en mode automatique, jusqu’à la retraite. Entre ça et les rares places mal payées du privé, le choix était vite fait. Comme pour une grande majorité des jeunes Antillais, devenir fonctionnaire relevait de la quête du Saint Graal.
Elle monta dans sa vieille Clio. Ses parents avaient dû s’endetter pour l’acheter. Ils étaient persuadés qu’une voiture et de bonnes études restaient le meilleur moyen d’atteindre un statut social qu’ils n’avaient pas eu. La perspective de perdre son poste donnait à Sita envie de pleurer. Qu’allait‑elle bien pouvoir leur raconter si elle se faisait virer ?
En roulant, elle se dit qu’elle était bien bête. Même si l’idée la répugnait, céder une fois aux avances de Cuvelier lui simplifierait la vie. En y pensant, elle eut un haut-le-cœur. Son fiancé ne devait pas l’apprendre. Elle ne voyait pas d’autre solution pour espérer conserver une chance de rester dans les douanes. S’il fallait en passer par là, elle se soumettrait. Une seule fois.
Comme chaque soir, la sortie de Jarry était embouteillée. Elle roulait au pas dans une file ininterrompue. Ça allait durer ainsi jusqu’à ce qu’elle rejoigne la rocade, avant le pont de la Gabarre. Elle retrouverait ensuite son HLM aux Abymes.
À l’arrêt, elle sentit un léger choc à l’arrière. La voiture qui la suivait l’avait tamponnée, pas plus fort qu’une pichenette. C’était sa journée ! Elle mit son clignotant et s’arrêta sur le bas-côté, à proximité d’un petit sentier qui rentrait dans la mangrove.
Sita vérifia dans son rétroviseur que celui qui venait de la cogner se garait lui aussi. Il ne manquerait plus qu’elle tombe sur un de ces nombreux automobilistes sans assurance qui chercherait à se sauver. Elle vit le gros pick-up noir qui la suivait se ranger derrière elle. Sita sortit pour constater les dégâts. Une légère bosse sur son pare-chocs, rien de bien grave, sa Clio en avait vu d’autres.
Un petit homme, très mat, en tee-shirt blanc avec une casquette enfoncée sur la tête, s’approcha avec un air penaud, manifestement désolé de l’accrochage. Il portait un large pansement à la main gauche qui jurait avec le noir de sa peau.
— Excusez-moi, je pensais à autre chose, lui dit‑il.
Sita reconnu un léger accent haïtien. Sec et musclé, il devait être agriculteur. Certainement un maraîcher, comme il y en avait tant chez ces immigrés.
Un klaxon retentit, marquant l’agacement d’un conducteur obligé de manœuvrer pour contourner le pick-up.
— Il faut que je bouge. Je gêne, lui dit l’Haïtien.
Il remonta dans son véhicule et s’engagea de quelques mètres dans le petit chemin qui pénétrait dans la forêt humide. Il coupa le contact et alla voir les dégâts à l’avant de son pick-up.
Sita le suivit en faisant attention à ne pas tacher ses tennis dans la vase du marécage où yenyens et moustiques pullulaient en fin d’après-midi. Elle retrouva l’Haïtien devant le capot de son pick-up, penché sur son pare-chocs. Ils étaient devenus invisibles de la route, cachés par l’épaisse végétation des mangles de mangrove.
Alors qu’elle se baissait à son tour pour chercher un enfoncement ou une rayure sur la carrosserie, elle remarqua que le petit homme tenait maintenant un coutelas à la main.
Elle n’eut pas le temps de s’en étonner.
L’Haïtien se débarrassa du corps dans les racines de palétuviers où l’eau saumâtre se teinta de rouge.
Il remonta dans son pick-up, fit marche arrière, attendit qu’un automobiliste le laissât sortir pour se fondre dans la longue file. Le tee-shirt moucheté de fines gouttes de sang, il remercia d’un geste de la main celui qui lui avait permis de reprendre sa route.
Plus tard, un boug en loques, amaigri par des années de crack, emporta le sac à main abandonné dans la voiture ouverte de Sita. Il garda le billet de dix euros du porte-monnaie et jeta le reste dans l’eau croupie de la mangrove.
À la nuit tombée, deux hommes sur un puissant scooter passèrent plusieurs fois en ralentissant au niveau de la Clio. Une fois sûrs qu’il n’y avait personne aux alentours, ils s’arrêtèrent et le passager monta dans la voiture. Il fut tout étonné de découvrir les clés sur le contact et de voir que la Clio démarrait. Il partit, suivi du scooter, en direction du quartier du Carénage pour dépecer sa trouvaille.