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Après ma discussion avec Max, je devais rejoindre Célio à Pointe-à-Pitre en fin de journée. J’étais en retard, je l’appelai sur son portable et laissai un message sur sa boîte vocale. Après plusieurs autres tentatives infructueuses, je téléphonai à Max qui s’étonna lui aussi de son silence. Il allait se renseigner et me rappela quelques instants plus tard. Un copain douanier, Stéphane, délégué syndical STG, le Syndicat des travailleurs guadeloupéens, lui avait appris que Célio s’était engueulé avec le chef des déclarations avant la pause de midi. Il n’avait pas revu Célio depuis et sa voiture était toujours garée sur le parking de service. Intrigués, Max et moi convînmes de nous retrouver là-bas.

Je fonçai à Jarry. Stéphane nous attendait devant le bureau des douanes, maintenant fermé. La Partner de Célio n’était pas verrouillée, les clés étaient sur le contact et son téléphone en charge sur le siège passager. Alors que je m’apprêtais à y pénétrer, Max me retint par l’épaule et me dit de ne toucher à rien.

Le bâtiment principal ressemblait à un gros Lego. Au fond, séparée par une barrière levée pour l’heure, s’étendait une vaste esplanade où des milliers de conteneurs étaient entreposés. Je remarquai que chaque coin de l’immeuble était équipé de caméras de surveillance.

— Stéphane, les caméras fonctionnent ? dis-je.

— Oui, le port doit en poser d’autres pour lutter contre les vols. Mais comme d’habitude, ça traîne.

— On peut voir l’enregistrement ? demanda Max.

— J’ai les clés, répondit le syndicaliste, mais je ne sais pas comment ça marche.

Stéphane nous fit pénétrer dans le bâtiment après avoir déverrouillé l’alarme. Un cagibi au rez-de-chaussée abritait le système de vidéosurveillance. Je rembobinai la vidéo jusqu’à 10 heures ce matin et mis en lecture accélérée. Il ne fallut pas longtemps pour repérer l’arrivée de la voiture de Célio sur le parking à 10 h 43. À 10 h 57, il réapparaissait avec un dossier à la main, montait dans sa Partner et disparaissait des écrans en direction des conteneurs. Deux minutes plus tard, un scooter conduit par un homme sans casque s’engageait à son tour sur la zone de fret.

Je passai en lecture rapide et à 11 h 26, la Peugeot de Célio revenait et stationnait à la place où nous l’avions trouvée. Le conducteur resta à l’intérieur quelques minutes avant de se décider à sortir. J’appuyai sur pause quand il en descendit, puis mis au ralenti.

Ce n’était pas Célio, mais un homme noir avec une casquette de base-ball enfoncée sur la tête et des lunettes de soleil. Il devait connaître l’emplacement des caméras, car à aucun moment il ne leur fit face. Il était vêtu d’un tee-shirt blanc, d’un jean et de baskets foncées. À l’exception d’un bandage à la main gauche, il ne portait rien de remarquable, pas de tatouage, pas de montre, pas de bijoux. Sans se presser, il se dirigea vers le portail et disparut des écrans.

Je revins en arrière et stoppai l’image sur le scooter au moment où il pénétrait sur le parking. Puis je retournai sur l’homme que l’on venait de voir sortir de la voiture de Célio. C’était le même. Même dégaine, mêmes fringues et même pansement à la main.

— Putain, mais c’est qui ce mec ? dit Steph.

— On s’en inquiétera plus tard, dit Max, l’urgence c’est Célio. Appelle les flics, qu’ils viennent nous donner un coup de main. Il est 17 h 30, le soleil se couche et dans une heure on n’y verra plus rien.

Nous reprîmes nos voitures et partîmes en direction des conteneurs. Les boîtes étaient rangées de façon que les portes soient tournées sur de larges avenues parallèles coupées perpendiculairement d’étroites rues aveugles. Il pouvait y avoir jusqu’à quatre conteneurs empilés, ce qui représentait une hauteur de plus de dix mètres.

Je roulais au pas dans l’allée d’acier que m’avait attribuée Max. J’étais aussi angoissé qu’attentif. J’examinais chaque recoin, dans la lumière déclinante du couchant. Je m’arrêtais à chaque intersection pour observer les rues. Je descendais vérifier chaque conteneur ouvert. Si quelqu’un découvrait quelque chose, il devait prévenir les autres en klaxonnant.

Après vingt minutes de recherches, nous nous retrouvâmes au bout de l’esplanade, sur un vaste quai où un imposant cargo attendait d’être déchargé. Nos mines déconfites nous évitèrent d’avouer que nous étions tous les trois bredouilles. Il y avait urgence. Quelque chose de grave était arrivé à Célio.

— Ça me rappelle une vilaine histoire, me dit Max. Il y a quelques années, ton père a enquêté sur un trafic de prostituées de Saint-Domingue trouvées mortes dans un conteneur sur le port de Saint-Martin. Des passeurs les faisaient voyager dans ces boîtes en ferraille. Le bateau avait déchargé la veille du week-end de Carnaval. Les malheureuses sont restées quatre jours enfermées en plein soleil. C’est l’odeur qui a alerté les dockers. Ils en ont sorti sept gamines. Il va nous falloir fouiller les conteneurs.

— Steph, sais-tu si les conteneurs vides ont été rangés aujourd’hui ?

— Non, Max, il n’y a pas eu de mouvements aujourd’hui.

— On va devoir vérifier tous les conteneurs.

— Mais on va y passer la nuit !

— Rameute du monde, Célio est certainement dans un conteneur. On doit faire vite.

C’est à ce moment qu’une estafette de police arriva. Max s’adressa au chef de bord, vautré sur le siège passager, un sandwich à la main.

— Je crains que l’inspecteur régional des douanes de Guadeloupe ne soit enfermé dans un conteneur. Il va nous falloir du renfort pour fouiller le port. Prévenez l’OPJ de permanence.

— Je vais voir ce que je peux faire. Quelle est l’identité du disparu ? lui demanda le flic en saisissant le micro de sa radio.

— Célestin Loubert, rugit Max. Magnez-vous, nous n’avons pas de temps à perdre.

En revenant vers nous, Max commença à distribuer ses ordres.

— En attendant que la cavalerie arrive, on se met au boulot. Il y a au moins trois ou quatre mille conteneurs à fouiller. Pour le moment on se concentre sur les vides, ceux qui ne sont plus scellés par un plomb et sont posés à terre. On inspectera ceux qui sont en hauteur dans un deuxième temps. On y va à pied.

Stéphane rentra dans le bâtiment des douanes et en ressortit avec des lampes torches qu’il distribua.

Puis Max cria autant pour nous que pour les flics :

— Allez, les gars, il faut ouvrir tous les conteneurs et les vérifier.

Nous nous répartîmes les avenues et commençâmes la fouille. Chaque conteneur s’ouvrait avec deux lourdes portes. Chacune était verrouillée par une barre verticale manœuvrée par un levier. Les manipuler était dur et nécessitait de s’y prendre à deux mains. D’épais joints assuraient l’étanchéité de l’ensemble et rendaient le maniement laborieux. Il me fallait au moins deux minutes d’efforts pour débloquer chacune d’elles. Le temps filait trop vite.

Je vis une porte bouger, à la limite de la portée de ma lampe. Les piles devaient être fatiguées et elle ne projetait qu’un faible faisceau jaunâtre. D’un seul coup, un battant s’ouvrit à la volée sur un gamin qui détala en se glissant entre deux conteneurs. Je le suivis en lui criant de s’arrêter, ce qui n’eut comme conséquence que de le faire accélérer. Ma course promenait en tous sens mon rayon lumineux et je ne voyais pas vers quoi je filais. Arrivé à une sorte de carrefour entre deux murs de conteneurs, je ne sus vers où aller. Alors que je fouillais au hasard avec ma torche, on me poussa violemment dans le dos. Je perdis l’équilibre et me retrouvai allongé sur le ventre. Ma lampe s’était éteinte en tombant. Je restai au sol, sonné, quand j’entendis mon agresseur se remettre à courir et crier « Counia manmanw 1 ». Le temps que je me relève et rallume ma torche, le silence était revenu. Le fuyard avait disparu.

Le cœur à deux cents à l’heure, je retournai au conteneur et le fouillai rapidement. Il était vide, juste un flacon d’essence et un chiffon sale laissés par le gamin. Je savais que de jeunes migrants sans-abri zonaient sur le port et se shootaient loin du monde.

Je repris mon inspection, vexé de cette fausse alerte.

Il y avait de plus en plus de participants à la recherche de Célio. Je voyais dans la nuit des lampes fouiller et s’agiter en tous sens. Toute cette troupe travaillait en silence. De temps en temps, le grincement sinistre d’une charnière que l’on manipulait résonnait dans l’obscurité.

En sueur, au bout de deux heures, je n’avais inspecté qu’une centaine de boîtes. J’entendis Max appeler. Je courus dans sa direction et le découvris à genoux, prostré devant un conteneur entrouvert.

— Il est là ? Il va bien ? lui criais-je avant d’arriver à sa hauteur.

Il ne me répondit pas. En me regardant, il tendit la tête en direction de ce qu’il avait trouvé. Je dirigeai le faisceau de ma lampe à l’intérieur et vis Célio étendu sur un carton, les bras en croix.

— C’est trop tard, marmonna Max.

— Non, c’est pas possible ! Appelle une ambulance, vite ! dis-je en me précipitant dans le conteneur.

Il flottait déjà l’odeur répugnante de la mort. J’éclairai le corps sans vie de mon père devenu gris. Ses yeux étaient vitreux et la transpiration avait laissé des cristaux blanchâtres sur son visage. Une langue indécente, épaisse et noire s’échappait de sa bouche.

— Marc, ne touche à rien. Il faut dire aux flics de rappliquer.

J’étais tétanisé. Je cherchais à ne plus fixer ce pauvre Célio, sans pouvoir me détacher de cette vision cauchemardesque. Sa langue m’obsédait – comment pouvait‑elle devenir aussi grosse ? Ce n’était plus Célio, mais une sinistre poupée déformée qui gisait là. Le temps s’était arrêté. J’étais pétrifié, spectateur désespéré devant le cadavre de celui qui avait été mon père.

Max me saisit avec douceur par les épaules et me fit sortir.

À 1 heure du matin, l’aire de stationnement grouillait de monde. L’assassinat d’un inspecteur régional des douanes constituait un évènement suffisamment grave pour que toute la machine judiciaire de l’île se mette en branle. De nombreux gabelous alertés par Stéphane s’étaient déplacés. Des voitures de police et des ambulances éclairaient le parking de leurs gyrophares et lui donnaient l’allure d’un sinistre manège d’autos tamponneuses. Le directeur des douanes, réveillé en pleine nuit, était venu accompagné du sous-préfet. Le procureur de la République était attendu d’une minute à l’autre.

Après les constats d’usage, une équipe de l’identité judiciaire chargea la Peugeot de Célio sur une remorque pour une inspection plus minutieuse en atelier. Plus loin, la police scientifique, en combinaison blanche, s’affairait dans le conteneur sous de puissants projecteurs. Célio gisait toujours dans son cercueil de métal, en attendant l’autorisation du procureur pour son transport au service médico-légal.

Des groupes s’étaient formés et discutaient à voix basse. J’étais assis sur les marches qui montaient aux bureaux des douanes et regardais, hébété, cette petite troupe sans réellement la voir. Isolé du monde extérieur, j’étais envahi par la tristesse et l’incompréhension. Il me fallait appeler ma sœur Lucia et mon frère Tom pour leur dire ce qui venait d’arriver, mais je ne m’en sentais pas capable pour le moment. Sans oublier maman. Je constatai pour la première fois la différence entre la mort et un mort. Je ne pouvais me résoudre à son aspect définitif et ne ressentais pas encore l’insoutenable souffrance d’un fils face au décès de son père.

Le sous-préfet vint saluer avec respect Max. Une fois le fonctionnaire parti, il s’approcha et s’assit à côté de moi. Il passa son bras sur mes épaules et me serra contre lui.

— Quelle merde, me dit Max. Je ne comprends pas qui a pu faire ça et pourquoi. J’ai parlé avec le légiste ; d’après lui, ton père a succombé à un coup de chaud.

— Tu crois qu’il a souffert ?

— Il prétend que non. Il a dû perdre connaissance et mourir inconscient.

Je ne dis rien. De toute façon, je ne savais pas quoi dire. La sidération, le traumatisme m’interdisaient de m’exprimer.

Un grand métro de type méditerranéen d’une cinquantaine d’années vint à notre rencontre. Brun, il avait la peau grêlée et les yeux aussi bleus que le gyrophare des voitures de police. La fumée de la cigarette qu’il gardait au coin de la bouche lui fermait une paupière pendant qu’il notait quelque chose dans un petit carnet.

— Lieutenant Michel Aoudiani du SRPJ de Pointe-à-Pitre. Vous êtes le fils de la victime ? me demanda‑t‑il.

— Oui.

— Je vous présente mes sincères condoléances. Je connaissais votre père, nous avions travaillé ensemble. C’était un type bien. Je vous laisse ma carte. Appelez-moi demain, enfin tout à l’heure, quand vous vous serez reposé.

Il se détourna de moi et dit à Max :

— C’est vous qui avez découvert le corps ?

— Oui, souffla Max, peu enclin à engager une conversation.

— Vous pourrez l’accompagner ? On gagnera du temps. Nous allons tout faire pour attraper les coupables.

Max ne répondit rien et regarda le flic qui, après un silence gêné, tourna les talons en allumant une nouvelle cigarette. Il se dirigea vers le procureur qui venait d’arriver.

— On va se rentrer. Nous n’avons plus rien à faire ici. Tu veux dormir à la maison ? me proposa Max.