19

Je me réveillai tard le lendemain matin, encore plus méprisable qu’en me couchant. J’étais consterné de ma prestation de la veille et anéanti par la mort de Célio. Je ne vis pas Sébastien à l’hôtel. Il me fallait parler à quelqu’un. J’appelai Max.

— Tu es au courant de la fille des douanes retrouvée dans la mangrove ? lui demandai-je.

— Oui, je sais. Aoudiani m’a appelé hier. Il était furieux après toi.

Max était convaincu que le dossier avec lequel on apercevait Célio monter dans sa voiture ne pouvait être que le rapport sur les importations de chlordécone que nous lui avions demandé. Il y voyait un probable mobile à son assassinat. La mauvaise nouvelle était le sabotage du système informatique des douanes. Tout était perdu, même les copies de sécurité. Si nous ne remettions pas la main sur ce dossier, il serait impossible à reconstituer.

— De toute façon, j’ai décidé de rentrer en France après l’enterrement, avouai-je enfin à Max.

— Alors on se verra à la Désirade pour la veillée, me dit‑il avant de raccrocher.

Lui aussi me faisait la gueule. Ce sentiment de ne pas être à ma place m’envahit. Je me sentais minable, pas foutu de conduire une enquête jusqu’au bout. Un piètre journaliste ! J’étais comme un gamin qui se prend pour un cow-boy au prétexte qu’il porte un chapeau et des pistolets en plastique et qui, au moindre problème, fonce chez maman.

En fin d’après-midi, Sébastien vint me voir.

Je lui racontai ma dernière discussion avec Max et l’histoire du dossier disparu. Sébastien commençait à envisager la possibilité qu’il y ait un rapport entre le Pr Ashland, mon père et la stagiaire. Je lui parlai de l’exécution du syndicaliste Laurent Concordia, qui d’après Max était également liée au chlordécone.

— Faut pas non plus exagérer ! Max Babeuf n’en sait rien du tout, trancha Sébastien.

Les indépendantistes restaient à ses yeux au mieux de dangereux utopistes ou, pire, des voyous racistes, obnubilés par le pouvoir. Il aimait citer un auteur martiniquais qui avait écrit que le colonisé est un envieux, tout ce dont il rêve, c’est de prendre la femme du colon et la baiser. Sébastien savait se montrer mesuré quand on abordait ces sujets.

Pour lui, le risque de voir les indépendantistes parvenir à leurs fins avait freiné le développement de la Guadeloupe pendant des années. Maintenant, la menace avait changé de camp. L’opinion publique française s’était lassée de l’attitude vindicative des Antillais. Le spectre d’un abandon par la France de ses anciennes colonies devenait sa plus grande crainte. Sébastien abusait de la comparaison avec la faillite haïtienne. Il promettait le chaos en cas d’indépendance de la Guadeloupe : plus de Smic, plus de Sécurité sociale, plus de RSA, la loi des voyous, la fuite des investisseurs, des milliers de réfugiés en France… et la ruine de ses affaires.

Sébastien me laissa avec ma morosité, seul dans ma chambre.

Je n’avais pas appelé Lucia, ma demi-sœur, depuis ma venue en Guadeloupe et encore moins depuis le décès de Célio. J’étais plus proche de Tom, mais nous partagions le même père et je me devais de lui parler.

— Tu étais là quand c’est arrivé ? me demanda-t‑elle.

— Avec Max. On n’a rien pu faire.

— C’est à cause de vous, affirma-t‑elle en tchipant.

— Ne dis pas ça, Lucia. Tu es ma sœur.

— Ta sœur, mais d’où tu es mon frangin ? Juste parce que mon père est allé tirer un coup en France, ça ferait de toi mon frère ? me cria-t‑elle d’une voix suraiguë.

Je n’avais pas vu venir l’attaque. J’avais baissé ma garde et je demeurais bloqué dans les cordes, incapable de réagir.

— Tu as choisi d’habiter chez les Blancs, restes-y !

— Lucia, tu es folle, pourquoi me parles-tu ainsi ?

— Parce que mon père est mort par ta faute. Tu as toujours mis le bordel dans notre famille. Tu aurais pu décider de vivre ici, avec nous. Si tu préfères la France, retournes-y !

J’étais K-O debout.

Aller nager restait le meilleur remède à ma déprime. Je pris un masque et des palmes à la cabane des sports et passai deux heures à me laisser dériver au-dessus des pâtés de coraux. Ici aussi, les barrières mouraient du blanchiment. On ne croisait plus que de rares petits poissons et les massifs coralliens crevaient les uns après les autres, conséquence du réchauffement climatique, des pollutions et de la surpêche. Regarder sous l’eau était comme visiter une bibliothèque en feu. Je savais que ce que j’observais aurait disparu dans quelques années. La biodiversité marine s’éteignait dans l’indifférence générale.

Après m’être douché, je téléphonai à Aoudiani pour lui demander quand le corps de Célio serait rendu à sa famille. Le fait que je lui annonce mon retour en France après l’enterrement sembla le motiver à se renseigner. Il me rappela pour me confirmer que la dépouille de mon père devait quitter la médecine légale pour la Désirade le lendemain matin.

Je commandai un sandwich à la cuisine, que je mangeai seul dans ma chambre.

Brisé, je me couchai avec mon casque et écoutai John Mayer. La musique me remplit le cerveau et m’empêcha de réfléchir.