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L’assassinat de Célio avait fait l’ouverture des journaux télévisés des chaînes locales, et deux jours durant, la première page de France-Antilles .

Les avis d’obsèques radiophoniques, particularité des Antilles, étaient diffusés matin et soir. Celui de Célio n’y dérogea pas.

Comme le voulait la tradition, la petite communauté de la Désirade se regroupa autour de sa maison, apportant du café, du sucre et des bougies pour réconforter Amandine. Des femmes l’avaient aidée à nettoyer la demeure du défunt tandis que d’autres s’étaient chargées de préparer à manger en vue de la veillée mortuaire. Les hommes avaient amené des sièges en plastique et des bancs pour accueillir les invités. De la lumière fut ensuite branchée dans le jardin, attirant autant d’insectes volants que de participants. La nuit venue, des bougies disposées tout au long du chemin et autour de la maison furent allumées.

Le corps de mon père était couché dans un cercueil de bois sombre, installé sur des tréteaux, de façon que que chacun lui rende un dernier hommage. Il était vêtu de son plus bel uniforme bleu marine, sa casquette déposée sur sa veste à six boutons, son pantalon traditionnel à bande rouge garance. Un petit coussin présentait ses médailles et distinctions. Je ne l’avais jamais vu dans son costume d’apparat. Il semblait dormir, reposé, les mains croisées sur le ventre. Je m’interrogeais sur ce qu’était devenue sa langue démesurée. L’avaient‑ils coupée ?

Des femmes regroupées autour du cercueil priaient tandis que d’autres pleuraient. Il régnait dans la maison un profond recueillement qui tranchait avec l’ambiance masculine et festive de l’extérieur. Deux tambouyés jouaient une mélopée lente sur leurs kas. Des hommes prenaient la parole pour faire revivre la mémoire de mon père. Ils racontaient des anecdotes sur son enfance et sa jeunesse, souvent rigolotes, et que je ne connaissais pas. Mon frère Tom, assis sur un banc à côté de Max, était ivre. Il alternait les moments de profonde tristesse et les fous rires à l’évocation d’aventures amusantes dont Célio était le héros.

Sébastien n’était pas présent. « Un aller-retour à Paris imprévu pour affaires », m’avait‑il prévenu en s’excusant.

Je m’assis à côté d’Anna, à l’écart. Elle me caressa la joue avec un sourire sans joie.

— Tu tiens le coup ? me demanda-t‑elle d’une voix émue.

— Oui, je crois. Merci d’être là.

— Si tu veux venir dormir à la maison, j’ai une chambre de libre.

— Je vais voir, je te remercie.

Amandine affichait un visage défait, sans bijoux et coiffée de son petit chignon affaissé. Assistée de Lucia, elle veillait à ce que personne ne manque de rien. Je ne parvins pas une seule fois à attraper le regard de ma sœur, j’étais devenu invisible à ses yeux.

Les bouteilles de rhum et de whisky passaient de main en main pour que chacun garde son gobelet plein. Des colombos, ragoûts, boudins, acras, bébélés et toutes sortes de plats créoles arrivaient de la cuisine.

Max vint me saluer et me réconforta avec gentillesse. La veillée se termina tard dans la nuit, quand le dernier groupe de poivrots quitta la maison.

Anna m’avait attendue. Elle me tendit la main et je la suivis pour aller chez elle, de l’autre côté du village. Elle et moi savions ce qui allait arriver. Cet instant, juste avant que tout bascule, tordait les tripes, accélérait le rythme cardiaque et rendait les hommes benêts.

Elle s’arrêta en route, sourit puis m’embrassa avec tendresse et fougue. Le contact de son corps contre le mien, son haleine, son odeur, comme par magie, assoupirent ma peine.

À la sortie du bourg, elle obliqua vers la large plage à Fifi, ôta ses sandales et se dirigea vers la mer. Au bord de l’eau, elle enleva sa robe, se retourna pour me regarder et finit de se déshabiller. Le sable blanc renvoyait un faible halo lunaire. Elle plongea et ne réapparut que plusieurs mètres plus loin. Je devinai son sourire malicieux. Je l’imitai et la retrouvai. Nous nous enlaçâmes et fîmes l’amour sous les étoiles. La fraîcheur nous fit sortir et, à demi vêtus, nous courûmes sur la route déserte jusque chez elle, en riant comme des enfants.

Elle fonça sous une douche chaude où je la rejoignis. Mes mains parcouraient son corps. Anna se donnait en souriant, comme si elle jouait, et ça me plaisait. Ses orgasmes se terminaient toujours par un regard à la fois gêné et heureux. Jusqu’à la pointe du jour, nous avons discuté et fait l’amour.

J’avais perdu mon père et retrouvé Anna. Je ne savais quel sentiment, chagrin ou joie, m’emplissait le plus. J’étais à nouveau avec elle et voulais savourer cet instant, avant que le jour vienne l’abîmer.

Le lendemain eut lieu l’enterrement de Célio. On avait cueilli les fleurs des jardins pour les rassembler en bouquets. Seule la grande couronne envoyée par la préfecture apportait un peu de solennité à la cérémonie funéraire.

Le directeur des douanes, en chemisette blanche, épaulettes et képi, avait fait le déplacement en hélicoptère avec le préfet. Ils s’étaient posés sur la courte piste avoisinant la maison de Célio. La première personne vers qui se porta le préfet fut Max. Ils restèrent un moment à converser à voix basse. Que pouvait bien motiver cette attention particulière ? Le représentant de l’État, dans son costume officiel immaculé, me regarda ; le souvenir du dîner chez Sébastien l’empêcha de me saluer. Ce qui ne m’accabla nullement.

L’office religieux se déroula dans la petite église du village où tous les paroissiens de l’île s’étaient réunis. Il y faisait chaud et les femmes battaient l’air de leurs éventails. C’était la première fois que j’y pénétrais. La cloison derrière l’autel naïvement décorée de roches volcaniques, le carrelage au sol aux formes géométriques et la peinture murale bleu ciel procuraient à l’ensemble un caractère de simplicité bon enfant. L’absence de représentation de suppliciés lui ôtait l’atmosphère angoissante et grave propre aux lieux de prière catholiques.

Sur la droite, dans un court transept, deux femmes à la voix claire entonnaient des chants que l’assemblée reprenait en chœur. Un hymne retint mon attention par son air entraînant et ses paroles.

Dans la maison du Père

Nous voici tous rassemblés.

Avec la terre entière,

Nous proclamons ta bonté.

À genoux devant ta majesté,

Nous bénissons ton saint nom.

Prosternés devant ta sainteté,

Tous émus, nous t’adorons

Dans la maison du Père…

Au milieu de ces gens simples, solidaires de leur communauté, je compris que mon père était vraiment mort et que je ne le reverrais plus jamais. Une profonde tristesse puis de la colère m’envahirent. Colère et culpabilité contre moi-même qui n’avais rien vu venir. Colère contre les salauds qui avaient tué mon père et colère contre Célio qui me laissait seul, planté là, sans lui. Je fondis en larmes comme un petit enfant. Installée au premier rang dans la nef, Amandine dont j’étais séparé par Tom et Lucia m’observa pleurer, bouleversée. Pour la première fois, quand nos regards se croisèrent, elle ne baissa pas les yeux. Max, assis à côté de moi, posa doucement sa main sur la mienne.

Célio fut inhumé dans le modeste caveau familial en béton qui venait d’être repeint à la chaux, et décoré de quelques conques de lambis blanchies par le soleil. Tout le monde se dispersa peu à peu et les proches se retrouvèrent dans la demeure du défunt. Un apéritif fut servi tôt, en fin d’après-midi. Je ne connaissais personne, mis à part mes demi-frère et sœur, Max, Anna et Amandine.

Anna m’expliqua que les bougies resteraient allumées autour de la maison pendant neuf jours, jusqu’au « vénéré », une seconde veillée qui marquerait le départ définitif du mort.

Je n’avais pas encore trouvé le bon moment pour présenter mes condoléances à Amandine. J’attendis qu’elle soit seule dans la cuisine. Elle lavait des verres dans l’évier quand je saisis mon courage à deux mains. Elle ne leva pas la tête alors que je m’approchais d’elle, prêt à subir de nouveau son hostilité.

— Amandine, je voulais te… commençai-je à dire.

Sans me considérer, elle coupa l’eau du robinet, s’essuya les mains et me prit dans ses bras. Nous pleurâmes tous les deux, enlacés comme l’auraient été une mère et son fils. Au bout d’un moment, elle desserra son étreinte pour me regarder dans les yeux, les joues trempées de larmes.

— Marc, je te demande pardon. Pendant toutes ces années, je me suis comportée avec toi en idiote. J’avais si peur que Célio ne revoie ta maman. Tu restais le lien entre elle et lui. Il avait été si amoureux d’elle que je le soupçonnais d’avoir gardé un bout de cet amour dans un coin de son cœur. Tu n’y es pour rien, c’est moi la fautive, me confia-t‑elle.

Encore une fois, je ne sus que dire. Cette femme, même ravagée par le chagrin, avait encore la force de s’excuser de son attitude passée. Elle m’expliqua qu’elle n’avait appris mon existence qu’après son mariage avec Célio et que cette nouvelle avait provoqué une déchirure en elle. Je lui souris et lui essuyai le visage du plat de la main.

— Oublions tout cela, lui chuchotai-je.

— Célio t’aimait tant. Maintenant qu’il est parti, si cela est encore possible, j’espère que tu pourras me pardonner. Tu es ici chez toi.

— Merci, Amandine.

Je la pris dans mes bras et embrassai sa joue salée.

Je partis retrouver Max.