Tôt le lendemain matin, Erwan s’arma de courage et réveilla Paco pour lui dire qu’il allait se coucher. Il ne dormait guère plus de quelques heures, inconfortablement assis sur son banc de barre. En grognant, Paco se leva et lui laissa le matelas où il avait passé la nuit. Il descendit pour sortir les hommes de leurs cellules.
Erwan ferma les yeux pour ne pas voir l’état des malheureux. Leur odeur quand ils défilèrent à son niveau lui suffit. Il s’endormit rapidement, le sommeil agité par des cauchemars de bateaux négriers.
Il fut réveillé vers midi par les femmes enfermées dans leur cabine qui tapaient sur leur porte en criant. Des gémissements et des bruits de lutte venaient de la coursive tribord.
Erwan descendit et vit Paco qui se tenait debout dans le dos de la plus jeune. Il la ceinturait, une main sur la bouche. Il lui avait arraché son soutien-gorge et la pelotait.
L’Haïtienne se débattait comme elle pouvait, contre un assaillant trop fort pour elle. Elle réussit à lui mordre la main. Paco lui envoya un violent coup de poing. Étourdie, elle lançait des regards fous, incapable de se défaire de l’étau qui l’immobilisait. Erwan fit mine de descendre pour lui porter secours, mais Paco lui gueula de ne pas s’en mêler.
Les yeux exorbités, la gamine le suppliait de la libérer. Les hommes avaient perçu les cris des femmes et à leur tour, se mirent à cogner sur leurs portes en hurlant. Erwan resta encore quelques secondes à regarder, vit Paco s’appuyer de tout son poids sur sa victime pour la forcer à s’allonger.
Erwan fit demi-tour en direction du poste de barre en entendant les deux corps tomber au sol. En larmes, il vissa ses écouteurs aux oreilles et poussa le son à fond. Il fut envahi par une souffrance profonde. Bob Marley se rappelait « No woman, no cry. No woman, no cry… »
En fin d’après-midi, comme s’il ne s’était rien passé, Paco inspecta les cabines et attacha les hommes par paire, distribua de l’eau et du Mercalm. Il évita la couchette des femmes. La soirée se déroula comme les précédentes, douloureuse et sinistre. Paco alla directement s’allonger.
Alors que le soleil disparaissait pour laisser la place à l’obscurité, celle qui avait aidé la malheureuse mère vint s’asseoir à côté d’Erwan et garda le silence. Il enleva ses écouteurs et la dévisagea.
Elle finit par lui dire sans le regarder que Dieu n’aimait pas les Haïtiens. Avec son père, ils avaient décidé de partir quand sa mère avait été emportée par le choléra. Les Casques bleus arrivés du Népal avaient amené cette épidémie qui avait tué des dizaines de milliers de personnes. L’homme qui avait sauté dans la mer était son père. Il ne s’était jamais remis du décès de sa femme. Elle se sentait terriblement coupable de l’avoir entraîné dans cette aventure. « Nous avons fui l’enfer pour vivre avec le diable sur ce bateau », dit‑elle.
Erwan fut ébranlé par un sentiment oublié depuis des années : la compassion.
— Retourne dans ta cabine, cria Paco qui venait de sortir du carré. Tu n’as rien à foutre ici !
Il la saisit par le bras et la fit tomber du banc. Quand elle passa à sa portée, il la gifla. Elle s’enfuit en gémissant.
Erwan n’en pouvait plus de cette violence. Il fallait que cela cesse.
Le catamaran filait au sud-est à six nœuds sous un ciel étoilé. Il envoya le génois, pour accélérer encore et se rapprocher de la fin de ce mauvais rêve.
Dans la nuit, Paco, comme à son habitude, alla pisser à l’arrière du bateau, en bas des marches de la jupe bâbord.
Erwan se laissa glisser de son siège et se dirigea à pas de loup vers le garde-chiourme qui lui tournait le dos, une main dans la poche de son short, l’autre occupée à se tenir la queue. Paco se secoua énergiquement, signe qu’il avait fini. Erwan se précipita alors que le Guadeloupéen se retournait ; il comprit instantanément. Rompu à la bagarre, il sauta sur Erwan qui tomba en arrière. Le marin eut le réflexe dans sa chute de lui porter un coup de coude sur le nez qui n’eut pour effet que de décupler la rage du colosse. En éructant, Paco frappait des poings à l’aveugle ; la majorité des coups atteignait Erwan à la tête.
Erwan comprit vite que la situation ne pouvait pas tourner à son avantage. Il essayait de se protéger de ses bras, incapable de riposter à la pluie de coups. Paco parvint à lui monter dessus à califourchon et le boxait maintenant des deux mains, avec précision. Chacune de ses frappes portait au visage. La tête d’Erwan ballottait de droite à gauche, au rythme des crochets. Il sombrait lentement dans le coton douloureux du K-O.
Sans raison, l’intensité de la bagarre diminua et Paco se mit à peser de tout son poids sur Erwan. Voulait‑il l’épargner ? Après tout, Paco avait encore besoin de lui pour skipper le bateau.
De ses yeux gonflés, il entrevit une femme debout au-dessus de lui. Elle martelait le crâne de Paco avec une manivelle de winch. Il reconnut celle qui était venue s’asseoir avec lui. Elle le cognait de toutes ses forces. Le sang chaud de Paco coulait sur le visage d’Erwan qui trouva la force de le projeter en arrière, en bas des marches. Paco ne réagissait plus. Essoufflé et groggy, Erwan le poussa du pied d’un geste rageur. Dans un ultime réflexe, le Guadeloupéen s’accrocha à l’échelle de bain et se fit traîner un moment par le bateau. La femme descendit les marches et lui écrasa les doigts avec sa manivelle. Dans la nuit, ils perdirent de vue le cadavre de Paco qui flottait à la surface de l’océan noir.
Erwan était sonné et couvert de sang. L’Haïtienne était essoufflée, le fixait, horrifiée par ce qu’elle venait de faire. Elle avait tué un homme, aussi mauvais fût‑il. Elle n’en tira aucune satisfaction.
— Va te coucher. Tu m’as sauvé la vie et tu nous as débarrassés de ce monstre. Ne dis rien aux autres. Le jour se lève dans quelques heures et il y aura beaucoup de choses à organiser, lui dit Erwan.
— Laisse-moi regarder tes blessures, tu saignes.
— Ce n’est rien, je t’assure. Surtout, ne réveille personne. Une forte agitation en pleine nuit serait dangereuse. Je ne veux pas que quelqu’un d’autre passe par-dessus bord.
Elle lui caressa la joue de la main, un timide sourire aux lèvres.
— Je m’appelle Allegra, lui dit‑elle, avant de rejoindre sa cabine.
— Moi, c’est Erwan.
Il était trop énervé pour s’allonger et dormir. Après avoir pansé ses blessures et s’être enfoncé une boîte de coton dans les narines pour stopper l’hémorragie, il nettoya le sang qui commençait à sécher à l’arrière du bateau.
Allegra réapparut, un tube à la main. Elle lui tartina le visage d’une pommade qui empestait le poisson et lui promit que ça ferait dégonfler ses hématomes.
Erwan s’allongea sur le matelas qu’occupait Paco et réfléchit à la suite des évènements. Il sentit sous sa tête quelque chose de dur. Le sac à dos de Paco y était caché. Il le fouilla et trouva quatre paquets, gros comme des plaquettes de beurre, emballés avec du scotch beige sur plusieurs épaisseurs. Erwan comprit ce qu’il y avait à l’intérieur. Paco ramenait avec lui un kilo de cocaïne, ce qui représentait au bas mot trente mille euros. Dans un vieux tee-shirt gras, il découvrit un petit revolver. Il cacha les quatre pains et l’arme dans ses affaires. Il se calma en fumant un peu de l’herbe de Paco.