En rentrant de chez Malo, nous nous arrêtâmes devant un magasin de meubles où une camionnette vendait des bokits, les meilleurs de l’île d’après Max. Il fallut faire la queue pour commander deux beignets jambon fromage et un à la morue, ainsi que des boissons. Max remplit les sandwichs chauds d’une bonne dose de piment que seul un long entraînement permettait d’avaler sans risque.
Nous mangeâmes en silence, en roulant. Quand Max eut fini son bokit, il se tourna vers moi et m’expliqua qu’on surnommait Jean Diaz « le Dalmatien », à cause d’un cancer de la peau qui lui consumait le visage. Il était l’image même du Blanc péyi parvenu à s’imposer dans le monde des affaires, dominé par les Békés martiniquais. Hautain et cassant, il était connu pour sa réussite : banane, canne, immobilier, import-export… Il avait toujours fait preuve de fermeté et d’intransigeance vis-à-vis des syndicats et surtout envers les partis nationalistes. Il avait présidé le Medef local et la Sécurité sociale de Guadeloupe. Pour ce qui nous intéressait, il détenait la plus grosse bananeraie de Guadeloupe, l’Habitation Rochebonne, et dirigeait Banagua.
Max me précisa que Banagua était un groupement professionnel qui effectuait du lobbying à Paris et à Bruxelles, gérait des mûrisseries et le transport des bananes. Avant, le groupement s’appelait le Sibag, pour Syndicat interprofessionnel de la banane de Guadeloupe. C’était pour s’éviter des poursuites sur le chlordécone qu’ils avaient changé de nom. En cas de problème, Banagua pouvait toujours dire qu’il n’existait pas à l’époque de l’épandage de l’insecticide.
Max me confirma que Malo avait certainement raison, rencontrer Diaz ne servirait à rien. S’il y avait encore du chlordécone sur sa propriété, il allait falloir trouver un autre moyen pour en avoir le cœur net.
Mon téléphone vibra. Je pris l’appel de Sébastien.
— T’es où ?
— Avec Max, on est allés visiter une bananeraie.
— C’est bien, tu fais du tourisme avec tes nouveaux amis indépendantistes, me charria‑t‑il.
— Arrête avec ça. Je ne t’ai pas dit, mais j’ai décidé de rester en Guadeloupe et de continuer mon enquête. Max me donne un coup de main.
— Fais attention à toi. Ces gens roulent pour eux et ils vont t’utiliser. Tu sais déjà ce que j’en pense. Tu ne dors plus à la maison ? Je te vois quand ?
— Bientôt, lui répondis-je, évasif. Tu connais un bananier qui s’appelle Jean Diaz ?
— Oui, très bien. C’est l’ancien président du Medef Guadeloupe. Qu’est-ce que tu lui veux ?
— J’aimerais le rencontrer, pour une interview.
— Ça va être difficile, il est discret et il ne supporte pas les journalistes.
— Tu pourrais quand même lui demander ? Recommandé par toi, peut-être qu’il acceptera de me parler.
— J’en doute, mais je te promets de lui poser la question. Autrement, j’ai une bonne nouvelle, je connais bien l’attaché parlementaire d’un député proche du dossier de la commission d’enquête sur le chlordécone. Il participe à toutes les auditions et rédige les comptes rendus. Il se trouve en Guadeloupe dans sa famille et reprend l’avion ce soir à 21 heures pour Paris. Tu le rencontres dans un salon privé de l’aéroport à 19 heures.
C’était du Sébastien tout craché. Il jouait aux indifférents et doutait par principe de ce que je pouvais lui dire. Mais après réflexion, il allait plus loin et essayait de m’aider. Notre discussion avait dû lui trotter dans la tête pour qu’il en arrive à la conclusion que le sujet méritait peut-être d’être creusé.
— Merci, Sébastien. Qui c’est ?
— Il te donnera son nom s’il le souhaite. Pour le moment, appelle-le monsieur X. Il faut que je te précise qu’il est un peu particulier. Il a une vision assez froide de cette affaire et de la politique en général. Tu me diras ce que tu en penses.
Rudy nous déposa devant l’entrée de la maison et alla garer la voiture. Max fit réchauffer son horrible café du matin en le versant dans une casserole. Il était devenu imbuvable, même avec une forte dose de sucre et de lait.
— Allume ton ordinateur. Je vais te montrer quelque chose, me dit-il.
J’allai récupérer mon PC dans ma chambre. Je m’assis à côté de lui à la table de la salle à manger.
— Va sur Google Maps, me dit Max en chaussant de grosses lunettes en écaille.
Je cliquai sur l’icône et ouvris la carte de la Guadeloupe. Max tira à lui mon ordinateur, et passa en mode satellite. Il fouilla un moment vers Capesterre, suivit la route vers Basse-Terre, revint en arrière et agrandit la photo. Il avait trouvé ce qu’il cherchait.
— Voilà, dit‑il fièrement. L’Habitation Rochebonne, c’est ça.
Je m’approchai de lui et découvris la vue aérienne d’une vaste exploitation bananière en forme de triangle, entre la nationale du bord de mer et la forêt. Les parcelles étaient reliées comme chez Malo par de nombreux chemins qui se coupaient à peu près à angle droit. La propriété semblait coincée entre une rivière au nord et un morne escarpé au sud.
— C’est immense !
— L’Habitation Rochebonne, c’est dans les trois cent soixante hectares de terres cultivables. La majorité en bananes et le reste en canne. Il doit y avoir plus de deux cents salariés qui produisent chaque année dans les quinze mille tonnes de bananes et une dizaine de canne à sucre. C’est la plus grande exploitation agricole de Guadeloupe née de l’agrégation de plusieurs propriétés.
— Tu y as déjà été ?
— Oh, il y a longtemps, au début des années 1990. La bananeraie était bloquée par une grève. Diaz avait acheté un premier domaine. L’ancien propriétaire s’était suicidé quelques années plus tôt. Un certain Will Valambre. Puis Diaz a acquis tout ce qu’il pouvait autour pour constituer l’Habitation Rochebonne.
— Et d’où il sortait l’argent pour mener ces acquisitions ?
— J’en sais rien ! J’avais couvert la grève pour France-Antilles et passé pas mal de temps sur les piquets. D’ailleurs, depuis que c’est Diaz qui en est propriétaire, il n’y a plus jamais eu de grève en trente ans. Tu vois, d’en parler, c’est étrange. Les ouvriers agricoles sont pourtant connus pour être aussi durs à la tâche qu’inflexibles dans leurs revendications. Ce doit être la seule bananeraie de Guadeloupe à ne pas avoir connu un seul jour de grève, et cela depuis que Diaz en est propriétaire.
— Peut-être juste un bon patron social, dis-je.
— Ça, j’en doute. On parle d’une plantation, pas d’une start-up !
— On voit des constructions sur la photo satellite, dis-je en montrant l’écran du doigt.
— Les plus proches de la route sont celles qui sont occupées par les ouvriers. Ici, dit‑il en m’indiquant un ensemble de larges appentis bruns de rouille à deux parcelles des gourbis, ce sont les hangars d’empotage et les ateliers de réparation des engins agricoles.
— Juste à côté, il y a une maison. C’est celle de Diaz ?
— Non, ça c’est pour le contremaître avec des bungalows pour les saisonniers. Diaz habitait là, mais je crois qu’il n’y vit plus, dit‑il en me montrant une imposante masse blanche en L, avec des toits dans tous les sens ; on voyait le bleu d’une piscine qui paraissait, elle aussi, monumentale.
Je revins avec la souris sur les hangars et les ateliers. Je grossis le plus possible l’image satellite jusqu’à ce qu’elle se pixélise et devienne floue. Les chemins de terre étaient redessinés et grisés par Google. Le jour où la photo avait été prise, il y avait dans la cour deux conteneurs au toit immaculé. On ne remarquait rien de particulier. Toujours en mode loupe maximale, je parcourus la propriété en direction des baraquements des ouvriers. Je ne vis rien de notable. À côté de moi, penché sur l’écran, Max regardait les mouvements de l’image. Il y avait entre le hangar et les cases un petit canal que l’on ne distinguait que par la végétation qui le bordait. Un chemin le longeait. Tandis que je retournais sur l’entrepôt, Max me dit en plissant les yeux :
— Là, reviens en arrière, à côté du fossé d’irrigation.
Je m’exécutai et ne vis rien.
— Regarde, on dirait qu’il y a quelque chose sous les feuillages.
Je jouai avec la loupe et finis par deviner un rectangle grisâtre. Je remontai sur les deux conteneurs blancs. Sans toucher au zoom, je redescendis vers la masse planquée sous les arbres.
— Tu as raison, ça ressemble bien à un vieux conteneur. Ça a la même taille que ceux qui sont stationnés dans la cour. Qu’est-ce que t’en penses ?
— J’en sais rien, mais si on voulait cacher quelque chose, ce serait un bon emplacement… Ça peut être aussi n’importe quoi d’autre.
— Tu crois qu’on pourrait aller voir ?
— Laisse-moi réfléchir et continue à fouiller la propriété, me dit Max, songeur.
Je refis plusieurs fois le tour de tous les chemins du domaine en zoomant. Je ne remarquai rien de bizarre. Je fermai Google Maps et ouvris Google Earth. Je cherchai l’Habitation Rochebonne et la zone du hangar avec ses deux conteneurs. Ils n’étaient plus là. La photo satellite n’était pas la même sur les deux applications. Je fouillai ensuite pour retrouver le conteneur caché le long du canal.
— Le plus simple, me dit Max, est d’aller y jeter un coup d’œil cette nuit.
— Ce soir ! Il faudrait au moins aller reconnaître les lieux avant, lui opposai-je.
— Non, on doit battre le fer tant qu’il est chaud. Rudy t’accompagnera.
— Je vais à mon rendez-vous à l’aéroport et on en reparle, dis-je, inquiet à l’idée d’aller jouer les maraudeurs en pleine nuit.
Au volant de la Kangoo de Max, je me trouvais à moins de dix minutes de l’aérogare où m’attendait le monsieur X de Sébastien.