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À peine avais-je raccroché avec Sébastien que j’arrivai chez Max et lui racontai mon entrevue avec monsieur X. Il m’écouta en silence et finit par me dire sur un ton professoral que chaque homme dans sa nuit s’en va vers sa lumière. En voyant mes yeux ronds, il eut la modestie de rendre cette phrase à Victor Hugo. Il ajouta que le père des Misérables était aussi un colonialiste qui avait fait l’éloge des missions civilisatrices de la France en Afrique. Personne n’est parfait.

Après dîner, je pris encore une heure à me repérer dans la propriété de Jean Diaz à partir des cartes satellite. Je connaissais maintenant par cœur le terrain, et savais par où passer pour arriver au conteneur suspect en évitant les zones d’habitation. Je dessinai sur une feuille de papier un schéma de la plantation avec les accès principaux, les chemins, les différentes parcelles et le canal d’irrigation.

J’entendis Max dire à Rudy :

— Tu vas accompagner Marc et le surveiller. Vous prendrez la vieille 206. Soyez prudents, je compte sur toi pour me le ramener.

Vers 22 heures, Rudy me conduisit en direction de Capesterre au volant de la 206 hors d’âge. Rudy restait toujours aussi silencieux. J’essayai d’engager une conversation, mais l’ours ne prononça pas un mot de tout le trajet.

Je n’avais pas le sentiment de me livrer à un acte répréhensible. Pénétrer dans un champ de bananes n’était pas pire que de traverser une vigne sur l’île de Ré, même de nuit. Je ne craignais pas grand-chose, tout au plus de me faire engueuler par un paysan acariâtre.

J’installai sur mon téléphone un minigroupe WhatsApp avec juste Max et Sébastien. Je pouvais ainsi facilement leur envoyer ma position GPS, communiquer en vocal, par message ou partager des photos.

Vers 23 heures, nous nous engageâmes tous feux éteints dans l’accès principal de la propriété de Rochebonne et laissâmes la 206 dans un petit chemin, un peu avant les cases des ouvriers. Rudy devait rester là à m’attendre tandis que je partais repérer ce que cachait le mystérieux conteneur.

J’avais dans mon sac à dos un marteau, un pied de biche et mon téléphone. Comme il avait plu, je pris soin de protéger mon portable d’une coque étanche que j’utilisais en bateau.

L’important dénivelé n’apparaissait pas sur les photos satellite. Les premières parcelles étaient sur une zone plate tandis que le reste de la propriété s’accrochait au massif de la Soufrière avec une forte déclivité.

Comme prévu, je contournai par le sud les baraquements éclairés des ouvriers d’où s’échappait de la musique. Je ne percevais que les basses de la mélodie du kompa, assourdie par la distance. Un chien aboya, ce qui me fit presser le pas. Par sécurité, je décidai de traverser les bananeraies plutôt que de suivre les pistes de terre.

Dans le noir, je dus éviter les nombreux haubans qui soutenaient les bananiers. Je me pris plusieurs fois les pieds dans ces cordelettes et m’étalai dans l’humus détrempé. Je gardai cependant un bon rythme.

Au bout d’une vingtaine de minutes, je constatai que les bananiers de la photo satellite avaient disparu. Je me trouvais dans un champ récemment labouré, sans aucune végétation pour me cacher. Je courus, plié en avant, jusqu’au canal, mon principal point de repère. Je le longeai pour parvenir au pont qui l’enjambait.

Le vieux conteneur était bien là, au bord du fossé. Il avait dû être blanc, marqué au nom de la CGM. L’humidité, la rouille et les mousses l’avaient enveloppé d’une espèce de gangue brunâtre. Des fougères poussaient sur son toit et couvraient une partie du C de CGM. J’allumai la lampe de mon téléphone pour inspecter les portes. Elles étaient vétustes, sauf le cadenas qui les condamnait, preuve que le conteneur servait toujours.

Je m’accroupis devant les ouvertures en enlevant mon sac à dos. Je demeurai ainsi, sans bouger, à écouter la nuit qui m’entourait. Mon grand tour m’avait rapproché des cases qui se trouvaient à huit cents mètres de ma position. La végétation assourdissait la musique, couverte par le chant des grenouilles du canal voisin. Beaucoup d’autres bestioles donnaient de la voix. Je me refusais à les imaginer, sachant que les plus sournoises restaient silencieuses.

Après cinq minutes d’observation, rassuré par le calme de la bananeraie, je décidai de m’attaquer à l’ouverture des portes. Je pris conscience que ce n’était plus une simple balade, mais que je m’apprêtais à me rendre coupable d’une infraction.

J’enfilai le pied de biche dans l’anneau d’inox du cadenas et commençai à forcer. Je parvins à le faire pivoter dans un sens, puis dans l’autre. Le métal oxydé s’effrita, mais ne rompit pas. « J’aurais dû prendre une scie », me dis-je. Dégoulinant de sueur, j’entendais le battement de mon cœur qui couvrait le concert des grenouilles. Je finis par m’arc-bouter sur la porte et tirer de tout mon poids sur le pied de biche. D’un seul coup, les deux pattes d’acier cédèrent et je m’écroulai sur le dos.

Une fois le cadenas arraché, il ne me resta plus qu’à actionner les deux leviers pour ouvrir le conteneur. Ce geste m’enleva toute culpabilité. Je cherchai des indices pouvant me conduire aux assassins de mon père et cela me fournissait plus qu’une excuse, un droit.

La porte grinça assez fort pour réveiller la Guadeloupe entière. Angoissé, je me figeai et attendis. J’en profitai pour ranger mes outils dans mon sac. Je pénétrai dans la boîte métallique et en tirai le battant derrière moi. Il y régnait une odeur âcre qui donnait la sensation de mâcher du papier d’aluminium.

Je revis le corps de Célio, gisant dans son conteneur, la semaine précédente. Je chassai cette image de mon esprit et me remis au travail. J’allumai la lampe de mon téléphone.

À l’entrée, une vieille table de camping était couverte de documents. Sur un côté, des bidons de divers insecticides et de désherbants étaient empilés sur des étagères : glyphosate et autres saloperies. Un jus blanchâtre stagnait sur le sol rainuré du conteneur. Le fond servait à stocker jusqu’au plafond des palettes en bois. Nous nous étions trompés, il n’y avait pas de chlordécone ici.

Déçu, je compris en sortant que le conteneur semblait moins long à l’intérieur que vu de l’extérieur. Je comptai quatre pas entre les palettes et la porte, dehors j’en mesurai sept.

Je décidai alors de démonter le mur de palettes et je découvris ce que j’étais venu chercher. Caché derrière, il y avait un empilement de sacs en papier blanc, un peu plus petits que des sacs de ciment. Ils étaient marqués « Curlone » en noir, à côté du logo orange du fabricant. Dans un encadré vert, de nombreux pictogrammes représentaient une tête de mort, un poisson crevé et un arbre sans feuilles. Un masque et des gants schématisés indiquaient les consignes d’utilisation. Une bande dessinée selon Monsanto.

Je basculai mon téléphone sur WhatsApp, et pris plusieurs photos de ma découverte sous différents angles, que j’envoyai à Sébastien et Max, accompagnées de ma position GPS. Le flash illuminait violemment l’intérieur du conteneur.

C’est à ce moment que j’entendis le bruit d’un moteur qui s’approchait.

Je ramassai des papiers à la volée sur la petite table à l’entrée du conteneur et les bourrai dans mon sac à dos. Une fois dehors dans l’obscurité, je vis des phares qui venaient dans ma direction.

Paniqué, ne pouvant revenir par le même chemin, j’entrai dans l’eau noire et peu profonde du canal d’irrigation. Des branchages immergés l’encombraient. Dans une vase grasse, je le traversai et me cachai sous les larges feuilles d’oreilles d’éléphant qui bordaient l’autre rive. La peur et l’eau me donnèrent une furieuse envie de pisser. Mon cœur monta dans les tours et je commençai à mesurer les risques que je venais de prendre.

Comment m’avaient‑ils découvert aussi vite ? Rudy s’était‑il fait capturer ? Avait‑il parlé ? Sébastien m’avait‑il dénoncé ?

D’où j’étais, je ne voyais pas la voiture stationnée de l’autre côté du conteneur. Des portières claquèrent et trois hommes apparurent. Les phares éclairaient le chemin et je ne vis que des silhouettes en ombre chinoise. Je me trouvais à moins de dix mètres d’eux. Le plus petit portait un coutelas à la ceinture. Il cria en créole aux trois autres de lui ramener le mako1 qui avait forcé le conteneur. Il tenait à la main le cadenas que je venais d’arracher.

J’étais mort de trouille. Je perçus à ce moment, dans mon dos, une explosion assez lointaine. Que se passait‑il ? Je ne pouvais pas bouger sans me faire repérer.

Le petit homme visita la boîte métallique, en sortit furieux et, de rage, balança le cadenas dans le canal.

Un des bougs s’approcha du fossé avec un bâton et fouilla dans les herbes de la rive. Il était à moins de cinq mètres de moi. Il prit une lampe et éclaira l’autre bord. Je ne respirai plus et me collai au plus près de la berge, caché par les frondaisons. Il éteignit sa torche et remonta vers le conteneur. Je les entendis discuter en créole haïtien.

Je ne pouvais pas rester là, ils allaient finir par me repérer. Je longeai la levée du canal, le plus près possible des feuilles, avec lenteur pour ne pas les faire bouger ni agiter la surface lisse de l’eau. J’en oubliai la faune grouillante qui devait y habiter. Après quelques mètres à couvert, profitant de l’obscurité, je quittai la rive et accélérai pour me planquer sous le pont.

Je rampai sur la berge et me retrouvai dans le champ labouré traversé un peu plus tôt. Je piquai un sprint à découvert, la tête dans les épaules, en direction de notre voiture, sans me soucier des cases. L’éclat d’un brasier illuminait mon horizon. Pour ne pas me ralentir, j’empruntai les chemins de terre. Je me retournai régulièrement pour m’assurer que personne ne me suivait. Je traversai la dernière parcelle, et freinai ma course affolée. À quelques mètres du feu, je m’accroupis derrière un bananier.

C’était notre voiture qui brûlait.

Des bougs armés de machettes regardaient les flammes qui s’échappaient de l’habitacle en dégageant une épaisse fumée sombre. Un liquide incandescent s’écoulait du moteur. Pas de trace de Rudy. Je restai là, hébété, à ne savoir que faire.

Un pick-up noir arriva en trombe et le petit homme que je venais de voir en descendit accompagné de ses trois acolytes. Furieux, il gueulait et s’agitait comme un damné. Il y avait à présent au moins une dizaine de bougs autour du brasier de notre 206.

La silhouette du petit homme qui aboyait tel un chien enragé me rappela vaguement quelqu’un. Même carrure, même taille, même façon de se déplacer. Dans la confusion, il aurait pu ressembler au boug qu’on voyait sortir de la voiture de mon père sur la vidéo des douanes. À la lumière du brasier, je remarquai qu’il ne portait pas de pansement à la main. Était-ce bien lui ? Travaillait‑il pour Diaz ?

Ces interrogations disparurent au moment où la chaleur de l’incendie fit exploser le pare-brise de la vieille bagnole.

Je fus brusquement saisi par l’épaule. Mon cri resta dans ma gorge quand je reconnus Rudy. Il était en sueur, ses yeux fous roulaient en tous sens.

— C’est quoi ce bordel ? chuchotai-je.

— Anté ka attan an ba pié banam, ni dé boug ki rivé et yo brilé voiti là. An caché kô mwen pondan ou té ka rivé. (J’attendais sous les bananiers. Des bougs sont arrivés et ont mis le feu à la voiture. Je me suis caché.)

— Putain, mais comment on va se sortir d’ici sans voiture ? bredouillai-je d’une voix plus aiguë que d’habitude.

— Swa nou ka coupé a travè cham la, swa nou ka pran route la. Ka ou ka pensé ? (Soit on coupe à travers champs, soit on prend la route. Qu’est-ce que tu en penses ?)

Je ne pensais plus rien. La frousse me remplissait le cerveau. Nous ne pouvions pas rester là, à quelques mètres de cette bande d’énergumènes. J’en avais les mains qui tremblaient et toujours cette furieuse envie de pisser.

— Ils vont nous chercher sur la nationale, il leur sera facile de nous repérer à pied et en pleine nuit. On monte ? proposai-je.

— Alow an nou ay ! (Alors on y va !)

Nous repartîmes en arrière vers le haut de la plantation. D’abord à pas de loup, puis, dès que nous jugeâmes être assez loin, en courant comme des dératés. Je découvris que Rudy avait un gros pistolet à la main. Il le glissa dans son dos. Nous traversâmes le pont en direction de la montagne.

Je regrettais de n’avoir étudié que le chemin qui menait au conteneur et pas les routes pour un éventuel repli. Nous galopions sans savoir où nous allions. Dans les films, je ne trouvais jamais très malin de voir un fuyard s’échapper en montant les escaliers d’un immeuble : ça se terminait forcément en cul-de-sac.

Alors que nous traversions à toute allure un champ de canne puis un autre, plus grand et en friche, je remarquai qu’une fosse y avait été creusée pour brûler des déchets. Un tas de bidons et de papiers n’étaient pas complètement consumés. J’y descendis et fouillai en vitesse les cendres du pied, aidé par la lampe de mon téléphone. Je trouvai un sac de Curlone à moitié calciné, identique à ceux que je venais de voir dans le conteneur. Je le photographiai et l’envoyai à Sébastien et Max avec notre position GPS.

— Pas ped tan ti mal. Fo nou chapé (Ne perdons pas de temps. Faut y aller), grommela Rudy.

Nous reprîmes notre fuite. La pente devenait de plus en plus raide en approchant de la forêt. Nous arrivions dans la pointe escarpée du triangle de la propriété. La lune jouait à cache-cache avec les nuages, masquant les obstacles du chemin, ce qui nous obligeait à ralentir. Au bout d’une demi-heure, j’avais les poumons en feu.

Nous nous arrêtâmes au début d’un étroit sentier sombre qui marquait la fin des terres agricoles et pénétrait dans la forêt tropicale. Je m’assis sur une grosse roche noire pour me reposer, tandis que Rudy s’allongeait dans l’herbe, à bout de souffle. Il devait peser plus de cent kilos et était plutôt taillé pour affronter Mike Tyson que pour battre Usain Bolt. Le colosse n’était plus tout jeune et la course à pied n’était pas son activité favorite.

En reprenant ma respiration, je me rendis compte que nous avions beaucoup gagné en altitude. Personne ne semblait nous avoir suivis. D’où nous étions, on voyait l’ensemble de la propriété. Le feu de la voiture diminuait, crachant plus de fumée que de flammes. Au loin, on apercevait les lumières de l’archipel des Saintes. Le bras de mer qui le séparait de la Guadeloupe faisait une tache sombre. La lune envoyait sur l’eau noire ses rayons laiteux entre les nuages, comme des projecteurs de théâtre. Tout semblait calme, dans l’ordre du monde. Chaque élément se trouvait à sa place, acclamé par le chant strident des insectes des nuits tropicales, indifférents à la violence de nos adversaires.

Toujours hors d’haleine, Rudy me dit, au rythme de ses expirations :

— An pa ka… kompran… réacksion a yo… te ni en lo Aysien… sé boug la méchan. (Je ne comprends pas leur réaction. Il y a beaucoup d’Haïtiens. Ces gens sont méchants.)

Je sortis mon téléphone et tentai d’appeler Sébastien. Le bip-bip caractéristique d’absence de réseau retentit. J’écrivis un court message, qui partirait dès que nous en retrouverions. Il était plus de 2 heures du matin. Je ne savais pas si Sébastien dormait avec son portable allumé.

« J’ai besoin de toi pour nous récupérer. URGENT. Rapproche-toi de Capesterre. Dès que possible, je t’envoie notre position. »

Nous nous engageâmes dans un sentier forestier obscur à l’ombre des hauts acomats, des gommiers et des fougères arborescentes. Chaque pas révélait une difficulté – branches, racines ou rochers. La pente était devenue si abrupte que nous progressions à quatre pattes.

Sur notre droite, j’entendais le grondement d’un torrent qui délimitait le nord de la propriété et que nous longions. Au bout d’un moment, nous débouchâmes sur un chemin plus large et carrossable qui coupait le nôtre perpendiculairement. Nous tournâmes à droite où il semblait redescendre vers la route nationale. Mieux éclairés par la lune, nous reprîmes notre fuite.

Le torrent traversait la piste forestière sur une surface bétonnée qui permettait aux véhicules de le franchir à gué. Puis l’eau plongeait dans un bassin qui, deux ou trois mètres plus bas, devait servir de captage pour l’alimentation de la propriété. Le débordement de la retenue s’écoulait sur une pente abrupte en ciment de plusieurs mètres puis le cours d’eau poursuivait sa marche bouillonnante vers la mer.

J’avais un peu distancé Rudy qui n’en pouvait plus.

D’un seul coup, les phares d’une voiture nous aveuglèrent et une demi-douzaine d’hommes sortirent de la nuit.

Alors que des bougs armés de machettes s’approchaient de lui, je vis Rudy tendre son revolver en l’air et tirer vers le ciel. Une flamme accompagna le bruit assourdissant du coup de feu. Surpris, les assaillants reculèrent. Je courus vers Rudy comme on se précipite vers un porche pour se mettre à l’abri d’une ondée. L’un des hommes réussit à m’atteindre avec sa lame à l’épaule gauche. Une violente douleur m’envahit et je tombai à genoux. Alors que mon agresseur s’apprêtait à me frapper une nouvelle fois, Rudy tira. L’impact le projeta en arrière, la machette encore en l’air.

Engourdi par la douleur, je cherchai de la main droite la plaie. Du sang chaud et épais coulait de mon épaule. La coupure était profonde, je pouvais y rentrer presque une phalange et touchai le sommet de mon humérus ou mon omoplate. Mon bras blessé et paralysé pendait le long de mon corps, inutile. Dix centimètres plus haut, il m’aurait frappé au cou.

Rudy s’approcha de moi en tournant sur lui-même, visant tour à tour chacun de nos assaillants qui avançaient dans une ronde mortelle. Il me prit par le coude et me força à me relever. Il me cria :

— Fo no chapé. Yo kay tchoué nou ! (Il faut partir. Ils vont nous tuer !)

Leur chef, debout dans la benne d’un pick-up, hurlait des ordres en créole. Je ne pouvais le voir, aveuglé par les phares.

— Trapé yo, trapé yo ! (Attrapez-les, attrapez-les !) criait‑il.

Rudy fit feu sur un homme qui le menaçait et me tira vers le bord du passage en béton. Il me poussa avant de sauter à son tour. Je me laissai glisser sur les mousses, les pieds en avant, comme sur un toboggan. Rudy me suivait. Emporté par son poids, il émit un cri rauque en percutant les premiers rochers du torrent.

Le cours d’eau se rétrécissait pour retrouver son lit naturel dans un courant déchaîné. Allongé sur le dos, je m’abandonnai au flux impétueux, heurtant de gros galets ronds. Je tenais mon bras blessé comme je pouvais et chaque choc m’arrachait un râle de douleur. J’étais la bille d’un flipper fou. Je ne parvenais pas à me diriger et n’apercevais les obstacles qu’au dernier moment. La tête me tournait et je crus m’évanouir plusieurs fois. Je finis ma dégringolade dans un bassin plus profond et moins agité, où Rudy arriva quelques secondes après moi. Nous étions dans un canyon dont les parois verticales étaient couvertes de végétation. Dans l’obscurité, Rudy s’accrocha à une branche et me retint pour arrêter ma lente dérive.

— Sa kay ? (Ça va ?) me demanda‑t‑il.

Bof, mon bras me fait un mal de chien. Et toi ?

— Pié en mwen ka fè mwen mal ! (Mon pied me fait mal !)

— Nous devons continuer et essayer de trouver du réseau pour demander de l’aide.

— Téléfon la, en dlo la. I ka maché enco ? (Ton téléphone est dans l’eau. Il marche encore ?)

— J’espère, il est dans un sac étanche. Il faut y aller !

Rudy lâcha sa branche et nous repartîmes, emportés par le courant. Je n’en pouvais plus, je me sentais fiévreux. Nous arrivâmes dans une zone bordée par une courte plage de galets et de sable. Rudy y rampa comme un crocodile et me tira au sec. Nous nous allongeâmes sur la rive. J’étais vidé et avais besoin de me reposer. Je sortis mon téléphone et envoyai notre position GPS. Après quoi, je décidai de fermer les yeux, juste un moment.

Rudy me réveilla, agenouillé à mes côtés. Tout mon corps me faisait mal.

— Marc, Marc, écoute, an ni an lo bodel  ! (Y a de l’agitation !)

J’étais frigorifié et parcouru de frissons. Nous étions toujours dans la nuit. Au-dessus de nous, où devait passer le chemin, on percevait de l’agitation. Deux coups de feu claquèrent et une voiture démarra en trombe. Puis le silence retomba. Alors que le sommeil revenait m’envelopper, j’entendis appeler.

— Marc ? Vous êtes là ? C’est Seb.

— Ici, en bas ! cria Rudy.

— Vous pouvez sortir, il n’y a plus de danger. Ils sont partis.

— Marc i blessé, fo ou vini. (Marc est blessé, faut que tu viennes.)

— J’arrive !

La végétation remua et le rayon d’une lampe torche l’éclaira. Sébastien jura. En glissade sur les fesses, il jaillit d’un seul coup couvert de boue, accompagné de deux hommes. Il me mit la main sur le front, comme ma mère le faisait quand j’étais malade. Il éclaira ma blessure.

— Putain, c’est pas beau. Il faut s’arracher d’ici, ils risquent de revenir. Venez m’aider.

Je me réveillai dans la voiture de Sébastien, allongé sur la banquette arrière, ébloui par les lampadaires de la rocade. Le jour pointait. Je voulus parler, mais replongeai aussitôt dans un sommeil comateux.