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Sébastien fit escale dans une petite baie abritée de la houle, juste avant la pointe des Châteaux. L’heure de navigation depuis Le Gosier s’était révélée un véritable calvaire. Chaque mouvement du bateau trouvait un écho douloureux dans mon bras blessé. Sébastien avait appelé mon frère Tom et ils s’étaient donné rendez-vous ici, pour qu’il passe me récupérer à la nuit tombée. Le luxueux Zodiac aurait été trop voyant dans le modeste port de la Désirade.

Sébastien me recommanda d’enlever la batterie et la carte SIM de mon portable pour ne pas risquer d’être borné. Il me donna deux téléphones jetables qu’il avait pris soin d’acheter à la station-service.

— Sois prudent. N’appelle que des gens sûrs, me conseilla‑t‑il. Les flics vont aussi te rechercher.

Tom arriva après le coucher du soleil et je finis le voyage sur son bateau de pêche. Toujours aussi bavard, il me demanda :

— Qu’est-ce qui s’est passé ?

— On a voulu me tuer.

— Hum…

— Je pense que mes agresseurs sont les mêmes que ceux qui ont assassiné notre père.

Pour toute réponse, il hocha la tête, le visage fermé.

En accostant, je vis qu’Anna nous attendait sur le quai. Pour ne pas mentir, l’idée de retourner vivre chez elle ne me déplaisait pas. Avant de nous quitter, mon frère m’interpella, de la colère dans les yeux.

— Marco, tu peux me demander ce que tu veux. Je suis avec toi. On va leur faire payer.

Anna habitait une petite case isolée, juste au-dessus de son école de voile. Elle m’avait préparé un repas léger. Elle déploya des qualités d’infirmière que je ne lui connaissais pas et elle changea mon pansement.

— Et qu’est-ce que tu vas faire, maintenant ? Que font les flics ?

— Je crois qu’ils me recherchent. Tout ça me fout la trouille. Je me demande si je vais être capable de mener ce projet jusqu’au bout. En planche à voile, je te dirais qu’il y a trop de vent pour moi.

— Marc, tu es à ta place. Ce que tu viens de vivre est terrible, mais tu ne peux pas laisser tomber comme ça. Moi, je crois en toi ! me dit‑elle en souriant.

Ses paroles me réconfortèrent. En filigrane, j’y voyais la possibilité d’une seconde chance après l’échec de notre relation passée. Craignant de ne pas être à la hauteur, je me décourageais trop vite. Anna me connaissait bien mieux que je ne le pensais. Une vague de tendresse m’envahit. Elle s’allongea à côté de moi et je dormis jusqu’au lendemain midi.

Anna n’était plus à la maison à mon réveil. Le souvenir du petit homme entr’aperçu la nuit dernière et celui de la vidéo des douanes m’obsédaient.

N’avais-je pas intérêt à appeler ce flic, Aoudiani, et à lui dire ce que j’avais vu, lui donner les clichés et le laisser se débrouiller ? Pour être complètement honnête, je venais d’avoir la frousse comme jamais. Je me levai sans avoir rien résolu. Sur la terrasse, Anna m’avait laissé de quoi me préparer un petit-déjeuner avec un mot me disant qu’elle ne remonterait que vers 17 heures. Elle m’embrassait et avait dessiné un cœur en guise de signature.

Sa case dominait la petite plage blanchie de soleil. La végétation cachait les autres constructions, ce qui donnait une vue vierge et merveilleuse sur l’océan avec au loin les îles de Petite-Terre. Des moutons couraient sur la mer, indiquant que l’alizé était établi. Un temps parfait pour naviguer en planche à voile, à condition d’avoir deux bras opérationnels.

J’appelai Max sur WhatsApp et il répondit tout de suite.

— Comment va Rudy ? lui demandai-je.

— Bien. Il souffre d’une entorse, mais ça va. Et toi ?

— Heureusement qu’il était là, il m’a sauvé la vie. J’ai une belle entaille dans le gras de l’épaule. Putain, je n’arrive pas à croire qu’on a tué des gens.

— C’était pour vous défendre, me rassura‑t‑il. Où es-tu ?

— Je me planque pour le moment à la Désirade. Il n’y a que toi et Sébastien à être au courant.

— Très bien, reste discret. Sinon, j’ai reçu la visite d’Aoudiani ce matin, il te cherche. Tu sais que le Curlone et les mecs sur qui a tiré Rudy ont disparu ?

— Oui, Sébastien m’a dit ça. J’appellerai la police plus tard.

— Je suis étonné de la violence de leur réaction. Ces gens ont peur et veulent cacher quelque chose.

— Sébastien prétend que ce sont les gardiens de Diaz qui ont fait du zèle. Je ne sais pas trop quoi en penser.

— C’est possible…

— Max, lui dis-je, il me semble que le type que l’on voit sortir de la voiture de mon père aux douanes commandait les excités de Rochebonne hier soir.

— Pas bon ! Je me renseigne et on en reparle. En attendant, fais super gaffe à toi.

Il me fallait récupérer mes affaires et mon ordinateur. Je lui dis aussi que j’aimerais bien voir les photos tirées de la vidéosurveillance, où on voyait le mec sortir de la voiture de mon père.

— Dès que j’ai ça, je viens.

— Non, surtout pas. Tu vas me faire repérer.

— Ne t’inquiète pas. J’ai l’habitude et puis cet Aoudiani n’a pas l’air d’un foudre de guerre.

— Pense à enlever la batterie de ton téléphone en arrivant ici, la police veut savoir où je suis et ils doivent te surveiller.

— Faut‑il te rappeler à qui tu parles ? me demanda Max.

Je contactai ensuite Aoudiani au SRPJ de Pointe-à-Pitre, toujours par WhatsApp avec un téléphone prépayé.

— Où êtes-vous ? Vous me faites chier, Montroy. J’ai besoin de vous entendre, me lança le flic.

— Bonjour, je vais bien et je vous remercie.

— J’ai eu votre ami Sébastien Weber, dites-moi où je peux vous trouver.

Je l’entendis manipuler son briquet et souffler.

— Je me remets d’une nuit agitée, lui dis-je.

— Vous êtes impliqué dans des échanges de coups de feu qui auraient entraîné la mort de deux personnes. J’ai informé le procureur de ces évènements. Il me presse de vous entendre. Je vous demande de vous rendre à un poste de police.

— Je vous rappelle que je suis journaliste et que je travaille sur une enquête. J’ai une bande de tueurs à mes trousses. J’ai toutes les raisons de penser que c’étaient les mêmes personnes que celles qui ont exécuté mon père. Je suis mieux où je suis. Sauf, bien sûr, si vous avez arrêté les auteurs de ces crimes. À part mon adresse, je n’ai rien à vous cacher.

— Je fais mon boulot et vous allez me faire avoir des emmerdements. Pour info, Cuvelier, le chef de service des douanes avec qui votre père se serait engueulé peu de temps avant sa mort, a disparu.

— Quelqu’un a pété les plombs et élimine tous ceux qui s’approchent de trop près de ce dossier. Vous comprenez que dans ces conditions, je ne souhaite pas me retrouver dans l’œil du cyclone.

— Écoutez, Montroy, vous vous êtes mis dans une sacrée merde et je ne sais pas comment vous allez vous en sortir. Je crains d’être le seul à pouvoir assurer votre sécurité, dit le flic.

— Je vais y réfléchir.

— Racontez-moi au moins votre version des faits, que je comprenne.

Je lui décrivis les évènements dans leurs moindres détails en oubliant de parler de la présence de Rudy pendant ma virée nocturne à Rochebonne.

— Votre ami, Sébastien Weber, m’a montré vos photos. D’après les gendarmes de Capesterre, il n’y avait rien dans le conteneur. Je n’y comprends rien.

— Il y avait au moins une tonne de Curlone. Il faut absolument la récupérer.

— Je n’ai aucune piste, avoua le flic.

— Cette merde est un poison hyper-dangereux et il vaudrait mieux le retrouver avant qu’il fasse de nouveaux dégâts.

— Vous ne m’aidez pas en disant cela, surtout que je n’ai pas que votre affaire sur les bras !

— Un dernier point : avez-vous entendu les importateurs martiniquais du chlordécone ?

— Pourquoi ? Rien n’indique qu’ils soient impliqués dans ces assassinats. Et puis ce sont des gens importants…

— Je comprends ! lui répondis-je en raccrochant.

Mon bras ne me faisait plus trop mal et j’arrivais à effectuer des tâches simples. Je réussis à ranger la table et à laver la vaisselle d’une main, sans rien casser.

Ces derniers jours, j’avais ignoré plusieurs e-mails et SMS de Ricart, mon rédacteur en chef de L’Écologue . Il s’inquiétait de ne pas avoir de mes nouvelles et devait commencer à regretter l’à-valoir qu’il m’avait versé. Je sentais d’ici les reflux gastriques que devait provoquer mon long silence. Si je voulais garder mon job et publier cette enquête, il allait falloir que je l’appelle.

— Ricart, j’écoute !

— Bonjour, c’est Marc Montroy.

— Ah quand même ! Putain de bordel de merde, ça vous ferait chier de me tenir au courant de ce qui se passe ? Vous glandez à la plage ou quoi ! aboya‑t‑il de sa voix rauque.

Un grand classique : dès que vous bossiez aux Antilles, les gens vous croyaient à la plage.

— Pas vraiment. Il est arrivé des choses dramatiques. J’ai l’impression de semer des cadavres dans mon sillage. Mon père a été assassiné ainsi que plusieurs autres personnes. Tout ça serait lié à mon enquête.

— Sans déconner. C’est quoi cette histoire ? À cause du chlordécone ?

— Il semble bien.

— Vous avez quelque chose à m’envoyer ? Nous avons annoncé votre putain de reportage et je vous ai réservé quatre pages dans le numéro d’août qui part à l’imprimerie la semaine prochaine. Vous allez nous foutre dans la merde si vous ne me donnez rien !

— Pour le moment, je n’ai pas écrit grand-chose et il me manque beaucoup d’informations. Je ne sais même pas sur quoi ça va déboucher, mais cette histoire s’avère bien plus importante que nous ne le pensions.

— Démerdez-vous pour m’envoyer quelque chose, mon chemin de fer est prêt et vous allez me faire un putain de trou dans la prochaine édition.

— Et si l’on feuilletonnait ? lui proposai-je. Je suis blessé et je ne peux pas beaucoup me déplacer. Je suis obligé de faire un break. Je peux vous rédiger une première partie assez rapidement qui porterait sur ma visite en Virginie et sur ce que j’ai déjà découvert jusqu’à présent, ici.

— Je n’aime pas trop ça… mais pourquoi pas ! Si l’affaire est aussi merdique que vous le dites, on va accrocher les lecteurs sur deux, peut-être trois éditions. Envoyez-moi dans la journée un projet, que je voie si ça tient la route. Ce premier épisode ferait combien de feuillets ? Avec des photos ?

— Attendez, il faut déjà que je récupère mon ordinateur. J’essaye de vous pondre une ébauche que vous aurez demain matin. Par contre, pour les photos, débrouillez-vous avec les banques d’images.

— OK, je vous rappelle quand j’aurai lu votre papier. Magnez-vous le cul, Montroy.

L’idée de me mettre à écrire me convenait. J’allais pouvoir coucher sur le papier mes découvertes, rassembler ce que j’avais déjà trouvé.

Je me plongeai dans la rédaction d’un synopsis d’article sur l’ordinateur d’Anna. Je ne citai aucun nom et n’abordai pas l’aide de Max. Écrire d’une main se révéla un exercice assez fastidieux, mais en deux heures, l’affaire était bouclée. J’envoyai par e-mail mon premier jet à Ricart.

Je ne savais plus trop quoi faire et je pris mon sac à dos encore trempé, pour en retirer les papiers que j’avais ramassés en m’enfuyant du conteneur de Rochebonne. Toutes les feuilles étaient collées entre elles. L’encre avait coulé par endroits, les rendant difficilement lisibles. Je pus en déchiffrer quelques-unes et ne vis rien d’intéressant.

Je mis mon paquet de feuilles encore humides sous les tôles chauffées par le soleil d’un petit garage où Anna rangeait son matériel de surf et de planche à voile. Je ne fondais pas de grands espoirs dans la lecture de ces documents.

Je retournai sur l’ordinateur d’Anna et cherchai si je trouvais quelque chose dans les actualités, sur les évènements de la nuit précédente à Rochebonne. Il n’y avait rien.

En revanche, je découvris des articles de presse expliquant que la situation se tendait de plus en plus en Martinique entre groupes écologistes et Békés. Les Établissements d’Albon, une filiale du groupe éponyme, avaient été l’importateur exclusif du Kepone, puis du Curlone, aux Antilles françaises pendant plus de trente ans. La totalité du chlordécone répandu en Guadeloupe et Martinique provenait des entrepôts de cette compagnie martiniquaise. Cette famille béké qui figurait parmi les vingt plus riches de France détenait une myriade de sociétés dans l’agriculture, la distribution, l’automobile et l’industrie.

La presse rapportait que des bandes radicales menaient une guérilla contre toutes les entreprises du groupe d’Albon. Elles entendaient ainsi protester contre le silence de l’État qui peinait à révéler les coupables de l’empoisonnement au chlordécone.

Les grands scandales du Mediator, du sang contaminé ou de l’amiante avaient tous trouvé une conclusion judiciaire dans des délais bien plus brefs. Encore une fois, le chlordécone aux Antilles faisait figure d’exception.

Pour mon enquête, ces articles ne m’apprenaient rien de nouveau, mais renforçaient mon trouble face aux interrogations de cette affaire.

— Salut, mon Marco. T’es tombé comme une pierre, hier soir. Même pas un petit bisou, me reprocha Anna en arrivant.

Le soleil s’enfonçait dans l’horizon. C’était la fin de la saison touristique et elle avait passé sa journée à donner des cours de surf à de jeunes métropolitains en vacances. Sa journée dans l’eau l’avait épuisée et avait imprimé de petites rides sous ses jolis yeux. Elle était tout sourire et ravie de m’avoir chez elle.

Elle s’était gardée de sombrer dans les excès de la tribu des « bronzés mal coiffés ». Ce clan de passionnés avait abandonné la France pour s’adonner à sa passion pour le surf, le funboard ou le kite. Leur équilibre dépendait de la pratique de leur sport, devenu le carburant de leur existence. Leur rapport à la mer et au vent relevait du mysticisme. Grands fumeurs d’herbe, ils s’habillaient à leur façon, se saluaient par des signes cabalistiques et utilisaient des mots qu’eux seuls comprenaient. Les biens matériels, à part leurs planches, n’avaient aucun attrait.

Entre des vagues au soleil et une carrière en métropole, la décision avait été facile. Ils ne choisissaient que des jobs capables de les laisser libres de s’échapper quand la houle rentrait. On y trouvait une majorité de fonctionnaires, de profs et de bricoleurs-artisans. Ils habitaient au plus près de leur spot préféré, quitte à parcourir de longs trajets pour aller bosser. Ces monomaniaques se retrouvaient chaque fois que les vagues ou le vent leur permettaient de se goinfrer d’embruns salés. La météo, le matériel, leur dernière session occupaient leurs conversations. Sur leur carte il n’y avait pas de routes, mais des noms de spots connus d’eux seuls : Diki-Diki, Bois-Jo, Calif… Les autres, les « terriens », étaient sans intérêt. Le reste, ils s’en foutaient. La planète pouvait bien péter, pourvu que ça fasse une grosse vague.

— Qu’as-tu fait à tes cheveux ? Tu veux t’engager dans l’armée ?

— Une idée de Max, pour que je fasse plus « guadeloupéen ».

— Ça te va bien. Gossebo le mec ! dit‑elle en venant vers moi chercher un baiser.

— Pas mal non plus la nana, lui dis-je en la serrant contre moi de mon bras valide.

Comme un courant d’air, elle me fit une bise rapide en m’annonçant qu’elle allait prendre une douche. En la voyant se déshabiller dans le couloir qui menait à la salle de bains, je réalisai subitement que moi aussi j’avais besoin d’une douche.

Bien plus tard et avant de nous endormir, il arriva un message de Max me prévenant de sa visite le lendemain.