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À l’aube, je trouvai la réponse de Ricart sur l’ordinateur d’Anna. Mon rédacteur en chef me donnait son feu vert pour l’écriture de la première partie de mon reportage, conformément au projet envoyé la veille.

Max arriva vers 9 heures. Il s’était fait tremper pendant la traversée et dégoulinait encore. Je lui fournis une serviette pour qu’il se sèche.

— Tu es sûr que personne ne t’a suivi ? lui demandai-je, inquiet.

— Je les ai semés. Tu avais raison, il y avait en bas de chez moi une voiture avec deux Blancs à bord. Moteur en marche avec la climatisation.

— Et comment t’as fait ?

— J’ai pris un bateau de pêche qui m’a déposé à Port-Louis. Les deux flics avaient un peu l’air cons quand ils m’ont vu partir en mer. De Port-Louis, je me suis fait conduire par un copain à Saint-François où ton frère m’attendait.

— Pas mal !

— Tiens, c’est pour toi, dit‑il en me tendant un sac avec mes vêtements et mon ordinateur.

Il y avait aussi une grande enveloppe de papier kraft que j’ouvris. Elle contenait les photos du boug sortant de la voiture de Célio, réalisées à partir des enregistrements vidéo des douanes. Les tirages en noir et blanc s’avéraient de mauvaise qualité. Ils avaient essayé de faire un gros plan sur le visage du mystérieux conducteur de la Partner de mon père. La faible définition des images aux contours flous les rendait difficilement exploitables.

— Tu reconnais le mec ? C’est lui que t’as vu l’autre soir ? me demanda Max.

— Pas facile. Il y a un air de famille avec l’excité de Rochebonne, mais je n’en suis pas sûr à 100 %.

— Tu les regarderas à tête reposée, peut-être que ça va te revenir.

— Tu me disais dans ton message que tu avais appris des trucs. C’est quoi ?

— Tu as confiance en ton ami Sébastien ? me demanda Max.

— Bien sûr, il est comme un frère pour moi. On se connaît depuis la fac. Pourquoi cette question ?

— On m’a raconté que pendant que tu étais à Rochebonne, il buvait un verre en compagnie de Diaz dans un bar de la Marina. Ils ont l’air de bien s’entendre…

Je n’aimais pas que Max soupçonne Sébastien. Je savais qu’ils ne s’appréciaient pas, mais ce n’était pas une raison suffisante pour le suspecter. Le fait de m’avoir posé cette question injecta dans mon esprit un lent poison, un doute aussi pernicieux que destructeur. C’était vrai que Sébastien avait tendance à prendre la défense de Diaz et qu’il lui marquait respect et admiration.

J’avais appelé Sébastien en allant à Rochebonne pour l’informer de mon projet. Il s’y était opposé. La bande de macoutes avait rappliqué alors que j’étais dans le conteneur depuis moins de cinq minutes. Pouvait‑il jouer double jeu ? Je voulais oublier ces interrogations qui enduisaient mon esprit de cambouis.

— Ils sont tous les deux membres du Medef, ajouta Max.

— Ça, je le sais…

— Tu sais aussi qu’ils font partie d’un petit groupe à moitié secret de lutte contre les idées indépendantistes ? Ils se livrent principalement à du lobbying dans la presse ou font taguer le bord des routes de slogans contre les responsables syndicaux. Rien de bien méchant, mais peut-être mènent‑ils d’autres actions.

— Que Sébastien ne soit pas pour l’indépendance de la Guadeloupe, ce n’est pas un scoop ! Ça n’en fait pas pour autant un complice de Diaz. Je vais essayer d’en parler avec lui. Mais je t’assure, je n’y crois pas une seconde, affirmai-je.

— OK, mais fais gaffe.

Max m’informa qu’il repartirait dans la soirée et qu’avant, il allait passer un moment avec Amandine, ma belle-mère. Il me quitta, non sans m’avoir recommandé de me montrer prudent. Pour lui, les choses n’allaient pas en rester là. Pour me rassurer, il ajouta que ceux qui étaient à mes trousses me savaient blessé. J’étais devenu une proie facile ; les grands prédateurs affectionnent les animaux affaiblis.

Après le départ de Max, je consultai mes e-mails. Edith Sandston, l’avocate de Hopewell, m’avait écrit.

Marc,

Bien heureuse de vous savoir en sécurité dans votre île.

La personne de nationalité haïtienne arrêtée à l’aéroport de Richmond puis relâchée s’appelle Joseph Eustache Malval, né le 21 février 1961 à Port-au-Prince, inconnu des services de la police de Virginie. Peut-être que cela peut vous aider ?

Pour le moment l’enquête sur l’assassinat de James Ashland piétine. Je vous tiendrai au courant si j’ai du nouveau.

Regards,

Edith

L’assassin de Laurent Concordia, le militant écologiste tué en 2009 à Pointe-à-Pitre, était le même que celui du Pr Ashland. Le seul élément qui reliait ces deux assassinats était le chlordécone. Je n’avais plus de doutes, Malval était aussi le meurtrier de mon père et de la stagiaire des douanes. C’était bien lui l’excité de Rochebonne. Je repris les photos apportées par Max et les examinai de nouveau sans le reconnaître. Je marquai au feutre « Malval » sur l’enveloppe. Je fus tenté d’appeler les flics et de dénoncer Malval. Avec un e-mail en anglais au sujet d’un ressortissant haïtien et de vagues soupçons, Aoudiani allait à coup sûr m’envoyer balader.

Était‑il l’employé de Diaz, l’ami de Sébastien ? Agissait‑il sur les ordres de Diaz, de Farma, d’Allied Chemical, des Békés ? Et quelle était l’implication des Établissements d’Albon ?

Max avait introduit un doute dans mon esprit. Était‑il possible que lui ou Sébastien ne me disent pas tout ? À qui pouvais-je faire confiance ?

Je m’attelai à mettre noir sur blanc le premier épisode que m’avait réclamé Ricart. Il me fallut la journée pour classer mes notes et les retranscrire au propre. Je racontai les évènements dans l’ordre chronologique de mon voyage. J’y détaillai le résultat de mes interviews à Richmond et Hopewell et me bornai à retracer l’histoire du chlordécone de son invention en 1951 jusqu’à son interdiction aux Antilles en 1993. En revanche, je ne dis rien des assassinats et de mon aventure à Rochebonne. J’aborderais cet aspect dans mon deuxième article.

Anna me trouva devant mon PC en rentrant de sa base nautique. Pour ne pas l’effrayer, je gardai sous silence l’e-mail de l’avocate américaine. Je lui fis tout de même part de ma discussion avec Max et des doutes qu’il avait fait naître en moi. La logique féminine d’Anna me rappela qu’il n’y avait aucune raison de penser que Sébastien jouait contre moi et qu’il suffisait d’en parler avec lui. Elle me conseilla d’écouter ma petite voix intérieure qui ne disait que la vérité.

Avant de passer à table, elle lut le brouillon de mon article. Elle le trouva passionnant et bien rédigé. Venant d’elle, je ne pouvais espérer rien de mieux. Elle découvrit la genèse de cette affaire, qu’elle jugea aussi désolante que scandaleuse. Tout cela appartenait à un monde bien éloigné de son quotidien, qu’elle ne voulait surtout pas connaître.

Avant d’aller se coucher, Anna me refit mon pansement. J’avais un hématome et la plaie ressemblait à une chenille violette avec de gros poils noirs.

Je me remis devant mon ordinateur et retravaillai mon texte. Je l’envoyai à Ricart vers 23 heures. S’il l’acceptait, j’avais un mois avant le prochain numéro pour boucler cette enquête.

Anna dormait quand je la rejoignis dans la chambre. Un sein blanc s’était échappé du drap qui la couvrait.

Chaque matin suivant, j’essayai d’avoir au téléphone les acteurs ou des témoins des évènements qui s’étaient déroulés trente ans plus tôt. Parler à celui qui avait mis le feu au bûcher de Jeanne d’Arc n’aurait pas été plus facile.

J’espérais aussi recueillir la version de Bertrand d’Albon, le P-DG du groupe d’Albon. À chacun de mes appels, on me laissait poireauter au son Bontempi du Printemps des Quatre Saisons qui s’achevait invariablement par : « La personne que vous demandez n’est pas disponible, veuillez rappeler ultérieurement. » Au bout de quelques jours, je sifflotais du Vivaldi à tout bout de champ.

Quant à mes après-midi de convalescence, je les passais sur la plage d’Anna à me reposer, à l’ombre des raisiniers. Je rageais de ne pas pouvoir profiter du vent et des vagues avec elle. Quand des clients venaient au Sac à Sel, je me transformais en barman. Le calme de la fin de saison me laissait plus de temps dans ma chaise longue que derrière le bar.

Un soir, alors qu’Anna et moi remontions à la maison, je reçus un message de Max. Les évènements s’accéléraient. Je savais que Max me cachait encore bien des choses, mais j’espérais qu’il m’en parle le moment venu. J’appelai Tom puis Sébastien.