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Je me levai tôt pour petit-déjeuner avec Anna. Quand elle fut partie travailler, je trouvai sur mon ordinateur un message de Max avec un lien vers une publication Facebook d’une Jacqueline 2lille comportant une vidéo. Max me demandait de le rappeler après l’avoir visionnée.

Tout juste publié, le film avait déjà été vu plusieurs centaines de fois et contenait de nombreux commentaires. La vidéo démarra automatiquement.

On y découvrait un catamaran à sec de toile se diriger au moteur vers une plage, un jour de forte mer, et s’y échouer. Je reconnus la plage de la Perle, à côté de Deshaies. Un groupe d’hommes et de femmes de couleur, certains engoncés dans des gilets de sauvetage orange, sautaient sur le sable et s’enfuyaient vers la route voisine. Après qu’une nouvelle vague avait submergé le voilier, deux autres Noirs suivis d’un type blond déguerpissaient à leur tour pour disparaître derrière les raisiniers qui séparaient la route de la plage.

L’image bougeait comme si la vidéaste avait couru pour se rapprocher du bateau échoué. Elle passait du voilier aux fuyards de façon saccadée.

Malgré ses quarante-sept secondes, la vidéo contenait une forte charge émotionnelle propre aux films catastrophe. Jacqueline 2lille avait capturé un morceau de drame, dont le visionnage mettait mal à l’aise. Mon esprit cherchait à imaginer ce qui s’était déroulé avant et après le naufrage. Il était évident que les fugitifs étaient des migrants. Le blond quant à lui devait être le skipper. Je repassai la vidéo plusieurs fois et comptai vingt-trois clandestins, plus le capitaine. Comment pouvait‑on faire tenir autant de monde dans un bateau de cette taille ? Je devinai avec horreur le calvaire qu’avait dû être leur périple. Quel genre de salopard pouvait commettre une chose pareille ! ?

Pendant que je lisais les nombreux commentaires qui accompagnaient cette vidéo, de nouveaux posts ne cessaient d’arriver. Il était facile de comprendre que ces migrants ne seraient pas accueillis à bras ouverts en Guadeloupe, tout au moins par les abonnés de Facebook.

Ces remarques choquaient par leur outrance et apparaissaient absurdes au regard de l’histoire commune des îles de la Caraïbe. Était-ce le fruit du lavage des cerveaux opéré par la puissance coloniale, si souvent évoqué par Max ? Amnésiques, les petits-enfants d’esclaves avaient‑ils oublié d’où ils venaient ?

J’étais tout aussi consterné par ce trafic d’êtres humains que par l’égoïsme xénophobe diffusé sur Facebook. Il fallait que je bouge et décidai d’aller marcher.

Je pris la direction de la pointe est de l’île. Les arbustes, comme gominés, poussaient figés dans le sens des vents dominants. De là, je me trouvais séparé des côtes d’Afrique par cinq mille kilomètres d’océan vide. C’est cette immensité qu’avaient traversée des centaines de milliers de déportés, arrachés à leur terre natale pour être traités ici comme des animaux. Mon amertume empira. Les hommes se condamnaient à répéter leurs erreurs, sans l’espoir que le passé les éclaire un jour.

Je revisionnai la vidéo quand Anna arriva.

— Qu’est-ce que tu regardes, mon Marco ?

— Un voilier plein de migrants s’est jeté sur une plage, à côté de Deshaies. C’est incroyable, lui répondis-je sans lever les yeux de l’écran.

Après m’avoir embrassé sur la joue, elle vint s’asseoir à côté de moi. Elle tira à elle l’ordinateur pour visionner à son tour la vidéo. Elle sentait la crème solaire et le sel. Je remis le film au début.

— Le mec est ouf de s’approcher comme ça de la côte avec une mer pareille ! s’exclama-t‑elle.

— Attends, tu vas voir !

— Le choc a dû être terrible… Non, le mât qui tombe… Oh ! regarde les pauvres gens s’enfuir… dit‑elle.

— On va voir le trafiquant…

Anna marqua un silence et fronça les sourcils. Elle se rapprocha de l’ordinateur.

— Tu peux repasser quand le dernier mec saute du bateau, le Blanc ? me demanda-t‑elle.

Je revins en arrière. Le film redémarra au moment où les deux Noirs descendaient à terre, suivis du skipper.

— Je le connais, cria-t‑elle, c’est Erwan !

— Comment ça, tu le connais ?

— Oui, c’est Erwan. Il sortait avec Véro, ma copine prof de sport à Saint-François ! dit Anna, électrisée.

— C’est qui cet Erwan ? insistai-je.

— C’est un métro, un skipper. Il trimbalait des touristes sur un cata entre Saint-François et Petite-Terre. Avant, il convoyait des bateaux, puis il a eu un accident, je sais plus trop quoi, et il est devenu bizarre. Véro l’a quitté peu de temps après. Depuis, je ne l’ai pas revu. C’était quelqu’un de bien et ils s’entendaient à merveille avec ma copine. J’aurais parié qu’ils finiraient ensemble.

— Sais-tu où il vit et comment le joindre ?

— Non, faut que je demande à Véro, je vais l’appeler.

— Je vais prévenir les flics. Ce genre de mec me file la gerbe.

— Attends, dit‑elle. Y a un truc qui cloche, ça ne lui ressemble pas.

Anna téléphona à son amie et lui expliqua la situation. Véro lui répondit n’avoir pas vu son ex depuis plusieurs mois et n’avoir aucune nouvelle de lui. Elle ne voulait plus en entendre parler et donna à Anna son numéro, sans savoir s’il était toujours valable.

Anna essaya de joindre Erwan à plusieurs reprises. Elle tomba chaque fois sur sa boîte vocale. Après chaque tentative, elle lui laissa un message doublé d’un SMS, l’invitant à la rappeler pour des raisons urgentes, sans préciser lesquelles. Nous finîmes par en conclure qu’il n’avait plus son téléphone, qu’il était déchargé ou hors zone.

J’avais oublié Max. Je demandai à Anna de me céder sa place et je le contactai par WhatsApp connecté à un portable prépayé. Elle fronça les sourcils en voyant mon micmac avec son ordinateur. Max décrocha à la première sonnerie.

Le vieil indépendantiste ne me laissa pas le temps de lui commenter la vidéo de Facebook. Bouillant d’impatience, il s’empressa de me raconter qu’Henri Malo l’avait appelé tôt ce matin. Il avait eu la veille au soir la visite de gros bras à la recherche de tous les papiers relatifs au chlordécone qu’il pouvait encore détenir. Pour avoir résisté, il s’était fait casser la gueule.

Max m’avoua que le bananier avait au téléphone la voix pâteuse de celui qui a trop picolé. Son ami lui avait raconté de façon décousue sa fille hospitalisée à Paris, un tracteur enlisé, sa femme désespérée et le petit boug à l’accent haïtien qui était venu chez lui.

— Je parie que c’est encore Malval ! m’écriai-je. Y a un rapport avec la vidéo que tu m’as envoyée ?

— Malval ? Qu’est-ce qu’il vient faire là ?

— Ah oui, c’est un peu long à te raconter. Je pense qu’il est l’auteur de tous les meurtres liés au chlordécone, même celui du Pr Ashland.

— Incroyable ! Pour ton père aussi ?

— Oui. Je te raconterai plus tard. Dis-moi pour Malo.

— Dans sa logorrhée éthylique, Malo m’a affirmé qu’il connaissait un planteur qui organisait un trafic de main-d’œuvre depuis Haïti. Je n’y ai pas cru sur le coup. Quand je suis tombé sur ce film, j’ai pensé qu’il y avait peut-être un lien.

— Et quoi d’autre ?

— Des trucs qui pourraient s’avérer intéressants pour notre affaire, mais il avait encore trop de rhum dans le sang. Je ne sais pas si une fois dessaoulé il s’en souviendra. En tout cas, il veut te voir et « tout te dire ».

— OK. Sinon, sur la vidéo de Facebook, Anna a reconnu le Blanc qui saute du bateau. C’est un copain à elle.

— Pas possible ! C’est qui ? Tu lui as parlé ? Il faudrait connaître les commanditaires.

— Il a disparu. On essaye de le localiser. Dès que j’en sais plus, je t’appelle.

Anna arriva, essoufflée, interrompant ma discussion avec Max. Elle tenait son téléphone en l’air comme un trophée, un large sourire aux lèvres.

— J’ai enfin eu Erwan, cria-t‑elle. Il va bien. Il est dans la montagne en Basse-Terre et n’avait pas de réseau.

— Tu sais où il est ?

— Non, il se cache. Il a peur. On a convenu de se rappeler à 11 heures.

— Merci, j’ai hâte de parler à cet enfoiré.

— Attends qu’il s’explique, me dit Max qui avait entendu notre conversation. Il a peut-être une autre version.

— Faut que je vous laisse, j’ai des clients au bar.

Anna disparut comme elle était venue. Son short enfilé à la va-vite sur un maillot mouillé était devenu transparent et ne cachait pas grand-chose de son fessier.

— Ne lui fais pas peur, apprivoise-le, insista Max. On a besoin de son témoignage. Il n’a pas fait ça tout seul, il y a du monde derrière lui. C’est ceux-là qui nous intéressent.

Max avait raison. Je lui racontai ce que je savais de Malval et lui parlai du rapport parlementaire sur le chlordécone.

— Tu veux que je te rende visite ? me proposa‑t‑il.

— Laisse-moi m’organiser et je te dis.

Comme arrangé par Anna, j’appelai le fameux Erwan Floch à l’heure convenue. Je tombai sur quelqu’un de méfiant et à bout de nerfs. Il ne savait pas qu’il avait été filmé en train de jeter un catamaran sur une plage avec une vingtaine de migrants à bord. Il resta silencieux quand je lui appris que cette vidéo avait fait de lui une vedette des réseaux sociaux. Dans le but de l’amadouer, je lui racontai l’assassinat de mon père, mon agression et mon enquête sur le chlordécone qui croisait le chemin de trafiquants de migrants haïtiens. Les mêmes truands nous recherchaient peut-être, lui et moi, et nous courions les mêmes risques si nous tombions entre leurs mains. Erwan était sur la défensive et n’avait qu’un unique but, sauter dans le premier avion pour Paris. Il voulait tirer un trait sur les Antilles. Je dus parlementer pas à pas pour le convaincre de ma sincérité. Nous finîmes par convenir qu’Anna irait seule le récupérer, qu’on débrieferait ensemble son voyage et que je le mettrais sur le prochain vol pour Paris. Ce qui emporta sa décision fut ma promesse de tout faire pour dénoncer les passeurs et leurs commanditaires.