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Alors que nous nous dirigions vers la voiture, Anna me fit signe d’approcher et me chuchota : « Erwan est clean. Il est paumé et mort de trouille. On peut lui faire confiance. »

Je saluai Erwan Floch alors qu’il descendait de voiture pour me laisser la place devant, à côté d’Anna. Il avait la démarche chaloupée des gens de mer, prêts à réagir au premier coup de roulis. Il semblait réservé, presque timide. Il me fut d’entrée sympathique.

Je ne voulus pas engager la conversation sur son périple en bateau, préférant attendre d’être au calme à la Désirade. Je fis un résumé à Anna de mon entrevue avec le bananier. Erwan restait silencieux à l’arrière, regardant le paysage, comme indifférent à la discussion qui se tenait à l’avant.

À Saint-François, avant d’embarquer sur la navette, nous croisâmes Lucia, ma sœur. Elle ne m’adressa pas la parole. Elle fut surprise par la présence d’Erwan qu’elle détailla juste assez longtemps pour que je le remarque. Le transbordeur appareilla pour la petite île, tandis que je m’interrogeai sur son étrange attitude.

Chez Anna, j’invitai Erwan à discuter sur la terrasse.

Sur le qui-vive, il regardait sans cesse autour de lui, assis sur le bord de son fauteuil.

Je devais le rassurer. Aussi décidai-je de jouer franc jeu en lui racontant par le détail toutes mes aventures. Les assassinats, ce que j’avais découvert, ma blessure au bras et les soupçons que je portais sur certaines personnes. Par ma sincérité, j’espérais qu’il se livre, sans avoir à jouer aux questions-réponses.

— Tu travailles pour qui ? me demanda‑t‑il.

— Une revue française, L’Écologue .

— Mais t’es antillais ?

— Oui, par mon père. Ça te pose un problème ?

— Non, mais tu sais, il y a des gens qui me cherchent. Des Antillais, alors je me méfie un peu…

— Raconte-moi ce qui s’est passé.

Anna choisit cet instant pour nous rejoindre avec du café. Elle s’était changée et me regarda en souriant, confiante.

Erwan restait sur la défensive, je le sentais hésiter. L’arrivée d’Anna fit céder le barrage de sa prudence et il nous livra son terrible témoignage. Je le laissai parler et ne l’interrompis à aucun moment. J’avais sorti mon carnet et je notais les points sur lesquels je voulais revenir. Tout avait commencé un jour de déprime à Saint-François où, perdu, il avait répondu à une offre d’emploi.

Quand Erwan eut fini son récit, un long silence s’installa. Anna et moi étions sous le choc. Les yeux bleus d’Erwan m’interrogeaient, comme pour savoir si je le croyais, ou mieux, si je le comprenais.

Je repris mes notes. Je les relus en vitesse et lui posai ma première question.

— Le gros que tu as rencontré au Carénage, avant de partir en bateau, tu connais son nom ?

— Non. Paco a dû me le dire, mais j’ai oublié.

— Si je te montre une photo, tu le reconnaîtrais ?

— Oui, je pense. Une méduse pareille, ça ne s’oublie pas !

Je pris l’ordinateur d’Anna et tapai sur Google le nom cité par Malo quelques heures plus tôt. La description d’Erwan semblait correspondre à celle de Mandé. Je le trouvai sur le moteur de recherche. Sur l’onglet « Images », il y avait de nombreuses photos de lui. Gros et chauve. J’en choisis une où il posait le poing levé devant le même drapeau vert et rouge que Max affichait dans son salon. Je cliquai dessus pour agrandir son portrait et tournai l’écran vers Erwan.

— C’est lui ? demandai-je.

— Ouais, avec quelques kilos de moins. C’est qui ?

— Eddy Mandé. Un syndicaliste connu, paraît‑il. On me l’a décrit comme un gangster et tu me le confirmes.

— Quand je l’ai rencontré, il était le boss. Paco avait l’air de le respecter, peut-être même de le craindre.

— OK, OK… Quand tu étais à Jacmel, tu as raconté que Lafleur a cité un nom, « Diaz ». Tu te souviens ?

— Oui, une fois. Il a juste dit que ce mec consacrait du temps et de l’argent pour aider les Haïtiens. Rien de plus. Ça a semblé gêner Paco. Je n’ai plus jamais entendu parler de ce type. Aussi un syndicaliste ?

— Non, un important propriétaire terrien d’ici. Son nom revient régulièrement, même en Haïti. Il pourrait être partie prenante dans ce trafic. D’autant plus que ton copain Jude t’a confié que les migrants étaient destinés à l’Habitation Rochebonne qui appartient justement à Diaz. Et c’est sur cette exploitation que j’ai failli me faire couper en rondelles en y cherchant un stock de chlordécone.

» Autre question, continuai-je. Quand tu es rentré dans le hangar à Carrefour, tu dis avoir vu des sacs marqués Kerlone. Tu es sûr que c’est ce qui était noté dessus ?

— Non, pas vraiment, ça m’a fait juste penser aux médocs que prenait mon père.

— Ça ne serait pas plutôt Curlone qui y était inscrit ?

— Je ne me souviens plus, mais c’est possible. Ça change quelque chose ?

— Oui, Curlone est le nom commercial du chlordécone. Et il y en avait beaucoup ?

— Je n’ai pas compté. Mais il y en avait jusqu’au plafond. Je dirais comme ça qu’il y en avait une bonne vingtaine de palettes. J’ai peut-être pas tout vu…

— Peux-tu me décrire les sacs ?

— J’ai pas bien fait attention. C’était comme des sacs de ciment, mais avec du papier blanc. Le nom était marqué en noir. De mémoire, il y avait de l’orange et du vert avec des dessins. Ça t’aide ?

— Oui. Beaucoup !

Une idée me traversa l’esprit. Je me levai et courus jusqu’à la cabane où Anna rangeait ses affaires de planche à voile. Je me mis sur la pointe des pieds pour attraper la liasse de papiers que j’avais laissée à sécher sous les tôles quelques jours plus tôt. Je revins aussi vite.

Je déposai sur la table le tas de documents épais comme un annuaire, gaufrés par leur séjour dans l’eau. Ils étaient secs et beaucoup restaient collés ou illisibles. L’encre formait sur la première page de longues traînées informes. Je les passai en revue les uns après les autres, m’efforçant de décoller certains quand c’était possible, sans les déchirer.

Anna et Erwan me regardaient, ne comprenant pas mon agitation devant ces papiers gondolés. J’essayai à toute vitesse de me rappeler ce que j’avais lu lors de mon opération de séchage. Sur une feuille abîmée par l’humidité, je finis par trouver. L’encre en bas de page avait bavé, mais l’en-tête et le corps demeuraient lisibles.

La société Lafleur, installée au 12, rue Montana à HT6130 Carrefour – République d’Haïti, avait vendu le 14 mars 2018 à la Société civile d’exploitation agricole Rochebonne à Capesterre-Belle-Eau, deux tonnes de produits phytosanitaires, sans plus de précisions. Fier de ma trouvaille, je montrai le document à Anna et à Erwan.

— Où t’as eu ça ? me demanda Anna.

— À Rochebonne, dans le conteneur de Curlone.

— Pour rentrer autant de marchandises en Guadeloupe, t’es obligé de passer par la douane, remarqua Erwan. C’est pas comme un joint dans ta poche de jean.

— C’est vrai. Mais je pense qu’ils avaient un complice au bureau des déclarations des douanes, un dénommé Cuvelier. Il a disparu, certainement mort lui aussi.

— Quelle histoire ! renchérit Anna.

— Une dernière question : as-tu entendu parler d’une compagnie qui s’appelle Farma ?

— Non, c’est quoi ?

— La société qui fabriquait l’insecticide, lui dis-je. Une boîte installée au Brésil, apparemment à São Paulo. Savoir qui se cache derrière pourrait nous aider à comprendre.

— Je peux demander au militaire brésilien que j’ai rencontré en Haïti, Miguel Barroso. Il a peut-être un moyen de se renseigner. J’ai confiance en lui, il n’était pas pourri comme les autres. Dis-m’en plus et je l’appelle.

— Je n’ai rien de précis, lui avouai-je. Farma a dû être créée dans les années 1975 aux États-Unis puis rachetée par des planteurs antillais. Il semble que le principal client de cette société installée au Brésil ait été établi à Port-la-Nouvelle, en France. De là, le produit revenait aux Antilles. Rien de plus.

— Prête-moi un téléphone, il m’a laissé ses coordonnées. Si Miguel peut m’aider, il le fera, affirma Erwan.

— Dis-moi, ça ne me regarde pas, mais qu’est-ce qu’est devenue la coke trouvée dans les affaires de Paco ?

— Je l’ai toujours avec moi, dit‑il en désignant son sac à dos. Je pourrais la vendre et donner le fric aux gens que j’ai transportés, mais je n’ai jamais fait ça. D’un autre côté, j’imagine que cette came devait être livrée à quelqu’un. Ça va leur manquer. C’est beaucoup d’argent, tu sais.

— T’as assez d’ennuis comme ça, le mieux serait de la jeter, dit Anna.

— Ou de la remettre aux flics. Ça serait une charge de plus contre Diaz et sa bande, proposai-je. Je crains qu’il ne la recherche et que ça ne t’amène des emmerdes.

— Y a aussi le pistolet de Paco, dit Erwan. Je vais les planquer pour que personne ne tombe dessus. T’as une idée, Anna ?

— Oui, viens, je vais te montrer, dit‑elle en se levant.

Ils disparurent dans la maison, Erwan portant son sac à dos à bout de bras. J’en profitai pour faire le point sur les informations que venait de me livrer le skipper. Une hypothèse commençait à se préciser, aussi inimaginable qu’elle puisse être. Trop énervé, je ne tenais plus en place. J’enlevai mon attelle et le pansement. Cela avait assez duré. Mon biceps avait maigri et la cicatrice était devenue rose et propre. L’hématome se résumait à une jolie tache jaune verdâtre. J’attrapai un short de bain et une serviette.

— On peut savoir où tu penses aller comme ça ? me demanda Anna, les poings sur les hanches.

— Me baigner. Pourquoi ?

Nous attendîmes qu’Erwan appelle son ami brésilien avec mon téléphone prépayé et descendîmes tous les trois à la plage. Je m’équipai de palmes et d’un masque pris dans la cabane d’Anna et me jetai à l’eau, comme si ma vie en dépendait. J’en avais été privé depuis trop longtemps et seule la mer pouvait m’aider à mettre mes idées au clair. Son contact m’apaisa. Les vagues étaient calmes et je planai au-dessus de la barrière de corail. Éloignée des pollutions, la faune marine y restait plus riche qu’en Guadeloupe. Des bancs de chirurgiens bleus évoluaient entre les coraux, à la recherche d’algues à brouter. Les perroquets, les sergents-majors et les demoiselles me firent oublier dans leur ballet les évènements sombres de ces dernières semaines. Mon esprit n’était absorbé que par la contemplation de cette vie exubérante.

À grands coups de palmes, je parvins sur le versant extérieur de la barrière de corail. Je restai là, le regard perdu dans le bleu infini de l’océan. Des rayons lumineux s’enfonçaient au gré des vagues, comme des éclairs vers les abysses sombres. Je ne pensais plus à rien, l’esprit au ralenti. Me laisser ballotter en paix par le clapot au-dessus du vide. Sentir le soleil sur mes épaules. Écouter ma respiration.

En sortant de l’eau, je vis qu’Erwan et Anna étaient installés au bar de plage et discutaient. Je les rejoignis. Ils ne me prêtèrent aucune attention, absorbés par une concertation sur un éventuel retour en grâce d’Erwan avec Véro. Je les abandonnai ; Anna semblait pleine d’imagination, stratège et conseillère en peine de cœur.

Je remontai à la maison. Le rapport parlementaire de Monplaisir sur le chlordécone devait être en ligne. Il me fallait aussi passer quelques coups de fil.