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J’avais eu Max au téléphone et je partis de chez Anna en vitesse pour attraper la dernière navette de la journée.

Je débarquai en fin d’après-midi à Saint-François en rasant les murs, essayant de me rendre le plus invisible possible. J’avais toujours la trouille de croiser les assassins rencontrés à Rochebonne.

Max, vêtu d’une guayabera bleu ciel et de sa traditionnelle casquette, m’attendait devant un pick-up rutilant avec des accessoires en inox un peu partout. Il n’y avait plus de flics en bas de chez lui. Il me présenta son chauffeur, un papy du même âge. Je montai à l’arrière, sur un siège couvert d’une housse de plastique transparent. La voiture empestait le déodorant.

— Comment va le blessé ? me demanda gentiment Max. Tu ne portes plus ton attelle ?

Il s’était calé sur la portière et me parlait presque de face.

— La planche à voile, ce n’est pas pour demain !

— Vous avez pu rencontrer le gars qui pilotait le bateau échoué à Deshaies ?

— Non, pas encore ! lui mentis-je.

Un doute sur sa sincérité s’était insinué en moi. Entre les affirmations de d’Albon, la méfiance viscérale de Sébastien vis-à-vis des indépendantistes et son silence sur l’attentat du restaurant évoqué par Malo, je ne savais plus trop si je pouvais tout lui dire. Je lui rapporterais, si nécessaire, les confessions d’Erwan et de Malo après l’avoir écouté.

— Je vais aller dormir à La Belle Créole. Tu peux m’y déposer ?

— Pas de problème. On va discuter en route. Tu peux t’exprimer librement, Gus est un vieux compagnon, me dit‑il en lançant un coup de tête à son chauffeur. De quoi voulais-tu parler de si important ?

— Deux ou trois trucs. Tu connais un syndicaliste qui s’appelle Eddy Mandé ?

Gus me regarda dans son rétroviseur.

— Oui, très bien. C’est l’un des secrétaires généraux du STG. Qu’est-ce que tu lui veux ?

— Que sais-tu de lui ?

— C’est un traître à la cause nationaliste. Il faisait partie de notre groupe dans les années 1980, à l’époque du MIG. Le syndicat que nous avions créé nous a échappé et est devenu un repaire de voyous bien éloigné de nos idéaux.

— Tu le crois proche de Jean Diaz ?

— C’est le feu et l’eau. Un grand patron et un syndicaliste, même dévoyé, c’est impossible. Pourquoi ?

— Henri Malo soutient le contraire. C’est ce dont il voulait me parler, lui dis-je, en escamotant le reste de notre discussion. Il m’a aussi raconté un attentat dans un restaurant qui aurait provoqué beaucoup de morts. Tu ne m’en as jamais rien dit.

Max semblait embêté. Il regarda à droite et à gauche, comme une souris piégée dans un coin de mur. Pour se donner le temps de réfléchir, il se racla la gorge. Gus ne me quittait plus des yeux.

— Ce n’est pas la partie la plus glorieuse de notre histoire. Tu te souviens du métis Antoine Bakas ? me demanda Max. Celui qui nous avait refilé le C-4 instable qui a provoqué la perte de nos six compagnons.

— Oui, celui que vous avez torturé et assassiné.

— C’est ça. Avant de mourir, il nous a avoué qu’un groupe de trois jeunes Blancs péyi, qui grenouillaient avec les flics, étaient à l’origine de ce plastic de merde. Bakas ignorait leurs noms, mais il nous a affirmé qu’ils avaient pour habitude de se réunir tous les jeudis soir à L’Orient, un restaurant installé derrière le marché de Pointe-à-Pitre.

— Et qu’est-ce que vous avez fait ?

— Il nous fallait venger la mort de nos amis. Après ce drame, nous étions démoralisés et désorganisés. Nous avons confié au GLA, le Groupe de libération armée de Bruno Magnan, le soin de faire sauter le restaurant en présence de nos trois cibles. L’attentat a eu lieu en décembre 1984.

Le chauffeur ne perdait pas une miette de notre conversation. Il hochait la tête chaque fois que Max me répondait, comme s’il connaissait déjà tout de cette histoire.

— Et ?

— Ça a merdé. Six jeunes furent tués. Il y eut aussi une vingtaine de blessés.

— Six morts, et vous ne visiez que trois personnes. C’est horrible.

— Ils étaient venus avec leurs petites amies et des copains pour fêter un anniversaire. Pour tout arranger, il n’y avait que deux de nos trois cibles. Le troisième était absent. On a assassiné quatre innocents.

— C’était qui le troisième ?

— Aucune idée. Ce n’est qu’après l’attentat que nous avons connu par la presse le nom des tués. J’ai bien essayé après l’opération de savoir qui pouvait être celui que nous avions loupé, mais il nous fallait fuir la Guadeloupe. Voilà pourquoi on s’est sauvés avec Magnan. Je n’en suis pas fier.

— Tu peux !

— Ces évènements resteront une tache dans mon existence. C’est de l’histoire ancienne, dit‑il en conclusion.

L’épopée de Max devenait moins glorieuse que la première fois où il me l’avait racontée. Tout le monde trompait tout le monde, quand ils ne s’assassinaient pas entre eux.

Je me tus quelques minutes, autant pour manifester ma consternation que pour bien enregistrer les révélations de Max. Puisque Max ne jouait pas franc jeu avec moi, je ne ressentis pas le besoin de partager davantage mes informations sur Diaz. Je repris mes questions.

Je lui demandai son avis sur les trois cents pages du rapport parlementaire de Monplaisir. Je trouvais pour ma part les conclusions décevantes.

Six mois d’enquête et plus de cent cinquante auditions pour constater que l’État était le premier coupable et que la responsabilité était partagée avec les acteurs économiques de l’époque, le résultat était maigre. Monsieur X avait vu juste. Les différents ministres de l’Agriculture qui avaient délivré les autorisations n’avaient pas été entendus. La commission restait silencieuse sur les déclarations de la Direction générale de l’alimentation, qui avait signalé la disparition des documents couvrant la période 1972-1989 de la commission de toxicité qui remettait ses avis pour les AMM du chlordécone. Enfin, les rédacteurs invoquaient avec naïveté que les planteurs allaient prendre en charge les préjudices et la dépollution des terres, en application du principe pollueur-payeur, inconnu à l’époque. Ce document allait retrouver les nombreux autres rapports parlementaires dans les archives de l’Assemblée nationale.

Max avait l’air de s’en moquer et demeurait indifférent à mes critiques. C’était à se demander s’il l’avait lu. Je dus insister pour qu’il daigne me confier le fond de sa pensée.

— Écoute, Marc, me dit‑il, je suis désolé, mais je m’en contrefous de ce rapport. C’est que de la politique, le blabla habituel. Notre objectif final est de nous débarrasser de cette anomalie historique que sont les Békés. Nos amis martiniquais ont parfaitement manœuvré pour que dans l’esprit de chaque Antillais il soit clair que les Blancs nous ont empoisonnés. Quand ils entendent que 95 % des Guadeloupéens ont du chlordécone dans le sang, d’une part ils n’en doutent pas une seconde et de deux, ils considèrent que c’est de la faute des Békés. Le rapport parlementaire n’a fait qu’enfoncer le clou.

— Tu sais bien que ces dosages sanguins ne veulent rien dire.

— On s’en fout de la vérité ! Bush a bien emmené l’Occident dans une guerre en Irak avec une simple fiole de poudre de perlimpinpin. Les Békés nous donnent avec le chlordécone une opportunité en or. Ce rapport stérile n’est que la preuve de l’indifférence du pouvoir à notre peuple. La suite sera l’échec des procédures judiciaires pour prescription et la fin de non-recevoir de l’État pour les indemnisations. Après ça, si Dieu veut, il appartiendra à la rue de finir le travail. Nos frères martiniquais ont pris de l’avance sur nous.

J’étais abasourdi. Max était en train de m’avouer que le vieux d’Albon avait raison. Toute cette affaire n’avait donc qu’un seul but, solder l’antique rivalité Noirs-Blancs.

— Vous n’en avez pas assez de cette guéguerre à la con ? éclatai-je. L’Afrique du Sud de Mandela avec sa commission « Vérité et réconciliation » a réglé ce problème en moins de trois ans. Vous, ça fait deux siècles !

— Mandela avait d’abord accédé au pouvoir, de Klerk n’y est pour rien. On va prendre le pouvoir et on verra après. Tu as l’intention d’excuser ces gentils esclavagistes ? De toute façon, tu ne peux pas comprendre, t’es qu’un métro.

— Oui, tu me l’as déjà dit ! Max, tu en es resté aux révolutions castristes, à l’époque de la guerre froide. Une bande de retraités veut décider pour toute une île. Sais-tu qu’il y a une nouvelle génération de plain-pied dans le XXIe siècle et bien loin de tes vieilles lunes ?

J’avais dû toucher un nerf. Pour la première fois, le chauffeur prit la parole en tambourinant du poing sur le volant. C’était à mon tour de regarder ses yeux dans le rétroviseur.

— Il faut pouvoir rééquilibrer les héritages de l’histoire, dit‑il. Nous voulons avoir une patrie autonome et libre qui pourra nous donner un espoir dans l’avenir. Les Français restent des étrangers ici et se sont imposés par la violence. Toutes les autres îles de la Caraïbe ont accédé à l’indépendance. Cette affaire de chlordécone est un formidable catalyseur pour tout notre peuple opprimé par le pouvoir blanc. Et dis-toi bien que si nous n’y parvenons pas avec cet insecticide, nous trouverons toujours un prétexte pour nous opposer aux forces coloniales !

— Et vous n’envisagez pour cela que la violence ? lui répondis-je. Vous ne valez pas mieux qu’eux.

— Arrête, nom de Dieu ! Tais-toi ! cracha Max. La France a commis ici des choses que tu feins d’ignorer. Ils ont violé, torturé, déporté, assassiné et mis notre peuple en esclavage. Les Blancs sont des monstres, ils se croient tout permis parce que nous restons des nègres à leurs yeux. J’ai tout perdu à cause d’eux, y compris ma famille, et tu voudrais qu’on se réconcilie ? Jamais, tu m’entends : JAMAIS.

— Et tu as laissé mon père, ton meilleur ami, se faire tuer pour ce combat ?

Il se calma instantanément, puis avoua à voix basse :

— Je ne pouvais pas savoir…

Je ne m’attendais pas à la violence de sa réaction. Aucune discussion n’était plus possible. Max portait en lui plus que de la colère, une haine terrible que le temps n’avait pas émoussée. Le vieux d’Albon avait raison, tout cela n’était qu’une affaire de vengeance. La détestation des fils et filles d’esclaves vis-à-vis des descendants de colons restait sans fin. Max et ses compagnons demeuraient bloqués dans les années 1980 avec leurs attentats et leurs meurtres. Ils avançaient avec un petit pare-brise et un immense rétroviseur.

C’est Max qui avait suggéré à Célio de fouiller dans les archives des douanes et c’est lui qui m’avait envoyé à Rochebonne. Les conséquences avaient été dramatiques. Devais-je l’en tenir pour responsable ?

Max se serait‑il servi de moi pour assouvir sa vengeance ? Je n’y avais pas prêté attention, et pourtant il m’avait prévenu lors de notre discussion sur la plage de la Désirade, après l’enterrement de Célio : « Comprends que je puisse avoir d’autres objectifs. Il y a chez moi des feux mal éteints. » N’avais-je été qu’un instrument entre ses mains ? La vérité sur le chlordécone et mon article ne figuraient pas dans ses priorités. Ce qu’il espérait plus que tout, c’était réparer deux siècles d’histoire.

Ricart, mon rédacteur en chef, m’avait demandé, avant de me confier cette enquête, si je n’étais pas trop impliqué par mes origines guadeloupéennes. J’avais trouvé sa question saugrenue et lui avais assuré que je ne voyais pas le rapport. Maintenant, je comprenais son propos.

Sébastien m’avait lui aussi prévenu. Encore une fois, je ne l’avais pas assez écouté.

J’étais écœuré. Je n’avais pas à participer à cette vendetta. Au train où allaient les choses, j’allais me retrouver pris entre les uns et les autres. Max me sommait de choisir mon camp, et je ne le voulais pas. Cette guerre n’était pas la mienne.

— Max, je ne te suis plus. On va en rester là. J’ai besoin de réfléchir, je sens que tu m’emmènes dans des endroits où je n’ai pas pied. Je suis désolé.

— OK, comme tu veux, me dit‑il, vexé.

Un silence incommodant s’installa dans la voiture. L’air y était devenu épais, irrespirable. Max se tourna vers la route, absorbé par la contemplation du tableau de bord. Il semblait porter toute la misère du monde. Cela me causa de la peine.

Le pick-up s’arrêta devant l’entrée de La Belle Créole. Les deux grands-pères restèrent silencieux et immobiles, attendant que je descende.