Le lendemain matin, dès 8 heures, Sébastien, dont l’appréhension était devenue aussi palpable que communicative, m’envoya faire des courses pour sécuriser l’hôtel. Il avait besoin de matériaux pour protéger les bâtiments. Je pris la camionnette de La Belle Créole et me rendis dans un magasin de bricolage des Abymes.
Le ciel restait limpide, le vent inexistant et la chaleur insupportable.
La Guadeloupe était impatiente, ce qui n’était pas fréquent. Les gens avaient attendu le dernier moment pour se préparer au passage du cyclone. De longues queues s’étaient formées devant les stations d’essence et les boutiques d’alimentation. Partout, on fixait des panneaux de bois sur les ouvertures des maisons ou sur les vitrines des magasins.
Il y avait plus de monde qu’un jour de soldes. Les clients sortaient en courant, les chariots remplis de planches, de poteaux et de clous. Sébastien m’avait dit de m’adresser au directeur du magasin à qui il avait déjà passé sa commande. J’évitai ainsi l’interminable queue aux caisses. Une fois chargé, je repris sans tarder le chemin de l’hôtel.
Le ciel bleu avait laissé place à une masse uniforme et grise de nuages d’altitude, pareille à une tôle géante. Une légère brise faisait frissonner les feuillages.
Sur la route, mon téléphone vibra.
— Ça se complique. Tu peux venir ? me demanda‑t‑il.
— Pas maintenant. Je dois livrer des matériaux à Sébastien et lui donner un coup de main. Tu sais que le cyclone se dirige sur nous ?
— Quel cyclone ?
— Max, tout le monde ne parle que de ça. Un cyclone arrive. Il faut que tu te mettes à l’abri.
— Plus tard, j’ai à faire. Qu’as-tu appris de plus avec le skipper ?
Je lui exposai les révélations que m’avait faites Erwan. Le stock de chlordécone en Haïti, la coke, les migrants, l’implication de Mandé et de Diaz… Tout, sauf ce qui pouvait compromettre le Breton.
— Que se passe-t‑il ? Tu sembles énervé, dis-je.
— Cette nuit, j’ai interrogé Mandé.
— Tu l’as vu ?
— Il était chez moi, hier. José m’avait prévenu de leur arrivée. Ils cherchaient la 206 brûlée à Rochebonne. Rudy a descendu son garde du corps et on a capturé Mandé. On s’en est occupés…
— Quoi ? Mais t’es malade ! m’exclamai-je.
— Tu avais raison. Ce gros porc a toujours travaillé pour Diaz. Il m’a avoué que ce Blanc péyi était à l’origine de l’accident avec le plastic qui a tué nos compagnons.
— Comment a‑t‑il pu faire ça ? demandai-je.
— À l’époque, Mandé était une taupe infiltrée chez nous. Son chef était Diaz pour le compte des RG. Et ce n’est pas tout. Tu te souviens de L’Orient ?
— Bien sûr !
— En 1984, Mandé a appris que suite aux divulgations de Bakas, le MIG allait se venger et faire sauter L’Orient, un jeudi soir. Le gros a prévenu Jean Diaz du danger pour lui et ses collègues blancs. Ce salaud de Diaz n’a informé ni les RG ni ses camarades de l’attentat qui les visait.
— Le jeudi 6 décembre 1984, continua‑t‑il, Diaz a laissé ses compagnons se rendre au restaurant sans les avertir du risque qu’ils couraient. Pour masquer son absence, il a simulé un accident en jetant sa voiture contre un mur. Cinq cents grammes d’explosif, cachés dans un sac abandonné sous une table, attendaient ses camarades. Comme je t’ai déjà dit, ils avaient invité ce soir-là leurs petites amies et des copains pour un anniversaire. La bombe a tué six personnes et en a blessé une vingtaine.
— Quel merdier ! Et pour les migrants, il t’a dit quelque chose ?
— Non, son cœur a lâché avant.
— Comment ça, son cœur a lâché ? Tu veux dire qu’il est mort ?
— Ouais ! Le diable l’a emporté en enfer.
— T’es à la masse, Max. Qu’est-ce que tu lui as fait ?
— On l’a fait parler, avoua Max. Je n’ai rien oublié des leçons apprises en Algérie. Je vais chez Diaz avec Rudy. Je te jure qu’il va me raconter la suite !
— Attends, je…
Max avait raccroché.
Sur la route de l’hôtel, on ressentait un affolement général. Chacun était pressé de se réfugier chez soi et s’y calfeutrer, quitte à faire n’importe quoi au volant.
Je n’avais jamais vécu de cyclone. Tous ceux qui avaient traversé cette épreuve en parlaient avec des accents terrifiants. Les sinistrés habitaient dans des maisons éventrées pendant plusieurs semaines sans eau courante, ni électricité ni téléphone. Les voyous profitaient de l’absence d’éclairage pour piller les bâtiments ouverts aux quatre vents, volant ce que le cyclone n’avait pas détruit. Survivre était une chose, subsister dans le dénuement et l’insécurité en était une autre.