Le World Trade Center regroupait des bureaux et une salle d’exposition. Sa forme imitait celle d’un paquebot. Il se situait à quelques centaines de mètres d’où nous étions et servait d’abri ouvert au public à chaque alerte cyclonique.
À notre arrivée, des pompiers nous aidèrent à descendre les blessés et nous firent pénétrer dans un vaste hall où des lits de camp avaient été dressés. L’absence de vent dans le bâtiment était rassurante. À l’infirmerie d’urgence, Rudy fut pris en charge par un jeune médecin, qui s’occupa ensuite de Max et de Diaz. Une infirmière nous pria de sortir pour leur permettre de travailler.
On nous proposa de nous défaire de nos vêtements trempés en échange de couvertures de survie. Nous nous laissions faire, saoulés par le beuglement du cyclone.
Je voulais avoir des nouvelles d’Anna et demandai à un pompier de me prêter son téléphone. Inquiet, je composai son numéro – en vain.
— Il n’y a pas de réseau, me dit‑il tandis que je lui rendais son appareil. Les antennes ont dû être arrachées.
Une trentaine de personnes aux yeux apeurés nous regardèrent arriver. Une femme portait un gros pansement sur la tête. À l’extérieur, la tempête assourdissante continuait son œuvre de destruction. Le bâtiment en surpression faisait bourdonner nos oreilles. Des objets se fracassaient contre l’immeuble, augmentant l’inquiétude des occupants qui sursautaient à chaque impact. Seuls quelques enfants dormaient, indifférents au diable qui frappait à la porte.
— Venez me raconter, nous dit le flic en nous attirant à l’écart des autres.
Enveloppé d’aluminium comme un rocher Ferrero, je m’assis à côté de Sébastien. Aoudiani s’installa sur un lit de camp en face de nous. Tandis que Sébastien essayait sans y parvenir de joindre Patricia avec le portable du flic, je lui retraçais comment nous en étions arrivés là. Sans plus de détails, je lui expliquai pourquoi Max Babeuf et Jean Diaz étaient devenus des ennemis féroces pour une histoire d’attentat vieille de quarante ans.
Alors que je lui racontais l’inconcevable naufrage du bateau de Diaz, une grande agitation et des cris provenant de l’entrée m’interrompirent. Aoudiani se précipita, suivi de Sébastien et moi dans le froissement métallique de nos couvertures de survie.
De ma place, je ne voyais pas bien ce qui se passait. L’équipe médicale entourait Diaz, couché au sol à côté d’une petite table renversée. Max se tenait debout, pâle, le regard vide. Rudy, allongé sur le dos, dormait un coude sur les yeux. Il avait les poignets bandés et un gros pansement sur la cuisse.
Je me faufilai parmi les curieux. Diaz était au centre des préoccupations, toutes les blouses blanches regroupées à son chevet. Ce qui inquiétait le plus le médecin, c’étaient les deux anneaux d’inox qui dépassaient de son cou. Des giclées de sang en jaillissaient par saccades et l’aspergeaient. Le jeune docteur hésita un court instant sur la marche à suivre. Il réclama à l’infirmière des compresses d’une voix à la limite de la rupture et se dépêcha de les appliquer sur la plaie. Il retira de la gorge de Diaz, s’aidant d’une sorte de pince, une longue paire de ciseaux chirurgicaux. L’hémorragie augmenta et souilla l’épais pansement. Affolé par l’afflux sanguin, il comprima la blessure avec une boule de coton. Rien ne pouvait stopper le saignement. Livide, Diaz succomba sous nos yeux, exsangue en moins de cinq minutes. Le médecin enleva la compresse, le trou laissé par les ciseaux ne coulait plus. Il finit par se relever, penaud, la blouse et les mains maculées de rouge.
— Qu’est-ce qui s’est passé ? demanda Aoudiani à une infirmière décomposée.
— Ils se sont battus, pleurnicha-t‑elle. C’est le monsieur qui est mort qui s’est jeté sur lui, dit‑elle en montrant Max. Il essayait de l’étrangler. Pour se défendre, il a attrapé des ciseaux qui se trouvaient sur la table de soins et les lui a plantés dans le cou. On était occupés à finir de recoudre la cuisse de celui que vous avez amené. Nous n’avons rien pu faire. Tout est allé si vite.
Le flic abandonna la jeune femme pour se diriger vers Max. Il sortit des menottes de sa veste et les lui passa. Max se laissa faire. Il le poussa à l’écart, tout en parlant dans une VHF portative. Max était indifférent à ce qui lui arrivait. La tête baissée, il ne répondait pas aux questions du flic. Alors que je m’approchai, Aoudiani me fit signe de la main de reculer.
Il l’emmena vers un coin de la pièce où des tuyaux descendaient du plafond. Il l’attacha aux canalisations, interdisant à Max de s’échapper s’il en avait manifesté l’envie. Max se laissa glisser le long du tube et s’assit par terre. Aoudiani revint vers moi.
— Vous êtes vraiment une bande d’emmerdeurs. Vous ne pouvez pas rester tranquilles cinq minutes ? gronda‑t‑il.
— Comme je viens de vous le raconter, il y avait de vieilles rancunes entre ces deux hommes. Vous savez qui est le mort ?
— Oui, c’est Jean Diaz. Je l’avais interrogé après votre expédition nocturne dans sa plantation de bananes à Capesterre.
— Qu’est-ce que vous allez faire de Max ?
— J’ai contacté le commissariat par radio, ils ne peuvent pas se déplacer. Dès que ça se calme, ils m’envoient une équipe pour l’embarquer. Vous pensez que son arrestation va faire des vagues ?
— Je ne peux pas vous dire. Diaz était un homme d’affaires connu et Max Babeuf est quelqu’un d’apprécié par la population. Les gens peuvent réagir avec violence, ici. Je peux aller lui parler ?
— Si vous voulez. Avec moi, il reste muet.
Le flic était contrarié. Peut-être aurait‑il aimé être couvert par sa hiérarchie avant d’arrêter un héros local du nationalisme. La Guadeloupe jouissait de la réputation de s’enflammer pour moins que cela. Il y a quelques années, on avait bien frôlé la guerre civile pour une sombre histoire de coup de pied aux fesses sur un gamin noir par un professeur blanc. Aoudiani savait que ce genre de client était à manipuler avec autant de précautions que de la nitroglycérine. Il se consola en se disant qu’il n’avait fait que son boulot.
Je m’approchai de Max. J’étais épuisé et retourné par les évènements. J’en avais plus qu’assez de tout ça. Je m’assis par terre à côté de lui. Il portait encore ses vêtements mouillés. Il me regarda, les yeux rougis, et me fit un sourire sans joie. Nous ne nous étions pas parlé depuis qu’il m’avait annoncé vouloir rendre visite à Diaz.
— Comment va Rudy ? me murmura‑t‑il.
— Il a l’air de se remettre. Pour le moment, il dort. Qu’est-ce qui s’est passé ?
— Il m’a sauté dessus, il essayait de m’étrangler.
— Je suis allé chez lui, pour lui dire que je savais pour le C-4 et pour L’Orient.
— Et tu espérais quoi, des excuses ?
— Il fallait qu’il paye ! Je voulais le tuer de mes propres mains.
— C’est exactement ce que tu viens de faire ! Tu n’as plus l’âge pour ces conneries, Max. Il avait prévu de vous jeter en mer ?
— Ouais, certainement. Mais avant, ce salaud m’a raconté avoir donné en 1984 l’adresse de ma famille à un père qui avait perdu son fils dans l’attentat de L’Orient. Un certain Will Valambre. Pour se venger, le père avait arrosé d’essence et mis le feu à la case où je les avais cachés, dans les Grands Fonds. Mon fils Malcom aurait ton âge aujourd’hui. Ils sont morts tous les deux à cause de moi ! Comme je m’en veux !
Je ne savais pas quoi lui dire. Max faisait peine à voir, mais je ne pouvais me départir de l’idée que c’était lui qui avait semé la mort autour de lui. Tout ça pour des idéaux de liberté !
— J’étais en prison quand c’est arrivé. Après les avoir tués, Valambre père s’est suicidé. Le comble c’est que Diaz a racheté sa propriété quelques mois plus tard. L’Habitation Rochebonne.
Adolescent, quand ma mère me reprochait des bêtises de gamin, j’avais trouvé une parade qui m’évitait de longues discussions, et qui avait le don de l’énerver. « Ne me dis pas ce que j’aurais dû faire, dis-moi plutôt ce que je vais faire ! »
Je me forçai à appliquer cet aphorisme à Max. L’accabler ne servait à rien. Si c’était encore possible, il me fallait l’aider à surmonter ce énième drame, lui qui en avait tant connu au cours de sa vie.
— Marc, je suis fatigué de tout ça. Tu aurais dû me laisser dans ce fichu bateau !