Le lendemain, nous dégageâmes l’entrée de l’hôtel pour que les voitures puissent y circuler. On entendait partout le bruit de tronçonneuses. Par chance, les dégâts importants se concentraient sur la végétation. Seul un bungalow avait été écrasé par la chute d’un palmier. Les arbres plumés offraient des perspectives inédites sur de nouveaux voisins. La plage avait disparu, recouverte par les rochers de la digue et les poutres tordues du ber.
Mon frère arriva en milieu de matinée dans une voiture d’emprunt. Son bateau n’avait pas souffert de la tempête. Il me proposa de me remonter à la Désirade et demanda à Sébastien s’il pouvait se servir dans le stock d’eau en bouteille de l’hôtel. La canalisation sous-marine qui alimentait la Désirade s’était rompue. Il n’avait aucune nouvelle de sa mère et de sa famille.
La cargaison de packs de Capès fut chargée dans le canot de pêche et nous partîmes pour la Désirade. Les voiliers fous, détachés au plus fort du cyclone, avaient embouti ou coulé de nombreux bateaux et avaient fini leur course encastrés dans le ponton de la station d’essence.
Nous avons longé la côte triste de Guadeloupe sur une mer encombrée de débris hétéroclites. Les rivières gonflées par le déluge y avaient jeté des arbres entiers et quantité de détritus. En tous lieux, les déchets abandonnés par Gaëlle étaient incinérés. Les fumées se confondaient aux nuages crasseux et bas. Toute la végétation était brune, brûlée par l’eau salée charriée par le cyclone. Les cocotiers de la plage du Club Méditerranée avaient été décapités. Leurs troncs nus évoquaient des lances géantes plantées dans une terre de désolation. Une ambiance lugubre régnait partout où nous regardions. Tom, la tête rentrée dans les épaules, restait plus taiseux qu’à son habitude.
Sous la pluie, la Désirade ressemblait à une pierre tombale. Un je-ne-sais-quoi manquait. Il nous fallut un moment pour constater que les éoliennes avaient disparu. Des feux ici aussi avaient été allumés. En approchant du port, nous entendîmes des coups de marteau et des tronçonneuses. La population démunie, habituée à ces accès furieux de la nature, se retroussait déjà les manches pour réparer et reconstruire. Consciente que les secours mettraient des jours à arriver, elle pensait surtout à faire dormir les enfants au sec, à retaper les canots pour retourner à la pêche ou à nettoyer les potagers.
Le cyclone était passé au sud de la Désirade. La barrière de corail, victime du réchauffement climatique, ne remplissait plus son rôle protecteur et la houle avait eu raison de la digue du port. Des hommes dégageaient les rues des rochers et de la boue descendus de la montagne.
Nous accostâmes au quai des pêcheurs au milieu de bateaux coulés. Je me précipitai chez Anna.
Sa plage n’était plus qu’un souvenir. Je la trouvai en short et chaussée de gros brodequins dans les décombres de son bar. Avec des gants, elle triait ce qui pouvait être sauvé parmi un enchevêtrement de bois et de tôles. Erwan alimentait un feu avec ce qui était à jeter. Collante de sueur, elle me sauta au cou en souriant.
— Nous avons eu de la chance, me dit‑elle en m’embrassant. Rien de grave, il y a beaucoup de trucs à récupérer ! On va reconstruire plus grand. Ça va, toi ?
Des années de travail réduites à néant n’arrivaient pas à entamer son optimisme. Anna se montrait courageuse et prenait la vie comme elle se présentait. Il fallait qu’elle m’apprenne ce ressort, cette insouciance qui l’habitait. Où je ne voyais que désordre et malheur, elle trouvait l’occasion de refaire mieux et plus beau.
Avant d’aller l’aider, je la regardai enlever des clous et dégager des tôles avec une énergie qui ne pouvait provenir que d’une pile nucléaire. Elle renfermait en elle une vitalité secrète. Cette femme était extraordinaire.