Trois semaines après le passage de Gaëlle, l’électricité venait à peine d’être rétablie. Nous n’avions pas subi les pillages qui avaient ravagé Pointe-à-Pitre, mais nous souffrions de difficultés d’approvisionnement en nourriture.
Gaëlle avait tué six personnes et fait deux disparus. On ne comptait pas les bateaux coulés et les maisons détruites. Le corps non identifié d’un homme fut retrouvé au milieu de déchets sur la plage de Grand-Baie au Gosier. Cherchant à mettre un nom sur ce cadavre trouvé sans papier et défiguré par un séjour prolongé dans l’eau, la police établit un portrait-robot que publia France-Antilles . Bien qu’approximatif, il pouvait être celui de Malval, l’assassin de mon père.
La Croix-Rouge avait monté sur le port une unité de dessalement. Nous allions chaque jour y remplir des jerricans. De l’eau en bouteille était distribuée au compte-gouttes par les services municipaux.
Chaque semaine, nous avions droit à cinq minutes de téléphone satellite. Pour cela, il fallait se rendre au campement de l’armée installé sur le petit aérodrome, et y faire la queue. Je pus rassurer mes parents, sans nouvelles de moi depuis le cyclone.
J’avais aussi appelé Ricart, mon rédacteur en chef. Fidèle à son habitude, il avait juré comme un charretier en apprenant que j’étais dans l’incapacité de lui envoyer quoi que ce soit. Je rédigeais chaque soir mon article à la main, sur des cahiers récupérés dans l’école voisine, à la lumière d’une lampe à pétrole. L’exercice fastidieux me rendait admiratif des vrais écrivains, ceux d’avant Steve Jobs et les traitements de texte. Avec le retour prochain du courant, j’allais pouvoir retranscrire mes notes sur mon ordinateur. Il me faudrait attendre le rétablissement d’Internet pour lui envoyer mon reportage.
Le beach-bar reprenait forme. Anna et Erwan étaient tannés à force de travailler à l’extérieur. Amandine, ma belle-mère, trouva que ma peau plus foncée par le soleil me faisait davantage ressembler à mon père.
Nous nous entendions tous les trois comme de vieux complices. Erwan ne rechignait jamais à la tâche et, plus bricoleur que nous, nous guidait dans la reconstruction du bar.
Notre épuisant labeur manuel offrait l’avantage de me vider la tête. Pareil à une thérapie, il me soignait des égratignures à l’âme que m’avaient laissées mes aventures récentes.
La mort de Mandé, de Diaz et de son sicaire avait soulagé Erwan. Il semblait ne plus craindre de croiser la bande de Paco et avait abandonné son projet de rentrer en France. Il lui restait à régler son problème avec les flics qui n’avaient pas pu manquer la vidéo du catamaran s’échouant à Deshaies.
Avec le retour de la navette, Erwan disparaissait régulièrement avec le dernier bateau du soir pour réapparaître le lendemain matin, fatigué et souriant comme un niais. Anna et lui continuaient à chuchoter dans mon dos.
Elle et moi n’avions pas besoin de conseils conjugaux. Nous nous accordions comme je ne pensais pas que ce soit possible. Je craignais que cet équilibre nouveau ne soit dû qu’aux évènements récents. Je savais que, parfois, après un accident, on se jurait de ne retenir que l’essentiel de nos existences. Autant de résolutions vite oubliées pour replonger dans la course de nos destins. Je me sentais apaisé, moins en conflit. La vie, qu’il m’arrivait auparavant de trouver compliquée, me paraissait douce et simple malgré l’inconfort du moment. Je découvrais une chose que j’avais lue sans trop comprendre de quoi il s’agissait : en plus de partager beaucoup, nous avions foi l’un en l’autre. Anna et moi étions amoureux, sans eau ni électricité.
Nous avions en commun un fort attachement à l’océan. Chaque fois que le vent et les vagues le voulaient bien, nous partions après le travail, surfer ou kiter devant la plage. Nous passions aussi des heures jusqu’à la nuit, quand la mer était calme, en apesanteur au-dessus de la barrière de corail à nous émerveiller de ses habitants.
C’est sur la terrasse d’Anna, devant un café réchauffé et du pain grillé froid, qu’Erwan nous rejoignit un matin. Je lui dis qu’il était temps pour lui de raconter aux flics ses aventures en Haïti et de se débarrasser de cette histoire. En prouvant sa bonne foi, il ne risquait rien.
— OK, je vais appeler ton Aoudiani, répondit‑il sans enthousiasme. Laisse-moi me préparer. Je m’en occuperai la prochaine fois que j’irai à Saint-François.
— Donc, tout à l’heure ? pouffa Anna.
— Mais oui, c’est vrai, lui demandai-je goguenard, qu’est-ce que tu fabriques tous les soirs à Saint-François ? Tu nous la caches ?
— C’est bon, j’ai compris, fit Erwan. Si Anna le veut bien, nous passerons ce week-end avec vous.
— Chiche ! dit Anna. Vous êtes les bienvenus.
J’appréciais de plus en plus Erwan. C’était un mec bien. Discret, courageux et franc, il avait toutes les qualités pour que nous devenions amis malgré nos quelques années d’écart. Et puis c’était un marin, un vrai, avec qui je partageais la passion pour les bateaux.
* * *
Alors qu’Erwan et Véro descendaient dans la rue de la République à Saint-François, en direction de la gare maritime pour embarquer à destination de la Désirade, un scooter ralentit à leur hauteur. Le pilote, le visage dissimulé par un casque intégral, transportait un Antillais avec de courtes tresses et de multiples chaînes en or. Erwan pensa qu’ils voulaient un renseignement. Il s’arrêta et tourna la tête en souriant. Il remarqua que le passager de la moto fouillait dans une petite sacoche qu’il avait sur le ventre et en sortait un révolver. Sourd aux cris de sa compagne, Erwan mourut dans le caniveau, les yeux fixant pour toujours le ciel d’azur.
Dire qu’il avait réussi à recoller tous les morceaux de sa vie… Pour rien.