Avant de partir pour Paris, Anna et moi logeâmes quelques jours dans l’hôtel de Sébastien. Aoudiani passa nous voir. Il avait le teint hâlé des vacanciers en fin de séjour. Comme d’habitude, il nous dit rechercher activement le tireur à moto, que l’enquête suivait son cours, qu’il n’avait pas de pistes sérieuses en attendant les résultats du labo…
— Racontez-moi comment M. Erwan Floch s’est retrouvé sur un voilier plein de migrants haïtiens, demanda le flic en s’allumant une cigarette. Son amie, Mlle Véronique Dulac, dit n’être au courant de rien.
Il lisait des notes dans son petit carnet.
— Moi non plus, je n’en sais rien, lui dis-je.
Je vis à ses yeux qu’il ne me croyait pas. Cela m’était égal. Je n’avais plus envie de parler à ce flic.
L’assassinat d’Erwan pouvait‑il s’expliquer par la disparition de Paco et le vol de la cocaïne ? Je le pensais. Peu de monde savait qu’il se cachait à la Désirade. Ma sœur avait‑elle informé des complices de Mandé ? L’idée me déplaisait, mais j’étais convaincu que Lucia était impliquée dans ce meurtre. Nous ne nous étions pas montrés assez prudents et je m’en voulais de ne pas avoir su garder Erwan à l’abri du naufrage.
Aoudiani interrogea Anna sur l’homme qu’elle avait vu à la Désirade sur un scooter avec ma sœur, puis moi, en me demandant où il pouvait joindre Lucia. Elle avait disparu depuis l’assassinat d’Erwan et je lui dis que je n’en savais rien. Il nota tout cela dans son calepin tandis que je me demandais si la métropole envoyait ses meilleurs fonctionnaires aux Antilles.
— Les choses ne s’arrangent pas pour votre ami Max Babeuf, ajouta le flic. Nous avons retrouvé chez lui, à Vieux-Bourg, le cadavre mutilé du syndicaliste Eddy Mandé. J’attends le rapport du légiste, mais les premiers constats portent à croire que Mandé a été torturé. Il y avait aussi le corps d’un certain Greg Dufy, tué d’une décharge de chevrotine. Max Babeuf est poursuivi pour trois meurtres et pour actes de barbarie. Je ne vous demande pas si vous savez quelque chose, je connais déjà votre réponse.
— Qu’est-ce qu’il vous a dit ?
— Rien. Il reste prostré depuis son arrestation, s’alimente peu et ne nous parle plus. Il ne veut pas d’avocat. Les menaces et les promesses n’y changent rien. Quant à son ami Rudy, c’est pareil.
— Rudy est en prison ?
— Non, on l’a juste entendu. Il nous dit ne rien savoir de tout ça. Aucune charge n’a été retenue contre lui.
Je n’avais rien à ajouter et comprenais que Max se sente au fond d’un puits. Il n’avait rien réussi. Pas plus à faire la révolution qu’à protéger sa famille. Son existence devait lui paraître un énorme gâchis.
Aoudiani se leva et partit après nous avoir rappelé que nous pouvions le joindre si de nouveaux éléments…
Je savais que je ne le reverrais plus.
* * *
— L’avantage avec les cyclones, c’est qu’après la pluie, la Guadeloupe va être arrosée de subventions, me dit Sébastien.
Nous étions appuyés à la balustrade de sa terrasse. De timides pousses vertes réapparaissaient dans la végétation déplumée. L’océan avait repris ses couleurs éclatantes, comme si rien ne s’était passé. La mer cachait ses cicatrices dans ses profondeurs, pour ne les révéler qu’à ses visiteurs.
— Ça va peut-être calmer les demandes d’indemnisation pour le chlordécone, répondis-je.
— Ce n’est même pas sûr ! J’ai compris ce que tu m’as expliqué sur ton enquête, mais pourquoi ce bordel dans la presse ?
Je lui dis que l’origine de la folie médiatique qui avait entouré cette histoire résidait dans le panurgisme de mes confrères. Tous les journalistes pensaient avoir déniché une nouvelle affaire Brockovich. Le chlordécone cochait à peu près toutes les cases : un scandale écologique dans d’anciennes colonies françaises, habitées par des descendants d’esclaves, victimes d’empoisonnements provoqués par des familles de riches Blancs au passé négrier, complices de multinationales américaines et de politiciens véreux.
Ce qui me contrariait le plus, et pour tout dire que je trouvais dégueulasse, c’était qu’en diffusant des informations fausses, on avait maintenu dans la misère et l’absence d’avenir les jeunes Antillais. On avait brouillé la vision de leur futur, rendue plus trouble encore par la gestion irrationnelle de cette affaire. Tout cela – mais n’était-ce pas le but recherché par certains – avait exacerbé la vieille défiance entre les Antilles et la France.
Les juges parisiens risquaient de prononcer la prescription des procédures en cours, ce qui allait mettre le feu aux poudres. Le tollé allait être à l’image de la déception des populations : justice de classe, raciste, coloniale… Même si en droit, l’annulation des poursuites était fondée, les Antillais auraient l’impression de s’être encore fait baiser. Les petites gens confondent moralité et légalité.
— Au fait, me dit Sébastien en souriant, tu sais que le député de la Martinique, le président de la commission d’enquête, est en voie de gagner son pari ? Monplaisir est en tête des sondages et devrait remporter haut la main les prochaines élections régionales.