![]() | ![]() |
Un rayon de soleil s’était frayé un chemin entre les rideaux de la chambre d’hôtel. Charlotte ouvrit un œil, puis le deuxième. Elle regarda dans le lit près du sien pour s’assurer que son amie était revenue saine et sauve de son escapade avec Ian, mais il n’était pas défait. Elle s’assit immédiatement sur son matelas en le voyant désert. Emma avait découché. Emma, la douce, la romantique, la timide, n’était pas rentrée dormir. Charlotte s’imagina qu’il fallait sortir la croix et la poser sur le mur, puisque c’était un événement hors du commun. Elle ne put réprimer le sourire qui lui chatouillait les lèvres.
Il était six heures du matin. C’était assez tôt, mais elle savait qu’Elvie et Alice devaient déjà se trouver sur la plage pour la séance de photo prévue au lever du soleil. Elle repensa à la veille. Gabriel et elle avaient beaucoup ri sur le chemin du retour. Elle avait apprécié le moment qu’elle avait passé avec le médecin. En aucun instant, elle n’avait eu l’intention d’avoir une aventure avec lui, même que rien n’avait été initié en ce sens d’un côté ou de l’autre. Ils avaient agi comme deux bons copains et elle avait aimé cela.
Hier soir, les deux amies avaient, inconsciemment, l’espace d’une veillée, inversé leurs rôles. Charlotte s’était endormie tout habillée et décida d’aller prendre une douche, en espérant que sa camarade reviendrait bientôt et que Ian n’était pas, finalement, le tueur en série qu’Emma avait évoqué et, surtout, craint avant de sortir.
Emma appuya sur le bouton de l’ascenseur et y entra tandis que la porte s’ouvrait. Sa robe était froissée, ses escarpins étaient remplis de sable fin et sa tête débordait de souvenirs de sa nuit précédente en compagnie de Ian. Ils avaient passé une partie de la nuit à discuter, à s’embrasser et à se découvrir. Ils s’étaient endormis dans les bras l’un de l’autre jusqu’à ce qu’un vigile, lors de sa tournée du petit matin, les retrouve et les réveille. Ian avait respecté le choix de la jeune femme et ils n’avaient pas fait l’amour.
Tandis que l’ascenseur continuait son ascension, elle caressa ses lèvres gonflées avec son index, se remémorant la sensation que celles de Ian avaient provoquée sur elle. Elle regarda sa montre. Il était six heures trente. Charlotte devait s’inquiéter. Leur première entrevue était à l’autre bout de la ville et elle se rappelait qu’elles devaient partir bientôt. Il faudrait qu’elle prenne une douche, s’achète un café ou une boisson énergisante pour espérer tenir toute la journée. Malgré le fait qu’elle flottait toujours sur son nuage, elle réalisait tout de même que son corps avait besoin de repos.
Lorsque l’ascenseur s’arrêta sur son étage, elle sursauta quand les portes s’ouvrirent sur Gabriel Jones, portant un pantalon de jogging noir et un t-shirt blanc. Elle n’avait pas cru possible de rencontrer quelqu’un à cette heure matinale, à part peut-être le personnel de l’établissement. Il lui fit un sourire et attendit qu’elle sorte avant d’entrer dans le cubicule. Il lui souhaita une magnifique journée. Gabriel allait courir, une habitude qu’il avait prise à l’époque de l’université pour l’aider à se concentrer en classe et lui permettre d’évacuer le stress qu’il devait supporter en période d’examen.
Emma se rendit à sa chambre en sautillant, tenant maintenant ses escarpins dans la main gauche. Elle ralentit son élan au moment où elle s’aperçut que la porte de la chambre était ouverte. Elle reconnut la voix de Charlotte qui discutait avec une voix grave et chaude, possédant un faible accent britannique. Elle finit par comprendre que c’était Candice Rose. La patronne de son amie. Une panique l’envahit aussitôt, lorsqu’elle réalisa de quoi elle devait avoir l’air. La femme devinerait immédiatement qu’elle avait découché.
— Je serai avec vous ce matin, dit Candice.
— Tu ne me fais pas confiance ? répondit Charlotte sur ses gardes.
— Ce n’est pas ça. Tu le sais très bien. Je veux voir comment ça va sur le terrain, se défendit Candice.
Emma profita de ce moment pour entrer dans la chambre et observa les deux femmes qui avaient eu le réflexe de regarder dans sa direction lorsqu’elle fit son apparition. Candice se mit à détailler la jeune femme de la tête aux pieds. Son regard s’attarda sur sa taille, sur ses jambes et, pendant un bref instant, sur sa poitrine. Emma eut l’impression d’être jugée pendant un moment. Elle n’appréciait pas la chose, mais se garda de le dire. Elle se savait en tort et elle n’aimait pas jeter de l’huile sur le feu pour rien. Et puis, elle se sentait « bas de gamme » avec sa tenue toute froissée de la veille devant la femme qui avait des allures bon chic, bon genre. Charlotte brisa le silence.
— Te voilà, toi ! Candice nous accompagne ce matin. Va prendre une douche, nous allons t’attendre pour aller déjeuner.
— La nuit a été difficile ? demanda Candice qui n’avait pas quitté Emma des yeux et dont la voix ne trahissait aucune émotion.
Emma ne pouvait pas dire si elle était fâchée ou sarcastique. Elle préférait garder le silence et la regarder pendant un instant. C’était une belle femme qui devait être beaucoup moins âgée que ce qu’elle laissait paraître en réalité. Elle était habillée sobrement, mais avec goût, et elle portait des marques de grands noms qu’Emma ne pouvait pas se payer avec son salaire présentement. Ses cheveux étaient blonds et tombaient en dégradé sur ses épaules. Pas de mèches folles ou de couettes rebelles. Elle portait une blouse blanche dont seul le dernier bouton du haut était défait, sous une veste noire, et portait même une cravate. Elle avait un pantalon noir, style portfolio, pour compléter son look androgyne qui était aussi très féminin. Il était arrivé peu souvent à Emma de croiser Candice ; or, chaque fois, elle lui faisait penser à une avocate par son air professionnel et détaché.
— Je me dépêche, bafouilla Emma en attrapant un pantalon et une chemise dans sa valise.
Candice suivit Emma du regard pendant qu’elle se dirigeait vers la salle de bain tout en continuant d’écouter Charlotte lui raconter l’itinéraire de la matinée. Elle comprenait que la jeune femme avait dû passer la nuit dehors et sûrement pas toute seule. Ses yeux étaient cernés, voire fatigués, sa robe était fripée et tachée de sable alors que ses cheveux étaient emmêlés. Contrairement à ce que les gens pouvaient penser, elle n’était pas facile à berner et n’était pas non plus stupide. Elle observait beaucoup les individus et, par leur langage corporel, elle était capable de deviner qui ils étaient. Candice avait beaucoup vécu. Elle avait rapidement vu que Charlotte n’était pas une enfant de chœur et qu’elle collectionnait les hommes et les aventures. Alors qu’elle se trouvait dans une soirée de charité, un partenaire d’affaires de son mari avait vendu la mèche, sans connaître le lien qui unissait les deux femmes. Elle avait été amusée par ce détail. C’était sa vie privée après tout et elle n’avait aucun droit de regard sur cette partie de son existence. Enfin, tant et aussi longtemps que cela n’affecterait pas le magazine. Elle plaçait un point d’honneur à ériger une barrière entre les deux sphères de vie.
— Si vous venez, Emma pourrait rester ici. Vous allez pouvoir m’aiguiller avec mon anglais si je me trompe... proposa soudain Charlotte.
— Non. Je ne l’ai pas emmenée ici pour lui payer un voyage de plaisance et pour qu’elle passe ses nuits à flirter et ses journées à dormir. Et je ne suis pas ici non plus pour te tenir la main, Charlotte. Je souhaite observer Emma travailler. Je veux voir en qui j’investis mon argent.
Charlotte sourit à sa patronne. Elle avait totalement raison, même si elle avait une façon d’exprimer les choses qui ne laissait pas place à l’interprétation. Son ton n’était aucunement ficelé dans de la soie. Elle disait ce qui était la réalité sans mettre de gants. Un trait de caractère que Charlotte possédait aussi et qui, parfois, pouvait causer des flammèches entre les deux femmes. Elle prit son sac à main et y glissa son magnétophone, son calepin et deux stylos. Candice regardait sa rédactrice avec satisfaction.
Toutes les deux avaient plusieurs points en commun. C’était bien de ne pas avoir à supporter des cris et des pleurs chaque fois qu’elle disait ce qu’elle pensait ou qu’elle devait hausser le ton. Candice ne faisait pas dans la dentelle et c’était toujours expéditif. Elle appréciait aussi Charlotte pour ses qualités, telles que son ambition, sa franchise et son impulsivité, qui lui rappelaient ses propres débuts. C’était déjà trop loin dans sa mémoire et de l’eau avait coulé sous les ponts. Elle avait certes bien des défauts, dont celui de se montrer dure avec la jeune femme, car elle voulait qu’elle frôle la perfection. Charlotte avait un réel talent et Candice espérait la voir réussir sans s’autosaboter, comme elle avait observé trop souvent certaines de ses anciennes rédactrices le faire.
Emma finit par sortir de la douche après une dizaine de minutes. Elle était fraîche comme une rose et s’était maquillée sobrement. Elle retrouva les deux femmes qui continuaient de parler de leur séjour.
— J’espère que vous serez capable de tenir toute la journée ? demanda Candice en attrapant son sac qu’elle avait déposé sur le lit.
— Nous lui prendrons un bon café noir, et vous allez voir, elle va tenir le coup, répliqua Charlotte à la place d’Emma.
— Je crois qu’elle est apte à répondre elle-même, à moins qu’elle n’ait pas l’usage de la parole ?
— Je suis en pleine forme. Je ne vous décevrai pas, Madame Rose.
***
Ce fut le téléphone qui réveilla Ian. Il entrouvrit les yeux et vit qu’il était déjà quinze heures. Il ramassa l’appareil qui avait cessé de sonner et s’aperçut qu’il avait manqué l’appel de Lilly Murphy. L’esprit un peu embrouillé, il prit son paquet de cigarettes posé sur la table de chevet et se remémora qu’il était dans la chambre d’ami de la maison d’été des parents de Ryan. Il retira une cigarette de la cartouche qui reposait près de son portable et l’alluma après s’être approché de la fenêtre. Il songea un instant à Emma et rit bêtement, puis son sourire s’estompa lorsqu’il pensa à Lilly. Ian inspira la fumée de sa cigarette et composa le numéro de la jeune femme pour lui retourner son appel.
— C’est moi, Lilly, que se passe-t-il ? demanda-t-il lorsqu’une voix de jeune femme répondit après la deuxième sonnerie.
— Je te retourne la question. J’essaie de te joindre depuis hier soir.
L’inquiétude empreinte dans sa voix avait fait place à de la colère.
— Il y avait une urgence ?
Ian soupira et se mit à fixer une fissure dans le plancher de bois franc qui recouvrait le sol.
— Non. Tu n’es pas rentré la nuit passée. Tu ne m’as pas appelée pour m’informer ni envoyé de message texte. Ton patron a laissé un message, car il te cherchait, imagine-toi donc. Comment crois-tu que je me suis sentie ?
— J’ai pris congé. J’ai veillé tard et j’avais un peu bu. J’ai préféré dormir chez Ryan...
— Habituellement, lorsque l’on prend congé, on lâche un coup de fil à son employeur pour l’aviser. Tu risques de perdre ton travail encore une fois. Tu aurais pu au moins m’avertir, c’est la moindre des choses. Je me suis inquiétée sans bon sens.
— Lilly, je m’excuse sincèrement. Tu as raison, j’ai mal agi et j’aurais dû t’avertir. Tu sais comment je suis, ma belle. Je vais téléphoner à Jeff et lui expliquer la situation. Il va comprendre. Et arrête de t’affoler pour moi et mon emploi. Tout va bien aller. Jeff est un vieil ami. Nous nous connaissons depuis des lustres.
La jeune femme soupira.
— Quand penses-tu revenir ?
— Demain. Peut-être après-demain. Je ne sais pas, Lilly.
Elle savait que rouspéter ne servirait à rien et raccrocha après lui avoir fait promettre de la rappeler. Ian ouvrit la fenêtre et jeta son mégot de cigarette. Il enfila un jean et descendit. Il retrouva Ryan sur la terrasse, à l’arrière de la maison qui faisait face à l’océan.
— Alors, la nuit passée ? demanda Ryan avec un clin d’œil.
— C’était magique.
— Tu as été jusqu’au bout avec elle ? Elle en valait la peine ?
Ian choisit une chaise qui faisait face à son ami et le regarda, sourire en coin.
— Ça changerait quelque chose à ta vie ?
Ryan éclata de rire.
— Tu n’as pas réussi à te la faire ?!
— Cette fille-là, c’est plus que ça. Elle a quelque chose qui m’échappe. Qui m’attire. C’est une foutue histoire d’âme. Le sexe vient en second plan. Une fusion ou un truc comme ça...
Ryan continuait de rire tandis que Ian écrivait un message texte à Emma, lui proposant de la retrouver en soirée à l’Ocean Bar comme la veille. Il était fébrile, mais sûr de la revoir. L’énergie qui passait entre eux était indéniable.
— Lilly, tu en fais quoi ?
***
Emma avait pu se reposer un peu, en fin d’après-midi, malgré une grosse journée d’entrevues avec des chefs et des têtes d’affiche dans le domaine de la mode. Elle avait été impressionnée de faire la rencontre de ces personnages hauts en couleur. Elle n’avait pas beaucoup eu affaire avec Candice et s’était contentée de suivre Charlotte comme un petit chien de poche.
Elle avait bien reçu le message de Ian et l’attendait depuis déjà vingt-cinq minutes à l’Ocean Bar, comme indiqué. Elle était anxieuse et avait hâte de le revoir. Son cœur battait à tout rompre. L’endroit était beaucoup plus fréquenté que la veille et elle avait dû se faufiler à travers les gens pour se rendre jusqu’au comptoir. Elle ne se rappelait plus quand était la dernière fois où elle avait ressenti une telle nervosité, ça faisait très longtemps. Elle consultait régulièrement son téléphone pour vérifier si Ian lui avait écrit à propos de son retard.
Après quarante minutes, elle comprit qu’il lui avait posé un lapin. Son regard était maintenant brouillé par les larmes qu’elle tentait de retenir en vain. Elle était déçue et fit le tour du commerce pour s’assurer qu’il n’était pas là. Elle savait que c’était enfantin d’avoir envie de pleurer pour ça. Elle ravala ses larmes lorsqu’elle aperçut Candice qui était seule à une table. Elle était facilement reconnaissable, car son image ne cadrait pas avec celle de la majorité des gens qui étaient présents. Elle était plus vieille que la moyenne du groupe et son style était un peu trop haut de gamme, comparativement à celui des personnes en bermuda, jupe et camisole spaghetti. Elle hésitait entre aller la saluer et rester assise à faire comme si elle ne l’avait pas vue. La femme la terrorisait. C’était un tempérament avec lequel elle avait du mal à composer.
Après dix bonnes minutes, Emma se rendit à la triste évidence que Ian ne viendrait jamais, même si elle avait espéré le contraire. Elle était fâchée, mais surtout désappointée de s’être laissée monter en bateau par un beau parleur qu’elle ne reverrait pas de toute façon au moment de son retour au Québec. Elle était tout de même heureuse de ne pas avoir cédé à ses pulsions et à ses désirs. Elle décida donc d’aller saluer Candice qui était toujours aussi seule à sa table. Il y avait un verre à moitié plein devant elle et plusieurs autres vides également sur la table. Elle se demanda pendant un instant si c’était envisageable qu’elle ait bu tout cela alors que la soirée était quand même assez jeune. Malgré sa prestance et son élégance, presque hautaine, ses yeux semblaient embrouillés et très fatigués.
— Bonsoir, Madame Rose, je peux m’asseoir ? sollicita Emma en appuyant ses deux mains sur la chaise qui était devant Candice.
Candice offrit un sourire chaleureux à Emma, beaucoup plus expressif que de coutume, ce qui alerta Emma sur une possible ivresse développée. Puis, elle dévisagea Emma de la tête aux pieds, comme elle le faisait toujours. Ses yeux s’attardèrent davantage sur son corps.
— Bien sûr demoiselle, répondit Candice, la voix pâteuse et le regard vitreux.
C’est après l’avoir entendue parler qu’Emma eut la confirmation que Candice était dans un état d’ébriété avancé. Elle fut d’abord étonnée, car Candice était quand même une personne obsédée par le pouvoir et le contrôle, mais comprit rapidement que chaque individu avait ses propres faiblesses.
— Vous êtes seule ? questionna Emma.
— La solitude est ma meilleure amie. Que fait une si jolie femme comme toi sans cavalier ? Ton amant de la nuit passée t’a laissée tomber ?
Emma fut de nouveau surprise par la familiarité de sa remarque.
— Je tiens à préciser que je n’ai pas vécu une nuit de sexe torride, comme vous semblez l’imaginer. Eh oui, il m’avait donné rendez-vous, mais il ne s’est pas pointé.
— Les hommes sont toujours aussi fiables. Crap !
Emma ne put retenir son soupir. Elle fit un sourire forcé à Candice qui but d’un trait le bourbon qu’il restait dans le fond de son verre.
— Il avait sûrement une bonne raison, répliqua Emma en haussant les épaules.
En fait, elle tentait de se convaincre.
— Personne n’aura jamais de bonnes raisons pour te manquer de respect. Rentre-toi ça dans le crâne, répondit Candice en pointant sa tête avec son index.
Emma sursauta au ton qu’avait employé la femme et ressentit un léger malaise. Elle choisit cet instant pour prendre congé.
— Je vais retourner à l’hôtel. Je vais aller me reposer pour demain...
— Reste encore un peu. Veux-tu un verre ? Je te l’offre. Que bois-tu ?
Candice leva la main pour faire venir un des serveurs. Emma jouait avec ses doigts sous la table et se sentit obligée de rester. Elle éprouvait de la pitié pour la femme qui se trouvait devant elle. Elle avait aussi peur qu’il puisse lui arriver quelque chose dans l’état où elle était, si elle demeurait toute seule.
Emma indiqua au serveur qu’elle voulait du vin rouge, tandis que Candice demanda un autre bourbon avec glace. La femme dévisagea de nouveau Emma. Elle lui rappelait vaguement quelqu’un de son passé qui avait beaucoup compté pour elle. Elle semblait fragile, pourtant il se dégageait d’elle une certaine force. Les gens comme Emma étaient une fascination pour Candice. Elle trouvait que c’était une faiblesse de laisser voir sa vulnérabilité. Emma ressentait encore un malaise de se sentir autant observée. Elle était trop intimidée pour lui en demander la raison ou pour lancer un quelconque sujet de conversation. Puis, elle se risqua à poser une question, puisqu’elle se dit qu’elles passeraient le reste de la soirée à se regarder si l’une d’elles ne rompait pas le silence.
— Vous avez eu une bonne journée ?
— Une comme les autres. As-tu pu dormir un peu ? demanda Candice en balayant le sujet d’un geste de la main.
— Vous savez, ce n’est pas mon genre de passer la nuit dehors, c’est plutôt Charl...
Emma mit sa main devant la bouche et coupa court à sa réplique, réalisant qu’elle allait révéler un comportement intime de Charlotte. Offrir ce genre de détail au sujet de sa meilleure amie n’était pas vraiment utile et il était encore moins judicieux de le fournir à la personne qui l’engageait professionnellement. Elle sentit un sentiment de culpabilité l’envahir. Candice s’esclaffa d’un rire libre. La sincérité dont ce rire était imprégné déstabilisa Emma. Elle donnait un nouveau visage à la femme dure qu’elle connaissait et adoucissait les traits particulièrement froids et intraitables qui s’y dessinaient habituellement.
— Ça va, Emma, je ne trahirai pas ton petit secret. J’en sais beaucoup plus sur Charlotte qu’elle ne peut l’imaginer. Tu ne fais que confirmer ce que je croyais et ce que j’avais entendu entre les branches.
— J’aurais dû me taire. Je ne veux pas que ça puisse changer la vision que vous avez d’elle.
Candice sourit et posa sa main sur celle de la jeune femme qui se raidit à son contact et qui retira la sienne immédiatement. Emma avait beaucoup de difficulté avec la proximité physique des personnes. Candice nota son geste de retrait, mais préféra ne pas le faire remarquer.
— Charlotte a beaucoup de caractère. Elle ira très loin, enfin, tant que sa faiblesse pour la gent masculine ne deviendra pas une béquille.
— J’en serais vraiment surprise. Les hommes sont sur des sièges éjectables avec elle.
Emma se mordit la langue. Elle réalisa qu’elle avait encore trop parlé en voyant le sourire de Candice se dessiner sur ses lèvres. Elle ne faisait que s’enfoncer dans ce qu’elle disait et préféra se taire. Candice, malgré l’effet de l’alcool, s’était aperçue de son malaise et tenta de changer de sujet.
— Tu as toujours habité à Montréal ?
— Non. Je suis née dans un charmant village de la Beauce, tout près de la frontière américaine. Mon père est Américain.
— Tes parents œuvrent dans quel domaine ?
— Mon père travaille dans une poissonnerie. Ma mère est partie quand j’étais encore une enfant. Elle ne fait plus partie de ma vie.
Emma n’aimait pas parler de sa famille. Elle se contentait fréquemment de répondre brièvement aux questions qui lui étaient souvent posées. Sans ajouter de détails superflus. Elle détourna la conversation en s’intéressant à Candice et à ses origines.
Celle-ci n’y avait vu que du feu tant son intoxication à l’alcool devenait forte. Candice se mit alors à lui expliquer qu’une légende urbaine était apparue à propos de sa naissance. Elle ne l’avait jamais réfutée. Certains avaient poussé l’histoire jusqu’à dire qu’elle avait du sang royal. Même que ses ancêtres descendraient directement d’une princesse, mais tout cela était faux. Candice venait d’une famille modeste d’un village côtier en Angleterre. Elle n’avait pas fait ses études à Oxford, mais avait suivi des cours par correspondance en communication. Candice avait rencontré son mari, Nicolas Campeau, non pas lors d’une réception mondaine où ils étaient tous deux conviés, mais pendant qu’elle servait les boissons dans un bar où il était venu fêter la signature d’un important contrat avec un client du coin. Il l’avait séduite, lui avait promis qu’il ne déserterait jamais sans elle. Elle avait fini par céder à l’individu, sans savoir qu’il s’agissait d’un homme d’affaires influent dans son pays d’origine. Elle était trop heureuse d’abandonner son bled perdu et de vivre enfin la vie qu’elle s’était inventée. Candice était partie sur un coup de tête et n’avait pas imaginé que cet homme serait encore son mari des décennies plus tard. Son monologue s’était rapidement décousu, aussi Emma lui proposa de partir et de rentrer à l’hôtel.