Épilogue


Vainqueurs et vaincus

Bloemfontein, 6 juillet 2012

Le délai expire aujourd’hui. Si aucune objection n’a été jugée recevable, la décision sera irrévocable. L’avenue Paul Kruger de Bloemfontein s’appellera alors « OR Tambo Street ». « Oom Paul » (Oncle Paul) disparaîtra des plaques de rue pour faire place à « OR ». Le dirigeant boer qui entra en guerre contre les Anglais sera détrôné par le leader de l’ANC qui engagea le combat contre le régime d’apartheid1.

Il n’y a là rien d’extraordinaire. Des rues, des villes et des pays ont vu leur nom modifié à la suite de bouleversements politiques. À cet égard, l’Afrique du Sud a pris tout son temps, puisqu’en cette année 2012, l’ANC est au pouvoir depuis dix-huit ans. Mais voilà qu’elle se rattrape, et pas seulement à Bloemfontein. Cette pratique se répand dans tout le pays : ainsi, à Durban et au Cap, plus d’une centaine de plaques et de panneaux signalétiques ont été changés d’un coup2.

Ces modifications ne se font toutefois pas sans tumulte. C’est dans la capitale administrative, Pretoria, que les esprits sont les plus échauffés. Car c’est le nom même de la ville qui est en jeu. La substitution du toponyme « Tshwane » à l’appellation d’origine – qui a fait l’objet d’une résolution officielle – a été ressentie par la communauté afrikaner comme un affront. Depuis sa fondation en 1855 par Marthinus Pretorius, qui entendait rendre hommage à son père en la baptisant Pretoria, la ville est par excellence le bastion des Boers. Aujourd’hui encore, sa population est aux trois-quarts blanche et majoritairement afrikaner.

Si ce changement suscite un tel émoi, c’est que le nouveau nom est investi d’une charge symbolique au moins aussi forte que celui qu’il remplace. Tshwane était un chef légendaire des Matabele, connus aujourd’hui sous le nom de Ndébélés. Un lointain précurseur de Mzilikazi et de Lobengula. Il aurait régné sur la région au XVIIIe siècle, bien avant l’arrivée des Voortrekkers. Les preuves de sa présence sur ce territoire consistent en des récits transmis oralement de génération en génération. En 2006, une statue de bronze de Chief Tshwane, haute de six mètres, a été érigée sur la place centrale de Pretoria face à celles, déjà en place, de Pretorius père et Pretorius fils.

Nul ne peut échapper à l’emprise de ces symboles. Des statues sur une place, un nom de ville : il s’agit bien de faire signifier un espace public, par le biais d’une sorte de coup de force politique, qui joue sur la dimension historique de traditions inventées concurrentes. Pretoria et Shwane renvoient à des visions divergentes de l’histoire de l’Afrique du Sud et constituent deux réponses opposées à des questions telles que : quelle « tribu » a occupé en premier les lieux, les Ndébélés, ou les Voortrekkers ? ou – de façon plus générale : Qui a construit ce pays, les Blancs ou les Noirs ? La réponse qu’on donne à ces questions a des implications considérables. Elle détermine par ricochet la façon dont on répond au problème social fondamental que se pose l’Afrique du Sud actuelle : à qui appartient ce pays3 ?

Le centenaire de l’ANC, célébré le 8 janvier 2012, semble avoir rendu ses dirigeants plus sensibles à la force et à l’importance des arguments et des revendications historiques. La petite église de Bloemfontein dans laquelle cette organisation fut créée a été restaurée à temps pour les festivités. Mais la reprise en compte du passé ne s’arrêtera pas là. Le gouvernement a annoncé récemment la mise en œuvre de vingt-huit projets liés à l’« héritage », qui, selon les déclarations du président Zuma, contribueront à « corriger le legs du passé colonial et de l’apartheid4 ».

 

Ainsi donc, l’ANC semble avoir réussi à s’imposer. Rien ne le laissait présager il y a un siècle. Au contraire. En matière de statut juridique, les groupes de population non-blanche étaient les grands perdants de la guerre des Boers.

Le traité de Vereeniging, qui mit fin au conflit le 31 mai 1902, suscita chez des leaders noirs tels que Sol Plaatje une énorme désillusion. Tous les sacrifices consentis durant le siège de Mafeking avaient été inutiles. En guise de récompense pour le soutien qu’ils avaient reçu des Noirs, les Anglais les trahissaient. Inoffensif en apparence, l’article 8 du traité de paix réduisait à néant tous leurs espoirs. « La question de l’octroi de droits électoraux aux autochtones ne sera tranchée qu’après l’instauration de l’autonomie. » Autant dire jamais, car l’opposition des Boers était, sur ce point, totale. Les Britanniques avaient cédé à leurs adversaires vaincus. En fin de compte, les Blancs avaient fait un arrangement entre eux, dans le dos de tous les autres groupes de population.

Celui-ci excluait non seulement les Noirs et les métis, mais aussi les immigrants provenant des Indes britanniques, représentés par Mohandas Gandhi. La loyauté de ces derniers, les services qu’avaient rendus à Spion Kop et sur bien d’autres champs de bataille leur Ambulance Corps comptaient donc pour rien. Tel était le cruel constat qui s’imposait à Gandhi comme à tous les autres leaders des communautés de couleur.

Outre celles des deux anciennes républiques boers, les populations non-blanches de la Colonie du Cap et du Natal étaient, elles aussi, concernées. L’article 8 ne fut qu’un début. Dans les années qui suivirent, une parfaite identité de vues se fit jour quant au devenir qu’entendaient réserver Boers et Britanniques à leurs compatriotes noirs et métis. Ils étaient voués à fournir à l’industrie minière et à l’agriculture la force de travail dont elles avaient besoin. Des ouvriers : telle était, aux yeux des Blancs, la seule utilité de cette population. Droit de vote et autres droits civiques étaient dans ces conditions parfaitement superflus. Il allait falloir en revanche pouvoir établir en nombre des permis de circulation afin de pouvoir contrôler les déplacements de cette main-d’œuvre et éviter qu’elle puisse séjourner ou aller là où bon lui semblait.

L’administration coloniale n’eut à faire face qu’à un seul soulèvement organisé. En 1906, au Natal, la création d’une nouvelle taxe poussa le chef d’une tribu zouloue, Bambatha, à déclencher une rébellion. Les autorités britanniques réagirent fermement, n’hésitant pas à recourir à la force pour la réprimer. Des milliers de Zoulous furent tués, des milliers d’autres furent emprisonnés ou condamnés à des peines corporelles.

Gandhi vit dans cette insurrection l’occasion d’entreprendre une nouvelle tentative pour se faire valoir auprès des Anglais. Il fit, au nom de la communauté indienne, une nouvelle offre de service au régime colonial. Il commença par proposer l’intervention d’une unité de combat indienne. Ayant essuyé un refus, il mit alors à disposition des Anglais, qui cette fois acceptèrent, son corps de brancardiers. Mais il échoua néanmoins à atteindre l’objectif qu’il poursuivait en sous-main. L’obstacle de la discrimination raciale restait infranchissable, même pour sa communauté. Dépité, il renonça à la stratégie assimilationniste et, changeant de cap, il adopta alors les principes de la Satyagraha : la résistance par la non-violence.

La rupture entre des leaders noirs tels que Sol Plantje et l’administration britannique fut d’une autre nature. Ils continuèrent, des années durant, à placer leurs espoirs dans la fraction de l’opinion britannique qui leur était favorable. En pure perte, eux aussi. L’oppression infligée aux Noirs et aux métis atteignit son comble avec le Natives Land Act de 1913. Cette loi interdisait aux autochtones de posséder des terres, sauf à l’intérieur de zones bien définies, et dans la limite de 7 % de de la surface agraire totale. L’ANC, qui avait été créé l’année précédente, s’imposa alors comme la structure qui allait fédérer les forces de toutes les communautés de couleur du pays5.

 

À un autre niveau, beaucoup moins existentiel, les Pays-Bas furent aussi au nombre des vaincus de la guerre des Boers. S’agissant de l’ancienne mère patrie, le traité de Vereeniging se bornait en tout et pour tout à autoriser l’utilisation de la langue néerlandaise dans les écoles et les tribunaux. Les « bastions stratégiques hollandais6 » que Kruger avait, de façon délibérée, mis en place au Transvaal, furent démantelés pendant la guerre. La NZASM, qui en constituait la figure de proue, avait été nationalisée et son équipe dirigeante chassée du pays par les Anglais.

Willem Leyds personnifiait à lui seul tout ce que la guerre avait fait perdre aux Néerlandais, comme il avait, par le passé, été la figure emblématique de la Dutch Connection7. La paix de Veereniging était pour lui une triple défaite. Les Boers avaient été vaincus. C’en était fini de la coopération avec l’Afrique du Sud. Et il se sentait attaqué personnellement. Il avait cru jusqu’au bout à une issue favorable. Il lui fallait à présent faire face à la réalité. Et à sa propre situation. Il se retrouvait, d’un seul coup, sans poste et apatride. À 43 ans, il était encore assez jeune pour se refaire une vie, mais le voulait-il vraiment ?

Il y vit plus clair après quelques jours. Il s’était tellement identifié à la cause des Boers que les dix-huit années qu’il avait passées au Transvaal, ou à servir le Transvaal, lui collaient à la peau. « Je ne perds pas espoir », écrivait-il à son frère au début de juin 1902. Il était convaincu qu’« en Afrique du Sud l’élément boer finirait à la longue par l’emporter ». Et c’est à la réalisation de cet objectif qu’il employa le reste de son existence, sans cesser pour autant de se voir proposer de nouvelles responsabilités. Toutefois, plutôt que d’accepter un poste de professeur à l’université de Leyde ou la fonction de consul général à Téhéran, il préféra s’installer à La Haye, où après avoir retrouvé sa citoyenneté néerlandaise, il continua à servir fidèlement la cause fameuse qu’il avait embrassée dès le début de sa carrière de juriste, se consacrant désormais à l’écriture d’ouvrages historiques aux titres aussi démonstratifs que, par exemple, « L’Endiguement des républiques boers » (Het insluiten van de Boeren-republieken).

En dépit du dévouement indéfectible qu’il témoigna jusqu’au bout à l’Afrique du Sud, Leyds n’y revint qu’à de rares occasions. Il accompagna jusqu’à sa dernière demeure la dépouille mortelle de l’ancien président Kruger en 1904. Par la suite, il n’accepta qu’exceptionnellement les invitations à s’y rendre, préférant la solitude de son cabinet. La « politique » avait, selon lui, « totalement accaparé » la vie publique sud-africaine. Il n’était pas question pour lui de se laisser entraîner dans des luttes partisanes. Il entendait se consacrer à écrire sur les événements historiques dont il avait été l’un des acteurs. Et en tant qu’écrivain, il faisait lui aussi de Kruger son grand héros et voyait la source de tous les maux dans l’Angleterre.

Mais l’histoire n’en resta pas là et faillit, à la fin de sa vie, lui faire un énorme pied de nez. Au début du mois de mai 1940, l’imminence de l’invasion allemande décida Leyds, alors âgé de 81 ans, à fuir les Pays-Bas. Le seul pays à même de l’accueillir était l’Angleterre. Se voir obligé à chercher refuge et protection dans le pays qu’on avait combattu et dénoncé avec acharnement durant des années, n’était-ce pas le pire tour qui soit ? Cette humiliation lui fut épargnée. Tombé malade alors qu’il faisait ses préparatifs pour la traversée, il mourut le 14 mai 1940 dans un hôpital de La Haye8.

 

L’Angleterre avait officiellement gagné la guerre. Mais ses pertes étaient impressionnantes. Plus de 22 000 soldats tués, dont plus de la moitié par suite de maladie. 400 000 chevaux et mules abattus. 217 millions de livres gaspillées. Sans parler des dommages immatériels impossibles à quantifier : la réputation de la Grande-Bretagne en tant que puissance militaire était atteinte, son prestige moral entaché, son influence diplomatique affaiblie, ce qui mettait à mal la confiance de la nation en elle-même. Rien d’étonnant, que dans un tel contexte, le gouvernement de Londres, las de la guerre, se soit en mai 1902 montré plus disposé qu’un an avant à faire des concessions.

La paix de Vereeniging ne surprit nullement Churchill. Il était parfaitement informé des évolutions de la situation par l’intermédiaire de relations amicales telles que Ian Hamilton, et savait d’ailleurs que ce dernier avait fini par plus ou moins « fraterniser » avec des généraux boers. Hamilton leur accordait plus d’estime qu’il n’en avait pour les « loyalistes du Cap » et les Uitlanders. Churchill partageait tout à fait ses vues sur ce point. Il pensait lui aussi qu’il fallait aider les Boers à se relever au plus vite. Ils formaient le « roc » sur lequel les Britanniques pouvaient s’appuyer pour construire en Afrique du Sud9.

Une fois la paix rétablie, Milner redoubla ses efforts pour imposer l’anglicisation totale des deux anciennes et des deux nouvelles colonies, mais il se heurta à une telle résistance, y compris au sein de la communauté anglophone, qu’il dut renoncer. À Londres comme au Cap et à Durban, les Britanniques cherchaient avant tout à tourner la page, à oublier, et même à coopérer avec les Boers. Outre les 3 millions de livres promis en compensation des dommages de guerre, un montant dix fois supérieur à cette somme fut distribué sous formes de prêts destinés à la reconstruction du pays dévasté.

En 1905, le processus de réconciliation connut une impulsion nouvelle. Au Cap, Milner fut remplacé par lord Selborne, homme plus disposé aux compromis. À Londres, les conservateurs furent supplantés par les libéraux. Churchill, qui s’était rallié à ces derniers peu de temps auparavant, fut nommé sous-secrétaire d’État aux Colonies dans le nouveau gouvernement. Dans l’exercice de cette fonction, il contribua de façon concrète à l’évolution de l’Afrique du Sud vers l’autonomie. Et le 31 mai 1910 fut formée l’Union sud-africaine, dominion britannique qui réunissait les quatre colonies.

La Première Guerre mondiale constitua le test décisif pour le nouvel État. Le gouvernement sud-africain, après avoir réprimé un soulèvement organisé par les anciens commandos boers, décida d’apporter un soutien actif à la Grande-Bretagne. Des dizaines de milliers de soldats furent engagés contre les colonies allemandes d’Afrique australe, puis en Europe. Pour beaucoup d’entre eux, ce fut là l’occasion de retrouver – cette fois à leurs côtés – leurs anciens ennemis de la guerre des Boers. Churchill était du nombre. Il avait connu dans l’intervalle une ascension politique spectaculaire suivie d’une chute retentissante. Avide de recouvrer estime et réputation, il retourna dans les tranchées début 1916 comme lieutenant-colonel du 6e bataillon des Royal Scots Fusiliers (Fusiliers royaux écossais), à proximité d’Arras, que vint relever un an plus tard le 1er bataillon. Dans ce dernier figurait un major sud-africain nommé Reitz10.

 

La paix de Vereeniging fut ressentie comme un choc par de nombreux Boers. Ils avaient subi des pertes presque inimaginables. 34 000 morts dont 6 000 au combat et 28 000 dans les camps, en majorité des enfants. Des millions de vaches, de moutons, de chevaux avaient péri et des dizaines de milliers de fermes avaient été détruites. Tous leurs stocks et leurs réserves étaient partis en fumée, les terres arables n’étaient plus que des friches. Et il ne s’agissait là que des ravages directement perceptibles11.

Deneys Reitz fut le témoin direct de la stupeur ambiante. Ce qui se joua à Vereeniging en mai 1902 le toucha au vif. Les 60 combattants boers rassemblés pour la circonstance « représentaient le meilleur de la nation », c’étaient « tous des braves et des durs à cuire ». Et voilà qu’ils étaient dans leurs tentes, « pleurant tels des enfants, comme pour accompagner au tombeau leur liberté perdue ». Son père était effondré. Il avait signé l’ultimatum par lequel la guerre avait été déclenchée, et le traité de paix qui y mettait fin. C’était plus qu’il n’en pouvait supporter. Il partit aux Pays-Bas rejoindre sa femme et ses enfants les plus jeunes. Deneys se montra solidaire de son père, mais il choisit lui-même son lieu d’exil et se fixa à Madagascar où il mit sur pied un « service de transport de marchandises12 ».

Les Reitz avaient eu la chance de sortir indemnes de cette épreuve, alors que la plupart des familles boers déploraient la perte d’êtres chers. Parce que ceux-ci étaient morts ou parce que, ayant fait le « mauvais choix » pendant la guerre, ils leur avaient été arrachés pour toujours. Parce qu’ils n’étaient pas parvenus à se détacher du passé. Tel fut, pour les Boers, le véritable traumatisme de la guerre perdue. Ne pouvant être surmonté collectivement, il se prolongea sous d’autres formes. Les profondes divisions qu’avait provoquées, entre les Boers, la lutte contre les Britanniques n’avaient pas disparu une fois la paix rétablie. La société afrikaner resta durant des décennies marquée de façon décisive par la ligne de fracture entre hensoppers et joiners13.

Pourtant, les Boers semblaient se remettre à grande vitesse de leur défaite. L’exemple de Deneys Reitz fut, à cet égard, particulièrement éloquent. En décembre 1903, il revint à Pretoria sans un sou, et à demi-mort de malaria. Jan Smuts et sa femme l’accueillirent chez eux et le ramenèrent à la vie. Il fit des études, devint avocat et fut témoin de la reconstruction de l’économie et des succès électoraux du Parti sud-africain de Botha qui opta pour une politique de coopération avec la Grande-Bretagne. Botha devint, en 1910, le premier chef de gouvernement de l’Union sud-africaine. Trois ans plus tard, Barry Hertzog fédéra les opposants à la politique de collaboration au sein du Nasionale Party (Parti national).

La Première Guerre mondiale imposa à Reitz des choix difficiles. Son ancien camarade de combat Manie Maritz, le lanceur de bombes d’O’Okiep qui s’était vengé des Khoisan à Leliefontein, se rebella, entraînant derrière lui des milliers de bittereinders, dont Christiaan de Wet et Koos de La Rey. Mais Reitz prit fait et cause pour Botha, et plus encore pour Smuts, auquel il apporta son aide pour juguler cette insurrection, et conquérir l’Afrique sud-occidentale et l’Afrique orientale allemandes. Il s’engagea ensuite sur le front européen. Grâce à Smuts qui était entré dans le Cabinet impérial de guerre (Imperial War Cabinet), il fut incorporé dans le corps des Fusiliers royaux écossais et, suivant les traces de Churchill, servit dans les tranchées d’Arras.

Reitz conserva par la suite sa fidélité à Smuts, cette fois, sur le plan politique. Membre du parlement au début des années 1920, il fut nommé ministre des Affaires indigènes à la fin des années 1930. Cette période constitua une parenthèse particulièrement singulière dans la vie politique afrikaner : le Parti sud-africain (Suid-Afrikaanse Party), dont Smuts assura la direction après la mort de Botha, et le Parti national (Nasionale Party) de Hertzog réglèrent leurs différends et fusionnèrent pour former le Verenigde Party (Parti uni).

La Seconde Guerre mondiale mit fin à cette alliance contre-nature. Les anciens sentiments anti-britanniques reprirent le dessus. Hertzog, pour qui l’Afrique du Sud devait rester neutre, redynamisa le Parti national. Reitz, à l’instar de Smuts, assura la Grande-Bretagne de son soutien inconditionnel. Il termina sa carrière comme haut commissaire à Londres, où sa résidence officielle, la South Africa House, se trouvait à proximité des Cabinet War Rooms depuis lesquelles Churchill, devenu entre-temps Premier ministre, commandait ses troupes durant la guerre14.

 

Le Monument du Voortrekker, érigé en périphérie de Pretoria, est un édifice ambigu. Il « balance » entre deux idées, si tant est qu’on puisse utiliser cette image quelque peu étrange pour un bloc de pierre massif de 40 mètres de côté, autour duquel 64 chariots à bœufs en granit forment un cercle. C’est justement cette association qui intrigue : qu’exprime-t-elle ? Signifie-t-elle que les Boers se sont enracinés dans ce pays de façon si profonde qu’ils y resteront toujours ? Ou, au contraire, que leur laager15 peut à tout moment lever le camp et partir vers une nouvelle Terre promise ?

C’est la première de ces idées qu’entendait illustrer l’architecte, Gerard Moerdijk. Il avait conçu ce monument comme le témoignage, destiné à durer mille ans, de la signification historique du Grand Trek16. Il fut inauguré en grande pompe en 1949 par le Premier ministre Daniel Malan. Ce continuateur de Hertzog avait battu Smuts aux élections l’année précédente et ramené au pouvoir le Parti national. La ségrégation raciale, déjà en pratique alors, fut aggravée et systématisée, devenant dès lors une politique officielle. Le 31 mai 1961, soit dix ans plus tard, les Afrikaners se coupèrent du monde extérieur en rompant leurs liens avec l’Angleterre et en proclamant la République. Cinquante-neuf ans après le traité de Vereeniging, les bittereinders obtenaient satisfaction.

Les Boers devinrent les maîtres dans toute l’Afrique du Sud. Pas pour mille ans toutefois. Sous la pression de plus en plus insistante qui s’exerçait tant à l’intérieur qu’à l’extérieur du pays, le régime d’apartheid fut contraint de battre en retraite au bout de trente ans. Le président F. W. de Klerk fit le premier pas en 1990 : l’African National Congress fut autorisé et Nelson Mandela libéré. L’ANC remporta avec 63 % des voix les premières élections générales ouvertes à tous les groupes de population. Mandela fut élu président, et le pays de l’apartheid laissa la place à la nation arc-en-ciel. En 2009, l’ANC remporta les deux tiers des suffrages.

Le monument du Voortrekker est toujours debout. Il est même devenu le premier monument afrikaner à se voir accorder le statut de national heritage site – autrement dit, à être inscrit au patrimoine national sud-africain. Lors de la cérémonie organisée à cette occasion, le 16 mars 2012, le ministre des Arts et de la Culture, Paul Mashatile, présenta cette distinction comme un acte de réconciliation et de reconnaissance de la « profonde signification historique » que revêt le monument pour la communauté afrikaner. Non sans mentionner qu’il véhiculait, aux yeux d’autres groupes de population, une charge symbolique différente. « Notre passé a connu des épisodes douloureux », déclara-t-il. « L’exclusion, l’asservissement, l’oppression et la division ont marqué une part de notre histoire. Et cette part nous ne pouvons pas, d’un geste, l’écarter ou en faire abstraction. »

Ce que l’ANC peut faire, ce qu’elle fait généreusement, c’est de présenter, en regard, un autre récit du passé. De façon littérale, comme sont placées, en vis-à-vis, la statue de Tshwane et celles des deux Pretorius, père et fils. Dans le même discours, Mashatile annonça l’extension du Freedom Park (parc de la Liberté). C’est depuis 2007 le « pendant », la « contrepartie » du monument du Voortrekker, à quelques kilomètres seulement de ce dernier. Le site a été choisi en connaissance de cause. Il s’agit d’un vaste parc à thème dans lequel est présentée l’histoire de l’Afrique du Sud, dans toute sa diversité, depuis la préhistoire jusqu’à l’époque contemporaine.

Plutôt que de se projeter dans le prochain millénaire, le Freedom Park propose une vision rétrospective qui nous ramène à des centaines de milliers d’années dans le passé. Il apporte une réponse sans équivoque à la question de savoir qui bénéficie des droits d’antériorité en Afrique australe. Et ce ne sont pas les Afrikaners, assurément. Leurs trois siècles et demi de présence ne sont rien au regard des millénaires d’occupation par l’homme de cet espace géographique. À supposer que l’équilibre des pouvoirs doive dépendre, en Afrique du Sud, de la date du premier établissement humain – et c’est ce sur quoi la jeune génération des leaders de l’ANC insiste avec force –, on ne s’en tiendra pas aux noms de rue et aux statues. La redistribution des richesses et, dans un proche avenir, celle des terres et des ressources naturelles, constitue le véritable enjeu. Ce n’est qu’en réglant cette question que l’on pourra dresser une fois pour toutes le bilan des profits et des pertes de la guerre des Boers17.