Réconciliation. Un plan permettant de maintenir la paix et de surmonter les oppositions entre Pretoria et Johannesburg. Il fallait négocier dans un esprit de compréhension mutuelle. Ce ne serait pas facile, mais l’enjeu en valait la peine. Une guerre détruirait tout. Il s’agissait de trouver les interlocuteurs appropriés. De procéder avec ordre et méthode. Il avait une idée.
Willem Leyds avait été occupé pendant la traversée de Southampton au Cap par des considérations tout sauf futiles : guerre ou paix, avenir de l’Afrique du Sud, survie du Transvaal comme État autonome. Il rentrait à Pretoria pour rendre compte des six premiers mois de sa mission comme représentant officiel du Transvaal en Europe. Il avait eu suffisamment matière à réfléchir, et, tandis qu’il était en mer, ses pensées avaient décanté. Une conclusion s’imposait à lui : quelle que fût l’ardeur avec laquelle il défendait la cause boer, contacts diplomatiques ou campagnes de presse ne régleraient pas le véritable problème. Car celui-ci était d’ordre intérieur, et lié au conflit avec les Randlords et les Uitlanders.
Il était indispensable qu’il soit résolu pour que le Transvaal ait des chances sérieuses de rentrer en grâce auprès des actionnaires des mines d’or, des hommes politiques et de l’opinion publique des pays européens influents – France, Allemagne et Russie. Ce n’est qu’à cette condition que les Boers pourraient se présenter comme des victimes que l’ivresse du pouvoir des Britanniques acculait à la dernière extrémité. Tant que le conflit persistait, l’impression selon laquelle les Boers étaient eux-mêmes à blâmer – on les soupçonnait de chantage sur les propriétaires des mines et de discrimination à l’égard des personnels – ne pouvait être dissipée. Et de ce fait, action diplomatique et campagne de communication se résumeraient à des coups d’épée dans l’eau.
Le 28 janvier 1899, Leyds était donc de retour à Pretoria, où il avait vécu et travaillé pendant presque quatorze ans. Les changements intervenus dans les six derniers mois se limitaient pratiquement à l’attribution de deux postes clés à de nouveaux titulaires. Après sa nomination comme ministre plénipotentiaire, Leyds avait été remplacé dans ses fonctions de secrétaire d’État par Frank Reitz, ancien président de l’État libre d’Orange avec qui Kruger avait renforcé ses liens d’amitié. Reitz avait dû ensuite donner sa démission pour raisons de santé, mais, s’étant complètement rétabli dans l’intervalle, il souhaitait poursuivre sa carrière politique au Transvaal. La désignation du jeune Jan Smuts comme procureur d’État marquait le début d’une longue et brillante trajectoire internationale. Les deux hommes natifs de la Colonie du Cap avaient fait leurs études de droit en Angleterre, mais la ferveur de leur nationalisme afrikaner n’en laissait rien paraître. Ils agissaient à la fois en enfants du pays et en intellectuels rompus aux chausse-trapes du monde. Des Boers sûrs d’eux-mêmes, cultivés, dotés d’une facilité à s’imposer que le Hollandais Leyds n’avait jamais réussi à acquérir dans l’une ou l’autre des deux fonctions. Ils formaient avec les vieux président la nouvelle équipe dirigeante à Pretoria, qui comprenait trois générations : Kruger avait maintenant 73 ans, Reitz 54 et Smuts 28.
Ce triumvirat avait fait bon accueil à l’idée, avancée par Leyds, de tenter une conciliation entre Pretoria et Johannesburg et de désigner Eduard Lippert comme intermédiaire entre les deux parties. Ce dernier – cousin d’Alfred Beit, le roi sans couronne du Rand – avait été la brebis galeuse de l’affaire des chemins de fer et de la dynamite, mais son comportement après le raid Jameson ainsi que les bons offices qu’il lui avait rendus en Allemagne avaient fait de lui un intime de Leyds. En février 1899, une première offre fut présentée par son entremise aux représentants de l’industrie minière. Le gouvernement du Transvaal était disposé à faire de réelles concessions sur trois dossiers délicats : ajustements en matière de monopole sur la dynamite, extension du droit de vote des Uitlanders, et nomination d’un « financier d’État » chargé de remettre de l’ordre sur le plan budgétaire. En échange, Pretoria demanda aux propriétaires des mines de faire cesser les attaques de la presse contre le gouvernement, et de prendre leurs distances avec la South African League.
C’était une tentative sincère pour préparer les négociations proprement dites. De prime abord, les perspectives parurent prometteuses. Un certain nombre de Randlords estimèrent ces propositions suffisamment intéressantes pour constituer une base de négociation sérieuse – et permettre l’émergence de contre-propositions concrètes. Kruger mit en avant ses bonnes intentions à travers trois discours conciliants prononcés respectivement à Heidelberg (le 18 mars), Rustenburg (le 27 mars) et Johannesburg (le 1er avril). Si un accord avait été trouvé, il aurait récolté les lauriers de ce spectaculaire Great Deal. Et Leyds, le cerveau de l’opération, serait peut-être entré dans l’histoire sous le nom glorieux de « Willem le Conciliateur ».
Mais il n’en fut rien. Droiture et sincérité ne sont effectives que si elles existent de part et d’autre. Or, dans ces négociations, l’un des interlocuteurs au moins jouait un double jeu. Percy Fitzpatrick était au nombre des conspirateurs de Johannesburg impliqués dans le raid Jameson, et dont la condamnation à mort avait été commuée en peine de prison, puis en simple amende. Malgré ces largesses, il continuait à nourrir une profonde aversion pour le régime boer, en particulier à l’égard de Kruger et de Leyds. Qu’un tel individu ait pu être proposé comme coordinateur par les propriétaires des mines laissait à penser. Les dirigeants boers lui accordèrent néanmoins le bénéfice du doute.
Ignorant que Fitzpatrick n’avait d’autre dessein que de faire échouer les négociations, Smuts échangea avec lui des informations confidentielles. En étroite concertation avec Beit et Wernher, ses supérieurs à Londres, ainsi qu’avec Conyngham Greene, le chargé d’affaires d’Angleterre à Pretoria, et, par l’entremise de ce dernier, avec Milner, le haut-commissaire au Cap, Fitzpatrick porta un coup d’arrêt brutal au processus à la fin du mois de mars 1899 : il fit fuiter dans la presse londonienne et dans des journaux de langue anglaise de Johannesburg et du Cap le résultat des pourparlers secrets. Il obtint ainsi l’effet qu’il recherchait. Début avril tout avait été déballé sur la voie publique et ceux qui avaient affiché des positions audacieuses se hâtèrent de faire marche arrière. Le Great Deal avait vécu. La possibilité de trouver une solution en interne entre Pretoria et Johannesburg était désormais exclue, comme le confirma la pétition lancée par la South African League à peu près au même moment, et dans laquelle 21 000 Uitlanders en appelaient à la reine Victoria pour mettre fin à la condition de citoyens de seconde zone qui était la leur dans la république du Transvaal1.
Leyds ne fut pas témoin de l’échec de son initiative. Il avait quitté Pretoria le 24 mars 1899 pour reprendre son activité de diplomate en Europe. Il eut un entretien rapide et superficiel avec Milner au Cap – les deux hommes échangèrent des politesses, il ne fut pas question de politique entre eux – et s’acquitta d’une dernière corvée. La dépêche relative à la question de la suzeraineté que Chamberlain avait envoyée le 15 décembre 1898 attendait réponse. Kruger et Reitz lui avaient demandé de faire le nécessaire. Il était, après tout, le plus qualifié en la matière. N’ayant pas réussi à rédiger cette réponse à Pretoria, il lui fallut attendre d’être au Cap pour pouvoir se concentrer pleinement sur cette tâche. Le 30 mars, à la toute dernière minute, il fit parvenir son projet de texte à Pretoria, avant de s’embarquer pour l’Europe.
À bord du Carisbrook Castle, les spéculations allaient bon train sur la menace de guerre et les chances de préserver la paix. La plupart des passagers anglais pensaient qu’une guerre était inévitable. Et « le peuple anglais tout entier verrait cette guerre d’un bon œil », disaient-ils. Autant de propos qui le hérissaient. Deux mois auparavant, tandis qu’il traversait dans l’autre sens l’Océan Atlantique, Leyds était encore plein d’espoir. À présent, les vagues se brisaient sur les flancs du navire comme de sombres pressentiments. « Il est clair qu’après l’incident de Fachoda et la coalition qu’ils ont formée avec l’Allemagne, les Britanniques se sentent les maîtres du monde2. »
Sir Alfred Milner fut agréablement surpris. Des réformes d’ampleur au Transvaal, et, parmi celles-ci, la reconnaissance de la suprématie anglaise dans toute l’Afrique du Sud. Sinon, la guerre : telle était la ligne qu’il avait fixée depuis plus d’un an dans son discours de Graaff Reinet. Il s’y cramponnait depuis lors – et son impatience ne faisait que croître. À ses yeux, une réconciliation entre Boers et Randlords qui ignorerait les revendications de l’Empire britannique était une catastrophe. Il fut donc ravi que Fitzpatrick ait torpillé le Great Deal. Ajoutez à cela la pétition adressée à la reine Victoria et signée par de très nombreux Uitlanders : une opportunité fabuleuse s’offrait pour mobiliser l’opinion publique anglaise et pousser ainsi Chamberlain à passer à l’action.
Une telle occasion ne devait pas être gâchée comme cela s’était produit quelques mois plus tôt, durant la période de Noël 1898. Les Uitlanders s’étaient alors, et pour la première fois, adressés à la Reine à l’occasion de la mort de Tom Edgar, un chaudronnier anglais abattu à son domicile par un policier de Johannesburg venu l’arrêter. Les autorités s’en tenaient à la thèse de la légitime défense. Pour la communauté anglaise, il s’agissait à coup sûr d’un meurtre, commis par un membre du corps honni de la « ZARP3 ». Grâce au soutien de la South African League, un comité de secours fut constitué sous le nom d’« Edgar Relief Committee », et des milliers d’Uitlanders descendirent manifester dans les rues. Ils exigèrent que le tireur, libéré entre-temps sous caution, soit poursuivi, et que, de façon plus générale, les mesures de protection contre l’arbitraire de la police soient renforcées. Revendications reprises dans la pétition rédigée spontanément et remise quelques jours plus tard au représentant de Sa Majesté au Cap.
Milner était alors à Londres. La réaction de sir William Butler, commandant en chef des troupes britanniques d’Afrique du Sud qui assurait son intérim, ne manqua pas de surprendre. Butler nourrissait de la sympathie à l’égard des Boers – le fait était notoire – et n’en avait guère pour les Uitlanders, ce qui tout le monde savait également. Mais personne ne s’était attendu à ce qu’il rejette sèchement la pétition, comme il fit pourtant. Il alla même jusqu’à informer Chamberlain qu’il s’agissait d’une « manipulation » ourdie par la South African League, dont les membres étaient, à ses yeux, des « descendants directs » des responsables du raid et autres réformateurs de 1895. À l’en croire, Rhodes tirait les ficelles.
Il se trompait sur ce point. C’était Fitzpatrick qui dirigeait l’opération en coulisses. Milner, à son retour au Cap, lui pardonna très probablement cette erreur, mais le blâma sévèrement pour avoir éconduit les pétitionnaires – un comportement révoltant qu’il qualifia de « plus krugerien encore que ne l’était Kruger » ; un acte selon lui inexcusable, et en opposition ouverte à sa politique soigneusement calculée. Si cela n’avait tenu qu’à lui, Butler aurait été immédiatement relevé de ses fonctions de commandement. Il ne perdit en fait rien pour attendre, puisqu’il fut contraint, six mois après, de présenter sa démission.
Milner n’eut pas à attendre jusque-là pour qu’une occasion s’offre à lui de réparer la gaffe de Butler. À la fin du mois de mars 1899, la seconde pétition des Uitlanders lui arriva comme un cadeau du ciel. C’était un véritable brûlot – il le savait d’expérience en tant qu’ancien journaliste à la Pall Mall Gazette. Utilisée de façon appropriée, elle allait permettre de transformer la question du droit de vote en un « véritable cri de guerre » qu’on ferait retentir jusqu’en Angleterre.
Milner avait d’ores et déjà préparé l’opinion publique sud-africaine. Il entretenait d’étroites relations avec le rédacteur en chef du Cape Times et était assuré, au Transvaal, du soutien de deux organes de presse appartenant à la Warnher-Beit and Co. Au Star, qui s’imposait depuis des années comme le principal quotidien de langue anglaise du Rand, s’ajoutait depuis mars le Transvaal Leader. Interprètes zélés et relais du mécontentement des Uitlanders, ces deux titres redoublaient d’énergie depuis l’échec des négociations entre Pretoria et Johannesburg. Le rédacteur en chef du Star, William Monypenny, jouait un rôle clé dans ce travail de propagande. Arrivé spécialement de Fleet Street pour ajouter une pointe de raffinement au caractère séditieux du journal, il était aussi le correspondant en Afrique du Sud du Times de Londres.
À Johannesburg, tout souriait à Milner. Fitzpatrick et Monypenny étaient des provocateurs idéaux, capables d’attiser à tout moment les feux du nationalisme. Mais il fallait désormais que l’étincelle prenne aussi à Londres, et ce n’était pas une mince affaire. La seconde pétition des Uitlanders avait attiré l’attention. Si elle était bien accueillie dans les milieux gouvernementaux et dans l’opinion publique, la sainte indignation sur laquelle comptait Milner se faisait attendre. À sa grande exaspération, l’Afrique du Sud cessa, dans le courant du mois d’avril, de faire la une des journaux. Dès lors, que faire ? Pousser trop expressément Chamberlain à l’action serait contre-productif, il l’avait déjà constaté. Aussi irritante que fût la situation, il ne restait plus qu’à attendre qu’une nouvelle occasion veuille se présenter.
Il dut patienter quelques semaines. Ce fut Chamberlain qui donna le branle. Pour le Blue Book4 que le gouvernement envisageait de publier, il avait besoin d’une déclaration particulièrement marquante du haut-commissaire sur les derniers développements de la situation au Transvaal. Qu’à cela ne tienne, Milner allait y pourvoir. Il ne put toutefois s’empêcher d’y ajouter « un peu de vitriol » ; c’est ce qui explique la fameuse « dépêche des ilotes » (Helot despatch). À l’instar des ilotes de Sparte, des milliers de sujets Britanniques étaient, selon Milner, réduits en esclavage par les Boers. L’appel qu’ils avaient adressé au gouvernement britannique était jusqu’ici resté vain. Qu’attendaient-ils ? « Une pléthore d’arguments plaide en faveur de l’intervention », concluait-il. Le régime de Pretoria passait son temps à débiter des mensonges malveillants sur les intentions britanniques.
L’entreprise était risquée, Milner en était parfaitement conscient : Chamberlain pouvait sentir qu’on cherchait, par des déclarations au ton péremptoire à faire pression sur lui. L’appel explicite à une intervention pouvait aussi se heurter à des oppositions au sein du cabinet. Son attente fut, cette fois, de courte durée. Le télégramme libérateur lui parvint le 9 mai 1899. « La dépêche est approuvée. Nous avons retenu votre suggestion. » Excellente nouvelle. Chamberlain s’était donc rallié et, avec lui, lord Salibury, de toute évidence. Whitehall donna le feu vert à une intervention immédiate. Intervention pacifique, certes, pour l’instant, mais une fois le Blue Book publié, sa « dépêche des ilotes » allait à n’en pas douter réveiller pour de bon l’opinion publique anglaise.
La seule ombre au tableau fut l’apparition de messagers de la paix. Tout d’abord, le Premier ministre Schreiner et Jan Hofmeyer dans la Colonie du Cap, bientôt suivis par Steyn, le président de l’État libre d’Orange. Ils insistèrent pour qu’une rencontre avec Kruger ait lieu. Milner y était opposé, mais il lui était difficile de refuser ouvertement. Chamberlain estima, lui aussi, qu’il s’agissait d’une bonne idée. La publication du Blue Book fut retardée d’autant.
Le 31 mai 1899, Milner se rendit à la gare de chemin de fer de Bloemfontein, où Steyn avait proposé d’organiser la rencontre. Non pas dans l’intention de négocier mais pour lancer un ultimatum exigeant l’obtention du droit de vote sans aucune restriction pour tous les Uitlanders après cinq ans de résidence, avec effet immédiat et rétroactif, ainsi que la présence de sept de leurs représentants au sein du (premier) Volksraad. Sa seule crainte était que Kruger, ce vieux renard rusé, accepte sur le moment de satisfaire ces exigences pour marchander ensuite. Ce qui ramènerait Milner à la case départ. Mieux valait dans ce cas que la conférence échoue.
Et c’est bien ce qui se produisit. Kruger n’était pas arrivé avec de grands espoirs dans la capitale de l’État libre d’Orange non plus, même s’il s’en tint aux règles du jeu – concessions et compromis. Le troisième jour, il sortit de son chapeau une loi de réforme soigneusement élaborée prévoyant d’accorder aux districts miniers cinq sièges au Volksraad, le droit de vote étant, par ailleurs, accordé aux Uitlanders dans un délai compris entre deux et sept ans, en fonction de la date de leur installation au Transvaal.
Compte tenu des données démographiques, la concession n’était pas mince. Selon les chiffres des derniers recensements, publiés dans l’édition 1899 de l’Almanach d’État de la République sud-africaine, le corps électoral – composé des adultes Boers de sexe masculin – restait inférieur à 30 000 votants potentiels. La population blanche du Transvaal avait quant à elle considérablement augmenté et était de près de dix fois ce nombre, soit 290 000 hommes, femmes et enfants. Les statistiques faisaient par ailleurs état d’une population noire et métisse de 600 000 personnes. La population blanche de Johannesburg et de sa proche banlieue comprenait à elle seule plus de 50 000 Uitlanders de sexe masculin, qui, une fois pourvus du droit de vote, représentaient une masse largement suffisante pour modifier significativement les rapports de force politiques au Transvaal5.
L’offre de Kruger était quasiment conforme aux exigences de Milner. Rapprochement prometteur, estima Chamberlain, qui s’empressa d’envoyer un télégramme de félicitations au haut-commissaire. Rapprochement dangereux, jugea quant à lui Milner, qui, après avoir mis en avant d’innombrables objections, avertit Kruger que le point de rupture était presque atteint. La réaction de Londres – continuez à négocier, « les Boers ne comprennent pas vite » – lui parvint trop tard. Le 5 juin 1899, Milner rompit les pourparlers. Il avait la voie libre pour mettre à exécution son projet initial et provoquer une confrontation directe6.
Joe Chamberlain mit du temps à se décider. Certes, il fallait forcer Kruger à capituler ; il partageait sur ce point les vues de son haut-commissaire. Mais mieux valait employer des moyens diplomatiques. À partir du moment où le vieux leader boer acceptait les conditions imposées par les Anglais – l’égalité de droits pour les Uitlanders – on pouvait faire l’économie d’un conflit armé. L’enjeu était désormais tel que Londres ne pouvait reculer sans perdre la face. Mais la question de la suprématie britannique en Afrique du Sud demeurait un point litigieux. Il allait bien falloir que Kruger la reconnaisse, d’une façon ou d’une autre, en droit et en fait.
C’était pour cette raison que Chamberlain s’inquiétait de la réponse que Pretoria avait donnée à sa missive du 15 décembre 1898, relative à la suzeraineté. Datée du 9 mai 1899, elle n’avait manifestement pas été rédigée par Leyds puisque celui-ci avait quitté Pretoria à la fin mars. Si les arguties juridiques de certains passages portaient indiscutablement sa marque, y figurait une phrase trop percutante pour qu’on puisse la lui attribuer. Le droit du Transvaal à l’autodétermination, affirmait-elle, ne reposait pas sur la convention de Londres de 1884 : elle était tout simplement un droit naturel. Jamais Leyds ne s’était exprimé avec une telle assurance, une telle présomption, même. Milner n’en était pas revenu. Que le Transvaal puisse prétendre à un statut de souveraineté pleine et entière était non seulement inacceptable mais constituait, affirmait Chamberlain, une preuve tangible que « [leur] suprématie en Afrique du Sud » était bel et bien menacée7.
Autant de raisons pour entraver encore davantage l’action diplomatique de la république des Boers. Quant à la guerre, Chamberlain n’y était toujours pas résolu en juin 1899. La précipitation dont Milner avait fait preuve pour rompre les négociations avec Kruger à Bloemfontein l’avait choqué, comme elle avait choqué d’ailleurs l’administration du Bureau colonial tout entière – à l’exception du sous-secrétaire, lord Selborne, la providence de Milner, envers et contre tout. En outre, si l’on s’engageait dans un conflit armé, Chamberlain se retrouverait sous la dépendance du ministère de la Guerre pour tout ce qui relevait des questions logistiques – ce qui constituait pour lui davantage qu’un simple obstacle formel. Lord Lansdowne, son collègue, se trouvait à la tête d’un département ministériel en train de se déliter, irrémédiablement désuni, presque indifférent et apathique face à la menace militaire que représentaient les Boers. Personne ne s’était préparé à une telle situation de façon un tant soit peu sérieuse.
La population était, elle aussi, encore loin de manifester un élan unanime en faveur de la guerre. Des journaux comme le Times ou le Morning Post battaient le rappel, selon leurs moyens, pour attirer l’attention sur la situation des Uitlanders. The Transvaal from Within, livre va-t-en-guerre de Percy Fitzpatrick, publié sur la recommandation de Milner, devint le best-seller de la saison estivale. Mais des opinions divergentes s’exprimaient aussi. La publication du Blue Book, qui contenait la « dépêche des ilotes », n’avait pas encore mis le feu aux poudres. On enregistrait çà et là des réactions d’étonnement et de scepticisme. L’hebdomadaire satirique Punch donnait une tout autre image de l’ilote sud-africain : bien en chair, la veste lestée d’une lourde chaîne en or, signe de richesse et non d’esclavage, élégamment vêtu, arborant une épingle de cravate ornée de pierreries, « le genre d’homme qui peut être bien des choses, mais pas un ilote8 ».
À la mi-juin 1899, la menace de guerre semblait même avoir disparu, alors que Pretoria se montrait prêt à davantage de concessions que n’en avait proposées Kruger à Bloemfontein. Le Volksraad adopta une loi octroyant six sièges aux Uitlanders, ainsi que le droit de vote après sept ans de résidence, avec effet rétroactif. Raison pour Chamberlain de féliciter – à nouveau – Milner. Et occasion pour Milner de mettre à nouveau en garde son ministre contre les pièges de la proposition des Boers. Il avait lui aussi une contre-proposition à faire. Il s’agissait de mettre en place une commission mixte d’enquête qui examinerait la question du droit de vote sous tous ses aspects.
Selborne fit aussitôt chorus, ce qui contribua à remettre Chamberlain « dans la bonne voie ». Le 28 juillet 1899, lors de la seule séance que la Chambre des Communes consacra cette année-là à l’Afrique du Sud, son enthousiasme s’était considérablement refroidi à l’égard des dernières réformes annoncées par Pretoria. La question, dit-il aux parlementaires, n’était pas de savoir si quelqu’un devrait attendre deux ans de plus ou deux ans de moins pour disposer du droit de vote, ni d’entrer dans des détails précis. Une commission spéciale – il s’était rallié aux vues de Milner sur ce point – serait mieux à même de se prononcer à ce propos. L’enjeu était beaucoup plus crucial. Il y allait du « pouvoir et de l’autorité de l’Empire britannique… Le problème est celui de notre prédominance ». Le discours était clair et convainquit aussi bien les partis du gouvernement que l’opposition. Le parlement, satisfait, suspendit ses travaux. Les membres du cabinet rejoignirent leurs résidences d’été. Chamberlain alla se consacrer à ses orchidées dans son domaine de Highbury à Birmingham. La proposition visant à mettre en place une commission mixte fut transmise au gouvernement de Pretoria.
Trois semaines plus tard, le 19 août 1899, une réponse parvint de Pretoria. L’instauration d’une commission mixte était perçue comme une atteinte à l’autonomie du Transvaal et fut par conséquent refusée. Mais Kruger sortit de sa manche une nouvelle offre, proprement spectaculaire, à première vue du moins. Le droit de vote serait accordé aux Uitlanders au bout de cinq ans, avec effet rétroactif. Ils disposeraient de dix sièges dans un Volksraad dont l’effectif total serait porté à trente-six membres. Cette proposition allait au-delà des exigences formulées à Bloemfontein par Milner. Une condition était toutefois posée : le gouvernement anglais devait renoncer à toute revendication de suzeraineté et ne plus s’immiscer dans les affaires intérieures du Transvaal.
Voilà qui ressemblait fort à une dernière ouverture, à une ultime concession – et de fait, c’était le cas. Les autorités adoptèrent toutefois la même attitude qu’auparavant. Milner évacua aussitôt l’offre, n’y voyant qu’une énième manœuvre du président boer, une concession insuffisante qui ne tenait aucun compte de la position de l’Angleterre, « puissance dominante en Afrique du Sud ». Chamberlain eut là encore besoin de plusieurs jours pour arrêter son opinion : il parla tout d’abord d’une « reculade totale » de Kruger et annonça à lord Salisbury que la crise était conjurée. Mais le 24 août il s’était manifestement ravisé sous l’effet des arguments de Milner. Et, pour le coup, de façon radicale et irréversible.
Le message qu’il faisait passer au Premier ministre et à lord Lansdowne, ministre de la Guerre, était désormais d’une tout autre teneur : les Boers devaient impérativement fournir des éclaircissements sur leur proposition et retirer leurs conditions totalement inacceptables. S’ils n’obtempéraient pas dans un délai d’une semaine à dix jours, la preuve serait faite qu’ils ne cherchaient pas la paix. Un corps expéditionnaire de 10 000 hommes devrait alors être aussitôt envoyé sur place. Il laissa publiquement paraître son impatience le surlendemain. Dans un discours prononcé sur la pelouse de Highbury, il réitéra ses avertissements à Kruger. Le président du Transvaal posait des conditions irrecevables, et refusait que ses propositions de réformes soient soumises à examen. Cela ne pouvait plus durer. Le temps passait, le temps filait9.
La menace était on ne peut plus claire. Mais Kruger ne concéda plus rien. Au contraire, Pretoria s’empressa de rétracter sa dernière offre, laissant en suspens la possibilité d’une commission mixte. Position trop équivoque, de l’avis de Chamberlain. Sur ses instructions, lord Salisbury rappela à Londres les membres du cabinet.
Celui-ci se réunit le 8 septembre 1899. Chamberlain présenta un mémorandum dans lequel il résumait, une fois encore, son point de vue. Les Uitlanders étaient traités « comme une race inférieure, guère mieux que les Cafres et les Indiens ». La position de la Grande-Bretagne en Afrique du Sud était mise en péril, et avec elle le prestige qu’elle avait acquis dans ses colonies et le reste du monde. Le président du Transvaal, qui s’était ouvertement refusé à faire droit aux demandes du gouvernement anglais, allait être forcé de les accepter. Cela ne signifiait pas nécessairement, assura Chamberlain à l’intention de quelques ministres encore hésitants, que la guerre était inévitable. Kruger avait la réputation de « bluffer jusqu’au moment où, ayant la bouche d’un canon sous le nez, il capitulait ». Le corps d’armée de 10 000 hommes qu’on se proposait de lui envoyer allait lui montrer que les choses étaient sérieuses. Et, cette fois encore, il en rabattrait.
Tous les ministres ne partageaient pas le point de vue de Chamberlain, et encore moins la brutalité de ses propos, mais son dernier argument sur le recours de Kruger au bluff et au chantage emporta l’adhésion. Le cabinet décida l’envoi immédiat du corps expéditionnaire. Dès son arrivée au Natal, très probablement au début d’octobre, un ultimatum serait adressé aux Boers.
Le dernier mot revenait au Premier ministre, le respectable lord Salisbury. Il se montra grave. Il ne croyait pas à un recul de Kruger. Sa conviction était faite : la guerre allait éclater, peut-être la plus grande que l’Angleterre connaîtrait depuis celle de Crimée. Et il déplorait qu’on en soit arrivé là, tant l’enjeu du conflit lui paraissait dérisoire : « Tout cela pour des gens que nous méprisons, et pour des territoires qui ne contribueront en rien à renforcer la puissance de l’Angleterre. » Mais il n’y avait pas d’autre voie. L’intérêt stratégique que revêtait l’Afrique du Sud pour l’Empire britannique était, à ses yeux, disproportionné. Il l’avait bien fait sentir quelque temps auparavant à son gendre, lord Selborne, le secrétaire d’État aux Colonies : « L’essentiel, en Afrique du Sud, c’est de faire en sorte que ce soit nous qui commandions, et pas les Hollandais10 ! »
La décision de Paul Kruger était définitive : plus de concessions. Chamberlain voulait la guerre. C’est ce qui ressortait de son sinistre discours du 16 août et que sa lettre, écrite deux jours plus tard, répétait. Durant des mois, le président des Boers avait fait tout ce qui était en son pouvoir pour trouver un terrain d’entente avec les Britanniques. Et voilà où l’on en arrivait ! Kruger n’attachait plus aucune créance à leurs déclarations. « C’est notre pays que vous voulez », avait-il répliqué sèchement à Milner, le dernier jour de leurs discussions à Bloemfontein, au début juin. Deux mois s’étaient écoulés depuis lors ; on était le 2 septembre et les faits lui avaient donné raison. Qui plus est, ce n’était pas seulement Milner, mais aussi « Camberlen » qui voulait annexer le Transvaal à l’Empire britannique. Kruger n’avait plus aucun doute à ce sujet. Les Boers de la Colonie du Cap et de l’État libre d’Orange avaient beau demander avec insistance l’ouverture de nouvelles négociations, lui n’en voyait pas l’intérêt. Il les avait assez entendus. Schreiner et Hofmeyr, Steyn et son bras droit Fischer, ainsi, bien sûr, que Reitz, son propre secrétaire d’État, et Smuts, son procureur d’État – tous lui avaient donné des conseils bien intentionnés, mais pour quel résultat ?
Les choses avaient commencé avec le Great Deal début avril. Certes, ce plan avait été saboté par les capitalistes, mais il y avait eu aussi de la naïveté à faire confiance à ce Kirkpatrick. La réponse faite début mai à la lettre de Chamberlain sur la question de la suzeraineté n’avait pas été suffisamment mûrie. Leyds avait rédigé une première mouture, dans le style précautionneux qui était le sien, mais Reitz – ou Smuts, il n’avait pas de certitude à ce sujet – y avait ajouté le passage où était invoqué le droit du Transvaal au statut d’État indépendant selon le droit international. Le texte avait attiré les foudres de Milner et de Chamberlain, et Reitz avait été contraint de revenir sur ses positions par la suite.
Ne parlons pas de toutes les concessions vexatoires que Kruger avait dû avaler sur la question du droit de vote – alors même qu’il n’en voulait pas. Pour récolter quoi ? Des menaces de la part de Chamberlain. Plus il fléchissait, plus s’intensifiaient les revendications britanniques. Que pouvait-il faire de plus ? Les jeunes Boers trépignaient d’impatience à l’idée de jeter les Anglais à la mer. Les gouvernements amis exhortaient le Transvaal à la prudence. Il fallait prendre une décision. Ce serait la guerre.
La même conclusion s’était imposée dans le Rand. Les mines d’or avaient connu des rendements exceptionnels au premier semestre de 1899, mais durant l’hiver austral Johannesburg et ses environs durent faire face à « une ruée vers l’or à l’envers ». Un véritable exode se déclencha en août. Des dizaines de milliers de mineurs noirs furent débauchés. Un nombre encore plus grand d’Uitlanders décampa. En septembre, ce fut la panique complète. Une débandade éperdue de mineurs, d’artisans, de commerçants, de barmans, de prostituées. Quiconque parvenait à se ménager un espace dans un wagon, un char à bœufs, ou tout autre véhicule à destination de la Colonie du Cap ou du Natal, déguerpissait. À la fin septembre, la plupart des mines d’or avaient fermé leurs portes. Johannesburg était devenue une paisible ville de province11.
À Pretoria, chacun se préparait également à partir – mais pour le front. Reitz et Smuts faisaient chorus avec Kruger : la guerre était d’autant plus inévitable que, lors de la réunion du cabinet britannique du 8 septembre 1899, l’envoi d’un corps expéditionnaire avait été décidé. Les troupes arriveraient en Afrique du Sud dans un mois. Il fallait mettre ce temps à profit. Smuts échafauda en toute hâte un plan. Une attaque surprise était à son avis la meilleure option. Les Boers avaient encore, et de loin, l’avantage du nombre. En envahissant sans attendre le Natal, ils pourraient, sans difficulté, s’ouvrir une voie de passage jusqu’à Durban et s’emparer de l’artillerie et des munitions stockées sur place. Les Anglais se trouveraient du même coup privés de leur port avitailleur le plus proche. Il y avait alors de fortes chances que les Afrikaners de la Colonie du Cap se soulèvent. Avec une troisième république boer contre eux, les Anglais seraient mis à rude épreuve. Et l’on pouvait s’attendre à ce que la France, la Russie et l’Allemagne profitent de la situation12.
Quoiqu’il ne parût pas déraisonnable, Smuts n’allait pas avoir l’occasion d’expérimenter son plan. L’État libre d’Orange – et plus précisément le président Steyn – n’était pas prêt à aller aussi loin. Ce dernier entrevoyait encore la possibilité d’une solution pacifique et continuait à œuvrer en ce sens. Par acquit de conscience, Kruger examinait ses suggestions. Perte de temps, estimait-il, mais il ne voulait pas compromettre son alliance avec Steyn en passant seul, et de son propre chef, à l’offensive. En conséquence de quoi, il attendit pendant des semaines une décision de Bloemfontein.
Smuts n’était pas du genre à temporiser. Toutefois, pour s’employer utilement, il se mit, dans l’intervalle, à rédiger avec le concours de son ami Jacob de Villiers Roos un pamphlet historique intitulé Een eeuw van onrecht13 dans lequel il dénonçait avec virulence « cent ans d’oppression et de persécutions ». Ce texte visait à dresser tous les Afrikaners, qu’ils vivent dans les deux républiques boers ou les deux colonies britanniques, contre « un gouvernement inique et haï, siégeant à plus de trois mille lieues »14 : un texte manichéen où les Boers figuraient les héros et les Anglais les scélérats. Le tout dans une langue et un style qui, même au regard des normes rhétoriques du XIXe siècle, versaient dans la grandiloquence outrée et l’exaltation fébrile.
Les Britanniques y étaient dépeints d’entrée de jeu comme étant « des hypocrites imprégnés d’une mentalité d’annexionnistes et de pillards ». Ils entretenaient « une affection malsaine pour les races noires » qui n’était rien d’autre qu’un sentiment « [de] haine et [de] mépris envers les Boers »15. Depuis la découverte des « richesses minérales de la République sud-africaine », ils avaient « mis en ligne les forces nouvelles du capitalisme à côté de la vieille politique de mauvaise foi qu’on leur connaît »16 et déployé, autour de ce pauvre peuple condamné, « une troupe de bêtes fauves et une nuée menaçante d’oiseaux de proie17 ».
En dépit de « tous les sacrifices et les tribulations qui l’avaient profondément éprouvé », le peuple boer avait fait preuve d’une dignité « qui rappelle au monde l’histoire d’un calvaire encore plus grand et plus douloureux ». Ils avaient poursuivi leur pèlerinage de martyrs jusqu’à ce qu’« une notable partie de l’Afrique du Sud fût colorée en rouge, moins du sang des hommes capables de résister que de celui des femmes, des enfants massacrés »18. Ils avaient, de la sorte, gardé leur foi en la « Justice », qui procède de « lois éternelles que l’orgueil et l’inconstance des hommes ne sauraient affecter »19.
Le chapitre conclusif semblait être une réponse directe à la « dépêche des ilotes ». Milner était passé par Oxford. Smuts, qui avait étudié à Cambridge, était au moins aussi versé que lui dans les humanités. Il eut recours à une autre comparaison que celle du haut-commissaire : l’Angleterre, qui faisait venir des troupes de « tous les coins de la terre20 » pour écraser ce petit peuple, cette poignée de gens, était semblable à Xerxès, qui « envoyait un million de soldats contre l’humble Péloponnèse21 ». Les Boers étaient évidemment identifiés aux Spartiates – à « Léonidas marchant aux Thermopyles avec 300 guerriers contre l’armée innombrable du roi de Perse22 ». « Que nous soyons victorieux ou que nous soyons couchés dans la tombe, la Liberté ne se lèvera pas moins sur l’Afrique du Sud, comme se lève le soleil, bien au-delà des nuages de l’aurore […]. Ainsi s’est fondée la République des États-Unis de l’Amérique du Nord23 ! » Du Zambèze à la Baie Simon, l’Afrique sera alors « à l’Afrikaner »24.
Le 28 septembre 1899, Kruger en eut assez d’attendre. Quelques jours auparavant, il avait appris que le corps expéditionnaire britannique serait suivi par un corps d’armée au complet. Le Transvaal mobilisa. Le 2 octobre, l’État libre d’Orange fit de même. Steyn lui-même ne voyait pas d’autre issue.
Willem Leyds était mal à l’aise. Il servait la cause boer comme il le pouvait, mais ses préoccupations se trouvaient ailleurs. Diplomatie et relations publiques constituaient désormais son domaine d’action ; il n’intervenait plus directement sur le plan politique. Il faisait la navette entre Bruxelles et La Haye, Paris et Amsterdam, et se rendait occasionnellement à Berlin. Ces déplacements n’étaient pas inefficaces, il obtenait des résultats, mais tout compte fait… « Je voudrais être à Pretoria », confia-t-il à la mi-août 1899 à deux de ses correspondants au Transvaal ; « je crois, en toute modestie, que je pourrais m’y rendre quelque peu utile ». Le gouvernement le consultait régulièrement, ses factures de télégraphe grimpaient, mais, écrivait-il, « on peut dire beaucoup plus à quelqu’un quand on l’a devant soi qu’à distance, par câble »25.
Il ne s’agissait pas seulement pour lui de remettre du cœur au ventre des uns et des autres. Il portait un œil critique sur ses successeurs à Pretoria et déplorait l’absence d’une ligne stable et équilibrée. Leur position était tantôt trop téméraire, tantôt trop docile. L’exemple le plus significatif de ces oscillations était la réponse donnée à la lettre de Chamberlain concernant la question de la suzeraineté. Tout le mal qu’il s’était donné avait été réduit à néant par la phrase imprudente qu’ils avaient ajoutée. Chamberlain savait exploiter ce genre d’erreur. Et il remuait le couteau dans la plaie. La formulation des différentes propositions concernant le droit de vote n’était pas toujours très heureuse. Il fallait faire preuve d’une rigueur exemplaire, ne pas laisser entendre que c’était parce qu’on avait le couteau sur la gorge qu’on faisait des concessions. Ce n’était pas du goût des Anglais. De plus, les coups de gouvernail de l’administration de Pretoria compliquaient son travail de diplomate. Il n’était pas toujours informé à temps des nouveaux développements, et les instructions qui lui étaient données manquaient de précision.
Mais n’épiloguons pas. Sa présence à Pretoria aurait-elle vraiment pu changer quelque chose dès lors que Milner et Chamberlain étaient résolus à la guerre ? Beit aussi d’ailleurs, ce qui n’avait pas échappé à Leyds qui, en Europe, dans son poste de guet, était à l’affût. « Tous les groupes financiers ayant des intérêts en Afrique du Sud » étaient sous l’emprise de Wernehr, Beit and Co., constatait-il. La puissance de ces derniers était telle que « les autres ne [pouvaient] s’opposer à eux, et, par crainte d’un boycott, [faisaient] les quatre volontés de Beit (Wernher est un peu moins intraitable). Et Beit [était] lui-même aux ordres de Chamberlain »26.
De pareilles affirmations laissent penser que Leyds pouvait probablement se rendre plus utile en Europe qu’au Transvaal. D’une part en tenant Pretoria informée des dispositions dans lesquels se trouvaient les gouvernements, les milieux financiers et les opinions publiques dans les différentes capitales européennes à l’égard de la république boer. D’autre part en défendant les intérêts du pays.
Il reprit donc la campagne en faveur des Boers qu’il avait mise sur pied en 1898. C’était une nécessité impérieuse. « La presse se déchaîne à nouveau contre la République », observa-t-il après la visite qu’il fit fin avril 1899 à Paris. Il fallait rester vigilant en toutes circonstances pour dénoncer les demi-vérités et les insinuations malveillantes. Sur ce plan, il n’était d’ailleurs pas épargné. Le Financial Times rapporta par exemple que, dans l’exercice de ses fonctions de secrétaire d’État, il s’était enrichi en se livrant à des transactions illégales d’or. Incrimination lancée à l’aveuglette, mais difficile à réfuter : quoi qu’on fasse pour rejeter ce type d’accusation, il en reste toujours quelque chose27.
Leyds effectuait l’essentiel de son travail dans l’espace clos de son cabinet. Très diversifiées, ses activités diplomatiques pouvaient aussi bien l’amener à faciliter la recherche d’un investisseur d’État adéquat et à prendre en charge la participation du Transvaal à l’exposition universelle de 1900 à Paris, qu’à assurer une médiation délicate concernant un transport d’armes et de munitions dont les Boers entendaient obtenir la livraison alors qu’elles avaient été mises sous séquestre à Lourenço Marques.
Il s’agissait d’un lot de 200 Mauser et de plus de 3,5 millions de cartouches provenant des Deutsche Waffen- und Munitionsfabriken à destination de Pretoria. Durant les années précédentes, plusieurs livraisons d’armes avaient transité par le Mozambique, mais voilà que les autorités portugaises se mettaient soudain à ruer dans les brancards – sous la pression des Anglais, affirmaient comme un seul homme les autorités du Transvaal. Au milieu du mois d’août 1899, Leyds reçut mission de partir en toute hâte vers Lisbonne pour faire à son tour pression sur les Portugais. On lui recommanda d’informer par la même occasion Berlin, puisque la « marchandise » provenait d’Allemagne et avait été transportée par le Reichstag, un navire allemand. Leyds observa la recommandation, mais en prit à son aise avec la mission proprement dite : au lieu de se rendre à Lisbonne, il transmit au représentant du Portugal à Bruxelles une note de protestation et, pour le reste, usa d’intimidation indirecte. À cet égard, il bénéficia non seulement de l’aide de Berlin, mais aussi de celle de Paris. La France allait à son tour acheminer de l’armement par la même route maritime. Deux gros canons du Creusot, qui seraient conditionnés et enregistrés comme autant de « machines ». Toutefois, malgré ces dispositions, mieux valait que les Français restent informés de l’évolution de la situation et puissent user de leur influence sur les Portugais. La pression exercée par chacun des deux pays s’avéra efficace. Le chargement de fusils et de munitions en provenance d’Allemagne fut débloqué fin septembre par les autorités du port de Lourenço Marques28.
Mais sur ce point, Pretoria devait se garder de toute illusion, avertit Leyds à plusieurs reprises. Berlin et Paris n’avaient en l’occurrence écouté que leur intérêt personnel. Si la situation empirait il n’y aurait aucun soutien à attendre de ces deux puissances. Ses télégrammes étaient explicites. Le 3 août 1899, il écrivait : « En cas de guerre, l’Allemagne et la France feront assaut d’obligeance à notre égard, de façon démonstrative au besoin, mais sans véritablement nous venir en aide. » Puis le 25 septembre : « L’Allemagne ne fera rien. La France ne serait pas mécontente de mettre en difficulté l’Angleterre, mais on ne peut pas compter sur elle. Elle est par trop velléitaire. En revanche, tout le monde s’accorde à penser que la Russie pourrait intervenir en Asie29. »
Les Russes pourraient donc fort bien tirer avantage d’une guerre entre l’Angleterre et le Transvaal. En tout état de cause, il était vain de penser que le tsar Nicolas II allait adopter une attitude de principe et s’y tenir. Sous la pression des Britanniques, il avait refusé d’inviter le Transvaal et l’État libre d’Orange à la conférence pour la paix organisée à son initiative à La Haye, de la mi-mai à la fin juillet 1899. Leyds avait préféré éviter La Haye durant toute cette période. « Je me trouve dans une position délicate30. »
Il avait été heureux de constater que cette exclusion des deux républiques boers avait entraîné de vives protestations aux Pays-Bas, dans la presse comme au Parlement. C’était en soi un réconfort, même si les critiques avaient été surtout adressées, à tort, au ministre néerlandais des Affaires Étrangères, Willem H. de Beaufort. Abraham Kuyper, leader du parti anti-révolutionnaire, fit savoir qu’il tenait ce dernier pour responsable de la mesure d’ostracisme qui frappait deux « communautés hollandaises », et lui reprocha son « impardonnable faiblesse ». Leyds savait à quoi s’en tenir. Tout était écrit. Il avait été signifié à de Beaufort que c’était à prendre ou à laisser : s’il n’acceptait pas les conditions fixées, la conférence n’aurait pas lieu, ou elle se tiendrait ailleurs qu’à La Haye.
Leyds était également conscient que si un esclandre éclatait à ce propos aux Pays-Bas il resterait incompris sur le plan international et n’aurait, qui plus est, aucune incidence Angleterre. Au printemps, l’Association des femmes néerlandaises (de Nederlandsche Vrouwenbond) avait remis au tsar Nicolas II une pétition appuyant son initiative pour la paix, qui rassemblait 200 000 signatures. De son côté, l’Association néerlando-sud-africaine (NZAV) récolta en août 140 000 déclarations de soutien au manifeste adressé « Au peuple de Grande-Bretagne » (Aan het Volk van Groot-Brittanië), plaidoyer passionné en faveur de la cause boer. Ces pétitions furent reçues poliment mais, au stade où en étaient les choses, les signatures n’avaient plus aucun poids – et constituaient tout au plus une forme d’engagement sympathique mais hors de propos31.
Leyds avait déjà fait sienne cette conclusion, à l’occasion d’une campagne similaire menée des mois plus tôt au Transvaal, qui n’était, quant à elle, pas restée sans effets : la pétition adressée à la reine Victoria à la fin mars 1899 par 21 000 Uitlanders avait été suivie deux mois plus tard par une seconde pétition dans laquelle 23 000 autres Uitlanders affichaient leur désaccord avec leurs devanciers : « Nous ne partageons ni les sentiments ni les opinions exprimées dans la requête [la première pétition envoyée à la reine Victoria], car nous avons la conviction qu’au sein de la République sud-africaine la sûreté et la sécurité de nos vies et de nos biens sont garanties de la même façon que dans n’importe quelle partie du monde civilisé. » Ces Uitlanders-là, visiblement satisfaits du gouvernement du Transvaal, faisaient entendre un tout autre son de cloche que la South African League. Preuve tangible que, parmi la communauté composite des immigrants arrivés au Rand, l’hostilité au régime de Kruger n’était pas unanimement partagée.
L’administration de Pretoria n’avait pas hésité à attirer l’attention du gouvernement anglais sur cette pétition et à en faire parvenir des copies à Berlin, Paris, La Haye et Washington. Mais – phénomène peut-être encore plus étonnant que la pétition elle-même – rien ne se produisit. Aucune réaction, alors même que l’appel envoyé précédemment à la reine Victoria éveillait un écho durable dans la presse. Les choses, dès lors, furent claires pour Leyds. Le temps des pétitions était révolu. Tout reposait désormais sur l’usage de la force32.
On retrouve cette idée dans la correspondance de Leyds entre la mi-juillet et la fin septembre 1899, avec pour point de départ une lettre de Moltzer, son ancien professeur et ami, membre du Conseil d’État néerlandais, qui continuait à se montrer très préoccupé par le sort des Boers. Y avait-il quoi ce que ce soit qui puisse être entrepris par le gouvernement néerlandais pour éviter un affrontement violent entre le Transvaal et l’Angleterre ? Dans l’affirmative, Moltzer se proposait de prendre directement contact avec Pierson, le Premier ministre, que Leyds connaissait bien.
Leyds avait un projet en tête. Il fit part sans tarder de sa suggestion – un appel pressant de la reine Wilhelmine des Pays-Bas, « toute jeune fille, à peine entrée dans la carrière » adressé à la reine Victoria, « vieille femme dont la vie touchait à sa fin ». Cette proposition n’obtint pas l’agrément de Pierson, qui la jugea trop compromettante. Ce dernier ne voulait pas « exposer la reine à un risque d’échec ». Par la même occasion, il signifia à Leyds, au nom du ministre des Affaires étrangères, W. de Beaufort, qu’il n’y avait rien à attendre du « gouvernement néerlandais en tant que tel ». Comme les autres nations, les Pays-Bas étaient trop dépendants de la puissante Albion, en raison notamment de la vulnérabilité des Indes néerlandaises33.
L’échange aurait pu prendre fin aussitôt, si Pierson n’avait offert à Leyds d’intervenir à titre privé. C’était un grand ami de George Goschen, premier lord de l’Amirauté, et, de ce fait, membre du gouvernement de lord Salisbury. Une lettre personnelle pouvait peut-être contribuer à faire évoluer – de l’intérieur en quelque sorte – le point de vue du cabinet anglais. Le Premier ministre néerlandais tenait en haute estime les Anglais et tablait sur leur bon sens. Il avait la réputation d’être un « anglomane » – ce dont il « convenait lui-même » d’ailleurs. Il était convaincu, et n’en faisait pas mystère, que le Transvaal aurait dû depuis longtemps « mener une politique libérale » et commencer « par mettre sur un pied d’égalité l’anglais et le hollandais ». Si Leyds en était d’accord, Pierson était disposé à approcher Goschen.
Leyds, qui n’était pas favorable à cette démarche, témoigna néanmoins de la reconnaissance à Pierson. S’ensuivit un échange de lettres passablement schizophrénique entre les deux hommes. D’un côté, Pierson informait Leyds que ses contacts avec Goschen étaient de plus en plus encourageants. De là sa conviction qu’« un puissant parti de la paix œuvrait au sein du cabinet britannique ». De l’autre côté, Leyds qui, toujours respectueux du protocole académique, donnait du « très estimé professeur » à Pierson, avant de lui signifier, avec un franc-parler qui faisait fi des convenances, ce qu’il pensait de son optimisme. Le 22 août 1899, il lui écrivit sans ambages : « Vous croyez encore à la possibilité de gagner Goschen à votre cause. Moi pas. » Néanmoins, Pierson continua à écrire aussi bien à Goschen qu’à Leyds. Le 26 septembre il réitéra sa confiance « dans le courant pacifiste actif au sein du gouvernement anglais ».
La méfiance compréhensible du Transvaal envers l’Angleterre ne devait pas faire obstacle aux concessions, affirmait-il. Le bilinguisme constituait un outil efficace. L’exemple du parlement belge était éloquent à cet égard34. Autant parler à un sourd. Quinze ans auparavant, Pierson avait réussi à persuader un jeune juriste encore hésitant à partir au Transvaal en lui vantant les perspectives qu’offrait une carrière de procureur d’État à Pretoria. Il s’efforçait à présent de convaincre un homme d’État incrédule d’accepter des concessions en exagérant les chances de paix qui se présentaient encore à Londres. Peine perdue. Leyds ne croyait plus en la paix et n’avait plus aucune confiance dans le gouvernement anglais. Il n’y avait pas de temps à perdre.
Tel fut le message qu’il adressa d’ailleurs à Pretoria. Le 6 octobre il écrivit tout net à Reitz : « L’Europe entière s’étonne de ce que les Boers, après avoir signifié ou, plus exactement, demandé aux Anglais de retirer leurs troupes, ne leur déclarent pas la guerre. Attendre que de gros effectifs militaires soient arrivés au Natal est, aux yeux de tous, un véritable suicide. » Le 9 octobre, il fit à nouveau état de cet étonnement. Le lendemain, jour du soixante-quatorzième anniversaire de Paul Kruger – l’homme qui l’avait rallié à la cause des Boers –, Leyds reçut le télégramme tant attendu. Les Boers avaient lancé leur ultimatum. Demain, ce serait la guerre35.