C’était une offre qu’il lui aurait été facile de refuser. Docteur en droit après une soutenance de thèse qui lui avait valu la « mention très honorable avec félicitations du jury » alors qu’il avait tout juste 25 ans, Willem Leyds, le protégé de tous les grands pontes de la prestigieuse faculté de droit d’Amsterdam, voyait s’ouvrir devant lui de nombreuses voies. Charge de magistrat aux Indes néerlandaises, nomination comme professeur à l’université de Groningue, ou poste à la Nederlandsche Bank : il ’avait l’embarras du choix en matière de plan de carrière.
Pourquoi donc aurait-il accepté une aussi étrange proposition ? Procureur d’État au Transvaal, c’était bien la dernière chose à laquelle il aurait pensé. Un pays peuplé d’éleveurs professant un calvinisme rigoriste, un État qui n’avait que quelques années de plus que lui, il n’y avait guère là de quoi flatter la réputation d’un juriste libre-penseur. Sans parler du fait que le haut plateau sud-africain ne se caractérisait pas par sa grande ouverture à la culture. Leyds, outre sa formation universitaire, avait des dons artistiques. Il était violoncelliste dans un quatuor dans lequel figurait aussi Alphonse Diepenbrock1, lisait Homère en compagnie de Willem Kloos2 et comptait Frederik van Eeden3 parmi ses amis.
Et voilà qu’il était question de partir vers le Transvaal, que sa fiancée Louise Roeff, en sa présence, qualifiait malicieusement de désert intellectuel. S’il avait déjà des doutes, c’était à cause de la personnalité de l’homme qui lui avait fait cette proposition. Paul Kruger lui en avait imposé par sa prestance, ses yeux foncés et sa voix de basse profonde, son franc-parler et son assurance. Mais cette voix venait d’un autre monde, c’était un écho du passé. Prototype de l’Afrikaner, le président du Transvaal était à la fois homme de la Parole, homme d’armes, homme des immenses prairies herbeuses. Il prêtait en outre singulièrement peu d’attention à son apparence. Leyds passait pour être un beau jeune homme, distingué jusqu’aux pointes de sa moustache taillée au goût du jour. Le chef boer, presque sexagénaire, frappait surtout par sa malpropreté insigne, qui ressortait encore davantage dans la suite luxueuse de l’hôtel Amstel où ils s’étaient entretenus.
Pour Leyds, le contraste était trop criant, la distance trop grande, la décision trop lourde de conséquences. Au bout de quelques heures il fit savoir qu’il déclinait l’honneur qui lui était fait. Mais il n’allait pas être aussi facilement quitte. Kruger, qui ne se satisfaisait pas de son refus, le persuada de réfléchir encore à sa proposition. C’était le 12 juin 1884, un jeudi – le lendemain de la soutenance de thèse de Leyds. Le président du Transvaal devait quitter Amsterdam deux jours plus tard.
Eh bien soit, Leyds allait réexaminer les choses avec Pierson4. Ses hésitations étaient compréhensibles. Les Pays-Bas ne savaient pas encore à quoi s’en tenir avec ces Boers. Leur résistance victorieuse au gouvernement colonial britannique suscitait partout l’admiration, mais ce statut de héros ne leur avait été octroyé qu’assez récemment – en décembre 1880 pour être précis – et il était donc encore fragile.
Ils avaient été ignorés ou décriés pendant des dizaines d’années. Depuis que la Colonie du Cap avait été définitivement reprise par les Anglais en 1806, les colons blancs qui se trouvaient sur place étaient peu à peu tombés dans l’oubli, y compris aux Pays-Bas où étaient nés la plupart de leurs aïeux. Lorsque, dans les années 1850, ils s’étaient à nouveau affranchis des chaînes de l’administration britannique pour établir les républiques indépendantes de l’État libre d’Orange et du Transvaal – qui, ensemble, formaient officiellement la République sud-africaine –, les Néerlandais avaient pris acte avec indifférence. La conscience d’une parenté s’était graduellement estompée – les Boers étaient considérés comme les arriérés de la famille, dont on préfère taire l’existence.
Dans les rares rapports parvenus à leur sujet, les incriminations s’ajoutaient les unes aux autres. Ils étaient qualifiés de paresseux, de stupides, d’hypocrites, et, comble d’infamie, ils maltraitaient les « malheureux Cafres ». Certes, les Boers pratiquaient une forme de racisme inspirée de l’Ancien Testament qui faisait d’eux des esclavagistes auquel tout sentiment de honte était étranger. Ils allaient même jusqu’à contrecarrer ouvertement l’action des missionnaires qui tentaient de convertir les populations noires au christianisme. Ce furent donc surtout les sociétés des missions qui flétrirent les Boers et les discréditèrent auprès des opinions publiques, tout d’abord en Angleterre, puis dans le reste de l’Europe. Aux Pays-Bas, le témoignage à charge le plus accablant fut celui du pasteur Huet. Ayant exercé comme missionnaire durant douze ans, il publia en 1869, sous le titre Het lot der zwarten in Transvaal5 (Le sort des Noirs au Transvaal), un ouvrage dans lequel il se répandait sur les pillages, les meurtres et autres atrocités dont les Boers se rendaient coupables.
Leur réputation déjà fort douteuse se dégrada davantage encore au cours des années 1870. Thomas Burgers, président du Transvaal à l’époque, parut, dans un premier temps, être en situation de redresser favorablement l’image qu’on se faisait d’eux. En 1875, il entreprit un voyage en Europe afin d’obtenir des aides à la réalisation d’ambitieux projets de développement. Il fit bonne impression aux Pays-Bas, tout au moins dans les milieux libéraux. Il réussit non seulement à établir des relations diplomatiques, mais aussi à obtenir un prêt pour la construction d’une voie ferrée reliant le Transvaal à l’océan Indien. En outre, la poétesse Catharina van Rees lui fit don, pour son pays, d’un hymne national de sa composition, qui débutait ainsi : « Kent gij dat volk vol heldenmoed » (« Connais-tu ce peuple au cœur vaillant ? »). Il est toutefois douteux que Burger l’ait chanté à pleine voix une fois rentré au Transvaal. Il apparut très vite que les Boers avaient perdu confiance en lui. Prêt et voie ferrée restèrent en plan, ce qui engendra des divisions au sein des populations. Deux ans plus tard, les Anglais purent, presque sans coup férir, mettre fin à l’indépendance de la République sud-africaine. Dès le 12 avril 1877, l’Union Jack flottait sur le siège du gouvernement à Pretoria6.
On ne s’en émut guère aux Pays-Bas. Les universités d’Utrecht, d’Amsterdam et de Leyde protestèrent contre le caractère illégal, du point de vue du droit constitutionnel, de l’intervention anglaise, mais sans faire montre d’une quelconque sympathie à l’égard des Boers. « C’était leur faute » ; selon les libéraux, ils n’auraient pas dû lâcher Burger. « C’était leur faute », reprenaient en écho Abraham Kuyper et son arrière-ban de protestants rigoristes, rassemblés dans le Parti anti-révolutionnaire (ARP)7. Ils n’auraient jamais dû miser sur Burger.
Le miracle ne s’accomplit qu’en décembre 1880, lorsque après avoir pris les armes les Boers réussirent à annuler l’annexion. Comme par un coup de baguette magique, l’image de « brebis galeuses de la famille » se transforma du tout au tout. Ils redevinrent ces cousins germains longtemps perdus de vue, membres à part entière de la glorieuse tribu des Hollandais. N’avaient-ils pas, comme ces derniers, le sang héroïque des Gueux dans les veines ? Âmes simples, mais pleines de bon sens, juste un peu plus attachées aux normes et aux valeurs traditionnelles qu’on ne l’était généralement aux Pays-Bas. Quoi de plus naturel, après tout, dans la ténébreuse Afrique.
Cette soudaine métamorphose fut surtout le fait de l’élite intellectuelle qui, non contente de fournir les arguments qui présidèrent à la stupéfiante réhabilitation des Boers, s’illustra par sa volonté d’agir. Agir, vraiment ? Oui, si toutefois on peut appeler action le fait de lancer des pétitions, de publier des brochures et des éditoriaux, d’organiser des meetings de solidarité et des collectes ou autres initiatives du même genre. Toujours est-il que ce retournement radical de l’opinion publique fut bel et bien spectaculaire. Avec, à la manœuvre, des professeurs renommés.
L’initiative fut prise par Pieter Harting, célèbre professeur de pharmacologie, d’anatomie, de zoologie et de géologie – et l’une des dernières figures de savant omnivore de l’université d’Utrecht. Le 23 décembre 1880, il publia un appel « à la nation britannique » dans l’Utrechts Provinciaal en Stedelijk Dagblad8. Invoquant le sens de l’équité envers la population du Transvaal, « laquelle partage avec nous, Néerlandais, les mêmes ancêtres communs », il rallia très vite de nombreux soutiens. Remise deux semaines plus tard à la reine Victoria, la pétition « To the People of England » avait recueilli 6 082 signatures, dont 81 émanaient de collègues de Harting, soit une proportion étonnamment élevée des 180 professeurs d’université que comptait le pays.
Si l’on ajoute les centaines d’ecclésiastiques, d’officiers, de maires, de conseillers municipaux, de députés et de représentants des États-Généraux qui avaient donné eux aussi leur signature, c’était à l’évidence l’élite cultivée des Pays-Bas qui s’enflammait pour la cause des Boers, bien moins instruits qu’elle. Il ne s’agissait pas là de la simple manifestation d’une affinité intellectuelle, mais d’un phénomène s’apparentant à une projection purement nationaliste. L’initiative de Harting marqua le début d’une période durant laquelle chacun crut avec un enthousiasme grandissant que le rêve des « Grands Pays-Bas », renforcé par la conquête de l’« archipel indien9 » et l’héroïsme des « parents Boers » que les Néerlandais reprenaient à leur compte, pouvait devenir réalité. Le brasier du nationalisme allait encore davantage s’attiser vers le tournant du siècle, mais le feu était déjà bien nourri.
Harting, nous l’avons vu, jouait un rôle de premier plan. Encouragé par le succès de sa pétition, il créa dans la foulée le Comité directeur pour la défense des intérêts des Boers du Transvaal, constitué d’un groupe fermé de professeurs de l’université d’Utrecht qui partageaient les mêmes convictions libérales. Auxquels s’ajoutait – faisant là figure d’exception – le jonkheer10 Gerard Beelaerts van Blokland, haut fonctionnaire au ministère de la Justice, lié à l’Afrique du Sud par d’anciens états de service. Protestant rigoriste, il allait adhérer peu après à l’ARP.
Le comité d’Utrecht n’était certes pas le seul, comme l’indiquait sa dénomination de « comité directeur », mais il se distinguait par sa modération : Harting et ses partisans entendaient se limiter, dans leur soutien à la cause boer, à « tout moyen licite, c’est-à-dire pacifique qui ne contrevienne pas à la neutralité de la patrie ». Il n’était pas question d’offenser en quoi que ce soit le gouvernement et l’opinion publique britanniques. Ni de prêter l’oreille aux projets abracadabrants de formation d’un corps de volontaires ou de collaboration avec les nationalistes irlandais, échafaudés par tel ou tel comité local.
La prudence des professeurs d’Utrecht suscita çà et là des rancœurs, notamment dans la capitale où le Comité amstellodamois pour le Transvaal, fondé lui aussi en janvier 1881, présentait une plus grande hétérogénéité. Il incluait, outre des libéraux, des conservateurs, des radicaux et des anti-révolutionnaires. Parmi ces derniers se trouvait le leader du parti, Abraham Kuyper, par ailleurs rédacteur en chef du journal De Standaard et professeur de théologie à l’Université libre d’Amsterdam, inaugurée trois mois auparavant. Kuyper ne put que se féliciter du ton plus ferme et de la prise de position plus tranchée du groupe d’Amsterdam, qui faisait de l’obtention d’une aide « humanitaire » aux victimes de la guerre – du côté boer, cela va sans dire – son premier et principal objectif. Il voyait dans l’attitude de la Croix-Rouge, qui refusait de prêter secours à une seule des parties belligérantes, une « neutralité qui conduit à l’injustice ».
Mais les différences de ton ou de détermination qui se manifestaient au sein du camp favorable aux Boers parurent dérisoires lorsqu’il fut établi que ces derniers étaient capables de vaincre par leurs propres forces les Anglais, auxquels ils donnèrent le coup de grâce le 27 février 1881 sur le mont Majuba – nom qui allait, durant des années, siffler aux oreilles britanniques. Cette victoire décida les comités d’Utrecht et d’Amsterdam à unir leurs forces. L’assemblée constitutive de l’Association néerlandaise- sud-africaine (Nederlandsch Zuid-Afrikaansche Vereeniging ou NZAV) se tint à Utrecht le 12 mai. Harting, qui en devint le président honoraire par acclamation, évoqua avec véhémence les « devoirs qu’imposent les liens du sang ».
Ce fut là une fusion mémorable. Encore active aujourd’hui, la NZAV perdit cependant, un an après sa fondation, l’une de ses caractéristiques les plus singulières : il fallut bien se rendre à l’évidence que libéraux et anti-révolutionnaires n’étaient pas des alliés naturels. Aux yeux de Kuyper, les liens religieux étroits existant entre les protestants rigoristes des Pays-Bas et les Boers rendaient nécessaire l’instauration d’une relation particulière, allant bien au-delà de ce qu’impliquaient de simples rapports de parenté. Une profonde affinité spirituelle unissait selon lui les deux communautés. La proclamation du caractère exclusif de ces sympathies mutuelles n’eut cependant aucun écho dans l’association. Kuyper quitta le comité de direction de l’association durant l’été 1882, tout comme Paul Fabius et Frans Lion Cachet. Cette même année, ce dernier publia Le Combat des Boers du Transvaal raconté au peuple néerlandais11, ouvrage qui faisait la part belle aux convictions les plus fondamentales des anti-révolutionnaires, comme en témoigne le passage suivant : « Lorsque, trois mois auparavant, le camp qui paraissait avoir perdu tout espoir contre la puissante Angleterre avait humblement placé sa confiance dans le secours de Dieu, cette confiance n’avait pas été trompée. La république avait été libérée12. »
La liberté dont jouissaient les habitants du Transvaal n’était encore alors que relative. La guerre s’était conclue par un coup d’éclat retentissant, mais la paix restait jusqu’à présent indécise. Le texte de la convention de Pretoria signée le 3 août 1881 laissait la porte ouverte à des interprétations divergentes, ce qui était dû pour l’essentiel aux ambiguïtés introduites par les négociateurs britanniques, conformément aux instructions du cabinet Gladstone. Dans une seule et même phrase, le Transvaal se voyait reconnaître une autonomie complète tout en demeurant soumis à la « suzeraineté de Sa Majesté » – la reine Victoria en l’occurrence. Personne ne savait exactement ce qu’impliquait cette dernière précision, mais il ne faisait aucun doute qu’elle réduisait de façon drastique la marge de manœuvre de la république des Boers, en particulier dans ses rapports avec les autres États. L’illusion d’une suprématie britannique continuait ainsi à être entretenue dans l’opinion publique d’Outre-Manche. Et c’est d’ailleurs pour cette raison que les Boers s’étaient longuement opposés à l’intégration de cette clause. Ils avaient fini par se déclarer prêts à signer l’accord si, en échange, le gouvernement anglais se montrait disposé aux ajustements qui, pour certaines raisons pratiques, pourraient s’avérer nécessaires13.
Lesquelles, bien sûr, ne manquèrent pas d’apparaître rapidement comme déterminantes, du moins aux yeux des Boers. Ceux-ci décidèrent en 1883 d’envoyer une délégation à Londres pour négocier la révision de la convention. Outre Paul Kruger qui la dirigeait et avait été au début de cette même année élu président de la République, elle comprenait un général, Nicolaas Smit, et un pasteur, Stephen du Toit. Après leur visite à Londres, ils devaient faire halte sur le continent, leur mission étant du même ordre que celle qui y avait amené Burger en 1875. Quoique se différenciant à maints égards de son prédécesseur, Kruger était tout aussi convaincu que celui-ci de la nécessité qu’il y avait à développer le Transvaal. La création d’une banque nationale qui assainirait les finances du gouvernement et l’établissement d’une liaison ferroviaire avec la côte lui paraissaient indispensables. Il avait aussi besoin d’un nouveau procureur d’État.
Cette fonction avait été remplie jusqu’à une date récente par le théologien Pieter Jorissen, arrivé des Pays-Bas peu après Burger, mais dont les compétences en matière juridique avaient été jugées insuffisantes – et la doctrine religieuse trop libérale. Il avait été congédié sans grand ménagement. On comptait désormais sur un juriste qualifié, auquel il reviendrait d’assurer l’expansion de l’appareil administratif – l’idéal étant, bien sûr, qu’il soit de souche protestante rigoriste.
C’est avec tous ces desiderata que la députation s’embarqua pour l’Europe. Elle fut accueillie avec bienveillance à Londres en novembre 1883. Lord Derby, ministre des Colonies dans le cabinet Gladstone, se montra disposé à reconsidérer la question de la suzeraineté à condition que les Boers fassent preuve d’esprit de conciliation s’agissant de la délimitation de leur frontière sud occidentale. Ils n’y étaient, à vrai dire, guère enclins, mais se gardèrent de faire de ce sujet un point de rupture, si bien que le climat général des négociations resta amical. La reine Victoria accorda une audience à Kruger, lequel profita de l’occasion pour l’initier aux raffinements qu’il y avait selon lui à boire du café chaud dans une soucoupe et finit par approuver les termes de l’accord. La notion de « suzeraineté » disparut en tant que telle de la convention de Londres. Seul l’article 4 y faisait encore allusion, en obligeant la République sud-africaine à demander l’assentiment du gouvernement anglais avant de conclure un traité avec « tout État ou nation autre que l’État libre d’Orange », ou « toute tribu indigène de l’Est ou de l’Ouest ». L’accord fut signé le 27 février 1884, trois ans jour pour jour après la bataille de Majuba14.
Kruger et ses compagnons avaient donc toutes les raisons d’être satisfaits de la première phase de leur mission en Europe. Et ils s’étaient dûment préparés à ce qui allait suivre et avaient, avant de quitter Londres, rencontré de hauts dignitaires néerlandais. Beelaerts van Blokland intervint à leurs côtés en tant que conseiller juridique dans les pourparlers avec lord Derby. Il fut si apprécié que, sans tarder, la fonction vacante de procureur d’État lui fut proposée. Mais le jonkheer anti-révolutionnaire refusa, préférant à cette charge le siège de député auquel il avait été récemment élu. Il accepta cependant d’être désigné comme représentant extraordinaire de la République sud-africaine en Europe.
Kuyper se présenta, lui aussi, à Londres. Secondé par Du Toit, il s’employa à repousser les charges portées par le missionnaire John Mackenzie et consorts, selon lesquels les Boers prenaient leurs aises avec « l’obligation qui, selon la volonté divine, s’impose, vis-à-vis des Indiens, des Nègres, des Cafres ou de toute autre race ou nation de couleur, à tout disciple du Christ et à tout ami de l’humanité ». Une requête fut même adressée aux membres de la Société anti-esclavagiste et de la Société de Protection des Aborigènes, qui, aux dires de Du Toit, produisit son effet15.
Plus matérielle par sa nature et ses objectifs fut la visite que firent dans la capitale anglaise des représentants de la haute finance16 amstellodamoise. Ayant à leur tête Willem Mees et Nicolaas Pierson, respectivement président et directeur de la Nederlandsche Bank, ils discutèrent avec la délégation des projets – création d’une banque nationale et d’une liaison ferroviaire – que celle-ci nourrissait. Les banquiers étaient à la fois porteurs de bonnes et de mauvaises nouvelles : la confiance du marché monétaire international dans l’économie du Transvaal était, à leur avis, encore trop fragile pour qu’un crédit bancaire puisse être accordé. Ils estimaient en revanche concevable l’émission d’actions visant à financer la construction d’une voie ferrée. Les dispositions à adopter pouvaient être définies en détail à Amsterdam.
Ainsi donc, toutes les démarches préliminaires indispensables avaient été effectuées avant même que Kruger, Du Toit et Smit n’arrivent aux Pays-Bas. Le chaleureux accueil qu’ils y reçurent renforça leur optimisme. Depuis leur arrivée à Rotterdam le 29 février 1884, ils ne cessèrent, en quelque lieu qu’ils fussent, de faire l’objet d’un accueil cordial de la part des officiels et d’ovations spectaculaires de la population. Ainsi, à La Haye, ils reçurent depuis le balcon de l’hôtel des Indes les acclamations du public. À Amsterdam, la foule qui, depuis la Gare centrale, les escortait à travers les rues, chantait à tue-tête en leur honneur. Il en fut ainsi durant des semaines. Leur programme de visites consistait en un vaste parcours les conduisant non seulement dans les trois plus grandes villes (Rotterdam, La Haye, Amsterdam), mais aussi à Leyde, Utrecht, Amersfoort, Arnhem, Kampen et Groningue. Sans oublier La Brielle, où les « Gueux du XIXe siècle », particulièrement sensibles aux symboles historiques, firent leur entrée le 1er avril17.
Cet enthousiasme débordant et spontané fut paradoxalement stimulé par les dissensions au sein du mouvement pro-Boer. On était loin de la cohésion de 1881. Kuyper et ses zélateurs anti-révolutionnaires avaient fait sécession dès 1882. Outre l’Association néerlandaise sud-africaine existaient désormais un comité d’émigration, un comité permanent, un comité mixte et un comité d’organisation, dirigés chacun par des personnalités différentes et qui se bousculaient pour organiser, en présence de leurs principaux dignitaires, une réception en l’honneur de la délégation du Transvaal. De sorte que Kruger fit connaissance, à tout le moins, avec la moitié de la haute société néerlandaise, à commencer par le roi Guillaume III et la reine Emma. Ministres, parlementaires, membres du Conseil d’État, autorités militaires et judiciaires, élite professorale des universités d’Utrecht, d’Amsterdam et de Leyde, diplomates, membres des États provinciaux, maires et conseillers municipaux : tout détenteur de l’autorité publique qui se respectait tenait à rencontrer « Oncle Paul » en personne18.
Aussi flatteur que fût, pour leur ego, l’honneur qui leur était rendu, Kruger, Du Toit et Smit ne perdirent pas pour autant de vue l’objet véritable de leur mission. Ils étaient venus sur le continent pour obtenir une banque nationale, une voie ferrée et un procureur d’État. Mees et Pierson leur avaient déjà fait comprendre à Londres que, s’agissant de la banque, ils se montraient trop ambitieux. Restaient donc deux affaires que leur visite se devait absolument de faire aboutir.
Une chose était sûre : il fallait être à Amsterdam pour régler ces problèmes. Entre réceptions et cérémonies d’hommages, ils menèrent d’intenses négociations avec les représentants du monde de la finance. L’intervention de deux ingénieurs, Johannes Groll et David Maarschalk, conscients de l’intérêt que pouvaient avoir les projets de liaisons ferroviaires au Transvaal, semblait prometteuse. Tous deux avaient fait leurs preuves à Java auprès de la Compagnie des chemins de fer des Indes néerlandaises et jouissaient d’une excellente réputation non seulement dans leur branche, mais également pour leurs compétences en matière de finances et d’organisation. Conseillés sur le plan juridique par Jacob Meltzer, professeur à la faculté de droit d’Amsterdam, ils élaborèrent un projet de concession pour l’aménagement d’une voie ferrée entre Pretoria et le port de Lourenço Marques sur l’océan Indien. Le dernier tronçon de cette ligne traverserait la colonie portugaise du Mozambique, et il était donc indispensable que le Portugal apporte sa collaboration. Moyennant cette réserve, un accord provisoire fut signé le 16 avril 1884.
Le lendemain, la délégation du Transvaal partit pour Lisbonne, secondée là encore par Beelaerts van Blokland, auquel se joignit Maarschalk. Une désagréable surprise les y attendait. S’agissant de la portion de ligne qui desservait son territoire colonial, le gouvernement portugais avait d’ores et déjà attribué une concession à Edward McMurdo, un homme d’affaires américain déterminé à tirer parti de la position clé qui était la sienne. Néerlandais et Boers redoutaient même qu’il ne se soit porté acquéreur de la concession que pour la revendre ensuite au plus offrant. La seule façon d’éviter le piège d’une pareille spéculation consistait à s’entendre sur un tracé différent de celui de McMurdo. Il ne pourrait pas s’agir d’une autre ligne de chemin de fer car la concession existante excluait expressément ce subterfuge. Mais pourquoi pas une ligne de tramway ? Le gouvernement portugais autorisa la mise en circulation d’un tramway à « traction animale », autrement dit, tiré par des chevaux.
La pilule était amère. De retour à Amsterdam, la délégation du Transvaal fit l’impossible pour dissuader les financiers de renoncer. Si Maarschalk et Groll n’avaient pas continué à soutenir l’entreprise, il aurait fallu tirer un trait sur le projet de voie ferrée. Avec la signature, le 24 mai 1884, de la concession, les bases de la Compagnie néerlandaise des chemins de fer sud-africains (Nederlandsche Zuid-Afrikaansche Spoorweg-Maatschappij ou NZASM) étaient jetées. Il ne restait plus qu’à croiser les doigts en espérant que la mobilisation du « public investisseur » permettrait de réunir les quinze millions de florins nécessaires19.
Il fallait encore trouver un procureur d’État. Divers juristes de renom, tant protestants que libéraux, avaient été approchés en vain. Le professeur Jacob P. Moltzer, qui avait fait excellente impression lors de la réalisation de la concession du projet ferroviaire, était du nombre. Il ne se montrait manifestement pas plus disposé que les autres personnalités pressenties à renoncer à une position établie pour affronter une existence incertaine dans le Transvaal lointain et inhospitalier. La dureté dont les Boers avaient fait preuve à l’égard du Néerlandais Jorissen, précédent titulaire du poste, ne facilitait pas les choses. Le temps pressait. Début juin 1884, Kruger, sur les conseils de Beelaerts van Blokland, se mit à envisager le recrutement d’un juriste issu de la génération cadette. Moltzer pourrait peut-être lui recommander quelqu’un…
La réponse de Moltzer était toute trouvée : extrêmement talentueux, aussi jeune et énergique que sérieux et fiable, ayant un grand sens des responsabilités – seul le jeune doctorant Willem Leyds, qui avait pour directeur de thèse le collègue immédiat de Moltzer, Gerard van Hamel, professeur de droit pénal, correspondait à ce profil. Mais il y avait urgence. Du 7 au 10 juin, la délégation du Transvaal se rendrait à Berlin, où l’empereur Guillaume Ier et le chancelier Bismarck devaient lui accorder une audience. Elle allait quitter les Pays-Bas le 14 juin. La soutenance de thèse de Leyds avait lieu le 11 juin. On ne disposait donc plus que de trois jours pour régler l’affaire. Moltzer se chargeait d’organiser une entrevue20.
Kruger, comme nous l’avons dit, rencontra Leyds à l’hôtel de l’Amstel et lui proposa la fonction de procureur d’État du Transvaal. Leyds commença par refuser, puis, sur les instances de Kruger, promit de reconsidérer l’offre. Il prit ensuite conseil auprès de Pierson.
Rien ne fut laissé de côté dans l’entretien que Leyds eut avec Pierson. Ce dernier, qui avait eu Leyds comme étudiant, connaissait parfaitement ses qualités. En tant que directeur de la Nederlandsche Bank, il lui avait même proposé un poste. Mais c’est en faisant valoir d’autres enjeux – l’importance du développement du Transvaal uni par les liens du sang aux Pays-Bas, le poids de la contribution néerlandaise aux projets de réseau ferroviaire dans lesquels Moltzer et lui-même étaient personnellement impliqués – qu’il s’employa cette fois à le persuader. Il insista sur l’occasion ainsi offerte à Leyds d’acquérir une expérience professionnelle extrêmement utile, et sur la rémunération très avantageuse attachée à la fonction : un revenu annuel de 1 000 livres sterling, soit 12 000 florins, équivalant à celui d’un ministre du gouvernement néerlandais. Le poste à pourvoir à la Nederlandsche Bank resterait vacant et, donc, à sa disposition.
C’étaient là autant d’arguments irrésistibles, propres à amener Leyds à réviser sa position – et à balayer les objections de sa fiancée. Toutefois, deux points d’achoppement demeuraient ; l’un d’ordre spirituel, l’autre d’ordre matériel.
Leyds aborda ouvertement le premier lorsqu’il reprit langue avec Kruger à l’hôtel de l’Amstel : certes, il croyait en Dieu, mais sans être membre professant d’une Église. Cela constituait-il un obstacle ? À cet aveu, le chef boer s’absorba dans une profonde méditation, tira de grosses bouffées de sa pipe, et déclara qu’il ne voyait pas là de grosse difficulté tant que le nouveau procureur s’acquittait fidèlement de ses obligations.
Le second point se rapportait à la crainte qu’avait Leyds d’être congédié de façon aussi cavalière que Jorissen avant lui. Ce n’était pas là le genre de sujet dont on pouvait s’entretenir avec Kruger, mais Moltzer vint à la rescousse et, en accord avec Leyds, établit un contrat parant à toute éventualité. Chaque premier du mois, le douzième de son traitement de 1 000 livres lui serait versé en or. Il recevrait une avance de deux cents livres pour couvrir les frais de son voyage à Pretoria. Il était nommé pour trois ans, mais au cas où il ne serait pas reconduit dans des conditions au moins équivalentes, il aurait droit au versement immédiat d’une indemnité de 1 000 livres. Tout bien compté, ses arrières se trouvaient ainsi plutôt bien assurés.
Le moins qu’on puisse dire, c’est que Kruger ne fut pas ravi lorsque Moltzer lui soumit le contrat. Il y vit un signe de défiance. Mais c’était le matin du samedi 14 juin, jour de son départ, et il n’avait pas vraiment le choix. Rentrer au Transvaal sans procureur d’État ? Il parapha le document en grommelant.
Leyds le signa lui aussi – pour trois ans. C’était ce qu’il croyait21.