Car tu es poussière


Pretoria, octobre 1884

Après toutes les épreuves endurées au cours du voyage, l’arrivée à destination fut un soulagement. « Pretoria a fait sur nous une impression favorable », écrivit Louise Leyds à sa famille. « La ville est nichée entre les montagnes et, de l’extérieur, les maisons ont un aspect gai et accueillant ; beaucoup ont une véranda couverte de roses ou de lierre et sont entourées de jardins. » Willem alla jusqu’à parler de « petit paradis ». Ils logeaient à l’hôtel de l’Europe, mais Louise avait déjà en vue une maison dont « l’aspect extérieur a ravi [son] cœur ». Willem allait prêter serment le 6 octobre, et ils disposaient encore du week-end pour se remettre de leur périple exténuant1.

Les mois précédents avaient filé à toute vitesse : le contrat que Willem avait fini par signer, leur mariage à Amsterdam, la lune de miel en Angleterre, suivie des préparatifs de leur départ, et leur embarquement à bord du paquebot à vapeur Trojan. Ils ne demandaient qu’à oublier au plus vite cette traversée difficile. Les conditions météorologiques avaient été particulièrement éprouvantes. Dans le froid et la pluie, même au voisinage de l’Équateur, le bateau roulait et tanguait « de manière très curieuse ». Louise, qui avait constamment le mal de mer, ne quittait pratiquement pas la cabine, et lorsque enfin une envie de manger lui venait, la nourriture était infecte. C’était « évidemment de la cuisine anglaise, et donc a priori presque immangeable », mais « même Louise était stupéfaite par la façon dont elle était préparée », « et si je dis même Louise », c’est qu’ayant passé quelques années en Angleterre, elle avait une certaine habitude de ce qu’on y mangeait.

Willem avait trouvé un dérivatif dans la fréquentation d’autres passagers. Les plus singuliers étaient à ses yeux les membres de « l’expédition allemande vers Angra Pequena », une localité côtière du Sud-Ouest africain, dans l’actuelle Namibie. Ce fut le premier contact de Leyds avec la politique internationale. Le chancelier Bismarck n’avait jamais fait grand cas des colonies, mais il venait, cet été-là, de changer son fusil d’épaule. L’expédition embarquée sur le Trojan était une « initiative totalement privée, mise sur pied par le négociant et millionnaire brêmois Lüderitz » qui « avait acheté de grandes étendues de terre aux indigènes du pays » et bénéficiait désormais d’une protection officielle.

« Angra constitue par conséquent la première colonie allemande », constatait Leyds non sans raisons – le Togo et le Cameroun venaient quelques semaines auparavant d’être déclarés protectorat allemand. Leyds assistait donc, en tant que témoin oculaire, à l’arrivée sur la scène sud-africaine d’un nouvel et important acteur2.

À cause des intempéries, le Trojan accosta au Cap avec un jour de retard. Willem et Louise manquèrent le train postal, et durent passer quelques jours au pied du Tafelberg. Ce fut pour eux un véritable choc culturel – en particulier pour Louise qui, après la traversée, n’était pas précisément au meilleur de sa forme, et eut la frayeur de sa vie. « Nous étions à terre, sous le soleil brûlant, encerclés par des gens à la peau noire, jaune, brune, que sais-je encore. Et dire que nous, citoyens d’Amsterdam, nous nous plaignons de l’effronterie des Juifs ; ah ! loué soit Amsterdam ! Comparés à ces gens-là, les Juifs sont la discrétion même ; en outre, il y en a si peu ! » À propos des rues, ou ce qui en tenait lieu : « Je crois que les habitants du Cap feraient mieux de mettre à bas tout ce roc aride et de l’utiliser pour paver les rues qui sont dans un état lamentable. Quand il pleut, il n’y a plus qu’une boue épaisse, et lorsqu’un de leurs nombreux et violents vents se met à souffler, on se trouve pris dans de gros nuages de poussière3. »

Ils ne furent pas fâchés de quitter Le Cap et prirent le train en direction du nord-est le 23 septembre, sans être aucunement préparés au paysage lunaire qui les attendait. « Effroyable » : c’est par ce seul mot que Willem résuma le voyage quand il écrivit par la suite à Moltzer. Dans une lettre adressée à l’une de ses amies des Indes néerlandaises, Louise, effarée, évoquait un « désert où ne poussait ni buisson, ni arbre, où l’on ne voyait pas d’eau, pas le moindre oiseau ou insecte mais rien que des tas de pierres. Et, à une heure d’intervalle environ, une petite gare, quelques habitations, parfois une seule. Terriblement monotone ». Et ce, durant quarante heures, avec cinquante-cinq arrêts intermédiaires jusqu’à De Aar, ce qui représentait en gros la moitié des 1 600 kilomètres séparant Le Cap de Pretoria. La ligne régulière avait son terminus à De Aar. La voie ferrée se prolongeait jusqu’à Kranskuijl, où l’on ne pouvait se rendre qu’en empruntant un wagon de marchandises équipé de deux bancs et couvert d’une bâche. Au-delà de Kranskuijl, il n’y avait plus de rails. Le trajet conduisant à l’étape suivante, Kimberley, s’effectuait en diligence. « Plutôt amusant », confia Louise plus tard, ce qui, au regard de l’encombrement du véhicule, témoignait d’un sens de l’humour peu commun. Les bagages empilés sur le toit, des deux côtés et à l’arrière, étaient maintenus en place par des cordes. Deux cochers et trois passagers étaient installés à l’avant, un autre passager était juché tout en haut, au-dessus des bagages. Deux femmes, ainsi que trois mères avec des bébés, quatre enfants et un « homme d’un embonpoint et d’une taille considérables » devaient faire des pieds et des mains pour pouvoir se caser à l’intérieur. S’ajoutait à eux, bien sûr, le couple Leyds.

En chemin, les coups de fouet « s’abattaient sans répit » sur les dix chevaux, tandis que « les passagers étaient ballottés violemment d’un côté à l’autre ». Par moments le véhicule restait en « équilibre instable sur deux roues comme s’il se demandait de quel côté aller ». Rien d’étonnant à ce que les chevaux soient changés toutes les trois heures. La température oscillait elle aussi. « Pendant la journée, nous avions chaud, et il faisait très froid le soir et surtout la nuit quand la diligence roulait très vite. » Par bonheur, au fil des heures, le paysage à l’extérieur se diversifiait. « La nature se bonifiait, il n’y avait plus à présent seulement des buissons, mais également de l’herbe sèche » et par endroits des termitières. Près de Beaconsfield, à la périphérie de Kimberley, ils passèrent tout près des « tentes des Cafres ». Offusquée, Louise nota : « Abominablement sale, et si petit ! »

L’arrivée à Kimberley fut un événement, ne serait-ce qu’en raison des sonneries de trompettes qui saluaient l’entrée de chaque diligence. C’était le type même de la ville-champignon sortie du sol après la spectaculaire découverte de gisements de diamants en 1871. Depuis lors, l’exploitation minière avait marqué le paysage d’une vaste cicatrice. The Big Hole4 apportait la prospérité à beaucoup de gens, mais elle était, comme toujours, inégalement répartie : les magnats constituaient des fortunes, les intermédiaires faisaient de bons profits, et les mineurs, en majorité noirs, obtenaient péniblement quelques sous.

Aux yeux de Louise Leyds, c’était là « une abomination ». « Toute la ville n’est jamais qu’un ramassis d’aventuriers et de racaille : des individus qui cherchent à s’enrichir en peu de temps et sans se fatiguer. » Ils voulurent voir de leurs propres yeux le trop fameux Big Hole, mais alors qu’ils arrivaient sur les lieux, ils furent soudain entourés par une « grande masse de gens de couleur… Ils se rudoyaient et se malmenaient les uns les autres, mais nous examinèrent avec une grande curiosité ». Leyds et sa femme rebroussèrent chemin au plus vite. Par chance, un hôtel se trouvait là, « qui, même à Amsterdam, ferait bonne figure ». Avec de beaux meubles, et « des employés blancs ». On se trouvait mieux là qu’à l’extérieur. Comme celles du Cap, les rues de Kimberley n’étaient pas pavées. Le vent, y soufflant plus fort, faisait se lever une poussière rouge : « Nous marchions constamment dans un épais nuage de poussière. Le vent faisait voler la poussière devant nous, derrière nous, partout. »

Depuis Kimberley, il fallait encore parcourir environ 500 kilomètres avant d’atteindre Pretoria. Soit, à nouveau, trois jours en diligence, plus petite cette fois, et, « à la vérité, encore pire qu’effroyable ». En comparaison, celle qui les avait amenés à Kimberley était une voiture de luxe. À travers les larges interstices entre les planches, ils « pouv[aient] voir la route sous [leurs] pieds ». Et rien n’empêchait non plus la poussière de pénétrer dans le véhicule. Ce fut lors de la traversée de l’État libre d’Orange, dans la première partie du trajet, qu’elle les incommoda le plus. Une fois le Vaal franchi, une rivière frontière à laquelle le Transvaal doit son nom, une amélioration se fit sentir, devenant plus nette encore à partir de Potchefstroom. Il y avait davantage de végétation et moins de poussière.

Leur arrivée à Pretoria effaça tous les désagréments. Ils regrettèrent seulement que la nuit soit déjà tombée « car la ville est gracieusement enchâssée entre les collines » – ce qu’ils ne constatèrent que le lendemain, vendredi 3 octobre, soit dix jours après leur départ du Cap. En tout cas, « l’eau, qui sortait en gargouillant d’une fontaine », était abondante, et il y avait aussi, par bonheur, une grande quantité d’arbres, surtout des saules pleureurs « qui sont très luxuriants ici, si bien qu’on peut, en quinze ans, obtenir un grand arbre, donnant beaucoup d’ombre ». Dans le centre-ville se trouvait une grand-place « sur laquelle stationnent les nombreux chars à bœufs dételés appartenant aux agriculteurs qui viennent assister au Nagmaal, le repas de Sainte Cène du dimanche. Ils voyagent et logent dedans ». Ils rappelaient à Louise leurs propres malles-cabines, qui devaient être en cours d’acheminement sur des chars à bœufs similaires. Cela risquait de durer un bout de temps encore. Néanmoins, ils se sentaient « déjà habitués à tout. Seuls les Cafres nous semblent quelque peu étranges. Certains parcourent la ville presque nus, sans rien de plus qu’une couverture de laine ou une peau de bête jetée autour de leurs épaules5 ».

 

Les lettres dans lesquelles Willem et Louise Leyds ont transcrit leurs premières impressions sont magnifiques et très perspicaces. Louise, surtout, y déploie un sens de l’observation et du détail digne d’un reporter de talent. À travers elles, leur famille et leurs amis purent se faire une idée précise du choc des mentalités auquel le couple fut confronté lorsqu’il se retrouva brusquement embarqué dans un périple au sein d’un univers lointain, étranger et envahi par la poussière. Les lecteurs d’aujourd’hui font peut-être l’expérience d’un choc d’un autre ordre, provoqué par le cynisme et le sentiment de supériorité des Blancs. Quels qu’aient été les compromis que les Leyds durent faire pour s’adapter aux conditions de vie primitives du Transvaal, la ferme conviction qu’avaient les Boers de leur suprématie sur la population noire ne les gênait manifestement pas.

Mais bien d’autres défis s’imposaient à eux. Ainsi, les conditions de travail de Willem s’avéraient, comme il l’écrivit au bout de sa première semaine d’entrée en fonction, « pour le moins chaotiques ». « Mon arrivée ne fut pas spécialement fêtée. » Kruger n’avait manifestement pas encore lu la lettre qu’il lui avait fait parvenir depuis Le Cap, « et il n’y avait personne pour [les] accueillir ». Ce n’est que le lendemain matin que le général Smit se rendit à l’hôtel de l’Europe pour leur souhaiter la bienvenue. Leyds alla cependant aussitôt se présenter, en sa compagnie, aux membres du Volksraad (Conseil du peuple), la plus haute instance législative.

Les choses sérieuses commencèrent le lundi matin, après qu’il eut prêté serment. Fidèle à ses habitudes, Leyds entendait se familiariser aussi vite que possible avec les dossiers, mais il dut déchanter. « Les lois, ici, c’est à désespérer ! On en est plus qu’abreuvé. Ils n’arrêtent pas d’en faire de nouvelles, sans vraiment se souvenir des anciennes. D’où une confusion et des contradictions sans fin. Figurez-vous qu’il n’y a même pas, dans mon bureau, de collection complète du Journal officiel (Staatscourant). » Leyds n’avait pas non plus à sa disposition de Blue Books, publications officielles du gouvernement anglais, « indispensables à quiconque qui, comme moi, ignore tout ». La demande qu’il fit pour les obtenir ayant été rejetée, il en fit rapidement venir une série – « pour mon usage personnel », précisa-t-il – qu’il paya de sa poche. Il avait donc « suffisamment à faire. Un corps de lois cohérentes entre elles est d’une nécessité vitale ici ». « Voilà à quoi, bien sûr, j’entends consacrer mes efforts »6.

Cette déclaration montre clairement que la charge de procureur d’État comportait bien d’autres responsabilités que celles consistant à engager des poursuites et à assurer la direction de l’appareil judiciaire. Il n’y aurait d’ailleurs pas eu là de quoi occuper les journées de Leyds, car le crime n’était pas alors une préoccupation au Transvaal. Il lui était donc facile de contrôler en plus la police et les prisons. La fonction de conseiller juridique qu’il était aussi censé exercer « sur des questions de toute nature – une quantité folle, dépassant l’imagination » était beaucoup plus chronophage. « Ils me considèrent comme une encyclopédie vivante qu’ils peuvent consulter à leur gré, à telle ou telle entrée. » Par ce « ils », Leyds désignait en premier lieu le chef d’État, autrement dit Kruger, lequel présidait également le Conseil exécutif (où siégeaient par ailleurs le commandant-général, le ministre des Affaires autochtones, le secrétaire d’État, le secrétaire de séance, et deux membres qui, sans exercer de fonction spécifique, avaient voix délibérative). Mais les membres du Volksraad (Conseil du peuple) pouvaient, eux aussi, avoir recours à lui, comme d’ailleurs tous les « fonctionnaires ». Si l’on ajoute à cela son rôle dans le processus de prise de décision au Conseil exécutif, il n’est pas exagéré d’affirmer que les attributions de Leyds équivalaient de fait à celles d’un ministre de la Justice.

L’exercice de ces responsabilités représentait une masse de travail considérable. À Pretoria, sa journée commençait tôt et se terminait tard. Au cours de la première semaine de son installation, il dut assister à quatre réunions nocturnes, dont il rapporta du travail à faire chez lui. De surcroît, le climat rendait tout un chacun apathique. « Au bout de quelque temps, marcher, faire une petite promenade semble être devenu presque impossible. Quatre heures d’activité intellectuelle par jour, tel est apparemment là le maximum à ne pas dépasser si l’on veut s’éviter des conséquences néfastes. Ici, il est déjà arrivé à bien des gens de se surmener. Mais je ne m’en sortirai pas en cinq heures. » Il allait, en moyenne, faire des journées deux ou trois fois plus longues7.

Leyds se heurta par ailleurs d’emblée à des opposants bien plus coriaces que la gestion du temps ou le climat. Lors de son premier entretien avec le juge suprême John Kotzé, il fut question incidemment du renvoi du précédent procureur d’État. Leyds laissa échapper que s’il n’avait rien à dire sur le fond de l’affaire, la procédure suivie était contestable à ses yeux. Jorissen avait en effet été révoqué sans que lui soit donnée la possibilité de se défendre. Pratique douteuse, estimait Leyds qui, après l’entretien, apprit par des tiers que « l’instigateur de cette manœuvre n’était autre que Kotzé ». Entre les deux hommes, les tensions n’allaient cesser de croître.

Il en fut de même s’agissant des relations entre Leyds et Du Toit, l’un des membres de la délégation du Transvaal accueillie en Europe. Il avait lui aussi joué un rôle clé dans la révocation de Jorissen, mais la brouille avait pour origine une raison plus fondamentale. En 1880, Du Toit avait compté parmi les fondateurs de l’Afrikaner Bond (ligue des Afrikaners), organisation politique qui aspirait à une fusion de la Colonie du Cap, non seulement avec le Natal, autre colonie britannique, mais aussi avec les républiques indépendantes de l’État libre d’Orange et du Transvaal : il s’agissait d’établir « une ligue des Afrikaners, au sein de laquelle tous se sentiraient chez eux, et défendraient ensemble les intérêts d’une Afrique du Sud unie ». Kruger vit d’abord d’un bon œil cette émergence d’un nationalisme afrikaner – ce dont témoigne la nomination de Du Toit au poste de ministre de l’Éducation du Transvaal.

Mais peu après le retour d’Europe de la délégation du Transvaal, la position de confiance qu’occupait Du Toit fut ébranlée. Dans un épineux problème de frontière, il n’en avait fait qu’à sa guise. De plus, il s’immisçait dans toutes sortes d’affaires qui n’avaient rien à voir avec l’éducation, son domaine de compétence exclusif. « Négligeant son propre ministère, il assistait à toutes les séances du Conseil exécutif, même s’il n’y était pas invité, et y donnait son avis sur tout et n’importe quoi. » Il nuisait même à ses propres intérêts en affirmant de plus en plus ouvertement que l’unité de tous les Afrikaners représentait pour lui un objectif plus important que l’indépendance de la République sud-africaine, ce qui l’amenait entre autres à promouvoir la langue vernaculaire parlée qu’était l’afrikaans au détriment du néerlandais, langue officielle du Transvaal.

Sur ce point, les convictions du président étaient catégoriquement opposées aux siennes. L’indépendance du Transvaal était beaucoup plus précieuse aux yeux de Kruger que l’aspiration à l’unité afrikaner. Le seul livre qu’il ait jamais lu était la Bible (qu’il avait toujours sur lui), dans la traduction officielle des États-Généraux, naturellement8. Plutôt que de s’en remettre aux Afrikaners de la Colonie du Cap – communauté selon lui « anglicisée » –, il plaça résolument sa confiance dans des collaborateurs néerlandais, à commencer par son nouveau procureur d’État. Du Toit avait profité de son conflit avec Kruger pour lancer son propre journal, De Republikein, dans lequel Leyds – comme d’autres Néerlandais – était régulièrement pris à partie.

Ainsi, peu après son arrivée à Pretoria, Leyds se trouva confronté aux divisions de la société sud-africaine. Il avait par bonheur l’esprit vif. Dès la fin de sa première semaine de travail, il exhorta Moltzer à la discrétion : « Je vous prie de bien peser vos mots lorsque vous transmettez une information émanant de moi. Vous n’avez pas idée de la vitesse à laquelle le moindre propos est répété en Afrique. Et une vétille peut me nuire considérablement. » C’étaient là des paroles avisées. En tant que nouveau venu dans la communauté des Boers, Leyds était vulnérable, du fait de sa nationalité, de ses opinions libérales et de son allure juvénile. Tout Boer qui se respectait portait la barbe. Leyds le savait fort bien – il avait commencé à la laisser pousser avant même d’être à Kimberley – mais cela ne faisait pas pour autant de lui un véritable Boer. Il en fallait bien davantage : être, avant et par-dessus tout, animé d’une foi à toute épreuve9.

Il se serait en l’occurrence retrouvé devant un choix épineux : la religion, comme le nationalisme et la langue, constituait une pomme de discorde dans la société du Transvaal. Les Boers, bien que peu nombreux, avaient tendance à établir entre eux des distinctions reposant sur l’appartenance à telle ou telle Église. Les Blue Books consultés par Leyds estimaient à la fin des années 1870 la population installée sur le territoire du Transvaal à guère plus de 32 000 Européens adultes et de sexe masculin d’origine néerlandaise, et à un peu plus de 5 000 Européens d’origine différente. Contingents extrêmement réduits si on les rapporte aux 770 000 Cafres que les Anglais avaient dénombrés, mais suffisants pour former trois communautés religieuses distinctes, toutes protestantes, et plus ou moins calquées sur les blocs confessionnels qui résultaient des schismes intervenus durant le XIXsiècle aux Pays-Bas. On trouvait, outre la Nederduits Hervormde Kerk (Église réformée hollandaise d’Afrique), la Nederduits Gereformeerde Kerk (Église réformée hollandaise), et la Gereformeerde Kerk (Église réformée)10, chacune ayant ses édifices, ses pasteurs et ses offices particuliers.

Cette dernière était moins nombreuse, plus conservatrice et plus récente que les deux autres. Et surtout, elle comptait Kruger dans ses rangs. Celui-ci avait été, en 1859, l’un des membres du premier groupe schismatique qui fondèrent alors une Vrije Gereformeerde Gemeente « se conformant à la doctrine, aux règles et au culte établis par les anciens, tels qu’ils se sont affirmés à Dordrecht dans les années 1618 et 1619 ». Un calvinisme sous sa forme la plus rigoriste, caractérisé par une foi inébranlable en la prédestination et en l’intervention dans la vie personnelle de tout être humain d’un Dieu tout-puissant. La Bible, et plus particulièrement l’Ancien Testament, était la seule autorité immuable pour les croyants, qui, durant les cultes, ne chantaient que des psaumes, et non des cantiques « profanes ». Ils se considéraient eux-mêmes comme le nouveau peuple d’Israël, comme les élus dont le Transvaal était la Terre promise.

Le monde extérieur portait sur eux un regard différent. On les désignait sous le nom de doppers, terme d’origine obscure11 mais dont la signification faisait clairement référence à leur ultraconservatisme et à leur caractère rustre. Nombre de ses adversaires qualifiaient personnellement Kruger de takhaar – espèce d’homme des bois sans culture ni intelligence du cœur.

Toutes ces piques adressées à l’homme qu’il était chargé de seconder semblent avoir laissé Leyds largement indifférent. Les plaintes qu’il exprime dans les lettres écrites durant les premiers mois se rapportent à la lourde charge de travail dont il doit s’acquitter dans des conditions sommaires, au climat, et aux manœuvres de Du Toit. Sur la personne de Kruger, on ne trouve pas l’ombre d’une parole désobligeante. Leyds formula en revanche un surprenant compliment après un culte auquel il avait assisté : « Nous avons chanté le 8verset du psaume XXV. Le président l’a lu à haute voix. Je dois avouer que c’était magnifique. J’ai rarement entendu quelqu’un lire aussi bien que cela12. »