Concessions


Pretoria, juin 1887

L’hiver avait été favorable à Willem et à Louise Leyds. Ils habitaient depuis avril une grande maison neuve sur la place du marché : huit pièces avec, à l’arrière, « une véranda couverte de pampres ». En mai leur était né un autre enfant, Louis, « beau bébé potelé au délicat minois », qui poussait sans problème. Début juin leur parvinrent d’Amsterdam des nouvelles réjouissantes. Il s’était finalement trouvé des bailleurs de fonds pour la ligne de chemin de fer vers l’océan Indien, si ardemment désirée. Tout au moins, la société qui devait pourvoir au financement était sur le point de voir le jour. Le 21 juin 1887, plus de trois ans après l’attribution de la concession, l’acte de fondation de la Compagnie néerlandaise des chemins de fer sud-africains fut dressé. La NZASM existait. Et Leyds devint commissaire du gouvernement1.

Cette nomination, ainsi que le renouvellement de son contrat de procureur d’État, confirma la confiance que les dirigeants boers, et plus particulièrement Kruger, plaçaient en lui. Pour le président, la liaison ferroviaire vers Lourenço Marques n’était pas un simple projet mais l’une des mesures de la « Grande Cause », et donc une affaire d’importance vitale. Kruger était convaincu de la nécessité pour le Transvaal d’avoir son propre accès à l’océan et, si possible, son propre port maritime. Faute de quoi la république des Boers pourrait tirer un trait sur tout développement indépendant. C’était encore plus vrai après la découverte d’or dans le Rand, qui faisait désormais l’objet de tant de convoitises.

Le commissaire du gouvernement auprès de la compagnie chargée de réaliser cette ligne vitale exercerait donc d’importantes responsabilités. Le choix de confier cette fonction à Leyds n’allait pas de soi, mais il était compréhensible. Dès son arrivée au Transvaal, il s’était investi dans la mise en œuvre de projets ferroviaires, par sens du devoir envers Kruger, par fidélité à Moltzer et Pierson, ses maîtres, eux-mêmes étroitement associés à l’entreprise, mais également par intérêt personnel. La réalisation de cette ligne de chemin de fer lui tenait de plus en plus à cœur. Il s’en était déjà ouvert de façon détaillée à Moltzer dans une lettre : « Il s’agit […] pour moi de montrer que les gens d’ici peuvent véritablement compter sur la Hollande, et ainsi de faire comprendre implicitement qu’ils peuvent aussi compter sur moi, ou, plutôt, sur la Hollande à travers ma personne, et l’estime qu’on y a pour moi. » Sa position en sortirait « infiniment renforcée ».

La compagnie une fois créée, les faits lui donnèrent raison. À Pretoria comme à Amsterdam, Leyds gagna encore en considération. « C’est à votre persévérance dans l’action que nous devons le maintien de la concession hollandaise », lui assura Moltzer. La gratitude de Kruger se manifesta, quant à elle, par cette brillante nomination qui valut en outre à Leyds une bonification. Ses fonctions de commissaire du gouvernement lui apportaient 250 livres qui venaient s’ajouter à ses 1 000 livres de salaire annuel2.

On peut toutefois estimer, rétrospectivement, qu’il aurait peut-être dû ne pas accepter ce poste. Les avantages dont il bénéficiait avaient un revers : ils mettaient à mal sa réputation d’intégrité. Il y avait de cela neuf mois, il s’était distingué lors du procès contre Nellmapius par l’indépendance de ses positions et la probité dont il faisait preuve dans l’exercice de sa charge. Face aux intrigues et aux combines politiciennes des dirigeants boers – Kruger compris – il était apparu comme un modèle de droiture. Et voilà que sa nomination en tant que commissaire du gouvernement auprès de la NZASM mettait à mal cette image d’homme irréprochable : défendre les intérêts de la compagnie dont on assurait simultanément le contrôle, c’était chercher les difficultés, tenter de concilier l’inconciliable.

Leyds s’exposait à des accusations malveillantes de la part de la presse nationale ou étrangère, comme celles de Percy Fitzpatrick, porte-parole des Randlords, qui allait par la suite prétendre, en se raillant, qu’on avait eu affaire dès le départ à un plan préconçu : Leyds avait été nommé procureur d’État en 1884 par l’entremise de ces mêmes « gentlemen hollandais » à qui la concession de chemin de fer avait été accordée, lesquels avaient également obtenu son affectation au Transvaal, « en qualité d’agent chargé de protéger et de promouvoir leurs intérêts de détenteurs de concessions, bien qu’il fût, dans le même temps, au service de la République »3.

Leyds n’était plus en situation de réfuter ce genre de théorie du complot. Il avait d’ailleurs, à chaque fois, pris parti, en soutenant ouvertement le rêve de Kruger, les intérêts de son cercle de relations amstellodamoises et la stratégie politique des Boers. Il continuait de servir, de manière indéfectible et exclusive, l’intérêt du Transvaal et celui des Pays-Bas, c’est-à-dire une seule et même cause – c’était là son intime conviction. Mais aux yeux du monde extérieur, il avait perdu son innocence. Il était devenu un rouage de la machine, et les remugles des affaires de conflits d’intérêts se propageaient désormais jusqu’à lui. Force est de constater que ces pratiques douteuses constituaient bel et bien une des caractéristiques de la vie politique au Transvaal. Autant les Boers se montraient d’une observance scrupuleuse en matière religieuse, autant le relâchement de leurs mœurs politiques était patent. Peut-être ne fallait-il voir là qu’un effet de la croissance convulsive de leur jeune république. Conquérir par les armes les terres de tribus indigènes hostiles, en faire des pâturages où l’on élève bœufs, moutons et chevaux, et devoir ensuite les défendre contre les envahisseurs britanniques, ce n’était pas encore construire un État. Il fallait bien plus encore pour en arriver là : commerce, industrie, voies de communication et autres infrastructures – une activité économique pour tout dire. Celle-ci ne se développait pas par elle-même ; elle avait besoin d’être stimulée et organisée. Et comment la mettre en mouvement ?

Le modèle économique préconisé par Nellmapius pouvait selon Kruger constituer une réponse – comme de bien entendu. « Limitons les importations, encourageons les exportations », la formule était simple. « Attirons des entrepreneurs étrangers disposant de gros capitaux et disposés à fabriquer ici des produits de base – vêtements, cuir, farine, sucre. Accordons-leur à cet effet des concessions ainsi que d’autres avantages, et protégeons-les en taxant lourdement les importations. Ces mesures nous mettront en capacité d’exporter des biens et feront rentrer de l’argent dans nos caisses, alors qu’en leur absence, c’est l’inverse qui se produirait. » Ces idées n’étaient pas particulièrement innovantes – elles rappelaient le mercantilisme des siècles passés et allaient à l’encontre des principes de libre-échange du XIXsiècle – mais c’est probablement pour cette raison que Kruger les adopta.

En témoignage de gratitude, Nellmapius obtint en octobre 1881 les deux monopoles qu’il avait sollicités, le premier pour la production de sucre de maïs et de betterave, l’autre pour la distillation d’alcool. Kruger, qui assista dix-huit mois plus tard à l’inauguration de la distillerie, porta un toast avec un verre de lait – on est abstinent ou on ne l’est pas. L’ivresse ne pouvait qu’être l’œuvre du diable, mais un petit verre après une dure journée de travail ne faisait pas de mal et il accueillait favorablement cette première fabrique du Transvaal – nommée fort à propos La Première Fabrique.

L’exemple de Nellmapius fit beaucoup d’émules. Les conditions avantageuses que présentait le système de concessions exerçaient un pouvoir d’attraction considérable sur les investisseurs. Les offres étaient extrêmement nombreuses : il fallait construire des fabriques de papier, de savon, d’allumettes. Installer des marchés, des abattoirs, mettre en place les infrastructures permettant l’alimentation en eau, en gaz et en électricité. Et attribuer rapidement, au Cap tout d’abord, dans le Rand ensuite, des parcelles aurifères – c’étaient là les concessions les plus rémunératrices, en théorie du moins. S’ajoutait encore tout ce qui avait partie liée à l’exploitation minière : extraction de charbon et de fer, transport de matières premières et de machines, approvisionnement en poudre et en dynamite4.

Cette concession pour la fourniture d’explosifs avait été attribuée initialement à Nellmapius. Fin 1887, après le procès retentissant qui fut intenté contre ce dernier, elle fut transférée à Eduard Lippert, mais une malédiction semblait peser sur ce secteur d’activité. Quelques années plus tard, Lippert allait à son tour être mis en cause dans un scandale, et avec lui, une fois de plus, l’ensemble des dirigeants politiques, à commencer par Kruger. La vulnérabilité du système à la fraude était patente. La multiplication des contrats gouvernementaux attirait, outre les entrepreneurs fiables, des aventuriers et des spéculateurs en quête de profits rapides. De plus, les fonctionnaires chargés de l’attribution des concessions n’avaient pas de qualification particulière en matière de finances publiques. Il n’existait ni instance de surveillance indépendante ni mécanismes de contrôles, et la différence entre public et privé n’était pas établie de façon claire. Des rumeurs de népotisme, d’abus de pouvoir et de corruption eurent tôt fait de s’élever, et elles étaient en partie fondées. Le système de concessions facilitait la corruption5.

Leyds n’était pas partisan de ce dispositif. Il était, « de façon générale, opposé aux concessions, ou plus précisément aux monopoles ». Ceux-ci ne faisaient selon lui « aucun bien à un pays, mais au contraire, du mal. Et au lieu d’y faire progresser l’industrie, elles [entravaient] son développement » : « Liberté du commerce et de l’industrie, c’est à mon sens ce vers quoi nous devons tendre. » Cependant, « toute règle a ses exceptions. Et c’est bien le cas ici. Il y a des domaines de compétences dans lesquels l’État ne peut pas s’en remettre à l’initiative privée, mais dont il doit se saisir d’office – autrement dit, dont il doit avoir le monopole ». Ainsi en allait-il de tout ce qui touchait à la sécurité de l’État : les armes à feu, la poudre, la dynamite. Sans oublier les chemins de fer6.

Mais cela signifiait que les enchevêtrements d’intérêts étaient inévitables, même dans une compagnie telle que la NZASM. Durant le long et laborieux processus de sa gestation, son existence même avait été incertaine et mise en doute. En 1884, les concessionnaires néerlandais étaient encore loin d’avoir réuni le capital-actions qui leur était indispensable, et ils connurent ensuite des déboires en série. Groll et March, chevilles ouvrières du projet, moururent peu de temps l’un après l’autre. Le spéculateur américain McMurdo, qui détenait la concession pour la portion de ligne à construire en territoire portugais, s’obstinait à faire obstruction. Le Volksraad se montrait de plus en plus critique et l’exacerbation de la concurrence, sur trois fronts différents, porta l’inquiétude à son comble. Dans la Colonie du Cap et le Natal, les travaux d’aménagement de la ligne vers le Transvaal progressaient continûment, à partir du sud-ouest, mais aussi du sud, et du sud-est. En 1884, alors qu’ils se rendaient à Kimberley depuis Le Cap, Willem et Louise durent encore parcourir en diligence les 200 derniers kilomètres du trajet ; un an après, la première locomotive crachait triomphalement sa vapeur dans la cité diamantifère. Durant cette même année 1885, les tronçons de la ligne du sud en provenance des villes portuaires d’East London et de Port Elisabeth furent prolongés jusqu’aux frontières de l’État libre d’Orange. Et en 1886, la ligne du sud-est, à partir de Durban au Natal, desservait déjà Ladysmith.

Face à leurs concurrents, Rudolf van den Wall Bake, Jacob Cluysenaer et Johannes Groll junior, les trois nouveaux concessionnaires qui s’employaient à mettre sur pied la NZASM, n’étaient pas en mesure de proposer la moindre réalisation concrète. Les choses n’évoluèrent qu’avec les spectaculaires découvertes d’or qui dynamisèrent les perspectives économiques du Transvaal, et renforcèrent du même coup les espoirs de rentabilité de la future compagnie. Les investisseurs finirent par surmonter leurs hésitations. Sur les instances de Leyds – et par l’entremise de Moltzer –, le banquier amstellodamois Adriaan de Marez Oyens prit l’initiative en mars 1886 d’émettre un emprunt obligataire de 500 000 florins au profit du Transvaal. L’opération réussit, Leyds obtint les crédits, et Kruger reçut les fonds dont il avait besoin pour convertir les anciens prêts et réaliser l’adduction d’eau dans les terrains aurifères.

Ces signes de bon augure arrivaient juste à temps pour conforter le président dans la conviction qu’il misait sur le bon cheval : une ligne à l’est, vers Lourenço Marques, construite et exploitée par une compagnie néerlandaise. Auparavant, Kruger, que l’immobilisme décourageait, avait brièvement entretenu l’idée d’une jonction avec le réseau ferroviaire de la Colonie du Cap et du Natal, mais il n’en fut plus question après les découvertes d’or et la mise sur pied de l’emprunt obligataire. Revenu à son plan initial, il s’y agrippa avec un entêtement farouche, passant outre l’opposition du Conseil exécutif et les pressions des chercheurs d’or de Johannesburg en faveur d’une liaison ferroviaire avec Kimberley, leur « cité mère ». Le seul accommodement auquel Kruger se montra disposé lors de la réunion décisive du Volksraad consistait à accepter qu’une limite – septembre 1887 – soit fixée pour la création effective de la compagnie néerlandaise de chemin de fer.

L’objectif fut atteint plus tôt, en juin, mais en grande partie grâce à des soutiens extérieurs. Sur les plus de deux millions de florins de capital nécessaires à la constitution de la compagnie, les financiers néerlandais n’en apportèrent que 581 000, fournis en majeure partie par une nouvelle contribution de De Marez Oyens. 891 000 florins furent investis par deux établissements financiers allemands, la Berliner Handels- Gesellschaft et la maison de banque Robert Warschauer & Co. Le reste, soit 600 000 florins, fut garanti par Kruger en personne, au nom de la République sud-africaine.

Tous ces flux de capitaux laissent, de prime abord, une impression étrange : après la satisfaction, provoquée un an plus tôt par l’attribution d’un prêt de 500 000 florins provenant d’Amsterdam, voilà qu’il fallait, en mai 1887, en verser 600 000 pour aider au financement d’une compagnie de chemin de fer néerlandaise ! L’explication était simple et tenait en deux lettres : celles qui forment le mot « or ». Les richesses minérales inouïes du Rand étaient un moteur de développement pour l’économie du Transvaal. À cet égard, Nellmapius s’était révélé incapable d’aider Kruger. Mais il faut reconnaître ce qui est : c’est grâce aux concessions que les caisses publiques tiraient désormais profit, directement et en abondance, du business boom. Alors que les revenus de l’État étaient encore inférieurs en 1880 à 200 000 livres anglaises, ils avaient triplé en 1887 et représentaient un montant de plus de 7 millions et demi de florins. Il restait donc suffisamment pour investir dans la réalisation du grand rêve de Kruger. Le fait que les deux directeurs de la NZASM, van den Wall Bake et Cluysenaer, soient des Néerlandais n’était pas un problème. Rien à redire non plus sur la composition du conseil de surveillance, qui réunissait quatre banquiers néerlandais et trois banquiers allemands ! Et Kruger se contentait de deux commissaires au gouvernement, de son envoyé extraordinaire aux Pays-Bas, Beelaerts van Blokland, et de Leyds au Transvaal. Il s’accommodait de tout, pourvu que cette voie ferrée soit construite7 !

 

Il est peu probable que Kruger ait eu connaissance du Faust de Goethe, dans lequel le personnage éponyme vend son âme au diable. Mais même la Bible des États-Généraux, son unique lecture, comportait des passages qui avaient dû l’inciter à la réflexion. Dans le Nouveau Testament, trois évangiles sur quatre – Matthieu, Marc et Luc – contiennent l’épisode dans lequel Jésus chasse un démon. Sûrs d’eux, les pharisiens s’exclamaient : « C’est par Béelzéboul, le prince des démons, qu’il chasse les démons8 ! » Point n’est besoin de beaucoup d’imagination pour saisir les analogies, même en laissant de côté le rapport – disons, purement fortuit – entre Johannesburg et l’évangéliste qui a pour nom Johannes en néerlandais. Johannesburg était aux yeux de Kruger la ville du diable, où l’on adorait non le « Dieu de nos pères » mais Mammon. Ce même Kruger n’avait pourtant aucun scrupule à tirer profit du « roc » – « l’or du diable » – dont cette ville avait surgi.

Le symbole prit même corps dans la réalité : de l’or fut découvert près de Paardekraal, le lieu de mémoire9 sacré des Boers. En 1877, une nouvelle implantation, établie dans le même secteur, fut nommée « Krugersdorp », d’après le patronyme du président : sarcasme né d’une bonne intention. Assumer psychologiquement ces contradictions semble difficile. Et la réponse de Jésus aux pharisiens n’était pas faite non plus pour redonner à Kruger du cœur au ventre : « Comme il connaissait leurs pensées, il leur dit : Tout royaume divisé contre lui-même va à sa ruine ; les maisons y tombent les unes sur les autres10. »

Mais la situation ne se présentait pas ainsi en 1887. Bien au contraire. Le pays tout entier prospérait grâce à l’or, et de brillantes perspectives s’ouvraient devant lui. « On pourrait comparer le Transvaal à une fille laide qui, d’un seul coup, devient riche et est courtisée par de nombreux soupirants qui, jusqu’ici, n’avaient pas un regard pour elle. Le Cap surtout est une ville on ne peut plus insipide, qui se vide, alors qu’ici les gens affluent. À Pretoria, les maisons poussent comme des champignons et il n’y en a jamais assez. En face de chez nous, là où se trouvait auparavant un taudis, une splendide demeure est en construction. » L’édifice le plus emblématique de la frénésie de construction régnant à Pretoria était le nouveau siège du gouvernement situé sur la Kerkplein, ou place de l’Église. Kruger en avait posé la première pierre en mai 1889. Trois étages imposants, de style néo-Renaissance. Leyds piaffait d’impatience : « J’ai promis un dîner à mon personnel dès que nous y serons installés. Je suis tellement content de pouvoir quitter le galetas que nous occupons encore pour l’instant, qui est plein de courants d’air mais où l’on ne peut respirer, où il n’y a pas de place, mais beaucoup de poussière, sans parler des mites, des vers à bois et des rats11. »

Comparés à ce dynamisme, les progrès de la NZASM paraissaient bien modestes. Aussitôt après sa création officielle, en juin 1887, une équipe de cinq ingénieurs néerlandais fut dépêchée sur place. Le travail d’arpentage commença en novembre, à l’extrémité est du tracé, près de la frontière du Mozambique – un choix qui se révéla funeste. Ils arrivaient là au beau milieu de l’été sud-africain, au moment où sévit la malaria et où la chaleur est insupportable, surtout pour des gens non acclimatés. Deux d’entre eux moururent peu de temps après et un troisième, pris de peur, donna sa démission. Lorsque six mois plus tard Cluysenaer, le directeur de la compagnie, vint en personne au Transvaal pour faire redémarrer le chantier, de mauvaises nouvelles l’attendaient. Les négociations d’accords tarifaires avec la compagnie de McMurdo étaient toujours bloquées. Pour maintenir la pression, Kruger prit la décision – probablement très douloureuse pour lui – de suspendre les travaux sur la ligne de l’est.

Par chance pour la NZASM, une solution de rechange se présenta. Plus modeste certes, et donc moins spectaculaire, mais cruciale, parce qu’elle permettait de mettre un pied dans la porte. Elle concernait le transport, vers Johannesburg, du charbon indispensable à l’extraction industrielle de l’or. Quelque temps avant, une demande de concession pour une « ligne du charbon » qui partirait du sud, déposée par Isaac Lewis et Sammy Marks, avait été rejetée sur avis – prépondérant – de Leyds. Celui-ci arguait qu’un tel chantier anticiperait sur la « prolongation de la ligne qui traversait l’État libre d’Orange en direction du Vaal ». Le fait est que « la politique décidée par le gouvernement consistait à construire la ligne du nord vers le sud ». Mais deux autres demandes avaient été faites, l’une par Thomas Tancred, le constructeur du tronçon portugais de la ligne de l’est, et l’autre par Van Lippert qui détenait le monopole de la dynamite. Chacun d’eux se proposait d’établir une liaison ferroviaire avec les mines de charbon situées à l’ouest de Johannesburg. S’ajouta une demande de Cluysenaer, au nom de la NZASM, pour la réalisation d’une ligne très courte – tenant plutôt d’une ligne de tramway – vers l’est, en direction de Boksburg, où des gisements de houille venaient d’être découverts, sans que tous aient fait l’objet d’une requête de concession – et Cluysenaer s’empressa d’en déposer une, au passage.

Les trois demandes furent examinées par le Volksraad en juillet 1888. Le débat fut animé. La partialité de Kruger en faveur de la NZASM était connue de tous et il ne fut pas à la fête. Plusieurs membres du Conseil lui reprochèrent de systématiquement favoriser les Néerlandais. Il fallut, face à la colère et à la précipitation du président, de longues et patientes explications de Leyds pour qu’une majorité finisse par être convaincue. La construction commença en janvier 1889. Le Randtram entra en service un peu plus d’un an après. La ligne faisait moins de 27 kilomètres, mais ce fut elle qui mit effectivement la compagnie « sur les rails », et son exploitation, conjuguée à celle du charbon, se révéla à la fois rentable et instructive12.

En ce même mois de juillet 1888, une nouvelle opportunité se présenta à Leyds. Le mandat de secrétaire d’État de Bok se terminait à la fin de l’année. Il était rééligible, mais Kruger proposa Leyds comme candidat concurrent. Le Volksraad suivit cette recommandation et se détermina en faveur de Leyds par dix-huit voix contre douze. Celui-ci, s’il apprécia bien évidemment l’honneur qui lui était fait, émit des réserves sur deux points : au regard de la loi, il était trop jeune (l’âge exigé était de 30 ans, et il ne les aurait qu’au 1er mai suivant). Par ailleurs il estimait illogique de voir ses revenus diminuer alors qu’il accédait à une fonction plus élevée. Un peu plus tôt dans l’année, sa rétribution en tant que procureur d’État avait été portée à 1 200 livres (non compris ses honoraires de commissaire du gouvernement auprès de la NZASM), alors que celle du secrétaire d’État restait fixée à 1 000 livres.

De nombreux conseillers au Volksraad s’offusquèrent que Leyds, outre qu’il n’avait pas l’âge requis – eux-mêmes l’avaient cru jusqu’ici plus âgé – eût de telles exigences en matière de salaire. La décision fut différée jusqu’à la session suivante, ce qui donna le temps à Kruger de venir à bout des résistances. Le mandat de Bok fut prolongé de quelques mois et Leyds prit sa succession le 2 mai 1889. Un mois plus tard, le Volksraad accepta de porter son salaire à 1 200 livres. Il lui fut instamment recommandé par quelques conseillers de se laisser à nouveau pousser la barbe, comme il l’avait fait cinq ans plus tôt, en arrivant au Transvaal.

On peut parler à juste titre de carrière éclair. Après avoir été parachuté à 25 ans procureur d’État – c’est-à-dire, en fait, ministre de la Justice – dans un pays étranger, voilà qu’à tout juste 30 ans il était élu à une large majorité secrétaire d’État, fonction dans laquelle il avait à la fois les attributions d’un Premier ministre, d’un ministre de l’Intérieur et d’un ministre des Affaires étrangères. Occupant la seconde place dans la hiérarchie politique, il dépendait directement du président et travaillait en étroite collaboration avec lui. Il évoquait lui-même sa position en ces termes : « Le travail du secrétaire d’État ne s’inscrit pas dans des limites précises. Tout est très centralisé et se retrouve, en dernière instance, entre les mains du gouvernement, c’est-à-dire du président et du secrétaire d’État, lesquels estiment, dans certains cas, nécessaire d’en référer au Conseil exécutif. Tous les documents destinés au gouvernement sont adressés au secrétaire d’État qui, en retour, signe tous les actes et missives de ce même gouvernement13. »

La fonction était prenante et impliquait de nombreuses responsabilités. Il dut, pendant les premiers mois, l’exercer sans l’appui de son entourage : à la mi-mai 1889, Louise partit, avec le petit Louis et Willemine, qui était née au mois de février, passer plusieurs mois aux Pays-Bas dans la famille. Willem ferait son possible pour venir les chercher à la fin de l’année – ainsi en avaient-ils vaguement convenu – mais, d’ici là, bien des obstacles restaient à surmonter. Il y avait un certain nombre de problèmes que Kruger ne pouvait ou ne voulait pas régler sans Leyds, et d’autres dont Leyds faisait son affaire personnelle.

La plupart d’entre eux se rapportaient aux infrastructures assurant la liaison entre le Transvaal et l’extérieur : voies ferrées et installations portuaires. Au début mars 1889, à Potchefstroom, Kruger et Leyds étaient entrés en pourparlers avec une délégation de l’État libre d’Orange dirigée par le nouveau président Frank Reitz. Trois traités furent alors ratifiés, tous d’une grande portée. Il s’agissait tout d’abord d’une convention relative aux chemins de fer, par laquelle Reitz s’engageait à ne pas prolonger les lignes en provenance de la Colonie du Cap et du Transvaal au-delà de Bloemfontein et de Harrismith sans l’assentiment du Transvaal. En échange de quoi, Kruger promettait de ne pas aménager sans l’autorisation préalable de l’État libre d’Orange d’autres liaisons vers l’extérieur que celles envisagées vers le sud et l’est (autrement dit vers Lourenço Marques et l’État libre lui-même). Une liaison vers Kimberley qui passerait par l’extérieur du Transvaal nécessiterait donc l’accord préalable de l’État libre. Le deuxième accord consistait en un traité de commerce et d’amitié, et le troisième établissait une alliance politique, fondement du combat commun contre les Anglais qui allait éclater dix ans plus tard. La clause principale stipulait ceci : « La République sud-africaine et l’État libre d’Orange font alliance mutuelle et se déclarent prêts à se porter réciproquement assistance en mobilisant l’ensemble des forces et des moyens à leur disposition au cas où l’indépendance d’un des deux États serait exposée à des menaces ou à des atteintes venant de l’extérieur14. »

La convention ferroviaire avait des implications majeures à court terme. Il était évident que les lignes « anglaises » allaient à nouveau s’étendre, mais la course « vers le Rand » n’était pas encore gagnée. À la fin juin 1889, le gouvernement portugais sut faire preuve d’une efficacité redoutable, offrant par là une occasion inespérée à Kruger : faisant fi des pressions anglaises, Lisbonne décida d’annuler la concession de McMurdo pour cause de non-respect des délais convenus. Les blocages étaient levés. Beelaerts van Blokland reprit aussitôt les négociations à propos de l’accord tarifaire, directement avec les autorités portugaises cette fois.

Tandis que ces pourparlers suivaient leur cours, une question locale concernant les chemins de fer provoqua un débat au sein du Volksraad, comme cela avait déjà été le cas l’année précédente. Il portait en l’occurrence sur le trajet Pretoria-Johannesburg, et trois demandes avaient de nouveau été déposées, dont une émanant de la NZASM et une autre de « ce pitoyable Lippert ». Kruger et Leyds ne purent obtenir ce qu’ils voulaient. Le refus opposé aux autres demandes et l’adoption facilement acquise d’une proposition de prolongement de la ligne du Randtram sur une longueur de 81 kilomètres – jusqu’à Krugersdorp à l’ouest et Springs à l’est – furent pour eux une maigre consolation. Il y eut aussi une bonne nouvelle pour Kruger : le Volksraad acceptait l’augmentation de son salaire annuel, qui passait de 2 000 à pas moins de 8 000 livres15.

Le moment parut opportun à Leyds pour aborder avec le président la question de ses congés. Mais Kruger invoqua la situation qui régnait à la frontière orientale. Là-bas, au sud du Mozambique, s’étendaient deux territoires dont le statut constitutionnel n’était pas encore défini : le Swaziland et le Tongaland. Kruger était favorable à leur annexion, qui permettrait au Transvaal de disposer d’un accès à la mer et d’un port autonome, Kosy Bay. Leyds ne fit pas assaut d’enthousiasme. Kosy Bay était loin d’avoir les atouts de Delagoa Bay. Dans l’intervalle, une délégation du Transvaal s’était rendue sur place pour négocier avec les Anglais. Kruger préférait garder son secrétaire d’État sous la main pour le cas où une réaction à chaud serait nécessaire – il avait déjà réussi à savoir que jamais les Anglais n’accepteraient que le Transvaal ait son propre port et qu’ils ne faisaient que le bercer de faux espoirs.

Leyds découvrait là un des inconvénients de sa nouvelle charge. Il fit vite l’expérience de cet autre désagrément qu’étaient les tentatives, subtiles ou grossières, de corruption. Il reçut par exemple en juillet 1889 une proposition pour une concession accompagnée d’une lettre et d’un chèque de 10 livres. En rage, il écrivit ces mots à Louise : « J’ai de nouveau reçu aujourd’hui une de ces lettres insultantes d’un individu qui voulait m’acheter. Je vais t’en envoyer la copie, ainsi que celle de ma réponse, que je n’écrirai pas aujourd’hui parce que je suis encore trop échauffé. À cet égard, ce qui me gêne le plus, c’est qu’après cinq ans de travail honnête je n’ai pas encore réussi à me faire une réputation d’homme incorruptible. » Il allait devoir apprendre à vivre ainsi. Depuis qu’il était devenu commissaire du gouvernement à la NZASM, les apparences étaient contre lui. Il est des gens qui considèrent que celui qui prend position est nécessairement un homme vénal.

Il y avait aussi des avantages. Des honneurs qui flattaient son ego, par exemple. Il allait en recevoir encore de nombreux au cours de sa carrière, mais le premier revêtait forcément un caractère particulier à ses yeux. À 300 kilomètres environ au nord de Barberton, ville autour de laquelle s’était concentrée la première ruée vers l’or, un nouveau filon prometteur avait été mis au jour dans un champ aurifère du nom de Selati. La colonie de peuplement qui se fixa à proximité fut baptisée Leydsdorp, en référence à son nom. Leyds fit part de sa fierté à Louise par ces mots : « Je suis curieux de savoir quel développement va connaître le village qui porte mon nom. Il y a là évidemment un peu de vanité de ma part, mais chacun a la sienne. Je crois que mon nom doit continuer à être lié à ce pays, et en particulier à l’industrie aurifère16. »

Ce n’était probablement pas tout à fait ce qu’il voulait dire, mais le symbole, lui, était clair. Après Krugersdorp venait Leydsdorp, environné de terrains aurifères. Pas d’idéaux sans compromis. D’énormes compromis. Combattre le diable avec son propre or. Mêler intérêts privés et intérêts de l’État. Pour la « Grande Cause ».

Le 19 septembre 1899, Leyds reçut un télégramme de Beelaerts van Blokland lui indiquant que l’accord avec le Portugal sur les tarifs était acquis. Le moratoire à la construction de la ligne de l’est fut aussitôt levé. La NZASM pouvait désormais lancer les travaux. La détermination de Leyds à prendre des congés s’en trouva renforcée. Il voulait partir, parce que, disait-il, « cela [lui ferait] du bien au physique et au moral ». Et pourquoi ne pas profiter d’un séjour en Europe pour y mener des pourparlers d’affaires, tout en entretenant la fiction d’un voyage privé ? Kruger tourna casaque et donna son aval le 8 octobre. Trois semaines plus tard, Leyds montait à bord du Grantully Castle, au Cap17.