Rares sont les fils qui feraient visiter à leur mère, à presque 10 000 kilomètres de chez elle, le champ de bataille sur lequel ils ont, à peine une semaine auparavant, pris part à un combat à la vie et à la mort. Winston Churchill était de ceux-là. Pour la mère comme pour le fils, la chose n’avait rien de surprenant. C’était une femme non conformiste, qui n’en faisait qu’à sa tête, et il ne l’avait jamais connue autrement. Le hasard avait fait qu’elle se trouvait à proximité. Lady Randolph était arrivée à Durban à la fin janvier 1900, à bord du Maine, un navire-hôpital qu’elle avait affrété à Londres pour le compte d’un comité de secours créé à l’initiative de femmes américaines. Churchill lui avait déjà rendu visite dans ce port. Maintenant que les hostilités avaient pris fin, elle avait envie de voir le front qui avait été le théâtre des exploits de son fils aîné et des infortunes de son cadet – l’un de ses premiers patients sur le Maine.
Churchill lui obtint un passeport, comme si cela avait été la chose la plus simple au monde. Il aurait aimé faire venir aussi son amie mais, pour une raison énigmatique, Pamela Plowden était restée en Angleterre, décision qu’il ne comprenait guère. Lady Randolph avait entamé son « circuit touristique » au début mars. Elle avait pris le train jusqu’à Colenso, était passée à Chieveley près des wagons qui avaient déraillé lors du premier fait d’armes de son fils. Elle s’était ensuite débrouillée comme elle avait pu, traversant la Tugela sur un pont de fortune, gagnant Ladysmith dans un wagon bas et sans toit. La lenteur du voyage avait un grand avantage : « On peut tout voir et tout comprendre, à l’aide de la langue imagée de Winston. » Et elle pouvait « kodaker » tout à loisir. Elle fut déçue par Ladysmith : une ville fantôme, pleine de poussière, où la chaleur vous étouffait. Des maisons claquemurées derrière leurs volets, et dans les rues des passants à l’air effarouché. Par bonheur, lord Redvers s’empressa de l’inviter à dîner et de lui offrir un vrai lit dans le couvent où il logeait lui-même. Le lendemain matin, Lady Randolph repartit vers Durban, d’où, une semaine plus tard, le Maine reprit la mer vers l’Angleterre1.
L’initiative charitable de la mère de Churchill fut l’une des innombrables actions spontanées qui virent le jour en Grande-Bretagne comme dans les territoires britanniques d’outre-mer, à la suite de la Semaine noire. « L’éventualité d’une défaite ne nous intéresse pas, elle n’existe pas. » Telle avait été la réaction de la reine Victoria, âgée alors de 81 ans, à la triste nouvelle. Et dans l’ensemble de l’Empire britannique, ses sujets lui firent écho. Qui plus est, un grand nombre d’entre eux se déclaraient prêts à l’action. La fièvre guerrière (war fever) ignorait les frontières géographiques et les barrières sociales. D’Ottawa à Melbourne ou à Aukland ; sur les terrains de polo, dans les music-halls et les bistrots des ports, partout où les passions se communiquaient et se partageaient, chacun était prêt à apporter soutien et aide. Des milliers de citoyens se portèrent volontaires pour s’engager, avec leurs propres chevaux, dans des régiments de cavalerie nouvellement créés, tels l’Imperial Yeomanry en Angleterre, ou l’Imperial Light Horse et le South Africa Light Horse – les Cockyolibirds des frères Churchill – dans la Colonie du Cap et au Natal. Au Canada, en Australie et en Nouvelle-Zélande, les volontaires désireux de se joindre aux contingents que leurs gouvernements avaient promis d’envoyer affluaient. L’Empire britannique s’apprêtait à prendre sa revanche.
Ceux qui ne pouvaient ou ne souhaitaient pas s’enrôler dans les forces combattantes trouvaient d’autres moyens de contribuer à l’action : collectes de fonds destinées à soutenir les troupes en outre-mer, engagement dans des équipes médicales du même type que celle de Lady Randolph… C’est le choix que fit notamment Arthur Conan Doyle, médecin de profession, mais beaucoup plus connu comme créateur de Sherlock Holmes, pour manifester ses sentiments patriotiques. L’Imperial Yeonmary refusa de l’admettre dans ses rangs à cause de son âge (40 ans) et de son absence totale d’expérience militaire, mais il fut accueilli à bras ouverts dans l’hôpital de campagne ambulant privé qu’envoya en Afrique du Sud le philanthrope John Langman. Il s’embarqua pour Le Cap en février 1900.
Cette longue traversée fut épargnée à Mohandas Gandhi. Il vivait et travaillait en tant qu’avocat au Natal depuis 1893. Mais il dut lui aussi surmonter un handicap. Sa couleur. Les autorités militaires estimèrent n’avoir aucun besoin des « fils de l’Empire non-blancs » – tout du moins durant la phase initiale de la guerre. À leurs yeux, il y avait bel et bien des limites – raciales en l’occurrence – au-delà desquelles l’expression de la ferveur à l’égard de l’Empire était intolérable. Au début du conflit, à la mi-octobre 1899, Gandhi avait offert ses services en témoignage de la loyauté de la communauté indienne locale, mais on lui avait ri au nez. « Vous autres Indiens, vous ne connaissez rien à la guerre », s’était-il entendu dire. Après le Triste Lundi (30 octobre 1899), cette attitude changea du tout au tout. Gandhi renouvela son offre, qui fut acceptée avec gratitude. Un Indian Ambulance Corps composé d’environ 1 000 brancardiers fut créé. Ils n’étaient que trop nécessaires – à preuve la lugubre suite de batailles dans lesquelles ils prodiguèrent leurs services : Colenso, Spion Kop, Vaalkrantz2.
Toutes ces initiatives privées vinrent renforcer fort opportunément les services médicaux réguliers de l’armée qui, au regard des normes en vigueur au XIXe siècle, s’acquittèrent, dans les premiers temps, plutôt correctement de leur tâche. Après l’avoir longtemps réclamée, la British Medical Association avait obtenu en 1898 la création d’une division spéciale, le Royal Army Medical Corps, qui améliora le statut des médecins militaires et accentua l’essor de la professionnalisation. Mais ce corps eut trop peu de temps pour se préparer à la mission qui l’attendait en Afrique du Sud, ce qui du reste était chose impossible : il avait été prévu de lever un contingent expéditionnaire relativement restreint, largement inférieur en nombre aux dizaines de milliers d’hommes qui s’avéraient nécessaires après la Semaine noire. L’ampleur des besoins à satisfaire sur tous les plans – effectifs, équipements, pharmacopée, transport et ainsi de suite – pour pouvoir apporter aux soldats britanniques malades ou blessés les soins adéquats constituait le défi majeur.
Dans l’ensemble, les mieux lotis étaient les blessés, pour peu, du moins, qu’ils fussent évacués suffisamment à temps du champ de bataille. En fonction de la gravité de leurs blessures, ils étaient pris en charge soit dans un simple hôpital de campagne soit dans un établissement de soins plus éloigné du front, où exerçaient des chirurgiens habiles, à même de traiter la majeure partie des blessures par balles et des fractures, disposant d’éther, de chloroforme, d’équipements radiographiques, et qui effectuaient les amputations d’une main experte. Parfaitement informés des risques d’infection, ils savaient les combattre.
Le même type d’expertise avait été développé en matière de maladies contagieuses, pourtant plus difficiles à juguler. Rien d’étonnant à cela : les blessures étant généralement accidentelles, le traitement cesse après que soins, repos, rééducation ont amené à la guérison du patient ou que ce dernier, en cas d’invalidité permanente, a réappris à vivre avec son handicap. Les maladies infectieuses sont, quant à elles, insidieuses. Elles ne peuvent être évitées que par des mesures de prévention systématiques, et leur guérison exige le respect d’une hygiène rigoureuse, difficile à assurer si assistance médicale, nourriture saine et eau potable font défaut. Nécessité faisant loi, la faim et la soif font fi de l’hygiène.
Ladysmith offrait à cet égard un spectacle poignant. Après le siège que les Boers leur avaient imposé durant des mois, les habitants et la garnison étaient au bord de l’épuisement physique. Churchill fournit aux lecteurs du Morning Post un témoignage particulièrement révélateur. Le 3 mars 1900, Buller et toute son armée défilèrent triomphalement à travers la ville. Les libérateurs étaient éreintés par des mois de combat. Sales, ils portaient des uniformes en lambeaux, des bottes déchiquetées, des casques cabossés et percés. Mais ces hommes aux faces tannées, avançant d’un pas fier, offraient, tous ensemble, l’image d’un « cortège de lions ». Entre eux et les assiégés – en particulier les soldats – le contraste était criant. Le commandant White et son état-major « se tenaient sur leurs chevaux squelettiques ». Ses hommes avaient fait de leur mieux pour se rendre présentables, sans pour autant réussir à dissimuler leur pâleur et leur maigreur.
Du moins ceux qui tenaient sur leurs jambes. Car l’hôpital militaire sous tentes d’Intombi comptait désormais près de 2 000 malades, atteints pour la plupart de typhus et ou de dysenterie. Churchill n’épargna pas à ses lecteurs la description – bouleversante – de leur aspect. Manquant d’une nourriture roborative pour restaurer leurs forces, de lait, de brandy et de soins appropriés, les malades étaient étendus, décharnés et hagards. Frissonnants de fièvre, tassés les uns contre les autres, livrés à la détresse sanitaire qui résulte de la promiscuité. Derrière le camp de tentes se dressait une véritable « forêt de croix, marquant les tombes de six cents hommes3 ».
Sœur L. M. Hellemans était tout aussi épouvantée par ce camp d’Intombi qui ne ressemblait en rien à l’hôpital de campagne de Potgietersfarm, facilement accessible et bien équipé, qu’il avait fallu évacuer au début du mois de mars à cause de la progression des troupes britanniques. Cette consciencieuse infirmière hollandaise avait déjà eu fort à faire face à la nonchalance de ses patients boers en matière d’hygiène, mais ce qu’elle découvrait ici atteignait au comble du sordide. Le général Buller avait ordonné en personne d’interdire à l’équipe de la Croix-Rouge dont sœur Hellemans dépendait, d’accompagner les Boers battant en retraite. Il y avait à Intombi, prétendait-il, dix-huit prisonniers de guerre boers dont l’état nécessitait des soins. La Deuxième Ambulance néerlandaise – ainsi désignait-on généralement cette unité de la Croix-Rouge – n’avait qu’à s’occuper d’eux. En dépit des vives protestations du docteur I. D. Koster, qui voyait dans l’ordre de Buller une atteinte à la liberté de mouvement de son équipe, le général était resté inflexible. Il les soupçonnait de fournir aux Boers davantage qu’une simple assistance médicale. Ainsi, Hellemans et ses collègues, proprement abasourdis, se trouvèrent cantonnés à Intombi, sur la portion de terrain qui leur avait été assignée.
Difficile d’imaginer endroit plus sale et plus insalubre. Ils étaient tenus de dresser leur tente en bordure du camp, « près de la décharge où l’on enterrait les détritus, de la blanchisserie, et des autres installations de même nature ». Autrement dit, sur « un terrain contaminé, véritable foyer à bactéries – du typhus entre autres ». La puanteur vous prenait à la gorge, « et la chaleur insupportable contribuait elle aussi à infecter davantage l’air déjà très vicié ». Mais ils n’avaient pas le choix et se mirent à déballer leurs affaires. Des soldats britanniques accoururent de tous côtés, prétendument pour les aider, mais ils ne tardèrent pas à s’apercevoir qu’« ils volaient tout ce qu’ils réussissaient à attraper ». Ils obtinrent à grand-peine de l’officier de jour qu’un garde soit affecté à la surveillance de leur cantonnement. Mais celui-ci déploya un tel zèle qu’il en vint à leur interdire l’accès à leurs vivres. Ils étaient confisqués, leur dit-on. Ils n’avaient qu’à se débrouiller avec les repas de la cantine. Au bout de quelques jours, cette mesure fut rapportée, et le retour du ravitaillement – dispensé de façon relativement généreuse – les soulagea quelque peu. Ils continuaient toutefois à être harcelés par « toutes sortes de bestioles volantes et rampantes ». Les mouches notamment, constituaient un « fléau épouvantable, et c’était une vraie prouesse que de parvenir à prendre une bouchée de nourriture ou à boire une gorgée sans en avaler une ». En revanche, il n’y avait pas trace des dix-huit Boers blessés4.
Les protestations incessantes contre un traitement qui n’était rien d’autre que la mise en détention d’une unité officielle de la Croix-Rouge, finirent par porter des fruits. Trois semaines plus tard, il délivra à celle-ci un sauf-conduit qui lui permit de s’installer dans les campements boers des monts Biggar. De là, la Deuxième Ambulance néerlandaise repartit vers Pretoria, en attendant d’être à nouveau mobilisée, cette fois sur le front Ouest. Où exactement ? Cela restait à définir. Tout dépendait des pourparlers entre la Croix-Rouge du Transvaal, la commission médicale constituée en janvier par le gouvernement et les responsables des différentes organisations de secours étrangères.
De là à affirmer que l’organisation et la coordination des soins dans les camps Boers laissaient à désirer, il n’y avait qu’un pas. Et cette impression était tout à fait justifiée. S’agissant de ce type d’assistance, les commandos s’en étaient toujours remis à l’improvisation. Même en temps de paix, la santé publique n’était pas une priorité dans les républiques boers. Il y avait deux hôpitaux polyvalents, l’un à Pretoria, l’autre à Johannesburg. Les autres étaient petits, insuffisamment équipés et peu accessibles. L’entrée en guerre n’avait pas provoqué de changements à cet égard. Le secteur médical n’était pratiquement pas préparé à la guerre. Les médecins, comme tous les citoyens mobilisables, furent appelés à servir dans les commandos de leur district. Ils continuèrent donc, en campagne, à soigner leurs propres patients. L’unique unité militaire professionnelle du Transvaal, l’artillerie d’État, était aussi la seule à disposer de sa propre équipe médicale, qui comprenait un médecin, un vétérinaire, un pharmacien et douze infirmiers5.
On ne pouvait compter que sur des initiatives extérieures pour remédier aux insuffisances. Kretschmaar van Veen, directeur de la NZASM, fut l’un des premiers à proposer ses services. Alors que la situation générale commençait à devenir inquiétante, il mobilisa sa compagnie au service de l’effort de guerre dans tous les secteurs, y compris celui de l’assistance médicale aux commandos boers, mettant à leur disposition les médecins et les hôpitaux de l’entreprise. L’atelier central de la NZASM à Pretoria fabriqua quatre wagons hôpitaux entièrement équipés. Kretschmaar van Veen joua en outre un rôle important en tant qu’intermédiaire pour obtenir de l’aide médicale aux Pays-Bas. Grâce à l’étroite collaboration qu’il entretenait avec ses codirecteurs d’Amsterdam ainsi qu’avec Willem Leyds, le ministre plénipotentiaire du Transvaal en Europe, des accords furent conclus avec la Croix-Rouge néerlandaise. Ceux-ci aboutirent à l’envoi, dès le 28 octobre 1899, d’une première équipe de secours médical à Pretoria – la première « Ambulance néerlandaise », selon la dénomination alors en vigueur. Une seconde équipe, au sein de laquelle figurait sœur Hellemans, suivit un mois plus tard, puis deux autres partirent en décembre 1899 – la dernière d’entre elles était née d’une initiative néerlando-russe. Les Indes néerlandaises avaient également envoyé entre-temps une de leurs ambulances.
Les Pays-Bas n’étaient pas le seul pays à fournir aux Boers une assistance en personnels et en équipements médicaux. Au total, quatorze autres équipes étrangères – venant d’Allemagne, de Russie, de Belgique, de Suisse et des pays scandinaves – vinrent apporter leur aide au Transvaal et à l’État libre d’Orange. Plus de 200 médecins, infirmiers et infirmières, pourvus d’équipements modernes et d’importantes quantités de médicaments, de matériel pour pansements et de vivres firent progresser notablement la qualité des soins dispensés aux commandos boers. Toutefois, on continua à soigner au coup par coup et dans l’urgence, en improvisant. L’organisation était trop chaotique, les conditions de travail trop rudimentaires pour qu’il en soit autrement. Nombreux étaient ceux et celles qui, à l’instar de sœur Hellemans et de ses collègues de la Deuxième Ambulance, étaient aux prises avec le climat, la vermine, les animaux nuisibles et les risques de contamination. Tous les membres des équipes médicales étrangères se trouvaient confrontés à des problèmes similaires, tous se heurtaient à la méfiance des Boers – à quoi bon toutes ces idées modernes d’hygiène ? – et à la suspicion des Britanniques quant à leur neutralité. Cette suspicion s’avéra justifiée dans un cas isolé. Aussitôt après leur arrivée au Transvaal, la plupart des soixante membres de l’équipe d’assistance médicale qui étaient partis de Chicago à la mi- février 1900 arrachèrent leurs brassards de la Croix-Rouge, auxquels se substituèrent aussitôt des fusils et des cartouchières6.
Leyds avait en somme toutes les raisons d’être satisfait de l’aide humanitaire que l’Europe apportait à sa patrie d’adoption. Contrairement à ce qu’avait laissé entendre la presse britannique, il n’avait rien à voir avec l’affaire de la fausse ambulance irlando-américaine. Il était habitué à ce genre de propos. Il était, de fait, aux yeux des Britanniques, l’incarnation du mauvais génie, ourdissant de sombres machinations au profit des Boers. Lorsqu’en avril 1900, à la gare de Bruxelles Nord, un anarchiste de 16 ans fit feu à deux reprises sur le prince de Galles (sans d’ailleurs le toucher), le respectable lord George Hamilton, secrétaire d’État pour les Indes britanniques, fit lui-même remarquer, de façon insidieuse, que Bruxelles « avait été le siège de cette fabrique de mensonges, ayant pour directeur Monsieur Leyds7 ».
Leyds était tenu en plus haute estime sur le continent. Champion incontesté d’une juste cause, il n’avait plus besoin, depuis la déclaration de guerre, de solliciter l’appui des opinions publiques, celles-ci s’étant massivement rangées aux côtés des Boers. Il consacrait une bonne partie de son temps à répondre aux témoignages de sympathie, à échanger avec des comités de soutien, à communiquer à propos de manifestations de solidarité et de collectes de fonds, de sorte qu’il n’avait guère l’occasion d’aller au contact des très nombreux volontaires désireux de partir renforcer les rangs des Boers. « Je suis beaucoup plus sollicité qu’on ne l’est à Harderwijk8 », soupirait-il. Tous étaient adressés à Paris, où le consul général Johannes Pierson, cousin du Premier ministre néerlandais, leur fournissait les informations dont ils avaient besoin. Beaucoup renoncèrent quand ils eurent pris connaissance des critères d’admission : Pretoria n’était en effet disposé à accueillir que les volontaires acceptant d’assumer eux-mêmes les frais et les risques du voyage9.
Dans un contexte où tous les vents étaient favorables aux Boers, la nouvelle de la double percée britannique, tombée à la fin février 1900, constituait une sévère avarie. Leyds mesura alors « combien les communiqués concernant Cronjé, Kimberley et Ladysmith [avaient] affecté [leurs] amis de Hollande ». S’étant lui-même, durant quelques jours, trouvé coupé de l’actualité à cause d’une grosse grippe, il ne jugeait pas la situation « aussi désespérée que la plupart des gens » : « Je garde l’espoir que le droit et la justice l’emporteront. » Paradoxalement, les revers militaires ouvraient selon lui aux Boers de nouvelles opportunités.
Tout d’abord, le temps lui semblait mûr pour que paraisse enfin l’« Appel aux nations », manifeste dont la publication avait sans cesse été différée. Tant que les Boers s’étaient montrés victorieux, nombreux avaient été leurs partisans, en Europe – et notamment aux Pays-Bas –, à récuser toute idée de « médiation » et d’« intervention ». Du fait qu’au Natal comme à l’ouest de l’État libre d’Orange les Boers se trouvaient désormais sur la défensive, Leyds présumait qu’un changement d’attitude s’était probablement produit. Il ne se trompait pas, du moins pour ce qui était des Pays-Bas. L’« Appel aux nations », signé par environ 3 000 personnalités issues des milieux scientifiques, artistiques, commerciaux et industriels, parut le 4 mars dans différents journaux néerlandais. Mais à la déception de Leyds, il n’eut pas grand écho. Une traduction anglaise fut éditée, mais dans les pays auxquels ce manifeste était plus particulièrement destiné – Allemagne, France et Russie – on ne vit rien venir. « Personne n’en a dit un mot, et aucune espèce d’initiative n’a été prise », reconnut-il deux mois après. « C’est tombé à plat10. »
Comment cela s’expliquait-il ? Il avait son idée. Le problème, estimait-il, ne tenait pas tellement à l’Appel en tant que tel, mais plutôt au manque d’échanges suivis entre Pretoria et son représentant diplomatique en Europe – lui-même donc. Depuis le déclenchement de la guerre, il était impossible de communiquer directement par télégraphe. La censure britannique bloquait tout. On parvenait à faire passer de temps en temps quelques messages par des voies détournées, mais la plupart du temps on en était réduit à recourir au paquebot poste – avec les retards de transmission que cela supposait. Toute concertation à distance en situation de crise était proprement impossible. S’il en était allé autrement, il aurait pu d’ailleurs éviter aux autorités de Pretoria et de Bloemfontein de commettre une énorme bévue politique. Car c’était là que résidait, selon Leyds, la raison principale du fiasco qu’avait connu l’Appel aux nations et, pis encore, de l’échec complet de toutes les tentatives de conciliation que, selon la meilleure tradition de la diplomatie silencieuse, il s’était efforcé de mettre en place durant les mois précédents.
Il était convaincu depuis un certain temps que le salut des Boers ne pouvait venir que des grandes puissances. Rien n’avancerait sans la Russie, l’Allemagne, La France ou les États-Unis. Et la situation était verrouillée jusqu’à l’inversion du cours de la guerre sur lequel il comptait, fin février. Pour l’heure, chacune de ces grandes puissances tentait de mettre à profit, dans son propre intérêt, la concentration sur l’Afrique du Sud de toutes les forces britanniques. Les Russes se livraient à des exercices militaires en Afghanistan, à la frontière des Indes britanniques. La France étendait son influence en Algérie. L’Allemagne concluait un traité relatif au partage de l’archipel de Samoa. Les États-Unis, qui avaient eux-mêmes été une colonie, faisaient aux Philippines leurs premiers pas dans la voie de l’impérialisme. « Les grandes puissances sont incapables de réunir leurs forces contre un ennemi commun. Leur jalousie et leur défiance mutuelles sont inextinguibles11. »
Mais les succès britanniques changèrent la donne. Le temps et l’énergie que Leyds avait consacrés à établir de bonnes relations avec son homologue russe De Giers – et, par son intermédiaire, avec le tsar Nicolas II – semblèrent enfin avoir trouvé leur récompense. Le 3 mars 1900, le gouvernement russe prit l’initiative d’une action conjointe. Le ministre allemand des Affaires étrangères, Von Bülow, reçut une proposition aux termes de laquelle les gouvernements européens « exerceraient une pression amicale12 » pour qu’il soit mis fin au conflit sanglant qui faisait rage en Afrique du Sud. Après les récentes victoires des armées britanniques, le temps était mûr, « l’amour-propre national13 » des Britanniques était satisfait, et tout atermoiement risquait d’aboutir à la complète destruction des républiques boers. La France et l’Allemagne soutiendraient ensemble l’appel lancé à la Grande-Bretagne au nom de la morale et des principes humanitaires de la Conférence internationale pour la paix de La Haye14.
Une telle musique aurait agréablement résonné aux oreilles de Leyds. C’était exactement ce qu’il n’avait cessé de rechercher. Mais lorsque quelques jours après, De Giers lui parla de la proposition russe, il était déjà trop tard. Une autre initiative, prise elle aussi le 3 mars, mais à 10 000 kilomètres plus au sud – c’est-à-dire à Pretoria – vint tout gâcher.
Elle avait germé dans le cerveau du commandant-général Piet Joubert. Décontenancé par les revers militaires des Boers, il avait, dès février, réclamé avec insistance que soient explorées les possibilités d’un règlement pacifique. Le président Kruger s’était montré réceptif à l’idée et l’avait soumise au Conseil exécutif le 3 mars. À la suite de la discussion, deux décisions concrètes avaient été prises : un télégramme serait envoyé à lord Salisbury, et un appel serait adressé aux autres grandes puissances. Leyds ne fut pas consulté – à supposer qu’il eût pu l’être dans des délais aussi brefs – mais Kruger se sentit obligé de solliciter l’avis de Steyn, président de l’État libre d’Orange. Il partit en toute hâte à Bloemfontein, où, le 5 mars, les deux chefs d’État se mirent d’accord sur le contenu d’un télégramme qu’ils envoyèrent le jour même au chef du gouvernement britannique – sous le couvert de Chamberlain, ministre des Colonies.
Le texte, d’une naïveté désarmante, eut l’effet contraire de celui qui était escompté. Invoquant « le sang et les larmes versés par des milliers d’êtres durant cette guerre, et la perspective de la ruine morale et économique qui, à l’heure présente, [menaçait] l’Afrique du Sud », Kruger et Steyn plaidaient en faveur d’un « rétablissement de la paix ». Ils n’avaient jamais eu l’intention d’établir « sur toute l’étendue du territoire sud-africain une administration absolument indépendante du gouvernement de Sa Majesté », mais cherchaient simplement à protéger « l’indépendance incontestable des deux républiques en tant qu’États souverains internationaux ». Si toutefois le gouvernement anglais refusait de consentir à cette indépendance, « nos peuples et nous serons forcés de maintenir jusqu’au bout la ligne de conduite que nous nous sommes tracée, malgré la supériorité écrasante en nombre de l’Empire britannique ; étant sûrs que Dieu qui a allumé dans nos cœurs et dans le cœur de nos pères la flamme inextinguible de l’amour de la liberté ne nous abandonnera point […]15 ».
Reitz et Smuts, respectivement secrétaire d’État et procureur d’État, leur recommandèrent, depuis Pretoria, d’attendre la réponse de Salisbury avant de se rapprocher des autres puissances, mais Kruger et Steyn passèrent outre. Entre le 9 et le 11 mars, ils portèrent à la connaissance des représentants consulaires de Russie, d’Allemagne, de France, des États-Unis, des Pays-Bas, de Belgique, d’Italie, d’Autriche et de Suisse en poste dans chacune de leurs deux capitales le contenu de leur télégramme. Ils sollicitèrent par la même occasion « l’intervention des différents gouvernements de ces pays, afin de prévenir toute nouvelle effusion de sang inutile dans cette guerre cruelle ».
Le lendemain – 12 mars – parvint la réponse télégraphique de Londres. Elle était glaciale. Salisbury attirait l’attention sur l’énorme arsenal militaire que les Boers avaient constitué avant le début du conflit. Il exprimait son indignation au sujet de l’ultimatum outrageant lancé par les Boers, suivi de l’invasion par leurs forces armées du Natal et de la Colonie du Cap. Les Boers avaient imposé « à l’Empire britannique une guerre coûteuse et la perte de plusieurs milliers de vies ». Il était hors de question que la Grande-Bretagne consente à l’indépendance des deux républiques boers.
Le message était clair, mais Bloemfontein comme Pretoria ne prirent pas d’emblée toute la mesure de ses désastreuses implications. Reitz et Smuts ébauchèrent une réponse enflammée au télégramme de Salisbury, et ne jetèrent l’éponge que lorsqu’ils prirent connaissance des réactions des autres puissances étrangères. Leyds comprit aussitôt la gravité de la situation. Ce fut pour lui une désillusion totale, un coup qui l’atteignait personnellement. Les subtiles tractations diplomatiques qu’il lui avait fallu mener n’avaient servi à rien. Kruger et Steyn avaient saccagé tout ce qu’il avait fait, tels deux éléphants dans un magasin de porcelaine. C’était la triste vérité : en prenant simultanément deux initiatives maladroites, ils avaient scié la branche sur laquelle ils étaient assis.
Tous les diplomates expérimentés faisaient chorus. De Giers fit savoir que l’initiative russe était devenue « inopportune » après le télégramme des deux présidents et les « déclarations catégoriques » que leur avait opposées lord Salisbury16. Pour de Beaufort, ministre néerlandais des Affaires étrangères, « la réaction péremptoire du gouvernement anglais » avait « rendu toute intervention impossible ». Le ministre français des Affaires étrangères Théophile Delcassé affirma qu’à ce stade une tentative de médiation était « manifestement inutile17 ». Le gouvernement allemand et ceux des autres pays auxquels Kruger et Steyn s’étaient adressés réagirent de façon similaire. Seul le gouvernement américain avait offert ses bons offices à Londres, mais s’était vu rapidement répondre qu’il n’y avait aucune nécessité à cela. La seule personnalité à ne pas s’embarrasser d’arguties diplomatiques fut la jeune reine Wilhelmine des Pays-Bas. De même qu’elle avait, un peu plus de six mois auparavant, fait appel à la reine Victoria, elle s’adressa, à titre personnel, à l’empereur d’Allemagne. Mais Guillaume II se montra tout aussi insensible à sa supplication que l’avait été sa grand-mère. Dans le cercle fermé de la diplomatie, rien n’avait changé18.
La guerre continua donc. Lord Roberts était en fait resté indifférent à tout ce remue-ménage diplomatique. Imperturbable, il avait poursuivi sa marche en avant. Le 13 mars 1900, le corps expéditionnaire britannique entra dans Bloemfontein que le président Steyn et son gouvernement avaient fui la veille, gagnant, à 200 kilomètres au nord, la ville de Kroonstad, qui devint alors la nouvelle capitale de l’État libre d’Orange.
Roberts comptait ne faire qu’une simple halte à Bloemfontein et continuer à avancer aussi vite que possible vers Johannesburg et Pretoria. C’était un calcul illusoire : ses hommes avaient enduré de lourdes épreuves ; ils n’étaient pas accoutumés à l’alternance imprévisible entre chaleur extrême et pluies diluviennes qui caractérisent l’été austral. Les longues journées de marche, l’âpreté des combats à quoi s’ajoutait la réduction de moitié des rations, n’avaient rien arrangé. Les soldats étaient à bout de forces, ils souffraient de faim chronique, et avaient consommé, pendant leur campagne, de l’eau d’origine douteuse. C’est notamment le cas à Paardeberg où les choses avaient viré au pire : après leur affrontement avec les Boers, la quantité de cadavres de chevaux et de bœufs qui avaient fini dans la Modder était telle que des germes pathogènes l’avaient infectée. Instruction avait été donnée de ne pas en boire l’eau, mais beaucoup n’en avaient pas tenu compte. Des myriades de micro-organismes délétères avaient donc ainsi été transportées jusqu’à Bloemfontein. L’accumulation de dizaines de milliers de soldats exténués, sous-alimentés et couvant des maladies dans une petite ville comptant habituellement 3 000 habitants tout au plus, avait ouvert la voie à un désastre sanitaire. Une épidémie de fièvre typhoïde galopante se déclara, dont l’ampleur surpassa largement celle de Ladysmith assiégée.
La propagation véritablement explosive de la maladie tenait pour l’essentiel à la carence des lignes d’approvisionnement – problème majeur auquel se trouvait confrontée l’armée de Roberts. Sur le plan logistique, Bloemfontein avait l’avantage d’être desservie directement par la ligne de chemin de fer en provenance de la Colonie du Cap. Mais en temps de guerre, la ville risquait par là même de se retrouver dans une situation de totale dépendance. Les Boers, avaient, en battant retraite, dynamité les principaux ponts de chemin de fer situés sur cette voie d’approvisionnement, et les travaux de réfection prenaient du temps. Les ponts temporaires n’étaient pas conçus pour la circulation des wagons de marchandises lourdement chargés nécessaires à l’approvisionnement quotidien d’un corps expéditionnaire de 50 000 hommes. Et le rétablissement de la circulation ferroviaire ne résolut pas le problème de la saturation du réseau. Tout ce dont les troupes avaient besoin en vivres, armes, munitions, vêtements, tentes, chevaux, matériel médical et médicaments empruntait une ligne à voie unique. Priorité était donnée aux équipements militaires, au détriment des approvisionnements destinés aux hôpitaux pourtant pleins à craquer. On reprochait à Roberts et à son état-major d’avoir suscité eux-mêmes le désastre logistique dont ils subissaient les effets en centralisant le système de transport des équipements et des ravitaillements militaires. Ce qui valut à Kitchener – qui en était, de fait, le coordinateur – un nouveau surnom : à « K of K » – « Kitchener of Khartoum » – succédait « K of Chaos »19.
Une personne au moins trouvait son compte à la prolongation forcée du séjour de l’armée de Robert à Bloemfontein. Et c’était Winston Churchill. Le correspondant de guerre du Morning Post, qui était aussi sous-lieutenant du régiment de la cavalerie légère sud-africaine, était toujours avide d’action. Or, la libération de Ladysmith avait mis fin aux hostilités sur le territoire du Natal. Les Boers s’étaient repliés dans les monts du Drakensberg et du Biggar, et tout indiquait que Buller allait accorder à ses hommes et à ceux de White une période de repos pour recouvrer leurs forces après les efforts qu’ils avaient fournis et les privations qu’ils avaient subies. Autrement dit, il n’y avait, dans l’immédiat, pas de guerre à mener ou à gagner sur place. Le moment était donc venu pour Churchill de se transporter vers l’autre front, pour prendre part à la marche sur Pretoria, dernier tronçon du parcours. Ian Hamilton, ami intime de Roberts depuis leur rencontre aux Indes britanniques, s’était déjà mis en chemin.
Churchill, à qui le régiment des Cockyolibirds avait accordé sans difficulté une permission, quitta Ladysmith le 29 mars 1900. Le train pour Durban passait près de l’hôpital sous tentes qui avait été entre-temps évacué. Les morts étaient restés là où ils avaient été enfouis, mais les malades avaient été transférés dans d’autres établissements. « L’épouvantable camp d’Intombi s’est évanoui dans le passé, tel un cauchemar qui fuit lorsque l’aube arrive », écrivit-il, sans se douter que le cauchemar allait se prolonger à Bloemfontein. À Durban, il prit un bateau pour East London et, de là, un train jusqu’au Cap où il s’installa au Mount Nelson Hotel en attendant sa nouvelle accréditation. Une simple formalité, sans nul doute. Lord Roberts était un vieil ami de la famille qu’enfant il avait vu régulièrement. De plus, c’était à lord Randolph alors secrétaire d’État pour l’Inde que Bob devait d’avoir été nommé commandant en chef de l’armée des Indes britanniques en 1895. Pour passer le temps, Churchill allait chasser le chacal en compagnie du haut-commissaire Milner, et s’emportait contre les commérages des autres clients de l’hôtel – « ce lieu où tout le monde et sa femme viennent résider – surtout la femme20 ».
Au bout d’une semaine, il comprit qu’il y avait un blocage quelque part. Il décida de s’informer auprès de deux de ses vieilles connaissances appartenant à l’état-major de Roberts : Ian Hamilton et un autre général, William Nicholson, qu’il avait rencontré en Inde. Leur réponse, envoyée par télégramme, était claire : la plume acérée de Churchill avait manifestement indisposé tout autant Roberts que Kitchener.
L’irritation de Kitchener remontait à la campagne qu’il avait menée au Soudan en 1898. Churchill en avait rendu compte dans The River War, ouvrage d’un réalisme évocateur mais sans fard, critiquant le massacre perpétré sur des guerriers mahdis blessés après la bataille d’Omdurman. Il avait aussi réprouvé avec force l’exhumation et la décapitation du cadavre du Mahdi. « Détruire ce qui était sacré et saint à leurs yeux fut une action ignoble. » Kitchener n’avait pas oublié que Churchill l’avait tenu responsable des deux forfaits.
Il n’avait pas non plus ménagé Roberts. S’il s’était ultérieurement attiré des sympathies par l’héroïsme dont il avait fait preuve lors de l’épisode du train blindé, par son évasion de Pretoria et sa participation à la campagne de Buller au Natal, l’indépendance de vue dont témoignaient ses écrits journalistiques avait ensuite ruiné tout le crédit dont il disposait. Après la défaite de Spion Kop, il avait notamment, dans un article publié dans le Morning Post, décrié le sermon d’un aumônier anglican, le trouvant ridicule en comparaison de l’homélie qu’au Soudan un prêtre catholique particulièrement inspiré – le père Brindle – avait prononcée un jour en sa présence. La question qu’il se posait dans la conclusion de son article (« Rome allait-[elle] une fois de plus saisir l’occasion dédaignée par Canterbury [?] ») avait, plus encore que le reste, irrité à la fois le clergé anglican en Grande-Bretagne et le très dévot lord Roberts.
Comme si cela ne suffisait pas, il s’était par ailleurs immiscé dans le débat sur la conduite à adopter vis-à-vis des habitants du Natal et de la Colonie du Cap – tant Britanniques que Néerlandais – qui s’étaient rangés du côté des envahisseurs boers. Alors que de nombreux Britanniques criaient vengeance contre les « rebelles », Churchill lança un appel public à la réconciliation. La vengeance, comme il l’écrivit en substance dans un journal du Natal, outre qu’elle était moralement insoutenable, risquait de mener au pire. Œil pour œil, dent pour dent, cela ne marchait pas. La loi du talion ne ferait qu’attiser l’exaspération des Boers. « Nous souhaitons une paix rapide et voulons éviter à tout prix de voir cette guerre entrer dans une phase de guérilla. » Il fallait selon lui établir dans un premier temps la suprématie britannique dans l’État libre d’Orange et au Transvaal, et faire preuve ensuite de clémence en s’abstenant de tout acte de représailles individuelles.
De telles considérations suscitaient la réprobation générale au Natal et dans la Colonie du Cap comme en Grande-Bretagne. Lorsqu’il soutenait de pareilles opinions dans les colonnes du Morning Post, la rédaction se sentait obligée de s’en désolidariser. Roberts et Kitchener n’étaient ni l’un ni l’autre partisans d’une réconciliation. En revanche, le soutien de Hamilton et de Nicholson lui était acquis. S’il en avait été autrement, il n’aurait plus eu qu’à faire ses valises. Pour rentrer en Angleterre, s’entend. Le 11 avril, il finit toutefois par obtenir l’autorisation d’accompagner la campagne de Roberts, mais seulement « par égard pour feu son père ». Il dut aussi subir, à son arrivée à Bloemfontein, les admonestations de Nicholson – s’exprimant, en l’occurrence, en tant que secrétaire militaire de Roberts – « contre les critiques injustifiées et peu charitables21 ».
La semonce fit son effet. La veille de son arrivée à Bloemfontein, Churchill avait encore transmis un article indigné au sujet de la révocation de Gatacre. Vaincu à la bataille de Stormberg, ce général avait été, après un nouvel échec, renvoyé du jour au lendemain dans ses foyers – sanction injustifiée selon Churchill, qui, une fois arrivé à Bloemfontein, s’abstint cependant de toute nouvelle incartade. Dans le premier papier qui suivit, le 16 avril 1900, il évoqua rapidement le problème logistique, sans mentionner le nom de Kitchener, et encore moins le nouveau surnom dont on l’affublait. Dans le même article, Roberts – qui ignorait ostensiblement Churchill – était décrit en termes flatteurs, comme « le plus valeureux sujet de la reine, le chef qui, en l’espace d’un mois seulement, avait inversé du tout au tout la fortune des armes, transformant un désastre en victoire ».
Mais le plus frappant au regard de tout ce à quoi il avait été confronté à Ladysmith c’était le silence qu’il observait sur certains sujets. À Bloemfontein, l’épidémie de typhus avait pris des proportions effrayantes, et la situation s’était encore aggravée le 31 mars, après que des commandos boers (avec à leur tête les deux frères De Wet, Christiaan et Piet) eurent attaqué les installations d’alimentation en eau situées à Sannaspost. Durant le séjour de Churchill à Bloemfontein, le seuil des 5 000 malades avait été atteint, et près de 1 000 d’entre eux étaient morts. Or il ne consacra pas un mot à ces événements dans ses reportages, alors qu’à la même période Arthur Conan Doyle, qui travaillait à l’hôpital privé créé par Langman, soutenait à longueur de publications qu’on aurait pu éviter tous ces décès en rendant la vaccination obligatoire – elle n’était encore pratiquée qu’à la demande. Il n’y eut d’ailleurs pas davantage de réaction de Churchill à ce propos.
Son mutisme tient probablement au fait que le sujet revêtait à ses yeux un caractère trop sensible, et qu’il ne tenait pas à compromettre sa situation personnelle – ou à mettre Hamilton et Nicholson, ses protecteurs, dans l’embarras – par une nouvelle offense à Roberts. Sinon, il aurait sans doute dit ce qu’il pensait du plaidoyer de Conan Doyle en faveur de la vaccination antityphoïdique. Il avait d’ailleurs évoqué la question plus tôt, lorsqu’à bord du Dunottar Castle, qui l’amenait en Afrique du Sud, il avait refusé l’injection vaccinale, n’étant pas, disait-il alors, convaincu de son efficacité. Il se fiait délibérément et résolument « à l’hygiène et aux principes de l’hygiène22 ».