L’entrée dans le port du Cap fut tout aussi triomphante que l’avait été le départ de Southampton. Tôt le matin ce mardi-là, en dépit de la pluie battante, une foule enthousiaste était venue acclamer le nouveau commandant en chef. Des salves d’honneur retentissaient, la caméra filmait, les rues décorées avaient un air de fête. Mais tout en saluant de la main, dans un landau ouvert, l’assistance massée le long du parcours qui conduisait à la Government House, Buller continuait à garder ses pensées pour lui-même. Il était attendu par le haut-commissaire à 10 heures.
La veille au soir, immédiatement après l’amarrage du Dunottar Castle, les premiers télégrammes secrets lui avaient été délivrés. Ils confirmaient les plus sombres pressentiments. La dernière information, toute fraîche, était dramatique. Les détails lui furent communiqués plus tard par Milner. Les combattants boers faisaient manifestement irruption de tous côtés. Au Nord, ils marchaient vers la Rhodésie, à l’Ouest ils s’étaient livrés à deux attaques, prenant pour cible deux importantes villes frontières britanniques, Mafeking et Kimberley – la cité du diamant – l’une et l’autre aussitôt assiégées. Au Sud-Est ils avaient envahi le Natal, tant à partir du Transvaal que de l’État libre d’Orange. Ce que craignait Buller s’était bel et bien produit. White n’avait pas pu maintenir ses positions au nord de la Tugela. À Glencoe, Talana – où Symons avait été mortellement blessé – et Elandslaagte, l’armée britannique avait certes remporté de minces succès, comme le signalait du reste le message qu’arborait le bateau de passage, mais les choses avaient très mal tourné près du Modderspruit et au Nicholson’s Nek1. Résultat : deux défaites écrasantes ce lundi 30 octobre, c’est-à-dire le jour même de l’arrivée de Buller. White avait été contraint de se replier en catastrophe avec le reste de ses troupes à Ladysmith, où il risquait l’encerclement. « Triste lundi », « Mournful Monday », titrèrent les journaux anglais.
Ce n’était pourtant pas la plus grave des nouvelles que le haut-commissaire allait devoir annoncer. ’Tout près, dans la Colonie du Cap, sous son nez, s’annonçait un bien plus grand désastre. Milner était terrifié à la pensée qu’enhardis par les succès militaires de leurs congénères les Afrikaners puissent déclencher un soulèvement général. La rumeur courait que les commandos se rassemblaient aussi à la frontière de l’État libre d’Orange et étaient prêts à envahir la Colonie du Cap, ce qui, s’ils y parvenaient, aurait des conséquences incalculables.
Buller n’aurait guère pu imaginer pire entrée en guerre. Il allait être contraint de modifier sa stratégie. Son plan initial était clair : le 1er corps d’armée au complet devait lancer de façon urgente une attaque frontale au cœur des républiques boers. En forçant le passage, droit devant lui, par le centre. Un tel scénario présentait désormais de sérieux risques pour les militaires et les civils anglais se trouvant dans des villes en état de siège. Cecil Rhodes avait déjà envoyé depuis Kimberley un télégramme incendiaire pour protester contre l’absence de renforts. White avait commis un impair, mais était-ce aux soldats et aux populations de Ladysmith et peut-être même du Natal tout entier d’en payer le prix ? Il y avait aussi cette insurrection qui, selon Milner, était sur le point d’éclater dans la Colonie du Cap ! Qu’allait faire Buller ? Tout miser sur une seule carte ? Mais laquelle ? Ou bien répartir ses forces ? Une telle décision demandait du temps2.
Winston Churchill fut plus prompt à se déterminer, mais le choix qu’il avait à faire était aussi plus simple. La place d’un correspondant de guerre est en première ligne, et il était évident que le théâtre principal des opérations serait le Natal, et plus particulièrement Ladysmith. Il n’avait pas eu besoin de télégrammes secrets pour prendre conscience de la gravité de la situation sur place.
Juste après l’amarrage du Dunottar Castle, tard dans la soirée du lundi, Churchill avait abordé des passants pour obtenir des informations et avait aussi parcouru tous les journaux locaux. Il fut reçu le lendemain par le haut-commissaire, comme Buller – grâce aux lettres de recommandation de Chamberlain et de Wydham. Milner fit part de ses préoccupations au correspondant de guerre novice presque aussi ouvertement qu’à l’illustre général – taisant simplement les détails atroces des affrontements du Modderspruit et du Nicholson’s Nek. Churchill fut ainsi en mesure d’écrire et d’envoyer à Londres le jour même un long reportage destiné au Morning Post.
L’article, reflétant l’actualité immédiate, était pimenté par des saillies de son cru. Il s’étendait sur le grand nombre d’officiers britanniques blessés ou tués durant les premières semaines de guerre. Outre Symons figuraient dans le nombre certaines des connaissances qu’il s’était faites au cours de ses aventures militaires en Inde, au Soudan, ou même à Cuba – le lieutenant Reggie Barnes parmi deux ou trois autres. De là les reproches amers qu’il formulait à l’encontre de l’opposition libérale de son pays. On avait pris, selon lui, des risques inconsidérés en retardant longuement l’envoi des renforts nécessaires, en raison de l’agitation « anti-guerre » menée par les pacifistes du Peace Party. Il considérait « ces gentlemen humanitaires » comme personnellement responsables des lourdes pertes en vie humaines et se montrait tout aussi catégorique dans ses pronostics sur l’évolution du conflit, prédisant une « lutte acharnée, sanglante à coup sûr, et qui risquait d’être longue. Il était fermement déterminé à se tenir en première ligne ». Autant par ambition journalistique que pour affirmer ses convictions impérialistes. « On fait la guerre autant avec la plume qu’avec l’épée. »
Il n’y avait pas de temps à perdre. Il aurait pu tout aussi bien remonter à bord du Dunottar Castle, qui allait poursuivre sa route vers Durban, mais il trouvait ce trajet trop long. Il existait un itinéraire plus rapide, qui lui ferait gagner quelques jours : pour se rendre à Ladysmith, il lui fallait rejoindre East London par le train, y prendre un bateau de nuit pour Durban, et couvrir à nouveau par chemin de fer la distance restante. Il repartit du Cap en soirée, ce même mardi 31 octobre, en compagnie de son valet de chambre et de deux autres reporters, John Atkins du Manchester Guardian et Alister Campbell de la Laffan’s News Agency3.
Et dire que la situation aurait pu être pire encore ! Si les Boers avaient mis en œuvre la stratégie audacieuse conçue par Jan Smuts, le Natal aurait vraisemblablement été déjà perdu et le soulèvement au Cap n’aurait pas manqué d’éclater. Le jeune procureur d’État du Transvaal avait établi des représentations graphiques très précises dans le mémorandum qu’il avait rédigé au début de septembre 1899. Les chefs militaires des deux républiques boers devaient, selon lui, élaborer le plus rapidement possible « un plan d’attaque conjointe visant le Natal ». Il s’agissait de faire une percée jusqu’à Durban avant que les renforts britanniques n’arrivent, et de s’emparer de toutes les armes et de toutes les réserves qui se trouveraient là. Outre le fait qu’elle aurait un impact positif sur leur propre moral et inciterait les Afrikaners de la Colonie du Cap à passer à l’action, pareille attaque mettrait la Grande-Bretagne directement aux prises avec une troisième république boer. Les grandes puissances européennes ne seraient que trop heureuses de pouvoir profiter de l’échec des Britanniques. Il insistait fortement sur la possibilité « de déclencher, avec l’aide des Russes, un soulèvement à grande échelle en Inde4 ».
S’il est facile de qualifier rétrospectivement de scénario de science-fiction le recours à la « méthode offensive » préconisé par Smuts, et à plus forte raison les conséquences politiques que ce dernier en attendait, ce projet n’avait alors rien d’irréaliste. Et l’on ne pouvait, de surcroît, rien lui objecter d’un point de vue stratégique. Il était clair qu’avant l’arrivée du premier renfort de 10 000 hommes les Anglais disposaient en Afrique du Sud de troupes beaucoup moins nombreuses que les Boers. On est donc en droit de se demander pourquoi le plan de Smuts ne fut pas mis à exécution. Quatre raisons, étroitement liées les unes des autres, expliquent cet état de fait. Les deux premières renvoient à des facteurs d’ordre individuel, les deux autres sont de nature structurelle.
La première explication, qui est aussi la plus simple, tient au fait qu’un prérequis fondamental n’était pas rempli par le plan de Smuts : celui-ci n’avait de sens que par rapport à un plan d’ensemble. Or ce dernier faisait défaut, ce qui était à imputer en grande partie à Steyn, le président de l’État libre d’Orange. Lui-même avait à ses côtés un jeune juriste, le juge Barry Hertzog, fervent partisan, comme Smuts, d’une attaque surprise contre le Natal. Ce à quoi Steyn se refusait, continuant à croire en une solution pacifique qu’il s’acharna à défendre contre vents et marées, jusqu’à la fin septembre. Au moment où il se décida enfin à mobiliser les troupes de l’État libre – le 2 octobre –, les 10 000 premiers militaires britanniques appelés en renfort étaient arrivés à Durban.
La conquête du Natal restait néanmoins possible à condition de disposer d’un plan de guerre solide. Or il n’y en avait aucun, pas même à Pretoria. À en croire certains observateurs, il a bien dû en exister un, mais si tel est le cas, le secret en a été si jalousement gardé qu’il n’a jamais plus refait surface – même après un siècle de recherche dans les archives. En tout état de cause, un objectif avait été fixé : il fallait mettre hors de combat, déloger ou isoler les troupes anglaises qui étaient massées aux frontières. Comment s’y prendre ? Tout dépendait de la tournure que prendrait le conflit. Les chefs d’armée du Transvaal n’avaient pas encore passé d’accords militaires avec leurs homologues de Bloemfontein. Le 11 octobre, Marthinus Prinsloo, commandant en chef des troupes de l’État libre d’Orange stationnées à la frontière avec le Natal, ignorait encore ce qu’on attendait de lui. À 14 h 05 – donc à peine trois heures avant l’expiration de l’ultimatum lancé aux Anglais – il envoya un télégramme particulièrement révélateur au commandant- général des armées du Transvaal, Piet Joubert. « Hommes en position. Attendons instructions5. »
Ce qui nous amène à la deuxième explication : la réticence et l’incapacité des chefs militaires à concevoir et à exécuter une offensive coordonnée sur Durban. Ce fut notamment le cas s’agissant du commandant- général. Joubert, alors âgé de 68 ans, se reposait sur les lauriers qu’il avait notamment remportés contre des adversaires noirs, et surtout lors de la première épreuve de force contre les Anglais dix-huit ans plus tôt. Depuis lors, il s’était davantage consacré à la politique, occupant le poste de vice-président de la république dirigée par Paul Kruger, et se portant candidat contre lui à quatre reprises sans jamais l’emporter. On percevait bien que sa stratégie était, si l’on peut dire, plus politique que proprement militaire. Il se représentait le nouvel affrontement avec les Anglais comme un simple remake de « Majuba » – à une plus grande échelle peut-être. Il suffirait de distribuer quelques coups bien sentis, à proximité immédiate des frontières, de s’emparer de positions défensives, d’attendre et de voir venir dans l’espoir que les Anglais seraient suffisamment intimidés pour accepter de négocier. C’est dans cette optique qu’il avait pris le commandement des troupes au Natal. Piet Joubert était un homme prudent, pour qui la défense était la meilleure des attaques.
Joubert n’était pas le seul chef boer à penser de la sorte. La stratégie défensive – troisième raison, d’ordre plus structurel, expliquant le non-recours à la guerre d’agression – était un véritable instinct, notamment pour la première génération des Boers. Chose étrange pour une nation de pionniers, descendants des Voortrekkers6, qui avaient conquis pas à pas leur espace vital, mais en fait facile à comprendre. Lors des nombreux affrontements qui les avaient opposés aux peuplades africaines, les Boers avaient toujours eu une prédilection marquée pour le dispositif du laager – ensemble de chars bâchés rangés en cercle qui constituait une forme primitive mais efficace de défense avancée (forward defence). Le premier conflit militaire avec les Anglais en 1880-1881 avait été de même nature. Les Boers étaient donc rompus à la stratégie défensive, qui, par ailleurs, correspondait davantage à leurs valeurs morales. C’était la soif de conquête des Anglais qui imposait cette guerre au Transvaal, affirmait-on à Pretoria. Les Boers ne faisaient que se défendre ; ils ne cherchaient pas à s’emparer de territoires extérieurs à leurs frontières – tant qu’ils appartenaient à d’autres Blancs du moins.
Mais même si les chefs militaires des républiques boers avaient pris la décision de lancer sur Durban le raid préconisé par Smuts, ils auraient eu – et nous touchons là au quatrième et dernier point d’explication – un énorme handicap à surmonter. Les forces combattantes des Boers ne ressemblaient en rien à une armée de métier formée et entraînée à l’exécution d’une stratégie globale. Exception faite de l’artillerie, elles composaient une milice du peuple inspirée du principe de la nation armée7, dans laquelle tous les hommes valides du Transvaal et de l’État libre d’Orange âgés de 16 à 60 ans se trouvaient réunis – soit 60 000 environ au total. Pour éviter toute désorganisation de l’activité économique, ils ne combattaient jamais tous au même moment ; appelés uniquement lorsqu’on avait besoin d’eux, ils étaient alors répartis dans des unités de force et de composition variables.
Il n’était pas facile de mener de la sorte des actions offensives coordonnées et présentant une certaine complexité sur le plan logistique. De plus, le sens de la hiérarchie et de la discipline n’était pas particulièrement développé parmi les Boers. Les forces du Transvaal avaient à leur tête un commandant-général en la personne de Joubert, mais ce grade n’existant pas dans l’État libre d’Orange, c’était le président Steyn qui assumait cette fonction. Il y avait au Transvaal des généraux en second – Piet Cronjé et Jan Kick – et dans l’État libre d’Orange un commandant en chef, Prinsloo, que nous avons déjà croisé. Des « généraux de combat » servaient directement sous leurs ordres et commandaient eux-mêmes deux ou trois commandos régionaux. Les unités de combat fortes de 300 à 3 000 hommes avaient à leur tête des commandants et étaient subdivisées en sections plus petites conduites par des kornets et des adjudants-kornets8.
L’organisation semblait correspondre à celle d’une chaîne de commandement, mais il n’y paraissait plus sur le champ de bataille, notamment en raison des différences religieuses et politiques – entre les hommes de Kruger et ceux de Joubert pour nous en tenir à la plus significative. En outre, le sentiment d’égalité ancré dans la conscience de la plupart des burghers des républiques boers s’accommodait mal de l’organisation hiérarchique des grades et des fonctions militaires. Le fait que personne – sauf ceux qui servaient dans l’artillerie – ne portait d’uniforme et que tous les officiers jusqu’au commandant-général étaient élus par leurs « subalternes » n’avait rien de fortuit. Discuter ouvertement de décisions prises en haut lieu – et parfois n’en faire aucun cas – était plutôt la règle que l’exception. Sur le champ de bataille, chaque Boer se considérait d’abord et avant tout comme son propre maître9.
Tout cela permet de comprendre à la fois pourquoi les drapeaux boers ne flottaient pas sur l’océan Indien au moment où Buller débarqua au Cap et pourquoi ce même Buller pouvait, à bon droit, nourrir des inquiétudes quant à l’évolution du conflit. Durant les deux premières semaines de la guerre, la faiblesse stratégique des Boers – leur attitude défensive qui laissait une grande liberté de mouvement aux combattants – constitua simultanément leur force sur le plan tactique. Dans les affrontements directs, les civils en armes, mal assurés au départ, se révélèrent ensuite supérieurs aux soldats de métier britanniques. État de fait particulièrement préoccupant pour ces derniers, d’autant qu’il ne semblait pas être le fruit du hasard.
Au début du conflit, les Boers avaient encore l’avantage du nombre : le Transvaal et l’État libre d’Orange disposaient au total d’environ 35 000 hommes répartis sur quatre fronts, face à 25 000 Britanniques. Bien que le rapport de forces entre les deux camps y fût beaucoup plus équilibré qu’ailleurs – 17 500 Boers pour 16 000 Britanniques – c’était au Natal que les Anglais avaient subi leurs plus graves défaites. Il fallait donc bien se rendre à l’évidence : un Boer valait davantage qu’un Tommy.
Aucun doute là-dessus ; la différence tenait au cheval et au fusil du premier. Tous les Boers possédaient un cheval, tous étaient à la fois des fantassins et des cavaliers, et ils étaient donc beaucoup plus mobiles. C’était moins le cas pendant combats, durant lesquels les chevaux étaient à l’écart, sous la garde des 7 000 à 9 000 agterryers – ces serviteurs noirs et métis qui accompagnaient les troupes boers – qu’avant, après et entre les échanges de tirs, car les Boers étaient alors en mesure de se déplacer à une vitesse prodigieuse, et d’attaquer l’ennemi sous un angle inattendu. Dans ce genre de situation, leur grande autonomie était un atout considérable. Et ceci d’autant plus que le fusil dont chacun était pourvu constituait l’arme à tir rapide la plus perfectionnée que l’industrie européenne d’armement de la fin du XIXe siècle avait à offrir.
Après le raid Jameson, le gouvernement du Transvaal avait passé en toute hâte des commandes massives d’armes par l’intermédiaire, entre autres, de Willem Leyds, qui se faisait alors soigner en Allemagne. Et Bloemfontein avait fait de même. Par conséquent, les républiques boers se trouvaient désormais en possession d’un arsenal de 45 000 fusils Martini-Henry, et – élément plus déterminant encore – d’un nombre équivalent de Mauser. C’était plus qu’il n’en fallait pour armer l’ensemble des citoyens mobilisés. Les Mauser en particulier étaient parfaitement adaptés au mode de combat des Boers. Relativement légers, très maniables, ils portaient loin. Les balles, de petite taille, légères elles aussi, se chargeaient facilement et étaient projetées à grande vitesse. Un nombre limité de tireurs suffisait à alimenter un tir de barrage, et l’absence d’odeur de la poudre leur permettait, tandis qu’ils étaient cachés derrière des rochers ou nichés dans des trous d’homme à un ou deux kilomètres, de ne pas être découverts. Les soldats anglais avaient souvent l’impression de se battre contre un ennemi « invisible » et ne savaient littéralement pas où le chercher.
Non seulement les Boers étaient équipés des armes à feu les plus modernes du monde, mais leur artillerie, achetée à prix d’or – c’est le cas de le dire –, était elle aussi la meilleure. D’acquisition récente en majeure partie, elle était en excellent état et comprenait, outre de petites mitrailleuses Lee-Metford, de grosses Vickers-Maxim – dites « pom-pom » en raison du bruit caractéristique qu’elles produisaient –, des pièces d’artillerie de campagne Krupp, et, mieux encore, quatre canons Creusot de 155 mm. Ces Long Tom10 impressionnants étaient en fait des canons de forteresse, mais les Boers les utilisaient également sur les champs de bataille – nouvel exemple de leur stratégie de forward defence11. Le réseau ferré, qui avait été nationalisé avant l’entrée en guerre, rendit bien des services à cet égard. Pour installer leur artillerie sur les champs de bataille – de préférence au sommet d’une colline –, les Boers utilisaient des chars à bœufs tirés par un attelage plus nombreux qu’à l’ordinaire. Autant d’efforts largement récompensés puisque ces Long Toms portaient à 10 kilomètres, soit deux fois plus loin que les Howitzers ou les canons Armstrong utilisés par les Anglais.
Tant par leur nombre que par leur mobilité et leur puissance de feu, les Boers étaient supérieurs aux Anglais. De plus ils étaient familiarisés avec le milieu et habitués au climat. C’étaient là deux avantages considérables, car le terrain, au Natal en tout cas, était rude et accidenté, et le printemps apportait des pluies cinglantes, des nuits froides, et par temps clair un soleil brûlant contre lequel l’on trouvait difficilement à se protéger12.
On ne pouvait concevoir forces armées plus dissemblables que celles des Boers et celles des Anglais, tant en matière de stratégie et de tactique que sur les plans opérationnel et culturel. On avait affaire avec les Britanniques à une armée de métier, attachée à la hiérarchie, à la discipline, à l’organisation, formée dans le respect des vieilles traditions militaires. Le remplacement des uniformes rouge garance, qui faisaient des combattants de véritables cibles, par des tenues de camouflage kaki, fut la plus grosse concession faite alors au modernisme. Les officiers britanniques étaient des aristocrates conscients de leur rang, des war-horses, des vétérans aguerris, fanatiques de polo, qui avaient fait leurs preuves lors de « petites guerres » coloniales (small wars), et donc contre des indigènes. Ils marchaient avec assurance au combat, et l’offensive était chez eux un réflexe stratégique qui leur avait été inculqué à Aldershot : l’artillerie commençait par bombarder, après quoi l’infanterie donnait l’assaut, en formation compacte, baïonnette au bout du fusil ; enfin la cavalerie chargeait pour couper le passage à l’ennemi en fuite. Les simples soldats n’avaient qu’un rôle d’exécutants : Le gros de la piétaille n’était pas censé penser et agir de sa propre initiative ; il n’avait qu’à obéir aux ordres – tirer en rafales ; attaquer, se replier. Tout se faisait par force13.
Il y avait donc matière à réfléchir pour quelqu’un qui se sentait on ne peut plus concerné par les heurs et les malheurs des troupes anglaises. Et Churchill avait du temps devant lui pour se pénétrer de toutes ces impressions nouvelles. Le voyage en train entre le Cap et East London allait durer au moins trois jours, et même peut-être davantage, à cause de la guerre. La première partie du trajet le conduisit jusqu’à de Aar, à travers ce paysage du Karoo, aride, désolé, fait de creux et de bosses, qui avait tant démoralisé Willem et Louise Leyds quinze ans auparavant14. Churchill ne lui trouva rien de réjouissant non plus : « Le paysage a de quoi déprimer les tempéraments les plus optimistes. Pourquoi cette misérable terre couverte de pierres et de broussailles a-t-elle été créée ? » La nouvelle qu’il apprit en cours de route, à Beaufort West, le découragea complètement. Le 30 octobre 1899 (Mournful Monday), les Boers avaient fait prisonniers 1 200 militaires britanniques au Natal15.
Ses propres expériences ne firent que renforcer cette morosité. Entre de Aar et Stormberg – la grande gare suivante en direction de East London –, la ligne de chemin de fer suivait un tracé parallèle à la frontière avec l’État libre d’Orange. C’était le seul front sur lequel les Boers n’avaient encore pas lancé d’attaque d’envergure, mais tout le monde était persuadé que cela n’allait pas tarder. Les rumeurs faisant état d’une progression des commandos boers se virent confirmées au moment même où Churchill et ses compagnons de voyage arrivèrent à Stormberg. Leur train était le dernier à arriver de De Aar. Stormberg fut évacuée en toute hâte, de même que toutes les autres localités des alentours. Décision raisonnable, selon Churchill, mais inquiétante. Même le bruit des roues du train sur les rails s’était transformé ; jusqu’à East London, il n’entendit plus que ce refrain cadencé : « retreat, retreat, retreat ».
Il écrivit à sa mère une lettre sombre, mais résolue. « Nous avons gravement sous-estimé la force militaire et l’énergie des Boers. » Il doutait qu’un seul corps d’armée soit suffisant. En tout état de cause, le combat promettait d’être violent, sanglant, lui assurait-il, et l’on pouvait s’attendre à au moins dix à douze mille victimes. Mais l’Angleterre finirait par vaincre, il en était sûr, comme il était sûr de sa propre destinée. « Je crois qu’il faut que je me préserve pour l’avenir. » Des mots chargés, à tous égards, d’une forte valeur prémonitoire.
Il ne se laissa pas davantage déstabiliser par la mésaventure à laquelle il fut exposé ensuite. À East London, ils trouvèrent rapidement un bateau à destination de Durban, mais une tempête et du mal de mer transformèrent ce périple en une véritable épreuve. Après son arrivée à Durban, le samedi 4 novembre à minuit, il se rétablit rapidement. Le dimanche, de bon matin, il se trouvait déjà sur le navire-hôpital Sumatra, à la recherche d’amis. Il y rencontra, entre autres, Reggie Barnes, qui avait été son compagnon de voyage à Cuba, et par la suite, en Inde, son coéquipier au club de polo du 4e régiment de hussards, vainqueur du tournoi interrégimentaire. Il fut pris d’effroi en le revoyant : Barnes avait été blessé à la cuisse et « sa jambe était d’un noir de charbon, de la hanche aux doigts de pied ». Churchill craignait le pire, mais le médecin le rassura. Il n’y avait pas de gangrène, mais une ecchymose énorme.
Barnes avait reçu une balle lors de leur « brillante petite victoire de la gare d’Elandslaagte », qui avait brièvement fait espérer aux Anglais qu’ils parviendraient à stopper la progression des Boers. Barnes lui fit le récit des revirements de fortune auxquels avait donné lieu cette bataille, et la percée qu’ils avaient effectuée sous une retentissante pluie d’orage qui avait privé les Boers de toute visibilité. L’attaque décisive avait été menée, à la grande satisfaction de Churchill, par Ian Hamilton, autre ami qu’il s’était fait en Inde et qui, ayant entre-temps gravi les échelons, était devenu général de brigade. L’ivresse de la victoire avait été de courte durée. Hamilton s’était lui-même vu contraint de battre en retraite et il se trouvait à présent avec le reste des troupes anglaises dans la ville assiégée de Ladysmith. C’était une raison de plus pour Churchill de s’y rendre. D’après les dernières nouvelles qui circulaient à Durban, Ladysmith était devenue inaccessible, mais il allait tout de même tenter le coup. « Je savais que Ian Hamilton s’occuperait de moi et me ferait voir des choses intéressantes16. »
Elandslaagte entrait indubitablement dans cette catégorie churchillienne des « choses intéressantes », en dépit de son arrière-goût amer. Le 21 octobre 1899 s’y était déroulée, le long de la voie ferrée entre Ladysmith et Dundee, une bataille mémorable dont l’issue s’était avérée dramatique pour l’ensemble de ceux qui y étaient engagés – vainqueurs britanniques inclus.
Le combat avait tout d’abord paru confirmer le bien-fondé de la bonne vieille stratégie en honneur à Aldershot. Le général de division John French, à la tête d’un corps de cavalerie de 1 300 hommes et de 550 artilleurs équipés de 18 canons, ainsi que Hamilton, qui commandait 1 600 fantassins, observèrent scrupuleusement l’ordonnancement traditionnel : artillerie, infanterie, cavalerie. Le seul écart par rapport à ce qui était prescrit tenait au fait que la formation de Hamilton était moins compacte que ce qu’elle aurait dû être. Toutefois cette organisation fonctionna correctement. Le bombardement qui ouvrit les opérations fut suivi vers la fin de l’après-midi d’un assaut mené baïonnette au bout du fusil et au son du cri de guerre « Majuba ! ». À la faveur de la tempête, l’Imperial Light Horse – à pied cette fois –, et les fantassins aguerris du 1er régiment du Devonshire, du 1er régiment de Manchester et du 2e bataillon de Gordon Highlanders, délogèrent les Boers de leurs positions. Certains s’enfuirent, d’autres se mirent à agiter des mouchoirs blancs, mais un groupe d’une cinquantaine d’hommes lancèrent brusquement une contre-attaque violente. S’ensuivit une confusion momentanée parmi les Britanniques, qui laissa vite place à la rage que soulevait chez eux ce simulacre de reddition. S’acharnant, ils opérèrent alors un retour en force, qui culmina dans une charge furieuse de la cavalerie. Par trois fois, le 5e régiment de Lancers et le 5e régiment de Dragoon Guards se mirent à poursuivre sans merci, à coups de lances et de sabres, les Boers en fuite. Lorsqu’au soir, le bilan de la bataille fut établi, les forces britanniques découvrirent combien cette victoire avait été chèrement acquise : ils comptaient en effet 52 morts et 213 blessés. Un prix élevé pour occuper une position qui allait peu après être abandonnée sur ordre du lieutenant-général17 White.
Les pertes des Boers étaient plus lourdes encore : 46 morts, parmi lesquels le général Jan Kock, qui avait mené la « fameuse » contre-attaque, 105 blessés, tombés aux mains des Anglais. Auxquels s’ajoutaient 189 hommes qui s’étaient rendus. Soit, au total, 340 des 800 Boers ayant livré bataille. Ce lourd bilan n’étant pas fortuit : Kock s’était avancé de façon inconsidérée en territoire ennemi, si bien que ses hommes avaient dû faire face à des adversaires quatre fois plus nombreux qu’eux – mais même pour un tel rapport de forces, le pourcentage de pertes était sans précédent, et la défaite produisit un choc. La tactique adoptée par les Anglais choqua plus encore. S’entre-tuer avec des armes à feu, passe encore. Mais baïonnettes, sabres et lances étaient, aux yeux des Boers, des armes proprement diaboliques. Si l’on pouvait s’attendre à voir des Noirs non civilisés les utiliser, il n’appartenait pas à des Blancs de s’embrocher. D’où la fureur que leur inspirait le massacre commis par la cavalerie anglaise sur les Boers qui fuyaient devant elle, et dont certains étaient blessés ou s’étaient rendus. La bataille d’Elandslaagte leur infligea en outre une dure leçon : il leur fallait tenir les Anglais à distance ; et si ceux-ci se rapprochaient trop, se retirer et occuper de nouvelles positions18.
Cette leçon était arrivée trop tard pour le Hollanderkorps, une des unités de l’armée boer. Il avait été créé le 22 septembre 1899, soit à peine un mois auparavant par des Néerlandais vivant et travaillant au Transvaal, qui s’étaient portés volontaires pour combattre, comme l’avaient fait des Allemands, des Irlandais, des Scandinaves, des Français, des Italiens, des Américains, des Russes et des Autrichiens. Au total, environ 2 000 étrangers s’étaient ainsi engagés, formant leurs propres brigades. La cheville ouvrière du Hollanderkorps était Herman Coster, un jeune juriste de Leyde qui, marchant dans les traces de Willem Leyds, était devenu procureur d’État du Transvaal en 1895. Il n’avait pas occupé longtemps cette charge, car deux ans avaient suffi à lui rendre insupportables les foucades de Kruger. Il avait remis sa démission, tout en restant à Pretoria. 450 de ses compatriotes ainsi que quelques Belges s’étaient ralliés à son initiative. La plus grande partie ayant été déclarée inapte au service actif fut affectée à des tâches de surveillance. Les autres – 150 hommes environ –, envoyés début octobre sur le front au Natal, furent, pour comble de malchance, intégrés au groupe commandé par l’imprudent général Kock. Ils reçurent à Elandslaagte leur baptême du feu, où 8 d’entre eux, dont Coster, trouvèrent aussi leur dernière demeure. 54 Néerlandais, parmi lesquels des blessés, tombèrent aux mains des Anglais. Ceux qui s’en sortirent furent répartis entre les autres commandos. Le Hollanderkorps cessa alors d’exister en tant qu’unité autonome19.
Ainsi le nom d’Elangslaagte acquit-il, surtout aux Pays-Bas et dans les républiques boers, mais également au Royaume-Uni, une charge lourde de sens. Sans oublier l’Allemagne, puisque parmi les morts et les blessés se trouvaient 30 hommes appartenant au commando allemand, qui fut lui aussi dispersé après la bataille.
Dans l’esprit de Churchill cependant, Elandslaagte demeurait avant tout le lieu de la « petite victoire » des Anglais (our little victory), dont le héros avait été son ami Ian Hamilton. Ce dernier lui réservait d’ailleurs sans aucun doute des récits d’autres exploits dans lesquels il s’était illustré. Il ne restait que 200 malheureux kilomètres à effectuer pour arriver à Ladysmith. La première partie de ce trajet de Durban à Pietermaritzburg se déroula sans encombre. Mais plus aucun train régulier ne circula ensuite. Les reporters avaient encore la possibilité de louer eux-mêmes un train, ce qu’ils s’empressèrent de faire. Les frais étaient à la charge de leurs employeurs. Ils caressèrent quelques heures durant l’illusion qu’ils allaient pouvoir arriver à destination mais ils durent déchanter. Ils se trouvèrent bloqués dans une petite gare. Les Boers avaient pris d’assaut le pont de chemin de fer qui traversait la Tugela. Plus aucun train ne pouvait passer. Ladysmith se trouvait bel et bien encerclée. Leur long voyage s’arrêtait.
La localité dont dépendait la gare avait pour nom Estcourt. Les correspondants de guerre s’installèrent dans des tentes sur l’aire de triage. Pendant que Thomas Walden, son domestique, était en quête d’un endroit où entreposer tout leur fourniment, Churchill alla explorer les alentours. Estcourt était une bourgade sud-africaine comme beaucoup d’autres, où il n’y avait pas grand-chose pour s’occuper. Deux rues, trois cents maisons basses, faites de briques et de tôle ondulée, au creux d’une vallée que de vertes collines environnaient de tous côtés. L’endroit serait difficile à défendre en cas d’attaque des Boers, se dit-il aussitôt. Et qu’y avait-il derrière ces collines ? On n’était plus qu’à 70 kilomètres de Ladysmith. Pour Churchill, il était impensable qu’on ne puisse, d’une façon ou d’une autre, y parvenir20.