La compagnie des rats n’était pas ce qu’il y avait de pire pour Churchill, même si ceux-ci en voulaient à ses bougies et s’il y en avait un qui le tirait du sommeil de temps à autre en lui galopant dessus. Ce qui lui tapait le plus sur les nerfs, c’était la réclusion solitaire dans cet espace souterrain et l’inactivité forcée. Depuis combien de temps se trouvait-il là ? Un jour, deux ? En pareille situation, on perdait très vite la notion du temps. Tout paraissait interminable. Quand le directeur de la mine, John Howard, repasserait le voir, il lui expliquerait qu’il souhaitait se remettre en route. Il lui suffisait d’avoir à manger, un pistolet, un guide cafre et si possible un cheval pour pouvoir effectuer la dernière partie du trajet qui le conduirait jusqu’à la frontière.
Après tout, s’il était déjà arrivé jusqu’ici, il ne le devait qu’à lui-même. D’après Howard, les Boers le croyaient encore caché à Pretoria, alors qu’il en était parti dès le premier soir. Certes il avait eu de la chance, énormément de chance. Mais la chance était sa fidèle compagne.
Avec le recul, la façon dont il avait quitté Pretoria – tel un quidam qui va, à la tombée du soir, faire sa petite promenade – l’amusait. Il avait pourtant eu, sur le moment, une sacrée frousse. Ça l’avait pris aussitôt après avoir escaladé la grille de la prison pour sauter dans le jardin voisin. Il était resté plus d’une heure dans les buissons à attendre les deux autres. Il avait même eu, à travers la grille, un bref échange à mots chuchotés avec Haldane. Ce dernier lui avait fait comprendre que ni lui ni Brockie n’allaient tenter le coup. Les sentinelles, ayant senti que quelque chose ne tournait pas rond, avaient redoublé de vigilance – sans jeter pour autant un coup d’œil en dehors du terrain. S’il était impossible à Churchill de revenir en passant inaperçu, il n’avait qu’à « continuer seul », avait laissé entendre Haldane.
Mais cela n’allait pas de soi. Churchill ne parlait pas plus afrikaans que cafre et n’avait sur lui ni carte ni boussole : celles-ci devaient être fournies, ainsi que de la viande séchée et des comprimés d’opium – le calmant quasi universel de l’époque – par ses compagnons d’évasion. Il emportait, quant à lui, une somme d’argent plutôt rondelette – 75 livres pour être précis – et quatre tablettes de chocolat. Rien d’autre. Et, dans la maison qu’ils avaient cru abandonnée, les gens étaient aussi nombreux qu’à une heure de visite. Refranchir la grille dans l’autre sens aurait été stupide. Pas question ! Tant qu’à prendre des risques, mieux valait aller de l’avant !
Il se couvrit du chapeau que lui avait donné un codétenu, remit de l’ordre dans ses habits, chassa la terre qui s’était collée à ses jambes de pantalon, émergea des buissons, et, depuis le centre du jardin, gagna aussi calmement qu’il le put la sortie en passant, à dessein, tout près de la fenêtre, pour donner l’impression que sa présence à cet endroit n’avait rien que de naturel. Une fois dans la rue, il aperçut un gardien à moins de cinq mètres de lui. Détournant la tête, il réprima son envie de courir, et d’un pas nonchalant se mêla à la foule. Personne ne prêta pas attention à ce jeune homme en costume sombre qui chantonnait.
Tout en marchant vers les faubourgs de la ville, il avait arrêté un plan. La ligne de chemin de fer à destination de Lourenço Marques lui offrait une opportunité idéale. Son étoile, là encore, lui sourit. À proximité d’une petite gare, il réussit à grimper dans un train de marchandises roulant à vitesse réduite. Il allait pouvoir quitter Pretoria, qui plus est dans la bonne direction, caché entre des piles de sacs de charbon vides. Le lendemain matin, juste avant le lever du jour, il sauta du train. Il n’avait aucune idée de l’endroit où il se trouvait, mais il y découvrit une mare, y but tout son saoul et même plus, puis se terra durant le reste de la journée. Au crépuscule, il se mit en quête d’un endroit qui lui permettrait de répéter le même stratagème. Il trouva son bonheur le long d’une pente dans laquelle la courbure de la voie était telle que les trains ne pouvaient rouler qu’au pas.
Mais sa bonne fortune semblait l’avoir abandonné. Il passa là des heures sans voir un seul train. Vers minuit, de guerre lasse, il se mit à marcher le long des rails, déterminé à parcourir 15 à 20 kilomètres. Mais il déchanta, car il dut multiplier les détours, se trouvant obligé, çà et là, de contourner tantôt une gare, tantôt une maison. Tous les ponts de chemins de fer étaient gardés par des sentinelles. C’était la pleine lune et pour éviter d’être repéré il fut contraint de ramper dans l’herbe, de patauger dans l’eau et les marécages. Il ne pourrait pas tenir ainsi très longtemps. Soudain, il aperçut quelques feux au loin. Un kraal cafre, se dit-il, et il décida de se tenter le tout pour le tout. Il avait entendu dire que la population noire détestait les Boers, et ses billets de banque anglais pourraient peut-être lui permettre d’obtenir de l’aide. Parvenu à proximité, il se rendit compte qu’il s’était trompé. Les feux étaient des foyers de machines, et le kraal une mine de charbon. Il venait probablement d’entrer dans le district minier de Witbank et de Middelburg. Voilà qui changeait bien des choses. On lui avait appris à Pretoria que quelques résidents anglais étaient restés dans le secteur pour continuer à assurer le fonctionnement des mines et préserver ainsi les possibilités de reprise ultérieure de l’extraction. Mais comment savoir où ils se trouvaient ? Il y avait bien quelques habitations tout près, dont une en pierre. Allait-il se risquer à frapper à la porte ? Il palpa ses billets. Si nécessaire, il pouvait promettre bien davantage, jusqu’à 1 000 livres, éventuellement. Il était deux heures et demie du matin. C’était ça ou continuer à patauger en pleine campagne. Il s’avança jusqu’à la porte de la maison de pierre et frappa bien fort.
Ce fut comme un sortilège. Comme s’il avait, en frappant ce coup, fait renaître sa bonne fortune légendaire. Il ne pouvait pas mieux tomber. L’homme de grande taille qui lui ouvrit était John Howard, le directeur des Houillères du Transvaal (Transvaal and Delagoa Bay Collieries). Un compatriote donc, disposé à l’aider. Churchill était tombé sur la seule habitation à des kilomètres à la ronde où il ne risquait pas d’être livré aux autorités, lui assura Howard : « Ici nous sommes Anglais et nous allons vous tirer d’affaire. » Et ce n’étaient pas là de vaines paroles. Churchill se vit offrir du whisky et du gigot, pendant que Howard allait s’entretenir de son cas avec ses collègues de la mine. Pour pouvoir continuer à travailler, ils avaient dû s’engager à observer une stricte neutralité. Porter assistance à un prisonnier de guerre en fuite c’était, bien évidemment, contrevenir à cette promesse. Mais tous les quatre – le secrétaire de Howard, un ingénieur du Lancashire et deux mineurs écossais – eurent vite fait de s’entendre. Pour l’heure, Churchill trouverait refuge à la mine. On lui donna un matelas et des couvertures, des bougies, une bouteille de whisky et une boîte de cigares. Avec les meilleurs vœux de l’ingénieur, Daniel Dewsnap qui – curieuse coïncidence – était originaire d’Oldham, district électoral dans lequel Churchill s’était présenté six mois auparavant aux élections à la Chambre des Communes et où il avait été battu. « Quand vous serez de retour à Oldham, mon garçon, tout le monde votera pour vous. Bonne chance1 ! »
Il avait escaladé une grille, était sorti de Pretoria, avait sauté dans un train en marche ; franchi des postes de garde au nez et à la barbe des sentinelles et avait trouvé refuge auprès de compatriotes secourables dans une mine de charbon. Son évasion avait été jusque-là une palpitante aventure, favorisée par le hasard et une veine incroyable qu’avait su forcer, selon toute apparence, ce jeune risque-tout qui croyait résolument en lui-même et en sa vocation hors du commun.
Mais le récit de l’évasion de Churchill est davantage qu’un simple enchaînement d’anecdotes hautes en couleur. À travers lui se pose la question de ce qu’impliquait, pour des pays tels que le Transvaal et, dans une moindre mesure, l’État libre d’Orange, le fait de se trouver en guerre pour la première fois. Il s’agissait là d’autre chose que du problème de l’utilisation de la violence organisée en tant que telle, car des campagnes militaires de plus ou moins grande envergure étaient coutumières dans les sociétés boers. Mais exception faite des brefs affrontements avec les Anglais en 1880-1881 et du raid Jameson au début de l’année 1896, elles avaient toujours été dirigées contre des indigènes, à l’intérieur ou aux frontières des États, s’étaient généralement soldées – comme on pouvait le prévoir – par une victoire et n’avaient pas notablement perturbé la vie politique et économique du pays. La guerre en cours avec la Grande-Bretagne était d’une tout autre nature. L’empire le plus vaste et le plus puissant du monde avait décidé de mettre à genoux les républiques boers et il mobilisait à cet effet l’ensemble de ses moyens militaires, de ses ressources économiques et humaines. Ce danger polymorphe était d’autant plus considérable qu’il ne provenait pas seulement du dehors : il était également intérieur. Il concernait en particulier deux secteurs industriels qui, pour les républiques boers, étaient d’une importance cruciale sur le plan économique et militaire : les chemins de fer et les mines. Et ces branches employaient un grand nombre de ressortissants britanniques. Quelles mesures les autorités devaient-elles adopter ?
S’agissant des chemins de fer, la solution était relativement simple. Dans l’État libre d’Orange, la seule liaison directe – la ligne du sud et ses quelques ramifications, d’ores et déjà exploitées par l’État, ne présentaient donc pas dans l’immédiat de problème de sécurité. Au Transvaal, la NZASM – objet de toutes les attentions et de toutes les inquiétudes de Kruger et de Leyds – s’était assurée dans les années d’immédiat avant-guerre un quasi-monopole et exploitait l’ensemble des lignes. La seule compagnie anglaise encore en activité exploitait la ligne secondaire reliant Pretoria à Pietersburg, au nord. Mais le jour où le directeur, invoquant la neutralité de sa compagnie, refusa de mettre ses trains à la disposition des autorités militaires, il fut expulsé du pays ainsi que tous les Britanniques qu’il employait. La NZASM prit alors le contrôle de cette ligne. Les lignes du Natal et de la Colonie du Cap que les Boers entendaient utiliser pour faciliter leur progression connurent le même sort.
Car la fonction principale de la NZASM consistait désormais à soutenir l’effort de guerre. Kruger et Leyds avaient tout lieu d’être fiers. La concession qui avait été accordée à la Compagnie néerlandaise des chemins de fer sud-africains en 1884 et qu’ils avaient ensuite, contre vents et marées, réussi à maintenir, constituait un investissement à long terme dont le rendement s’avérait optimal. Depuis 1895, la compagnie avait rempli les caisses de l’État. Après le raid Jameson, elle avait contribué à l’acquisition du considérable arsenal d’armes et de munitions des Boers. Et maintenant, le jonkheer J. A. Kretschmar van Veen, son nouveau directeur depuis fin 1898, la mettait tout entière au service de l’effort de guerre du Transvaal.
Il se conformait en cela à l’article 22 de la concession qui stipulait qu’« en temps de guerre ou en cas de troubles intérieurs, le gouvernement pouvait, à des fins de défense ou dans l’intérêt de l’ordre public, prendre le contrôle des voies ferrées et de tout ce qui était nécessaire à leur fonctionnement, suspendre partiellement ou en totalité le trafic ferroviaire moyennant le versement d’une indemnisation au concessionnaire ». Le 29 septembre 1899, le Volksraad prit la décision de faire appliquer cette disposition. La NZASM s’était trouvée placée sous la coupe de l’autorité militaire, faisant dès lors fonction de brigade ferroviaire de l’armée boer. Elle assurait le transport de commandos boers, de prisonniers de guerre anglais, de soldats morts et blessés, de chevaux, de mules, de bœufs, de chariots, de canons, de munitions, de vivres, et de toutes sortes de fournitures… Au Natal et dans la Colonie du Cap, son personnel avait aussi pour mission de remettre en état et de surveiller les ponts et les digues en partie détruits par les troupes britanniques battant en retraite. En outre, la direction se montrait particulièrement bien disposée à l’égard des employés qui voulaient rejoindre le Hollanderkorps ou un commando boer.
Kretschmar van Veen fit beaucoup plus que ce qu’imposait explicitement l’article 22, mais cela lui semblait encore trop peu. Il considérait la concession non comme un simple contrat commercial mais comme la marque de la confiance que le gouvernement du Transvaal lui témoignait, et à laquelle il fallait faire honneur. « Nous avons donc l’obligation morale de nous montrer, en toutes circonstances, digne cette confiance… Nous sommes une compagnie néerlandaise, qui cherche à gagner de l’argent, mais nous avons entre les mains un réseau ferré transvalien : en tant que société commerciale, la NZASM peut être neutre, en tant que concessionnaire du réseau transvalien, elle ne le peut pas. » Cette conviction l’avait incité à mettre également à la disposition de l’armée l’atelier central de la compagnie, situé à Pretoria. On y assemblait des trains hôpitaux, on y forgeait des fers à cheval, on y fabriquait des munitions. On y effectuait même la réparation et le montage complet de canons, avec leur affût2.
On ne pouvait s’attendre, évidemment, à autant de loyauté et de civisme de la part de l’industrie minière. C’est à Johannesburg et dans ses environs que les plus farouches opposants à Kruger et à son régime étaient concentrés : les propriétaires de mines, qui voulaient en finir avec les tout-puissants monopoles, et les Uitlanders qui exigeaient l’obtention de droits politiques identiques à ceux des citoyens Boers. « Si le Rand avait été un champ de pommes de terre, la guerre n’aurait pas eu lieu », affirmait James Duckworth, parlementaire libéral britannique. Sans nécessairement souscrire à cette opinion, force est de reconnaître que l’or du Rand avait perturbé de façon dramatique les équilibres à l’intérieur de la République du Transvaal, ne fût-ce que sur le plan démographique et socioculturel. L’attrait du métal jaune avait fait de Johannesburg un centre d’affaires et de divertissement animé. La ville connaissait alors le plus fort taux de croissance démographique au monde. Les courbes de population y évoluaient au même rythme que le cours des actions ; la vie y était trépidante. La langue véhiculaire était l’anglais, et la majorité des Blancs, d’origine britannique, restait tournée vers la Grande-Bretagne et l’empire. Beaucoup entretenaient des liens étroits avec Le Cap et Londres.
L’ennemi, donc. Ce qui n’avait pas été sans poser un épineux problème aux dirigeants boers. Johannesburg était un foyer de conspirateurs, la base de recrutement d’une cinquième colonne en puissance – qui savait combien de milliers d’hommes elle pouvait rassembler ? – à 50 malheureux kilomètres de Pretoria. Les déporter massivement c’eut été mettre à mal la production d’or et par là même priver les Boers de la source de revenus la plus indispensable au financement de la guerre. Mais les laisser travailler comme si de rien n’était représentait un risque considérable pour la sécurité.
Ce problème s’était résolu de lui-même, pour l’essentiel. À partir de juin 1899, il était apparu clairement que de nombreux habitants ne se sentaient plus en sécurité et quittaient la région minière : les tensions politiques s’étaient accrues entre-temps – au début du mois de juin, les pourparlers de Bloemfontein entre Milner et Kruger avaient échoué, et les préparatifs de guerre étaient engagés au su et au vu de tout le monde. C’était d’ailleurs à ce moment-là, à peu près, que s’étaient achevés les travaux de construction d’un fort imposant, au sommet d’Hospital Hill, dans le centre de Johannesburg. Il faisait partie d’un ensemble de fortifications dont l’édification avait été décidée par le gouvernement après le raid Jameson. Il avait été conçu initialement pour défendre la ville contre une attaque extérieure, mais l’effroi qu’il suscitait parmi la population urbaine ne devait toutefois rien au hasard. Simplement, l’effet dépassait les attentes des autorités. Des rumeurs alarmantes n’avaient pas tardé à circuler parmi les Uitlanders : depuis le fort, les Boers allaient bombarder les mines, envoyer les étrangers au front pour les utiliser comme boucliers humains, et abandonner la ville aux mineurs noirs qui, n’ayant plus de travail, se livreraient au pillage. Les Boers allaient les laisser mourir de faim.
Autant d’idées qui n’étaient pas du genre à rassurer, et qui avaient incité les gens à partir toujours en plus grand nombre. En septembre avait eu lieu un véritable exode, suivi au début du mois d’octobre par une fuite désespérée des citadins à bord de wagons de marchandises bondés. Les déclarations lénifiantes du gouvernement de Pretoria n’y avaient rien fait. Les dirigeants boers eux-mêmes ne tenaient pas à voir partir tout le monde, et notamment le personnel blanc qualifié. Ils avaient donné l’assurance aux propriétaires des mines que tant que celles-ci continueraient à fonctionner il n’y avait rien à craindre. Pour la plupart d’entre eux, c’était déjà trop tard. Les promesses de bonifications substantielles faites aux travailleurs expérimentés n’étaient pas parvenues à retenir ces derniers. Les mines avaient fermé les unes après les autres. Entre juin et octobre 1899, environ 100 000 Blancs et autant de Noirs, de métis et d’Asiatiques avaient quitté le Rand.
Le bassin minier n’avait pas totalement disparu pour autant. Près de 20 000 Blancs et 15 000 Noirs étaient restés sur place. C’était suffisant pour maintenir quelques mines en exploitation – et cela correspondait exactement aux visées du gouvernement du Transvaal. À la fin du mois de septembre, le Conseil exécutif, après approbation du Premier et du Second Volksraad (celui des Uitlanders), avait adopté un certain nombre de mesures qui avaient un avant-goût d’état d’urgence. Les propriétaires qui souhaitaient garder leur mine ouverte devaient auparavant demander des permis de travail pour leurs employés. Les mineurs étaient dans l’obligation de prêter serment d’obéissance et de bonne conduite. La totalité de l’or extrait serait mise en sécurité entre les mains du gouvernement de Pretoria. Celui-ci assurerait une production et une circulation suffisantes de liquidités pour couvrir les frais des propriétaires de mines et rembourserait le solde une fois la guerre terminée. Les mines suspendant leur activité pouvaient être reprises, de façon temporaire ou définitive, par l’État. Une Commission de l’ordre public et de la paix civile ayant à sa tête le commissaire de police D. E. Schutte était instaurée. L’alcool était prohibé, et, pour tout voyage, un permis de circuler était désormais obligatoire. Tout citoyen britannique dépourvu de permis de travail ou de résidence était contraint de quitter le pays3.
Anticipant sur la guerre, le gouvernement du Transvaal avait aussi début octobre fait dresser l’inventaire des mines fermées – 66 au total. Mais était-il possible avec des effectifs relativement limités de continuer à obtenir un rendement élevé ? La décision avait vite été prise, une fois la guerre déclenchée. Trois mines particulièrement prometteuses, celles de Robinson, de Bonanza et de Ferreira Deep, avaient été reprises par l’État. Et en novembre s’était ajoutée celle de Rose Deep. Les huit mines restées entre les mains de propriétaires privés et qui fonctionnaient encore avaient été placées sous la surveillance d’inspecteurs.
Peu de temps avant le début de la guerre, Pretoria avait adopté une procédure beaucoup plus directe pour augmenter ses réserves d’or, à savoir la confiscation. Le 2 octobre, sur ordre du procureur d’État Jan Smuts, un chargement d’or d’une valeur de plus de 400 000 livres avait été saisi à la frontière, dans un train reliant Johannes au Cap. Une semaine plus tard, Smuts avait diligenté des officiers de police dans les banques de Johannesburg pour y vider toutes les chambres fortes des banques de l’or qui y était entreposé. Depuis le 11 octobre, ce genre d’opérations de saisie se généralisait en s’étendant à un grand nombre de produits, de biens et de services. C’est à de telles mesures que les mines d’or administrées par l’État devaient leur prospérité. Les Boers réquisitionnaient tout ce dont ils avaient besoin : dynamite, cyanure de potassium, par exemple. Ils n’exploitaient que les filons présentant la concentration de minerai d’or la plus élevée, sans se soucier des conséquences à long terme de ce choix. Ils avaient en outre fortement diminué les salaires des mineurs noirs.
Le gouvernement du Transvaal invoquait l’état d’urgence pour justifier ces décisions. Le travail était au nombre des « services » pouvant faire légalement l’objet d’une réquisition. Les modalités concrètes d’affectation des travailleurs réquisitionnés dépendaient de leur nationalité, de leur formation et de leur couleur de peau. Les burghers du Transvaal étaient appelés à servir dans les commandos boers, sur le front. Les Uitlanders qui désiraient rester au Transvaal devaient avoir obtenu préalablement un permis de travail ; mais s’ils possédaient les compétences professionnelles requises, ils pouvaient se voir accorder des bonifications. Avantages auxquels il n’était même pas permis de rêver quand on appartenait à la masse des travailleurs noirs non qualifiés. À l’approche du conflit, ces derniers avaient subi des pertes de revenus et avaient dû faire face à l’angoisse des lendemains, aux expulsions hors des frontières. Ce à quoi s’était ajoutée, une fois la guerre déclarée, la menace du travail forcé. Les dizaines de milliers de Noirs qui s’étaient retrouvés à la rue en septembre et en octobre après la fermeture massive des mines étaient abandonnés à leur sort par leurs anciens employeurs. Comme ils avaient été, en grande partie, recrutés dans les territoires de la côte Est – Mozambique, Zoulouland et Natal –, ils devaient donc se débrouiller par leurs propres moyens pour rentrer chez eux. Ils avaient besoin pour ce faire de permis de voyage en règle mais, face à leur afflux croissant qui mettait en danger l’ordre public, les autorités du Transvaal se montrèrent peu regardantes : on les entassait par milliers dans des trains de marchandises en partance vers l’est. Quand il n’y avait plus de place pour eux dans les convois à destination de Lourenço Marques, ils étaient dirigés vers le sud.
Certains étaient privés de toute possibilité de transport. Ainsi, au début du mois d’octobre, près de 7 000 mineurs originaires du Zoulouland étaient restés bloqués à Johannesburg, tous les trains ayant été affectés à l’acheminement des troupes. Plutôt que d’attendre un retour à la normale dans le fonctionnement de la ligne, J. S. Marwick, directeur du département des Affaires indigènes (Native Affairs Department) au Natal avait demandé et obtenu l’autorisation administrative de les faire rentrer à pied, sous escorte. Le spectacle, au départ, avait fait forte impression : une colonne bien ordonnée dont chaque rang comptait trente hommes, précédée de Zoulous chantant et jouant leur musique traditionnelle. Plus de 50 kilomètres parcourus par jour. Des haltes programmées pour le ravitaillement. Après sept jours épuisants, il ne restait plus grand-chose de l’éclat initial. Les hommes, parvenus au nord du Natal affamés et épuisés, avaient à affronter une nouvelle épreuve. Ils étaient tombés nez à nez avec les commandos boers qui commençaient à envahir le pays. Ceux-ci n’acceptaient de les laisser passer que s’ils se pliaient à leurs exigences : une centaine d’hommes devrait prêter main-forte aux Boers pour hisser les canons de l’artillerie nationale en haut des collines.
Ce groupe de mineurs noirs n’avait jusqu’alors jamais été soumis au travail forcé par les Boers. Les hommes qui étaient restés dans la région minière y furent, quant à eux, assujettis jusqu’à la fin de la guerre. Soit ils continuaient à travailler dans les mines – faisant en général plus d’heures pour un salaire inférieur – soit ils se voyaient contraints, comme tous les Noirs au Transvaal, à trimer dans les champs ou à effectuer les travaux de force que les commandos boers exigeaient d’eux4.
Dans des secteurs vitaux tels que les chemins de fer et l’industrie minière, les autorités de Pretoria faisaient montre d’une extrême vigilance vis-à-vis des risques susceptibles de mettre en danger la sécurité. S’agissant de la surveillance des prisonniers de guerre britannique, on ne pouvait en dire autant. L’évasion de Churchill, aussi risquée fût-elle, avait été facilitée par l’amateurisme qui prévalait dans l’administration de la prison. Escalader une grille en prenant appui sur un rebord n’était pas à proprement parler un tour de force. À l’évidence, la quantité de prisonniers de guerre que l’établissement pouvait gérer n’avait pas été anticipée, et la détermination de ceux-ci à s’évader avait été sous-estimée. À Pretoria, la cavale de Churchill provoqua, d’un coup, une véritable prise de conscience.
Sa disparition, comme l’avaient prévu Haldane et Brockie, fut découverte très tôt le lendemain matin et sema l’affolement. Comme personne ne s’expliquait comment il avait pu s’y prendre, les rumeurs les plus folles se mirent à circuler. On prétendait qu’il s’était échappé en se cachant dans une poubelle, ou en se déguisant en femme, qu’il s’était planqué quelque part en ville, qu’il s’était fait reprendre à Waterwal Boven… Certaines maisons furent fouillées, quelques Zarps5 furent envoyés au front à titre de sanction ; des Anglais « suspects » furent expulsés du pays. Les dirigeants boers se sentirent floués, et parmi eux, le commandant- général Joubert plus que tout autre. Il insista auprès de Reitz pour que le télégramme dans lequel il avait consenti, la veille, à l’élargissement de Churchill soit rendu public, « afin de montrer à la face du monde quel scélérat il [était] ». Un portrait du prisonnier évadé accompagné de son signalement et d’un avis de recherche précisant qu’il devait être arrêté mort ou vif fut placardé devant le siège du gouvernement. Sa tête était mise à prix 25 livres.
Des mesures furent aussitôt prises pour durcir les conditions de détention : le nombre de sentinelles fut augmenté pour permettre notamment d’assurer la surveillance du jardin attenant à la prison ; il fut désormais interdit de consommer de l’alcool et de dormir dans la véranda. Les prisonniers n’eurent plus accès à la presse, et un appel biquotidien fut institué. La pilule était amère pour Brockie et Haldane, qui n’avaient plus qu’à dire adieu, pour un certain temps en tout cas, à leurs projets d’évasion. L’impatience de Churchill avait conduit à installer un climat de frustration au sein et en dehors de la prison – et il allait se le voir reprocher durablement. Les accusations selon lesquelles il aurait manqué à sa parole et laissé tomber ses compagnons d’évasion, bien que procédant d’une réaction psychologique compréhensible, étaient dénuées de fondement. Sa vie durant, elles ne cessèrent néanmoins de le poursuivre6.
Churchill n’eut pas, sur le moment, conscience de cet imbroglio. Dans sa cachette souterraine, il était taraudé par d’autres considérations. Le sentiment d’être à nouveau enfermé, et même reclus cette fois dans une obscurité totale où il ne percevait autour de lui que le trottinement de petites pattes l’oppressait. Par bonheur, Howard se montra particulièrement prévenant lors de sa visite suivante et, dans la nuit du vendredi 15 décembre, Churchill put sortir du sous-sol en sa compagnie. Une promenade dans la plaine, de grandes bouffées d’air frais le remirent aussitôt d’aplomb. Howard en conclut qu’une cachette en surface serait plus favorable à sa santé et à son équilibre mental. Au fond des bureaux de la mine se trouvait un dépôt où personne ne rentrait et qui offrait un niveau de sécurité raisonnable.
Cela durerait ce que cela durerait. Il faudrait bien, à un moment donné, aller voir ailleurs. Churchill pensait lui-même encore qu’avec un cheval, un pistolet, un guide et de quoi manger il pourrait s’en tirer, mais Howard n’était pas de cet avis. Il lui proposa un arrangement qu’il avait mis au point avec un marchand local, Charles Brunham, un de ces Anglais restés sur place qui, pour venir en aide à un compatriote, étaient prêts à prendre des risques. Burnham devait sous peu faire expédier à Lourenço Marques une assez grosse quantité de laine. La marchandise serait ensuite transbordée sur un cargo à destination de l’étranger. Il y en avait assez pour remplir plusieurs wagons, en laissant dans l’un d’eux un espace suffisant pour que Churchill puisse se dissimuler entre les ballots. Tel était le plan.
Il fallut quelques jours pour le rendre opérationnel. Dans la nuit du lundi 18 décembre, tout fut prêt. Les balles de laine furent chargées et recouvertes de toile à bâche. En dessous, dans l’un des wagons, un petit espace avait été ménagé entre elles à l’intention de Churchill, qui emportait avec lui du pain, un melon, deux poulets rôtis, trois bouteilles de thé froid, un peu de whisky et un pistolet. Pas de cigares pour des raisons évidentes. La durée du parcours était estimée à seize heures au maximum – mais en temps de guerre, des retards pouvaient toujours survenir. Au dernier moment, il fut décidé que Burnham serait aussi du voyage, pour plus de sûreté.
Cette initiative s’avéra fort heureuse, car il y eut de nombreux imprévus. Dès la gare de Witbank, la première du trajet, Burnham fut obligé de distribuer quelques « cadeaux de Noël » pour obtenir que ses wagons soient attelés à un train de voyageurs régulier. Quelques généreuses rasades de whisky suffirent à s’assurer la coopération de l’agent embarqué à bord du train. Il eut recours au même stratagème à Waterval Onder où, après une nuit d’attente, les wagons furent rattachés à un autre train. À Kaap Muiden, dernière station avant la frontière du Mozambique, Burnham réussit à éviter de justesse que le wagon de Churchill ne soit inspecté par un commando boer. Cette fois, du café fit l’affaire. Le franchissement de la frontière à Komati Poort fut, par comparaison, d’une facilité déconcertante. Le douanier laissa passer le chargement sans rien contrôler, mais les autorités portugaises furent beaucoup plus tatillonnes. Il fallut détacher les wagons du train de voyageurs et attendre le train de marchandises suivant, ce qui prit quelques heures.
Durant tout ce temps – on était à présent le 21 décembre –, les wagons avaient stationné en territoire portugais, mais Churchill continuait à se faire de la bile. Croyant qu’il entendait parler néerlandais autour de lui, il restait tapi dans sa cachette, terrifié à l’idée de se faire prendre tout près du but. C’est seulement lorsque les wagons se remirent à rouler, que le nom de la gare suivante – Ressano Garcia – lui apparut à travers une fente de la paroi, et qu’il aperçut des uniformes portugais, qu’il se rendit à l’évidence. Il attendit que le train ait dépassé la gare, puis, n’y tenant plus, il écarta la toile bâchée qui couvrait le wagon et se mit à chanter à crier et à hurler à pleins poumons. Il était enfin libre. Sortant son pistolet, il tira deux ou trois coups en l’air7.