Un accueil chaleureux


Durban, 23 décembre 1899

Il y avait longtemps que l’organe de presse local, The Natal Mercury, n’avait annoncé de bonnes nouvelles. La catastrophe de la « Black Week » faisait encore parler d’elle en ville. En l’espace d’une semaine, les troupes anglaises avaient subi de dramatiques défaites sur trois fronts. Trois célèbres généraux avaient connu l’humiliation : le 10 décembre, sir William Gatacre à Stomberg sur le front Sud ; le 11 décembre, lord Methuen à Magersfontein sur la frontière occidentale de l’État libre d’Orange et, le 15 décembre, sir Redvers Buller, le commandant en chef des armées, ici même, au Natal, et à moins de 200 kilomètres de Durban, dans la localité de Colenso. Sept jours de honte et de déshonneur s’étaient soldés par presque 3 000 morts, blessés et prisonniers parmi les Britanniques. Bilan ahurissant, représentant près de dix fois les pertes enregistrées par les Boers.

The Natal Mercury et la ville de Durban tout entière étaient avides d’événements susceptibles de revigorer les esprits et les cœurs. L’évasion spectaculaire du jeune correspondant de guerre du Morning Post tombait à point nommé, et Churchill était en route : il allait arriver dans l’après-midi de ce 23 décembre, titrait le journal, à bord de l’Induna, le vapeur postal hebdomadaire, en provenance de Lourenço Marques. Dès 13 heures, une foule curieuse et enthousiaste avait commencé à se masser sur le quai. Parmi eux se trouvaient beaucoup d’Uitlanders qui avaient quitté Johannesburg et ses alentours pour chercher leur salut à Durban. Dans le port, de nombreux bateaux arboraient des drapeaux. Lorsque, vers 16 heures, l’Induna fit son entrée, au moins 1 000 spectateurs se pressaient pour accueillir leur héros. Il n’y avait pas d’espace libre pour l’accostage, et l’Induna dut amarrer près de deux autres navires. Rien ne put arrêter la foule qui se répandit alors sur les ponts. Les plus audacieux se précipitèrent sur Churchill et, avec force cris, le hissèrent sur leurs épaules. Les notables présents eurent à peine le temps de lui présenter leurs salutations officielles que déjà il était porté en triomphe jusqu’au quai, où il lui fallut faire un discours.

Juché sur une caisse, les mains le long du corps, et tenant mollement dans l’une d’elles le chapeau de cow-boy qu’il avait acheté à Lourenço Marques, il s’adressa à ses admirateurs, qui l’interrompaient par leurs vivats. Il apparut combatif et beaucoup plus sûr de lui que sur les portraits que firent les photographes. « Peu importent les obstacles, peu importent les dangers… nous finirons par l’emporter. » Les Boers et « leurs républiques réactionnaires qui menacent notre tranquillité » seraient vaincus « parce que notre cause est juste et bonne, parce que nous nous battons pour garantir des droits égaux à tout homme blanc en Afrique du Sud, et parce que nous représentons les forces de la civilisation et du progrès ».

C’était ce qu’ils voulaient tous entendre. Ils ne le lâchèrent pas. On l’installa sur un pousse-pousse et, entouré d’une masse grouillante de plus en plus dense, il fut conduit jusqu’à l’hôtel de ville, devant lequel on avait placé un chariot plat en guise d’estrade. On attendait de lui un second discours, de gré ou de force. Il accepta. Après un Rule Britannia ! spontané lancé par la foule, c’était reparti. Il n’eut, une fois de plus, aucune difficulté pour trouver le ton propre à faire vibrer la fibre patriotique : « Nous sommes à présent sur le théâtre de la guerre, et dans cette guerre, nous n’avons pas encore parcouru la moitié du chemin qui nous ramènera dans nos foyers. » Mais l’issue victorieuse, assurait-il à son auditoire, était certaine. « Sous la bonne vieille bannière de l’Union Jack nous connaîtrons une ère de paix, de pureté, de liberté, d’égalité, et de bonne gouvernance en Afrique du Sud. » « Les colons fidèles et dévoués du Natal » pouvaient y compter.

La halte à l’hôtel de ville permit à Churchill de souffler un peu. Le commandant local lui remit des flots de télégrammes de félicitations. Il fit à quelques journalistes le récit de son évasion – en taisant les détails qui risquaient de compromettre Howard, Brunham et tous ceux qui lui avaient apporté de l’aide. Une fois sorti de la mairie, il vit que l’enthousiasme de la foule n’avait pas tiédi. Après s’être de nouveau prêté aux sollicitations des photographes, il annonça qu’il souhaitait partir le plus vite possible. Au front, bien entendu. Ce fut comme un signal : la marche triomphale de Churchill à bord du pousse-pousse couvert entre-temps de drapeaux britanniques reprit aussitôt, en direction de la gare cette fois. Le train de 17 h 40 à destination de Pietermaritzburg était déjà là. Tout un compartiment lui était réservé. La foule se rassembla sur le quai pour saluer son départ. Le convoi s’ébranla sous les dernières acclamations, des mouchoirs s’agitèrent pour un ultime adieu ; il était parti. Il venait de passer une heure quarante à Durban. Il s’installa dans son siège : il avait maintenant le temps de lire une pile d’un mois de journaux1.

 

On ne pouvait pas être plus divisé intérieurement que ne l’était Churchill. Son évasion réussie et l’hommage exalté qui lui avait été rendu à Durban le ravissaient. Mais tout ce qu’il lisait dans la presse à propos des désastres militaires britanniques l’affligeait profondément. Si les débâcles humiliantes de Stormberg, de Magersfontein et de Colenso avaient chacune leur propre spécificité, elles procédaient fondamentalement des mêmes causes : commandement trop sûr de lui-même, tactique sclérosée, sous-estimation de l’adversaire, connaissance du terrain rudimentaire, manque de coordination, incapacité à improviser. À croire que les officiers britanniques avaient mis un point d’honneur à tomber dans le même piège. En dépit de toute l’expérience qu’il avait de l’Afrique du Sud, Buller s’était, lui aussi, fourvoyé. Colenso fut son Majuba, avec toutes les conséquences qui en découlèrent tant pour sa santé mentale que pour sa carrière. Le 18 décembre, soit trois jours après la défaite, il fut relevé de ses fonctions et remplacé par lord Roberts, feld-maréchal et chef de la « faction indienne » de l’armée britannique2.

La disgrâce de Buller s’inscrivait dans une logique déjà en marche. L’intéressé avait d’ailleurs eu d’emblée le sentiment de ne pas pouvoir mener sa guerre comme il l’entendait. Alors qu’il se trouvait encore en Angleterre en septembre et en octobre, le ministre de la Guerre, lord Lansdowne, l’avait à peine consulté au sujet des préparatifs du conflit et complètement tenu à l’écart de la nomination de White et de ses commandants en second au Natal. Dans le même temps, ses mises en garde insistantes visant à dissuader les officiers supérieurs de cantonner les troupes au nord de la Tugela avaient été balayées d’un revers de main. Le pitoyable résultat de tout cela s’était – ironie amère – manifesté le 30 octobre, jour où il avait débarqué au Cap. Il avait eu droit à un Mournful Monday paroxystique. Sans compter que Milner n’avait que de mauvaises nouvelles à lui apprendre : Mafeking et Kimberley étaient également assiégées et, dans la Colonie du Cap, une insurrection d’Afrikaners menaçait.

Buller estima au début novembre qu’il ne pouvait, dans de telles conditions, s’en tenir à son plan initial. Il comptait lancer tel un rouleau compresseur l’ensemble de son 1er corps d’armée, fort de 47 000 hommes, à travers le haut plateau, au nord, vers Bloemfontein, Johannesburg et Pretoria. Après s’être accordé quelques jours de réflexion supplémentaires, il abandonna cette idée. C’eût été irresponsable. Il décida alors de scinder ses troupes. Non en deux formations comme l’avait recommandé Milner – l’une défendant la Colonie du Cap tandis que l’autre libérerait Kimberley et Mafeking – mais en trois. Contrairement au haut-commissaire, il n’était pas disposé à abandonner White, Ladysmith, voire, par suite, le Natal tout entier.

Il avait, qui plus est, décidé de gagner le front Est avec un contingent qui, une fois toutes les unités arrivées, représenterait plus de la moitié de son corps d’armée. Il connaissait la région, il en aimait les paysages verts et vallonnés, il avait les moyens de forcer la décision. Il chargea lord Methuen, lieutenant-général, de libérer Kimberley à l’ouest et lui attribua, à cette fin, 11 000 hommes. Au centre, il incombait au major-général, sir William Gatacre, de repousser les commandos boers qui avaient entre-temps envahi la Colonie du Cap à partir de l’État libre d’Orange. Gatacre disposait d’environ 3 000 hommes et pouvait compter sur l’appui des unités de cavalerie du général-major French, qui avaient réussi in extremis à fuir la ville de Ladysmith assiégée. Il fallut quelques semaines à Buller pour mettre définitivement au point la division en trois de son armée, en s’assurant du bon fonctionnement des structures de commandement, de l’équilibre des différentes unités, et en planifiant, bien entendu, la logistique de l’ensemble des opérations militaires. Le 21 novembre, Methuen traversa le fleuve Orange, et le lendemain Buller se mit en route vers le Natal3.

Methuen mit les bouchées doubles. « Lundi, je prendrai mon breakfast à Kimberley », annonça-t-il crânement dans un télégramme destiné au commandant de la ville en état de siège, R. G. Kekewich. Autrement dit, l’opération ne prendrait pas plus d’une semaine. Les premières épreuves de force confortèrent son optimisme. Suivant, dans sa progression, le tracé de la ligne de chemin de fer, il battit les Boers à Belmont le 23 novembre, à Graspan deux jours plus tard, puis à Modderrivier le 28 novembre. Victoires durement acquises, en particulier la dernière, où Methuen fut lui-même blessé. Ces trois batailles firent au total 140 morts et 780 blessés du côté anglais. Bilan beaucoup plus lourd que les 50 morts, 140 blessés et 90 prisonniers de guerre dénombrés parmi les troupes de l’État libre d’Orange et du Transvaal. Mais Methuen avait réussi à déloger les Boers de leurs positions à trois reprises, et il ne restait plus qu’un seul obstacle pour atteindre Kimberley. À ses yeux, cette prouesse compensait ces lourdes pertes. Il n’y avait pas lieu de modifier sa tactique : l’artillerie commençait par faire feu sur les positions ennemies, puis l’infanterie menait une attaque de front ; enfin, la cavalerie pourchassait l’ennemi en fuite.

Les Boers au contraire modifièrent la leur, notamment en matière de choix de leurs positions. Jusqu’alors ils s’étaient massés, la plupart du temps, sur les flancs ou en haut d’une montagne ou d’une colline. Mais la bataille de Modderrivier avait appris au général Koos de La Rey que d’autres dispositions pouvaient s’avérer judicieuses : depuis des tranchées creusées au pied des collines on disposait d’un champ de tir horizontal, et donc plus « efficace » pour se défendre contre les assauts successifs de l’artillerie anglaise. Il proposa d’adopter ce type de dispositif sur la ligne de défense suivante, qui, située aux abords de Magersfontein, était aussi la dernière avant Kimberley. Piet Cronjé, adjudant-général du Transvaal, estimait qu’il s’agissait là d’un dangereux artifice, mais Steyn, le président de l’État libre d’Orange qui avait rendu visite au front, trouva l’idée ingénieuse. De La Rey put donc la mettre à exécution. Il fit creuser, sur environ huit kilomètres, des tranchées d’une capacité d’environ 8 000 hommes dont le tracé épousait la forme d’une demi- lune et se déployait devant et des deux côtés de Magersfontein Hill. Des barbelés furent installés le long de ces tranchées. Il ne restait plus qu’à attendre l’attaque britannique.

Celle-ci se déroula selon la tactique habituelle, mais avec un surcroît d’intensité. Le dimanche 10 décembre – Methuen avait entre-temps porté l’effectif de ses troupes à 15 000 hommes – les tireurs d’élite boers tinrent à distance les éclaireurs britanniques depuis des positions « feintes » au sommet de la Magersfontein Hill. Sur ordre de Methuen, qui était persuadé que les Boers s’étaient une fois de plus retranchés sur les flancs et en haut des collines, l’artillerie déclencha un bombardement d’une force inouïe. Pendant plus de deux heures, ses trente-trois canons transformèrent les hauteurs en un enfer dont personne, selon lui, ne pourrait réchapper. Les Anglais n’avaient plus qu’à prendre d’assaut les positions des Boers. Un peu après minuit – on était donc le 11 décembre –, la Highland Brigade, commandée par le général-major Andy Wauchope, se mit en marche. Elle devait être prête à lancer, vers l’aube, une attaque frontale sur la Magersfontein Hill et était suivie, de chaque côté, par d’autres unités. L’horaire fut parfaitement tenu. Aux premières lueurs de jour, les Britanniques ne se trouvaient plus qu’à quelques centaines de mètres de collines.

Dans leurs tranchées, les Boers étaient prêts, eux aussi. La canonnade infernale de la veille n’ayant fait, pour ainsi dire, que passer au-dessus de leurs têtes, ils n’eurent que trois blessés à déplorer. C’était à présent à eux d’entrer en scène. La proximité des Highlanders, leurs kilts sombres en faisaient des cibles faciles. Pris sous le feu nourri d’un impitoyable tir de barrage, les soldats d’élite écossais tombèrent par dizaines, et Wauchope fut du nombre. Les plus chanceux eurent le temps de se protéger en se plaquant à terre, et parmi eux, les plus avisés restèrent toute la journée dans cette position sous un soleil brûlant, préférant endurer la faim, la soif, les fourmis, les mouches et l’insolation que de se faire, presque à coup sûr, faucher par une balle. Le combat autour d’eux était moins inégal. Une même rage animait les deux camps. Du côté des Boers, la situation la plus critique était celle du corps de volontaires scandinaves, placé aux avant-postes. Les fantassins britanniques réussirent par endroits à franchir les lignes ennemies mais finirent par être tous repoussés. La bataille prit fin dans l’après-midi. Avant que Methuen n’eût donné le signal de la retraite, les Britanniques avaient, d’eux-mêmes, commencé à se replier. Seuls les malheureux Highlanders, trop proches des tranchées des Boers, durent attendre jusqu’à la tombée de la nuit. Les pertes britanniques se montèrent au total à 210 morts et 740 blessés, disparus et prisonniers de guerre, provenant en grande majorité des rangs de la Highland Brigade. Il y eut 90 morts et 185 blessés parmi les Boers4.

La défaite de Magersfontein fut d’autant plus amère que la veille – le 10 décembre donc – les Britanniques avaient déjà connu un fiasco à Stormberg, nœud ferroviaire sur la ligne reliant De Aar à East London. Cinq semaines auparavant, Churchill avait emprunté le dernier train qui avait pu y passer. Depuis lors, près de 2 000 combattants boers de l’État libre d’Orange, avec à leur tête Jan Olivier, s’étaient emparés de la vallée de Stormberg. Sir William Gatacre était bien décidé à les en déloger. Il comptait, à l’instar de lord Methuen, sur l’effet de surprise d’une attaque de nuit. La veille au soir, à 9 heures, son bataillon, fort de 3 000 hommes, s’était mis en marche depuis la localité voisine de Molteno. Mais comme à Magersfontein ce furent les assaillants nocturnes qui se firent prendre, à cause, là encore, d’une connaissance insuffisante du terrain. Ils s’égarèrent irrémédiablement. Totalement désorientées, les troupes errèrent dans l’obscurité. Par miracle, elles finirent par se retrouver à l’aube près de leur cible – les commandos boers en position sur le Kissieberg. Ils arrivaient simplement du côté opposé à celui par lequel ils auraient dû normalement déboucher et ils n’avaient aucune idée de là où ils se trouvaient.

Ils ne mirent pas longtemps à le découvrir. Les Boers, qui venaient de s’installer pour prendre leur petit-déjeuner, furent bel et bien surpris, mais pas de façon désagréable. Ils n’en croyaient pas leurs yeux. Les troupes britanniques, à leurs pieds, étaient tombées dans un piège. Depuis les hauteurs qu’ils occupaient, les Boers pouvaient les abattre les uns après les autres. Mais les Irish Rifles et autres Northumberland Fusiliers constituaient encore une menace. Une fois remis de leur frayeur, ils se lancèrent à l’assaut du sommet de la colline. Ils étaient sur le point d’y parvenir quand des rochers escarpés leur barrèrent le passage. Au bord de l’épuisement après les efforts qu’ils avaient fournis durant la nuit, ils se mirent à l’abri, dans l’attente de renforts. L’arrivée de ceux-ci ne fit cependant qu’aggraver la situation. Aveuglés par le soleil levant, les artilleurs qui ouvrirent le feu sur le Kissieberg ne s’aperçurent pas que leurs obus s’abattaient aussi sur des combattants de leur propre armée. Les fantassins britanniques qui avaient gravi la colline n’avaient plus qu’une envie : se retrouver le plus vite possible en bas. Ceux qui n’y parvenaient pas se terraient du mieux qu’ils le pouvaient entre les rochers. Gatacre finit par se rendre à l’évidence : il était impossible de tenir dans de telles conditions. À cinq heures et demie – un peu plus d’une heure après le début du combat – il donna le signal de la retraite. Mais dès qu’ils commencèrent à se replier, les Britanniques eurent à subir, provenant du côté opposé, une attaque des troupes de l’État libre d’Orange placées sous les ordres d’Esaias Grobler, commandant en chef dans l’ensemble du secteur. Dans la confusion ambiante, Gatacre avait « oublié » que son ordre de repli n’avait pas été entendu par une bonne partie des hommes qui se tenaient à l’arrière. Après avoir attendu en vain pendant des heures sur les flancs du Kissieberg, environ 600 officiers et soldats furent contraints à la reddition. De ce fait, le total des pertes britanniques s’éleva à 28 morts, 60 blessés et 634 prisonniers. Il y eut 8 morts et 26 blessés parmi les Boers5.

À la suite des coups sévères encaissés à Stormberg et à Magersfontein, Buller dut revoir considérablement la stratégie. Il mit au point un plan pour libérer Ladysmith à partir d’Escourt et de Chieveley, localités familières à Churchill. Ses inquiétudes ne furent pas dissipées pour autant. Vers la mi-décembre, l’effectif de ses troupes avait été porté à 19 500 hommes, et il disposait de 44 canons et de 18 mitrailleuses. Mais il lui fallait franchir la Tugela, fleuve méandreux, emporté, qu’il n’était possible de traverser qu’à quelques endroits peu sûrs. Le pont de chemin de fer près de Colenso, qui était encore intact un mois auparavant, quand Churchill avait pris part, à bord du train blindé, à la mission de reconnaissance, avait été dynamité depuis. Mais la vraie difficulté, c’étaient les positions qu’occupaient les Boers de l’autre côté du fleuve. Les retranchements qu’ils avaient édifiés sur les collines, le long de la rive nord, étaient parfaitement visibles. Ils étaient pour l’essentiel concentrés aux alentours de la voie ferrée qui était indispensable à Buller pour convoyer ses troupes et leurs équipements jusqu’à proximité de Ladysmith. Il était évident qu’il était attendu, et il ne pourrait donc les prendre par surprise. Une manœuvre de contournement qui l’éloignerait de la voie ferrée présentait énormément de risques. C’est donc ici que tout se déciderait.

Sur l’autre rive de la Tugela, les Boers lui réservaient une surprise. Ils avaient un nouveau commandant en chef, d’une autre envergure que Piet Joubert. Ce dernier, qui avait été victime d’une chute de cheval, n’avait pu continuer à exercer ses responsabilités sur le front. Le 30 novembre, Louis Botha s’était vu confier, à 37 ans, le commandement des troupes chargées d’intervenir dans ce secteur. Il avait laissé une excellente impression en tant que commandant suppléant lors de la bataille de Modderspruit. C’est à Colenso qu’il allait montrer tout son génie de tacticien.

Les forces de combat de Botha étaient beaucoup plus restreintes en nombre que celles de Buller. Elles se montaient à 3 000 hommes équipés de 5 pièces d’artillerie auxquels s’en ajoutaient 1 500 qui couvraient son flanc droit, vers l’ouest, quelques kilomètres plus loin. Mais Botha avait la ferme conviction que c’était la position occupée qui faisait la force. À l’instar de Koos de La Rey à Magersfontein, il avait choisi de poster ses troupes en terrain plat, le plus près possible du fleuve, et non en hauteur. Les retranchements que Buller avaient vus au sommet des collines étaient des leurres destinés à tromper l’ennemi. Les Boers avaient en fait aménagé un front de dix kilomètres de tranchées, renforcées par des sacs de sable et soigneusement camouflées dans la vase de la rive nord.

Le seul point faible de la ligne boer était l’extrémité de son flanc gauche : à cause d’un coude très prononcé du fleuve vers le nord, les Boers s’étaient, par nécessité, déployés jusque sur la colline de Hlangwane, de l’autre côté. Lorsque le 13 décembre, pris de panique, les commandos qui y avaient été tout d’abord envoyés se retirèrent, les trois télégrammes enflammés, écrits de la main de Kruger et truffés de références bibliques ne furent pas de trop pour rappeler à l’ordre. « N’abandonnez pas le sommet sur l’autre rive, sinon tout espoir est perdu. Et tenez bon le fossé qui a été creusé à l’est. Ne craignez pas l’ennemi, mais craignez Dieu… Combattez au nom du Seigneur et vous aurez ainsi la certitude que c’est Dieu qui vous dirige et vous conduit à la victoire. » Le message fit son effet, et le 14 décembre Botha put répondre que les paroles du président avaient réussi à « convertir [leurs] doutes en courage ».

Il était temps. Depuis deux jours l’artillerie anglaise pilonnait les collines au nord de la Tugela, et cette nuit-là les Boers virent scintiller, dans le camp anglais, une multitude de petites lumières. À l’évidence, Buller se préparait à l’attaque décisive. Le lendemain, vendredi 15 décembre à 5 h 15 du matin, sa machine de guerre entra en action. Un canon naval de gros calibre commença à bombarder depuis les lignes arrière, puis les différentes divisions d’infanterie se mirent en mouvement sur un large front. À Colenso, elles furent même précédées – c’était là au moins un motif de surprise – par le colonel Long, ses douze pièces d’artillerie de campagne et ses six petits canons navals. Depuis deux jours, les Boers n’avaient pas fait parler la poudre. Ils tenaient leurs positions secrètes, et il en fut ainsi jusqu’à ce que Botha donne le signal convenu. Une fois que les unités de l’infanterie britannique eurent gagné la rive gauche de la Tugela et que Long eut installé ses batteries à proximité de Colenso, il ordonna de faire feu, d’abord avec le plus gros canon, puis avec les quatre autres. C’était ce que ses hommes attendaient. Aussitôt, tous les Mauser se mirent à cracher des salves de balles si près des Anglais que ceux-ci se trouvèrent totalement pris au dépourvu. Choc terrible que le feu meurtrier d’un ennemi invisible sans rien pour se protéger. De tous côtés, les soldats anglais tombaient à terre, morts, blessés ou terrifiés. Il y eut aussi de nombreuses victimes parmi les artilleurs. Long fut lui-même blessé. À 7 heures les survivants se replièrent, ramenant les blessés et les petits canons navals, mais laissant sur place les 12 canons de « 15 pounders6 ».

Une demi-heure plus tard Buller fut contraint de retirer d’autres unités en position critique. Il donna l’ordre de la retraite générale dans le courant de la matinée et fit appel à des volontaires pour tenter de sauver les canons qu’il avait dû abandonner. Parmi les officiers qui se proposèrent figurait le lieutenant Frederick Roberts, fils unique du feld-maréchal. Les volontaires réussirent à récupérer deux des douze canons, mais il leur fallut renoncer aux dix autres. À la suite de cette action, sept hommes, dont le jeune Roberts, furent proposés pour la Victoria Cross. Distinction qui, en l’occurrence, fut décernée à titre posthume, puisque Roberts ne survécut pas à cette entreprise de sauvetage. Il fut l’un des 143 Britanniques tués, auxquels s’ajoutaient 756 blessés et 240 disparus. Les Boers comptèrent pour leur part 8 morts, 30 blessés, firent 38 prisonniers, et mirent la main sur 10 canons prêts à être utilisés ainsi qu’une bonne réserve de munitions. Le bilan global des pertes engendrées par la Semaine noire (Black Week) s’établit à 2 800 Britanniques contre 350 Boers. Ce fut une humiliation totale7.

 

Les seules informations réconfortantes que Churchill trouva dans sa pile de journaux concernaient les trois villes assiégées par les Boers. Mafeking, Kimberley et Ladysmith résistaient toujours et la presse anglaise entretenait ces petites lueurs d’espoir comme autant de victoires en puissance. Les assiégeants avaient, bien sûr, détruit les lignes télégraphiques, mais un contact avec le monde extérieur continuait à être assuré au moyen d’héliographes ou grâce à des courriers noirs et métis qui s’infiltraient entre les lignes boers. Les commandants locaux – White à Ladysmith, Kekewich à Kimberley et le colonel Robert Baden-Powell à Mafeking – étaient donc informés de la stagnation des armées de libération. Des nouvelles de la situation des civils et des militaires assiégés passaient aussi dans l’autre sens.

Les épreuves subies par les Anglais – bombardements, faim, épidémies – prirent, après cette série de défaites, un tour dramatique. Au Natal, dans la Colonie du Cap et en Angleterre, le fait que dans ces trois villes se trouvaient des personnalités connues ne manqua pas de retenir l’attention et de frapper l’imagination des lecteurs de journaux. Jameson, « Docteur Jim », l’auteur controversé du raid du même nom, était à Ladysmith. Cecil Rhodes, « The Colossus », maître d’œuvre et commanditaire du raid, était parmi les assiégés de Kimberley, la cité du diamant, qu’en tant que fondateur de la De Beers Consolidated Mines il considérait plus ou moins comme sa propriété personnelle. Les célébrités de Mafeking se distinguaient par leur appartenance à l’aristocratie. Baden-Powell – qui allait se faire un nom durant le siège avant d’être quelques années plus tard universellement connu comme le fondateur du mouvement scout mondial – avait dans son État-major deux officiers liés à des familles de l’élite. Le major lord Edward Cecil était le fils de lord Salisbury, Premier ministre britannique. Le lieutenant-colonel Gordon Wilson avait épousé lady Sarah, la plus jeune sœur de lord Randolph Churchill. La tante de Winston Churchill donc, mais aussi sa collègue puisque lady Sarah Wilson était correspondante de guerre en Afrique du Sud pour un autre journal anglais, le Daily Mail. Les similitudes ne s’arrêtaient d’ailleurs pas là, car elle avait, elle aussi, été faite prisonnière par les Boers qui l’avaient accusée – à juste titre – d’espionnage. Elle recouvra la liberté à peu près en même temps que son neveu – mais pas toutefois par sa propre initiative. Les Boers la relâchèrent après que Baden-Powell leur ait livré en échange un voleur de chevaux du nom de Petrus Viljoen, avec lequel ils avaient quelques comptes à régler. Lady Sarah put de la sorte rejoindre son mari à Mafeking avant Noël. Faisant passer ses reportages sous le manteau, elle allait continuer à tenir les lecteurs du Daily Mail informés de ce qu’était la vie quotidienne dans la petite ville assiégée. Churchill ne lui manifestait qu’un intérêt professionnel. Sur le plan personnel, il se montrait indifférent : il n’appréciait pas spécialement sa tante. À l’époque où il avait été cadet au collège militaire de Sandhurst, elle l’avait un jour accusé de vol parce qu’il avait essayé de revendre une paire de jumelles superflue. « Quelle menteuse, cette femme », avait-il écrit, indigné, à sa mère. Depuis lors, il l’évitait8.

Mais les sièges de Mafeking, Kimberley et Ladysmith présentaient suffisamment d’intérêt en eux-mêmes pour qu’on puisse laisser de côté les différends personnels. De même que les batailles de Magersfontein, de Stormberg et de Colenso participaient d’un schéma identique, les sièges de chacune des trois villes se déroulaient en grande partie de façon analogue. La caractéristique la plus frappante consistait en l’inversion des rôles d’une série à l’autre. Les Boers étaient cette fois les assaillants en situation d’échec, et les Britanniques les défenseurs victorieux. Aucun des commandants boers – Piet Joubert à Ladysmith, Piet Cronjé à Mafeking et Christiaan Wessels à Kimberley – n’avait cherché à pousser son avantage dès le début du siège. De ce fait, leurs adversaires respectifs, White, Baden-Powell et Kekewich avaient eu tout loisir d’organiser leur défense et de perfectionner leurs fortifications, leurs tranchées et leurs abris souterrains. Après une phase initiale ascendante, l’état de siège dans les trois villes s’était figé dans une sorte de statu quo que venaient rompre, de temps à autre, des provocations réciproques. Les bombardements de l’artillerie boer devenaient prévisibles et la discipline se relâchait dans leur camp.

Une fois de plus, les Boers – et notamment les commandants les plus chevronnés – laissaient paraître que l’attaque n’était pas leur fort. Engagés dans une conquête, ils se réinstallaient d’eux-mêmes dans un rôle défensif. Ils ne se risquaient pas à des attaques frontales de peur que celles-ci ne leur vaillent de lourdes pertes. Contrairement aux généraux britanniques, ils ménageaient leurs soldats et préféraient recourir aux méthodes qu’ils avaient toujours utilisées avec les tribus indigènes : encerclement et soumission par la faim. Ils creusaient eux aussi des tranchées et érigeaient des fortifications, de sorte que vues d’en haut chacune des trois villes assiégées devait offrir un spectacle singulier, avec ses deux lignes de défense circulaires se faisant face : une planète Mars dotée d’anneaux, frappants symboles de la défense comme tactique militaire suprême.

Pour les civils et les militaires assiégés, la vie, à Mafeking, Kimberley ou Ladysmith n’était cependant pas une partie de plaisir. Les bombardements faisaient des victimes. Les rations de nourriture ne cessaient de diminuer, les maladies infectieuses gagnaient du terrain. Mais cette situation n’atténuait en rien la persévérance et l’inventivité avec laquelle la défense était organisée parmi les Blancs – ni d’ailleurs la dureté dont ceux-ci faisaient preuve à l’égard de la population non blanche. Car c’était là une autre caractéristique commune aux trois sièges. Noirs et métis y payaient le plus lourd tribut.

Mafeking, qui comptait 1 500 Blancs, était située juste au-delà de la frontière sud occidentale du Transvaal, dans le protectorat britannique du Bechuanaland. Dans la zone de peuplement noir contiguë et également assiégée de Mafikeng vivaient 5 000 Tshidi Barolong ainsi que 1 500 mineurs noirs qui avaient fui le Rand. Pour assurer la défense de la petite ville, Baden-Powell avait fait appel à toutes les composantes de la population. Il renforça l’effectif de ses troupes blanches régulières en y incorporant 1 200 volontaires recrutés localement et arma par ailleurs de fusils 4 000 Barolong et autres Noirs ou métis. Les lourds travaux sur les lignes de défense incombaient à la main-d’œuvre noire ainsi que les activités cruciales de renseignement – abstraction faite de la contribution dans ce domaine de l’excentrique lady Sarah. C’étaient des éclaireurs, des courriers et des espions noirs qui assuraient la transmission de l’information depuis et vers le monde extérieur. Mais il n’y avait aucune commune mesure entre cette contribution essentielle et la quantité de vivres qui leur était attribuée. Depuis l’institution du rationnement en novembre 1899, nombre d’entre eux, en particulier les réfugiés noirs en provenance du Rand, n’avaient même pas les moyens d’acheter les portions de nourriture auxquelles ils avaient droit. La plupart des décès dus à l’état de siège allaient d’ailleurs se produire à Mafikeng.

Les assiégeants utilisaient aussi de la main-d’œuvre noire. Ils s’assuraient de la coopération de leurs anciens alliés, les Rapulana Barolong, rivaux des Tshidi Barolong qui avaient, quant à eux, toujours servi les Britanniques. Environ 300 d’entre eux furent armés et déployés dans les tranchées et sur les fortifications. D’autres firent fonction d’éclaireurs ou allèrent voler du bétail aux ennemis. Ces rapines devinrent bientôt leur seule forme d’activité offensive. Cronjé avait commencé à assiéger Mafeking à la mi-octobre avec 5 500 hommes, mais moins d’une semaine après Koos de La Rey en avait emmené la moitié, d’abord à Kimberley, puis à Modderrivier, suivi trois semaines plus tard par Cronjé en personne. Depuis la mi-novembre, seuls 1 400 Boers, sous le commandement du général Kooitje Snyman, se trouvaient autour de Mafeking, et ils n’avaient conservé avec eux que trois pièces d’artillerie : un Long Tom, un Krupp et un Maxim, dont l’utilisation fut loin d’être intensive. Un jour par semaine, les canons demeuraient totalement silencieux : les Boers observaient fidèlement le jour du Seigneur, ce qui permettait aux citadins et aux militaires assiégés de se détendre un peu. Polo pour les officiers, et football pour les autres9.

Autour de Kimberley, le nombre des assiégeants diminua lui aussi rapidement. Fin octobre, Wessels disposait encore de 7 000 hommes provenant du Transvaal et de l’État libre d’Orange. En novembre, ils affrontèrent à plusieurs reprises des unités britanniques qui tentaient une percée et n’hésitèrent pas à faire usage de leur artillerie lourde. Kimberley était une cible de choix. Avec ses fameuses mines de diamant, toutes les infrastructures nécessaires à leur exploitation et les considérables réserves de dynamite et de charbon, la ville occupait une position stratégique. Elle représentait un enjeu tout aussi important sur le plan psychologique. Les Boers n’avaient pas oublié comment les Britanniques s’étaient approprié les champs diamantifères en 187110 et savaient pertinemment que Cecil Rhodes, en qui ils voyaient l’instigateur de tous leurs maux, se trouvait là. Tout cela ne changeait rien à leur tactique. Le site de Kimberley s’étend sur un plateau découvert, n’offrant aucun abri naturel. Ce qui, aux yeux des Boers, constituait une raison supplémentaire pour s’abstenir de toute action directement offensive. Ils se contentèrent de bombarder la ville de loin, sans grand résultat au demeurant. Lors du bombardement le plus intense, qui eut lieu le 11 novembre, ils tirèrent environ 400 obus, mais la plus grande partie tomba sur la mine du Big Hole, et il n’y eut qu’un mort à déplorer dans toute la ville. Après une ultime escarmouche le 28 novembre, les confrontations directes prirent fin. Les Boers concentrèrent leur attention sur la progression du corps expéditionnaire de lord Methuen. Il n’y eut bientôt plus autour de Kimberley que 1 500 hommes de l’État libre d’Orange, ayant à leur tête le général Sarel du Toit. L’hypothèse d’un scénario classique de prise de la ville était écartée.

Mais il n’était pas exclu que les Boers puissent la soumettre en affamant la population. Les remparts avaient entre-temps été remis en excellent état. Grâce au généreux concours de la De Beers, les forts étaient désormais équipés de projecteurs, reliés entre eux par téléphone, pourvus d’une tour de guet de 50 mètres de haut. On ne pouvait rêver mieux. Ce qui rendait Kimberley vulnérable, c’était la densité relativement élevée de sa population. La ville comptait au moment de la déclaration de guerre 50 000 habitants : 13 000 Blancs, 7 000 métis et Indiens et 30 000 Noirs. Certes Kekewich disposait ainsi d’un important réservoir de main-d’œuvre et de renforts pour ses troupes régulières – dont il doubla d’ailleurs l’effectif, en le portant à plus de 4 500 hommes. Mais cette force de travail représentait en même temps un nombre considérable de bouches à nourrir. Le problème alimentaire devint de plus en plus aigu, et, comme à Mafeking, les restrictions n’étaient pas appliquées de façon égalitaire à toutes les composantes de la population. Les rations attribuées aux Noirs et aux métis étaient systématiquement plus petites – et elles diminuaient continuellement. Des tentatives avaient été faites pour réduire de force le nombre des habitants appartenant à ces deux catégories. Rhodes, qui ne cessait de défier l’autorité du commandant Kekewich, donna le signal de son propre chef. Dans la nuit du 6 au 7 novembre il fit expulser 3 000 mineurs noirs de la ville. Peine perdue. Les Boers les découvrirent et les renvoyèrent aussitôt. Les tentatives suivantes – volontaires ou forcées – eurent plus de succès. Environ 8 000 Noirs parvinrent à s’échapper de la ville en état de siège, ce qui allégea la pression sur les réserves de vivres. Pour beaucoup, il était cependant trop tard. Dès la mi-novembre, des maladies telles que la fièvre typhoïde, la dysenterie ou le scorbut devinrent endémiques. Plusieurs centaines de malades périrent, Noirs et métis pour la très grande majorité d’entre eux11.

Le site de la troisième ville assiégée, Ladysmith, était d’un point de vue militaire le plus vaste et donc celui où l’épreuve de force allait se révéler la plus cruciale. Les lignes de chemin de fer se dirigeant respectivement vers Durban, le Transvaal et l’État libre d’Orange s’y croisaient, ce qui en faisait un carrefour stratégique. La ville, qui comptait en temps de paix à peu près 5 500 habitants, avait été utilisée par White comme base opérationnelle pour lancer ses expéditions hasardeuses vers le nord du Natal. Depuis le Mournful Monday, elle servait de refuge aux 13 500 hommes de ses troupes défaites. Auxquels étaient venus s’ajouter 2 500 Noirs et Indiens qui s’étaient enfuis des mines de charbon du Natal. Durant le siège, la population totale de la ville se montait à près de 21 500 habitants. Pour assurer leur défense, White disposait de 50 pièces d’artillerie et de 18 mitrailleuses.

Au début du siège, les Boers avaient rassemblé dans les collines environnantes 10 000 hommes et 22 canons, parmi lesquels 3 Long Toms, et 5 mitrailleuses. Le pouvoir d’attraction qu’exerçait sur eux Ladysmith ne tenait pas seulement à la position stratégique de la ville – là était la clé qui permettrait leur avancée à travers le Natal et l’élimination d’une armée britannique entière – mais aussi au spectaculaire butin de guerre qu’elle mettait en outre à leur portée : des pièces d’artillerie, des armes personnelles et de l’équipement, des munitions, des vivres et autres provisions. Un commandant boer à poigne aurait jeté toutes ses forces dans la balance pour prendre par surprise, au plus vite, les Britanniques démoralisés et désorganisés. Joubert n’était pas de cette trempe-là. Le lundi glorieux du 30 octobre, il s’était opposé à ce que ses hommes poursuivent les soldats ennemis qui prenaient la fuite, suscitant l’exaspération de jeunes commandants tels que De Wet et Botha. Les jours suivants, il laissa passer l’occasion d’accentuer la pression sur les troupes assiégées. White eut ainsi le temps de se refaire et de prendre en main la défense de la ville en utilisant, notamment, les réfugiés noirs et indo-britanniques pour creuser les fondations d’ouvrages fortifiés. Au cours du mois de novembre, les Boers ne menèrent en tout et pour tout que deux attaques timides. Un projet de réalisation de tranchées en zigzag, qui auraient amené les tireurs d’élite boers à l’orée de la ville, fut rejeté par Joubert. Mieux valait selon lui forcer les assiégés à la reddition par la famine et les obus.

Lorsque à la fin novembre Joubert renonça, pour raison de santé, à ses fonctions de commandant sur le front du Natal, les Boers ne semblaient en effet plus avoir d’autre solution. Leurs commandants, réunis en conseil de guerre le 2 décembre, estimèrent que la conjoncture ne se prêtait plus à une prise d’assaut de la ville : Buller, et avec lui un détachement du premier corps d’armée britannique, se rapprochait. Il fallait, d’urgence, les empêcher de franchir la Tugela. Les forces armées encerclant Ladysmith, déjà allégées par le départ, à leur propre initiative, de nombreux Boers, furent ramenées à un effectif de 3 500 hommes. Quelques officiers britanniques assiégés en profitèrent pour organiser, les 8 et 9 décembre, deux évasions nocturnes, au cours desquelles ils réussirent, entre autres, à rendre inutilisable l’un des Long Tom. Cette action contribua à remonter le moral des militaires et des civils. En proie aux bombardements et à la pénurie alimentaire, ils souffraient aussi d’un manque d’eau potable, ce qui favorisait là encore la propagation de la fièvre typhoïde et de la dysenterie. Ils affluaient par milliers dans l’hôpital sous tentes qui avait été installé avec l’autorisation de Joubert au sud-est de la ville, en zone neutre, près d’Itombi. Des centaines d’entre eux moururent.

Le 15 décembre, il apparut que la délivrance, pourtant si proche sous les dehors de l’armée de Buller, allait prendre plus de temps que prévu. La pitoyable défaite britannique de Colenso réduisit à néant tout espoir de voir Ladysmith promptement libérée, comme le souligna d’ailleurs le ton accablé du message transmis par Buller. Le lendemain de la débâcle, il fit parvenir à White un héliogramme dans lequel il annonçait qu’il lui faudrait un mois pour préparer une nouvelle offensive contre les lignes boers. Pouvait-il tenir aussi longtemps ? Dans la négative, Buller lui conseillait d’utiliser au maximum ses munitions pour tenter ensuite d’obtenir les meilleures conditions possibles. White devait donc se rendre. Sans oublier auparavant de brûler son carnet de codes secrets. D’autres messages trahissaient le désespoir de Buller. La teneur du télégramme qu’il avait envoyé à lord Lansdowne, ministre de la Guerre, le soir de la bataille, était symptomatique à cet égard : « Mon opinion est qu’il faut abandonner Ladysmith, occuper des positions nous permettant de défendre efficacement le sud du Natal et nous en remettre au temps. »

Venant d’un commandant en chef, une telle attitude n’était pas précisément de celles qui forcent le respect. White se garda donc de suivre les recommandations de Buller – il était d’ailleurs toujours resté sourd aux avis de ce dernier. Il se prépara à devoir supporter un été long et chaud, accompagné de privations de toutes sortes. À Londres, le cabinet décida qu’il était temps de sortir l’artillerie lourde. Buller continua à diriger les troupes dans le Natal, mais fut relevé de ses fonctions de commandant en chef. Lord Roberts de Kandahar lui succéda, tandis que lord Kitchener de Khartoum était nommé chef d’état-major12.

 

L’injustice était manifeste. Churchill en avait lui-même conscience. Le général qui avait répété jusqu’à saturation « N’allez pas au nord de la Tugela ! » s’était trouvé contraint de voler au secours d’un autre général qui avait fait fi de cet avertissement – et c’était à lui qu’on demandait à présent de payer la note. Néanmoins White n’était pas, selon Churchill, le seul à blâmer. Buller avait également fait des erreurs, et il ne s’agissait pas de simples étourderies. Sir Redvers donnait l’impression d’être physiquement et mentalement épuisé. On n’avait plus affaire, à l’évidence, à l’ancien Buller, ou plutôt ce Buller-là n’était plus le jeune officier dynamique auquel sa hardiesse avait valu la Victoria Cross. Aux yeux de Churchill, le sexagénaire n’était désormais plus en mesure de remplir sa fonction, et il avait perdu le dynamisme qui permet de parer aux coups durs. Dans une lettre adressée à son amie Pamela Plowden, il faisait cette remarque révélatrice : « Je ne vais pas commencer à critiquer – car alors je n’en aurais jamais fini. »

Churchill était assez sage pour s’abstenir de faire ce genre de confidences aux lecteurs du Morning Post. De même, il avait indubitablement mesuré ses propos lorsqu’après le voyage en train qui le ramenait de Durban via Pietermaritzburg il s’était présenté, le 24 décembre 1899, dans le camp britannique situé dans un lieu qu’il connaissait bien – la vallée s’étendant entre Frere et Chieveley où les Boers, cinq semaines auparavant, avaient attaqué le train blindé. Chose étrange, sa propre tente s’y trouvait encore, à moins de cinquante mètres de l’endroit où il avait été fait prisonnier. « Je revenais sain et sauf chez moi, pour retrouver la guerre », constatait-il, satisfait.

Restait à reprendre le combat. Là encore, tout se passa bien, grâce à ce Buller tant vilipendé qui fit appeler Churchill dès son arrivée. Depuis leur dernière rencontre à bord du Dunottar Castle, il y avait de cela un peu moins de deux mois, la position qu’occupaient les deux hommes l’un par rapport à l’autre avait radicalement changé. Le vieux général avait été disgracié tandis que le jeune reporter était devenu un héros national. C’est de bon gré que Buller complimenta Churchill pour son exploit. Il l’interrogea en détail sur son expérience de prisonnier de guerre et sur son évasion, et lui demanda, pour finir, s’il pouvait faire quelque chose pour lui. La réponse ne se fit pas attendre. Une affectation comme officier à l’un des corps irréguliers que l’on improvisait de tous côtés. Ce serait formidable. Et le Morning Post, alors ? demanda Buller. Certes, il ne pouvait pas rompre son contrat, affirma-t-il, mais il souhaitait combiner, comme il l’avait fait aux Indes britanniques et au Soudan, ses activités de correspondant de guerre et de soldat.

Buller demanda un temps de réflexion. Le ministère de la Guerre avait depuis peu catégoriquement interdit le cumul de ces deux fonctions en raison des articles critiques qu’un certain Winston Churchill avait consacré à la campagne de Kitchener au Soudan. Buller fit deux ou trois fois le tour de la pièce, sans dire un mot. Il se décida enfin et proposa de l’affecter en tant que lieutenant dans un régiment de cavalerie légère de 700 hommes, le South African Light Horse, ayant à sa tête le colonel Julian Byng. Il ne toucherait pas de solde, mais pourrait continuer à travailler pour son journal. Churchill ne se fit pas prier. Le régiment était désigné comme étant celui des Cockyolibirds parce que ses membres portaient sur leur chapeau13, en signe de reconnaissance, la longue plume provenant de la queue du sakabula, un oiseau répandu dans la contrée. Churchill devait avoir rejoint son unité le 2 janvier 1900. Il était à nouveau soldat – et portait désormais une plume à son chapeau14.