Ce devait être l’enfer, là-haut. Mais à distance, il n’en paraissait rien : des panaches de fumée toutes les dix secondes, des volutes de poussière bistre, et, au milieu de tout cela, de petites silhouettes d’un brun clair, qui, par intermittence, s’agitaient de tous côtés. On aurait dit une énorme termitière nimbée d’un voile vaporeux sous la chaleur de l’été. Churchill porta à nouveau les jumelles à ses yeux. Il frissonna. Ces hommes, en haut de la colline, sur lesquels les éclats d’obus s’abattaient en rafales, il les connaissait. Pas personnellement certes. Mais il savait qui ils étaient : des unités de la Lancashire Brigade, ne comprenant que des Anglais, et 200 hommes appartenant à l’infanterie montée du Natal. En tout 2 000 hommes environ – tel était du moins l’effectif qui la veille au soir avait gravi la colline. Combien en restait-il ? Ils subissaient, de toute part, de terribles frappes – ce n’était autour d’eux que rugissements de canons, crépitements de mitraillettes, grêle de balles Mauser. Les Boers s’étaient établis en grand nombre sur tous les sommets environnants. Mais où exactement ? Du haut de la colline des Trois Arbres, sur laquelle les Anglais avaient installé leur base d’opérations, les artilleurs ne parvenaient pas à les localiser.
Churchill consulta sa montre. Le combat n’avait pas cessé de la journée, cela faisait presque neuf heures qu’il durait. Dès que la brume s’était levée, à 7 heures du matin, les Boers avaient déclenché un impressionnant tir de barrage. La prise du Spion Kop, pendant la nuit, risquait de briser leur ligne de défense au nord de la Tugela. Leur commandant, Louis Botha, avait manifestement senti le danger et mettait tout en œuvre pour chasser les Anglais de ce sommet. Il déploya un rideau de feu depuis les collines de Tabanyama au nord-ouest jusqu’aux Pics Jumeaux au nord-est, via Green Hill, Conical Hill et Aloe Knoll. Les Boers étaient eux-mêmes passés aussitôt à la contre-attaque, profitant de ce que le flanc nord du Spion Kop était sans protection. Leurs tireurs d’élite, qui avaient pris position en bordure du sommet, n’étaient qu’à une vingtaine ou une trentaine de mètres de la première ligne de l’infanterie anglaise.
Ce fut un combat à mort, au corps à corps. De son poste d’observation, Churchill voyait par instants scintiller à la lumière du soleil les reflets des baïonnettes. Pourquoi le lieutenant-général sir Charles Warren ne passait-il pas à l’action ? C’était lui le commandant en charge de l’opération, et il disposait encore de suffisamment de bataillons de réserve. Il avait, ces dernières heures encore, envoyé des renforts au Spion Kop. Pourquoi ne lançait-il pas un assaut de grande envergure sur les lignes boers pour faire retomber la pression au sommet de la colline ? Il avait d’ailleurs obtenu les renforts supplémentaires qu’il avait demandés au général-major Neville Lyttelton. Ce dernier se tenait en alerte, à quelques kilomètres de distance, à l’est, avec ses bataillons. Et pourquoi Buller restait-il inactif ? Depuis le mont Alice sur la rive sud de la Tugela, où il stationnait encore avec ses troupes, il pouvait observer le désastre qui se déroulait sur le Spion Kop. Pour quelle raison n’obligeait-il pas Warren à intervenir ? Comment se faisait-il qu’il ne prenne pas lui-même d’initiative ? Aux abords de la Tugela, le théâtre de la guerre offrait la vision irréelle de Britanniques supérieurs en nombre qui, sans rien faire, regardaient de loin leurs camarades combattre à mort sur un champ de bataille à peine plus grand qu’un terrain de polo.
C’en était trop pour Churchill. Il allait se rendre sur place pour observer par lui-même ce qui se passait. La capitaine R. Brooke du 7e régiment de Hussards l’accompagna. Ils se ruèrent au grand galop vers le Spion Kop. C’était le 24 janvier, un mercredi, le cinquième anniversaire de la mort de son père. Et il était lui-même fermement convaincu qu’il allait mourir le jour même1.
Cette prémonition n’allait se réaliser que le 24 janvier 1965, soit exactement soixante-cinq ans plus tard. Ce 24 janvier 1900 fut toutefois aussi un jour funeste. Au sommet de Spion Kop l’attendait un spectacle qui allait supplanter, dans sa mémoire, le souvenir des atrocités dont il avait été le témoin aux Indes britanniques, au Soudan ou à Cuba. Jusqu’alors, le conflit anglo-boer l’avait davantage captivé qu’horrifié. Le train blindé, sa capture, son évasion, l’accueil triomphal qui lui avait été réservé à Durban constituaient les temps forts d’une seule et grande aventure qu’il avait vécue et rédigée comme telle. Tout correspondant de guerre qu’il était, il n’avait, en Afrique du Sud, encore jamais été témoin d’une véritable bataille, et il ne tenait ce qu’il savait du « Triste Lundi » ou de la « Semaine noire » que de la lecture des journaux.
Son retour dans l’armée n’avait pas apporté, à cet égard, de changement immédiat. La Noël 1899 s’était déroulée dans le calme au Natal comme sur les autres fronts. Toutefois, à deux reprises, avant et après le jour de Noël, les combats avaient repris sur le front Ouest : le 22 décembre les Boers avaient mené des représailles contre Segale et ses guerriers Kgatla, qui un peu moins d’un mois auparavant s’étaient livrés à une attaque et à des exactions aux alentours et dans la ville de Derdepoort. Le 26 décembre, dans la ville assiégée de Mafeking, les Britanniques avaient attaqué sans succès la Game Tree Hill, l’une des positions tenue par les Boers. Cette défaite leur avait coûté 25 morts et autant de blessés.
Au Natal, la trêve prit fin le 6 janvier 1900, jour mémorable à cause de l’attaque lancée contre Ladysmith par les Boers, laquelle avait doublement de quoi surprendre. Le fait qu’ils engagent une action offensive constituait en soi un motif d’étonnement. Mais que celle-ci fût, en outre, déclenchée sur ordre du commandant-général Joubert de retour au front en faisait un événement proprement exceptionnel. Enhardi par la victoire de Botha à Colenso, Joubert avait cette fois-ci oublié sa prudence. Lors de leur conseil de guerre du 3 janvier, les commandants boers décidèrent de mener consécutivement une attaque de diversion au nord de Ladysmith contre les positions britanniques et une véritable offensive depuis le sud. Celle-ci serait mise en œuvre par les commandos boers de Heidelberg, d’Utrecht, de Pretoria et d’autres districts, sous la direction du général Schalk Burger, ainsi que par diverses unités de l’État libre d’Orange, dont celles d’Harrismith, de Heilbron et de Kroonstad, ayant à leur tête le général Marthinus Prinsloo. L’opération avait pour cible les positions fortifiées du Camp de César et de la Wagon Hill, deux collines d’un massif auquel les Boers donnaient le nom de Platrand. Dans ce secteur, le chef d’armée britannique n’était autre que Ian Hamilton, général favori et vieil ami de Churchill.
Dans la nuit du 5 au 6 janvier, à un peu plus de 1 heure du matin, les Boers commencèrent à gravir les différents versants des deux reliefs. Ils furent repérés à deux heures et demie. Des tirs confus furent échangés en pleine obscurité, et ce n’est qu’à l’aube que l’on put parler d’affrontement : l’artillerie entra en action des deux côtés et le combat redoubla d’intensité. On se battit corps à corps. Les troupes du Transvaal gagnèrent du terrain au Camp de César, celles de l’État libre d’Orange sur la Wagon Hill, mais pas suffisamment pour pouvoir enfoncer les lignes ennemies. Hamilton organisait efficacement la défense, et déployait ses hommes là où leur présence était la plus nécessaire. À Ladysmith, White avait vite fait de s’apercevoir que l’attaque au nord n’était qu’une manœuvre de diversion et que la véritable menace provenait du sud. Il ne cessa durant la journée d’envoyer des renforts vers le Platrand. Du côté des Boers, l’absence de vision globale de la situation et le manque de coordination étaient manifestes. Burger et Prinsloo ne faisaient pas preuve de suffisamment d’autorité. De nombreux Boers, ne s’en remettant qu’à eux-mêmes, refusaient de monter en haut des collines, jugeant l’entreprise trop risquée, et se contentaient de faire feu à distance, depuis un endroit à couvert.
À la fin de l’après-midi une pluie d’orage torrentielle porta l’affrontement à son paroxysme : les Boers tentèrent une ultime percée, sans résultat, et les Britanniques contre-attaquèrent. À la tombée de la nuit, vers 7 heures, ils chassèrent les Boers de la Wagon Hill et du Camp de César. Comme lors de confrontations précédentes, les Britanniques subirent des pertes plus lourdes – 150 morts et 275 blessés – que les Boers – 65 morts et 125 blessés. Mais ils avaient réussi à repousser l’assaut contre Ladysmith, infligeant à l’ennemi une sévère déconvenue. Les Boers avaient eu beau déployer leurs capacités offensives, ils n’avaient, cette fois encore, pas réussi à l’emporter. Ce fut là, pour les Britanniques qui assuraient la défense de Ladysmith, une formidable source d’encouragement à la poursuite du combat2.
À 25 kilomètres plus au sud, le camp de Buller, situé entre Frere et Chieveley, restait dans l’incertitude quant au déroulement du combat. En ce 6 janvier, Churchill avait été réveillé au petit matin par des bruits éloignés de tirs d’artillerie. Durant des heures, on en fut réduit à des conjectures. S’agissait-il d’une offensive de la garnison ou de l’assaut massif depuis si longtemps redouté des Boers ? Vers midi un court message transmis par héliographe parvint de Ladysmith : « Attaque générale et de toutes parts des Boers – repoussée partout – mais le combat se poursuit. »
Pour Buller, le moment était venu de passer à l’action. Il rassembla au plus vite l’ensemble de ses troupes qui se mirent en marche vers Colenso en formation de combat. Churchill comprit vite qu’il n’était pas question de partir véritablement à l’attaque, mais de se livrer à une démonstration de force visant à atténuer la pression sur Ladysmith. Si les Boers avaient, pour mener à bien leur offensive, déplacé certaines des troupes qui étaient jusqu’alors déployées le long de la Tugela, ils allaient probablement les y renvoyer dare-dare. C’était bien vu. Même si cette redistribution des effectifs ne portait que sur 300 hommes. Commandés toutefois par Louis Botha. Par ailleurs, la manœuvre d’intimidation redonna manifestement confiance aux troupes britanniques. Ce fut, selon Churchill, une intervention impressionnante, surtout lorsqu’en fin d’après-midi l’artillerie de campagne et les canons navals firent feu sur les positions boers. Au moment même où ces tirs se déclenchèrent, une violente pluie d’orage se déclara, semblable à celle qui s’était abattue sur la Wagon Hill et le Camp de César, offrant aux troupes Britanniques rassemblées sur la rive sud de la Tugela une vision fantastique – et un coup de pouce symbolique par la même occasion. Sous leurs yeux, en plein soleil, la rive nord du fleuve se transforma soudain en un décor effrayant. Des nuages d’un noir d’encre s’étaient amoncelés au-dessus des collines, des grondements de tonnerre accompagnés d’éclairs bleus se mêlaient au rugissement des canons dont les gueules crachaient du feu tandis que s’élevaient des nuées de fumée jaunâtre et des colonnes de poussière brun foncé. « Nous étions là à regarder, au soleil et en toute sécurité, cet impressionnant spectacle », nota Churchill.
La seule déception tint à l’impassibilité des Boers devant ce déchaînement simultané des éléments naturels et des armes. L’opération devait aussi permettre de mieux repérer les positions occupées par les Boers, mais aucune réaction ne fut perceptible de l’autre côté du fleuve. À la tombée du soir, les troupes britanniques rentrèrent dans leurs campements. La riposte des Boers survint pendant la nuit, et prit la forme d’un curieux combat aérien avant la lettre. Lorsque les télégraphistes britanniques tentèrent, à l’aide d’un projecteur braqué vers le ciel, de transmettre à destination de Ladysmith un message d’encouragements en morse, les Boers firent usage de leur propre projecteur pour brouiller les signaux3.
La rapidité avec laquelle Buller avait réagi après la bataille du Platrand laissait penser qu’il s’était à peu près remis de l’humiliation de Colenso. Et, de fait, il avait suffisamment repris le dessus pour envisager à nouveau, en dépit des risques, de franchir la Tugela. L’arrivée du nouveau commandant en chef, lord Roberts, qui était attendu au Cap, aiguillonnait son amour-propre. Son corps expéditionnaire avait été, entre-temps, augmenté d’une division. Il disposait maintenant d’environ 25 000 hommes au total, avec lesquels – il en était fermement convaincu – il allait pouvoir affronter, sur l’autre rive, la formidable force de combat des Boers.
La présence à la tête de ces renforts du lieutenant-général sir Charles Warren ne le réjouissait guère. Ce dernier était son adjoint en titre, ils avaient le même âge, mais ne s’appréciaient guère. Warren lui avait été imposé depuis Londres par la plus haute autorité militaire, le maréchal lord Woseley, et Buller soupçonnait – à juste titre – que Warren avait été envoyé pour le remplacer s’il échouait. Il avait été surpris par cette nomination, et n’était pas le seul dans ce cas. Warren était déjà intervenu en Afrique du Sud : en janvier 1885, Kruger et Leyds avaient eu l’occasion de faire l’expérience de son intransigeance en matière de négociations lors des pourparlers sur le Bechuanaland4, mais avec ceux-ci avait pris fin sa carrière militaire active. Il n’avait exercé depuis lors que des fonctions administratives, dont certaines plutôt passionnantes – il avait été notamment commissaire principal à Scotland Yard au moment où sévissait Jack l’Éventreur – ce qui toutefois ne faisait pas de lui le stratège militaire qu’il allait devenir peu après son arrivée au Natal.
En dépit des relations tendues entre les deux généraux, Warren se vit attribuer un rôle essentiel dans le nouveau dispositif d’attaque que Buller avait mis au point. Ce qui aux yeux de certains était à la fois incompréhensible et irresponsable. D’autres affirmaient qu’il s’agissait d’un plan délibéré pour le conduire à l’échec. Buller soutint, après coup, que la mission confiée à Warren n’était pas particulièrement difficile : elle consistait à opérer une large manœuvre de contournement des positions boers vers l’ouest, à environ 25 kilomètres de Colenso et de la voie ferrée, autrement dit, en amont du fleuve. Buller avait repéré deux emplacements où la Tugela pouvait être franchie, et où le corps expéditionnaire britannique – fort de 22 000 hommes, puisque les 3 000 autres resteraient à l’arrière, au camp de base situé entre Frere et Chieveley – se scinderait en deux détachements. Buller traverserait le fleuve avec un tiers des troupes près de Potgietersdrift et prendrait position sur les hauteurs de la rive droite, face aux Boers. Warren et les deux autres tiers traverseraient quant à eux près de Trichardt’s Drift, à cinq kilomètres plus à l’ouest. De là, il leur faudrait ensuite poursuivre leur progression vers le nord-ouest et se déployer autour des collines de Tabanyama, ce qui leur permettrait de contourner les lignes de défense boers, qu’ils pourraient ensuite attaquer par-derrière. À ce stade des opérations, Buller passerait à son tour à l’action. Ils prendraient ainsi les Boers en tenaille.
Ce plan aurait pu fonctionner s’il avait été exécuté avec célérité et énergie. Mais ce ne fut pas le cas. Le déplacement du corps expéditionnaire vers Potgietersdrift et Trichardt’s Drift prit à lui seul toute la semaine du 11 au 17 janvier, à cause, surtout, de l’énorme quantité de ravitaillement et de matériel des trains d’équipages militaires qu’il fallait transbahuter. « Mieux valait en avoir trop que pas assez », telle était la devise commune à Buller et à Warren, s’agissant des vivres, des réserves et des équipements. Voilà pourquoi Churchill et avec lui le reste du South African Light Horse incorporé à la brigade de cavalerie du colonel lord Dundonald virent « défiler devant eux une procession presque interminable ». À la consternation de Churchill d’ailleurs, car comment allaient-ils bien pouvoir, dans ces conditions, surprendre les Boers ? Ils transportaient avec eux une tente pour chaque soldat ! Que ce soit aux Indes britanniques ou au Soudan, jamais Churchill n’avait rien connu de tel. Là-bas, lors d’une expédition, même les officiers devaient se passer de tentes. Dire que pendant ce temps, les Boers avaient tout loisir de renforcer leurs positions… Que Buller prît soin de ses soldats était une bonne chose, mais « c’est une mauvaise gestion que de permettre à un soldat de bien vivre pendant trois jours s’il doit le payer en étant tué le quatrième5 ».
La brigade de cavalerie légère de lord Dundonald prit les choses en main. Ses hommes traversèrent le 17 janvier la Tugela sur leurs poneys et leurs chevaux, non pas sur le pont flottant qui avait été aménagé pour le reste des troupes de Warren à Trichardt’s Drift, mais un peu plus loin, à Waggon Drift, endroit difficilement guéable. Contrairement à l’infanterie et à l’artillerie, ils poursuivirent le lendemain leur route vers le nord-ouest, pour voir jusqu’où s’étendait la ligne de défense des Boers. Leur rapidité fut récompensée. Au début de l’après-midi, ils atteignirent les contreforts ouest des collines de Tabanyama. Ils découvrirent là un groupe d’environ 200 Boers qui, pour renforcer leur flanc droit, étaient en marche vers le sommet suivant, à proximité de la ferme d’Acton Homes. Coupant le passage aux Boers, ils parvinrent en premier en haut de la colline et ouvrirent le feu sur eux. L’embuscade prit les Boers complètement au dépourvu. Ils se dispersèrent, cherchèrent à se mettre à l’abri ou prirent la fuite. Un violent combat s’ensuivit, dans lequel 57 Boers furent mis hors de combat – 10 furent tués, 23 blessés, et 24 faits prisonniers, alors qu’il n’y eut que 2 morts et 2 blessés parmi les Britanniques, qui tirèrent avant tout un avantage tactique de l’opération. La crête qu’ils occupaient désormais surplombait tous les alentours des collines de Tabanyama, vers l’arrière de la ligne de défense des Boers. Ce qui revenait à dire que la voie vers Ladysmith était ouverte.
Mais Warren voyait les choses autrement. Au lieu de se réjouir des nouvelles qu’il reçut le soir et le lendemain matin de Dundonald, il s’en offusqua. Rien de tout cela n’était conforme à ce que prescrivaient les manuels de stratégie militaire. Aux yeux de Warren, la cavalerie aurait dû rester à proximité du gros de l’armée, afin de protéger du mieux qu’elle le pouvait le convoi. Dundonald en faisait à moitié à sa tête au lieu de s’en tenir à sa mission. Et voilà qu’en plus il demandait des renforts. Des canons, une division d’infanterie. Il pouvait toujours repasser. Warren se défiait de cet itinéraire « décentré » passant par Acton Homes. Il l’estimait beaucoup trop malaisé pour ses chariots lourdement chargés de matériel et de ravitaillement, sans lesquels il n’était pas question pour lui d’envoyer où que ce soit une division d’infanterie. Pour éviter que Dundonald ne décide, de son propre chef, de poursuivre sa progression, il ordonna qu’on fasse faire demi-tour aux véhicules spécialement destinés à la cavalerie. « Si je les laisse aller, lord Dundonald essaiera de continuer jusqu’à Ladysmith. » Il ne semblait pas se rendre compte de l’incongruité de cette résolution. En agissant ainsi, Warren gâchait sciemment l’excellente occasion qu’il avait de parachever la manœuvre de contournement prévue dans le plan de Buller. Au lieu d’effectuer un mouvement tournant autour des collines de Tabanyama, il fit dès le 20 janvier tout ce qui était en son pouvoir pour couper au travers. Pendant quatre jours, il engagea ses hommes dans des assauts inutiles dont la prise du Spion Kop fut, dans la nuit du 23 au 24 janvier, l’exemple paroxystique.
L’escarmouche qui eut lieu près d’Acton Homes fut cependant pour Churchill un événement d’une grande portée. Il n’avait pas participé lui-même à la fusillade mais avait été témoin, à distance, de sa phase ultime, et avait aidé à soigner les Boers blessés – ainsi en allait-il, durant cette guerre. Le combat, à sa propre surprise, lui fit une profonde impression. Il fit part de ses émotions aux lecteurs du Morning Post en ces termes : « J’ai souvent vu des morts, tués à la guerre – des milliers à Omdurman – des centaines ailleurs, des Noirs et des Blancs, mais ce sont les morts boers qui ont éveillé en moi les émotions les plus douloureuses. » Il ne savait pas à quoi cela tenait. Était-ce d’avoir vu ce vieux veldkornet6 de Heilbron aux cheveux gris et aux traits accusés, figé dans une expression de détermination inébranlable ? Il s’appelait Mentz, selon les Boers faits prisonniers. Une balle lui avait brisé la jambe gauche, mais, refusant de se rendre, il avait continué à tirer, racontait-on. Lorsqu’on l’avait trouvé, livide et ayant déjà perdu beaucoup de sang, il tenait dans sa main crispée une lettre pour sa femme. Ou cet adolescent de tout au plus 17 ans, étendu près de Mentz et mort d’une balle en plein cœur ? Ou encore, un peu plus loin « les deux malheureux fusiliers britanniques, têtes fracassées comme des coquilles d’œufs » ? Il en fallait beaucoup pour ébranler Churchill, mais ce qu’il vit alors lui arracha une de ses rares déplorations sur la guerre : « Ah, horrible guerre, incroyable mélange du glorieux et du sordide, du pitoyable et du sublime, si les élites pensantes et dirigeantes modernes voyaient de plus près ton visage, les gens simples ne le verraient pratiquement jamais7. »
Si Churchill, près d’Acton Homes, avait été touché par une tragédie individuelle, c’est l’ampleur du massacre qui allait, sur le Spion Kop, lui faire l’effet d’un choc. Lui et le capitaine Brooke arrivèrent, tard dans l’après-midi du 24 janvier, au pied de la colline rocheuse, où se dressait tout un village hôpital de tentes et de fourgons. Des brancardiers de l’Indian Volunteer Ambulance Corps, que les soldats appelaient les « déterreurs de cadavres » (body snatchers) allaient et venaient. Churchill et Brooke attachèrent leurs poneys et commencèrent l’ascension. Des masses de blessés descendaient vers eux, certains d’un pas trébuchant, d’autres soutenus par quatre ou cinq de leurs camarades, portés sur des civières ou se traînant sur leurs genoux. Partout gisaient des corps auxquels des éclats d’obus avaient infligé des mutilations toutes plus horribles les unes que les autres. Churchill en compta bien deux cents au fil de l’ascension. Ils croisèrent aussi des soldats qui, sans blessures apparentes, redescendaient, l’air hébété, titubant comme s’ils étaient ivres. Certains poussaient des jurons, d’autres tombaient par terre, abrutis, épuisés, et s’endormaient sur place. Plus Churchill et Brooke montaient, plus les coups de feu et les tirs d’artillerie faisaient rage. Tout près du sommet, ils tombèrent sur le régiment de Dorset, seul bataillon qui continuait à fonctionner comme unité de combat après avoir été envoyé dans le courant de la journée sur la crête, en renfort.
Un des officiers leur fit le récit de ce qui s’était passé, évoquant l’attaque couronnée de succès qu’avaient menée au milieu de la nuit la brigade de Lancashire, dirigée par le major-général Edward Woodgate et le corps d’infanterie montée du lieutenant-colonel Alexander Thorneycroft ; le sol rocailleux dans lequel, pour se mettre à couvert, ils n’avaient pu creuser que des tranchées peu profondes. La frayeur au petit matin, lorsqu’une fois la brume dissipée ils s’étaient aperçus que ce n’était pas au sommet qu’ils s’étaient installés, mais sur un plateau juste un peu plus bas. Ils n’avaient pas eu le temps de corriger cette erreur, car les Boers, faisant feu aussitôt de tous côtés, s’étaient rapprochés d’eux par le versant nord. Peu de temps après, il avait fallu évacuer Woodgate, mortellement atteint. Plus personne ne sut pendant un bon moment qui donnait les ordres. L’officier le plus haut en grade était le général-major Talbot Coke, mais il était on ne savait trop où sur le Spion Kop. Depuis son quartier général, Warren décida, sur les conseils de Buller, de confier le commandement à Thorneycroft, nommé provisoirement général de brigade. Dans le feu du combat, cette information n’était parvenue que fort tard, ou n’était pas parvenue du tout aux officiers supérieurs concernés. Même si la bravoure de Thorneycroft faisait l’objet de l’admiration générale, certains refusaient de reconnaître son autorité. Alors que, sur le plateau, la situation des troupes britanniques devenait de plus en plus catastrophique – John Atkins, correspondant de guerre et donc collègue de Churchill, allait évoquer par la suite un acre of massacre, c’est- à-dire un espace d’environ un demi-hectare jonché de corps –, Thorneycroft faisait tout ce qu’il pouvait pour que ses hommes continuent à se battre. Au tout début de l’après-midi, les premiers mouchoirs blancs étaient apparus au-dessus d’une des positions britanniques, en signe de reddition. Les Boers étaient déjà en train d’emmener des prisonniers quand Thorneycroft s’élança en clopinant – il s’était foulé la cheville. « C’est moi le commandant, ici ! Ramenez vos hommes en enfer ! Il n’est pas question de se rendre ! » fit-il, rugissant comme un lion.
Sur le plateau, les troupes continuaient à résister, avait-on annoncé à Churchill et à Brooke, mais elles se trouvaient dans une situation critique. Faim, soif, bombardements infernaux de toutes parts, blessés gémissant de douleur, soldats cherchant à s’abriter sous les corps mutilés de leurs camarades tombés au combat – s’ils parvenaient à tenir le coup jusqu’à la nuit, ils avaient encore leurs chances. Là-haut, les hommes avaient besoin d’un gros détachement de sapeurs équipés du matériel indispensable pour établir des retranchements solides ; de canons permettant de contrer l’artillerie des Boers, de troupes fraîches pour relayer les survivants épuisés. Churchill et Brooke en avaient, pour l’heure, assez vu et entendu – continuer leur ascension vers le plateau présentait trop de risques. Ils décidèrent de revenir rendre compte à Warren8.
Profondément marqués par le tableau terrifiant qu’ils avaient eu sous les yeux, ils retournèrent à Three Tree Hill. Le reportage de Churchill qui parut quelques jours plus tard dans le Morning Post laissait entendre que Warren les avait écoutés avec patience et attention. Une autre version de l’entrevue paraît toutefois plus plausible. Selon le capitaine C. B. Levita, membre de l’état-major de Warren, Churchill s’était emporté, dès son retour, en faisant remarquer que Thorneycroft et ses hommes n’étaient pas soutenus : « Levita, pour l’amour du Ciel, faites en sorte de nous éviter un second Majuba Hill ! » Ce sur quoi Levita le renvoya directement à Warren, à qui Churchill s’adressa exactement dans les mêmes termes, ce qui mit Warren en rage. Lequel cria à Levita : « Qui est cet individu ? Faites-le sortir, arrêtez-le ! » Ce fut en fait Levita, qui, ensuite, réussit à calmer le jeu en usant de patience et d’attention. Il fit comprendre à Churchill qu’ils avaient bel et bien l’intention d’envoyer des renforts en haut du Spion Kop en profitant de l’obscurité : à tout le moins de nouveaux bataillons d’infanterie, un gros détachement de génie, et, dans la mesure du possible, des canons de marine. Ils voulaient juste savoir ce qu’en pensait Thorneycroft. Churchill pouvait-il aller le lui demander ? Cela ne posait aucun problème à ce dernier, pour peu que la requête qu’il était chargé de transmettre à Thorneycroft soit formulée noir sur blanc. Ce qui fut fait, de sorte qu’à 20 h 30, Churchill repartit vers le Spion Kop, en possession, cette fois, d’un message officiel à l’intention de Thorneycroft.
L’obscurité était complète, ce qui ne facilitait pas l’ascension. Fusillades et canonnades avaient pratiquement cessé, mais Churchill n’en continua pas moins de rencontrer des blessés, certains sur des civières, d’autres seuls ou parmi de petits groupes de soldats errants. Des officiers ou des sous-officiers avaient çà et là rassemblé autour d’eux des hommes en vue de former des unités prêtes au combat, mais l’obscurité les condamnait presque tous à l’inaction.
Churchill trouva Thorneycroft à l’endroit prévu, sur le plateau, juste en dessous du sommet ; assis par terre, totalement épuisé tant physiquement que moralement. Il avait autour de lui les misérables restes du fier régiment qu’il avait lui-même constitué la veille : « Mes pauvres garçons… mes pauvres garçons », marmonnait-il sans arrêt. Les tirs meurtriers endurés toute une journée leur avaient fait payer un lourd tribut. Thorneycroft, figure qui d’ordinaire en imposait et qui avait déployé pendant ces heures de formidables qualités de meneur d’hommes, était à bout de forces. Les encouragements de Churchill restèrent sans effet sur lui. « Des renforts, comment ça ? » Il avait eu l’espoir que Warren ou Buller lanceraient une attaque d’envergure contre les positions Boers avant la tombée de la nuit, afin de diminuer la pression exercée sur ses propres troupes, mais il n’avait rien vu venir et aucune information allant dans ce sens ne lui était parvenue. Et maintenant, il était trop tard. Il n’y croyait plus. Il avait, une demi-heure plus tôt, pris la décision d’évacuer le Spion Kop, et il n’entendait pas revenir dessus. « Mieux vaut avoir six bons bataillons retirés sans encombre de la colline cette nuit que de risquer un massacre demain matin. »
Thorneycroft et Churchill redescendirent ensemble. Au pied de la colline, ils rencontrèrent les renforts – une longue file de sapeurs munis de pelles et de pioches. Leur chef était porteur d’un nouveau message pour Thorneycroft. Les bataillons d’infanterie étaient en route et devaient être, au matin, installés dans leurs retranchements. Thorneycroft brandit sa canne. Ça ne se passerait pas ainsi. Ordres rejetés, demi-tour, marche. Churchill l’accompagna au quartier général de Warren. Quand ils y arrivèrent, le général dormait. Churchill le réveilla. Warren prit la chose avec le plus grand calme. Churchill dut lui-même se résigner, non sans noter avec une touche subtile de sarcasme : « C’était un charmant vieux monsieur. Je le plaignais sincèrement. Je plaignais aussi l’armée9. »
La découverte la plus pénible était encore à venir. La nuit devait non seulement permettre aux Britanniques de se retirer du Spion Kop mais aussi des Pics Jumeaux, qui étaient les sommets les plus au nord-est de la chaîne de collines. Un bataillon du King’s Royal Rifles y avait chassé les Boers de leurs positions à la fin de l’après-midi, après un violent combat à la baïonnette. C’était le général-major Lyttelton qui, pour atténuer la pression sur le Spion Skop, avait pris l’initiative de cette action, couronnée de succès au prix de lourdes pertes. S’il y avait eu ne serait-ce qu’un membre de l’état-major de Warren pour se rendre compte de l’effet bénéfique qu’avait eu l’aide spontanée de Lyttelton… Il n’en fut rien. À leur grande frustration, les hommes du bataillon du Royal Rifles, durement éprouvé mais pourtant victorieux, furent rappelés.
Par une cruelle coïncidence, la retraite des Britanniques survint pratiquement au moment où de leur côté, de nombreux soldats boers abandonnaient leurs positions : certains en raison de leur épuisement, d’autres pour aller étancher leur soif et calmer leur faim, et la plupart parce qu’ils étaient persuadés d’avoir perdu la bataille. Ainsi, la prise des Pics Jumeaux par les Britanniques avait à ce point démoralisé le général Schalk Burger, qu’il s’était mis en route vers Ladysmith avec tout son commando et ses pièces d’artillerie. Seule la détermination de commandants tels que « Rooi » Daniel Opperman et, plus encore, de Louis Botha, permit d’éviter que les positions Boers soient purement et simplement désertées.
Leur attitude fut bientôt récompensée. Les éclaireurs boers qui, le lendemain matin aux aurores, firent l’ascension du Spion Kop pour se rendre compte de la situation n’en crurent pas leurs yeux. Les seuls Britanniques qu’ils trouvèrent en haut de la colline étaient morts, blessés ou complètement hébétés. Les Boers furent saisis d’épouvante à la vue de la tranchée principale, remplie de cadavres et de membres arrachés jusqu’à ras bord. Mais la jubilation eut vite fait de reprendre le dessus : l’ennemi avait fui, ils étaient vainqueurs !
L’étrange dénouement de la bataille du Spion Kop constituait, de fait, la suite logique d’une campagne de deux semaines durant laquelle gaffes, erreurs d’appréciations et malentendus s’étaient multipliés. Le plan de Buller, consistant à contourner les collines et à faire passer les troupes par la Haute-Tugela, était plutôt bien conçu. Mais il n’avait pas été mis en œuvre de façon satisfaisante, au niveau tactique, opérationnel et logistique. Lenteur, manque de coordination, mais aussi antagonismes au sein du haut commandement – surtout entre Buller et Warren – firent de cette opération un désastre. Ou, comme le déclara Churchill dans le Morning Post avec un sens certain de l’euphémisme : « C’est un événement qui est tout à l’honneur des soldats, mais beaucoup moins à celui des généraux. »
Il se montra plus véhément dans un autre écrit. Le 25 janvier, Buller prit la décision de mettre fin à la campagne, et ordonna à ses troupes de battre en retraite et de repasser le fleuve avec tout leur équipement. Ce fut, là encore, une rude entreprise qui nécessita deux jours. À l’étonnement de Churchill, les Boers ne cherchèrent pas à entraver ce repli, qui constitua, de fait la partie la mieux organisée de toute l’opération. Une fois celui-ci achevé, Buller constata avec satisfaction qu’il s’était déroulé « sans perdre un seul homme ni une seule livre de provisions ». Churchill y alla de ce commentaire caustique : « C’était là le bilan des opérations d’un corps d’armée tout entier engagé durant seize jours, au prix d’environ dix-huit cents vies humaines. »
En mentionnant ce nombre, Churchill ne faisait du reste que reprendre le bilan officiel dressé par les Britanniques, lequel était bien inférieur aux estimations de l’ennemi. Selon les Boers, environ 2 000 Britanniques auraient perdu la vie ou été blessés dans la seule journée du 24 janvier – la grande majorité d’entre eux au Spion Kop. Pertes dix fois supérieures à celles subies par les Boers. À quoi s’ajoutaient entre 500 et 700 morts et blessés tombés durant la campagne menée par Buller dans la Haute-Tugela.
Qu’on retienne l’estimation fournie par les Britanniques ou celle des Boers, Spion Kop fut, pour ce qui est du nombre de victimes, l’une des défaites les plus désastreuses subies par l’armée britannique pendant la guerre des Boers. Et Churchill fut, en l’occurrence, davantage affecté par une tragédie personnelle que par le décompte abstrait des victimes : un de ses anciens condisciples du collège de Harrow l’avait abordé la veille, près du pont flottant. Churchill ne se souvenait plus de son nom ; il venait d’arriver et espérait « obtenir une place ». Le lendemain de cette rencontre, Churchill apprit qu’on avait trouvé, au sommet du Spion Kop un cadavre que personne n’était parvenu à identifier. Les jumelles qu’il serrait dans une main et sur lesquelles était inscrit un nom – « M. Corquodale » – étaient le seul indice dont on disposait. Du coup, le souvenir revint à Churchill : ce garçon de Harrow, c’était lui, c’était son nom. Il avait dû réussir à entrer dans le corps d’infanterie montée de Thorneycroft. « Pauvre jeune et vaillant Anglais, engagé au soir, tué à l’aube10. »