Les responsables de la mort du lieutenant Sheridan l’avaient eux-mêmes échappé belle quelques semaines plus tôt. Après avoir traversé l’Orange dans la nuit du 3 au 4 septembre 1901, Smuts et ses hommes se retrouvèrent dans la Colonie du Cap et donc, officiellement, en territoire britannique. Mais les premiers habitants qu’ils y rencontrèrent étaient des Noirs originaires du Basutoland voisin. Il n’y avait là pas la moindre « habitation de style européen ». Deneys Reitz aperçut juste, par endroits, des « kraals cafres ». Lui et ses compagnons se disséminèrent par petits groupes et partirent à la recherche de tabac, ainsi que de fourrage pour leurs chevaux.
Tout va bien, se dirent-ils, même quand ils virent s’approcher d’eux un corps d’environ 300 Basutos montés. Ils étaient armés de sagaies ou de knobkerries – espèces de longs bâtons à embouts ronds. Smuts se contenta de faire prévenir les différents groupes : il les exhortait à se rapprocher les uns des autres – rien de plus. Mais les Boers ne firent pas grand cas de cette recommandation. Les Basutos n’allaient tout de même pas se risquer à engager la lutte « contre un corps de Blancs de force égale à la leur »… Reitz, son oncle Jan Mulder et les cinq hommes qui les accompagnaient s’étaient attardés pour faire manger leurs chevaux dans « ces paniers à grains qu’on trouve dans chaque village indigène ». Ils constatèrent au bout d’un moment qu’« ils étaient trop en arrière et avaient laissé le commando prendre une avance considérable ». Ils virent le dernier homme disparaître à la crête extrême du plateau et se diriger vers la plaine à l’arrière. Ils poursuivirent leur ascension.
Une fois parvenus à leur tour à cette crête, ils se rendirent compte qu’ils étaient en danger. Le chemin par lequel ils devaient redescendre était flanqué, sur la droite, d’une église de mission et d’un petit mur de pierre et, sur la gauche, par une ligne surplombante de rochers. Endroit idéal pour tendre une embuscade, ce qui n’avait pas échappé aux Basutos qui avaient laissé leurs chevaux en haut et avaient pris position sur les rochers d’où ils regardaient passer les Boers. Avec, cette fois, des intentions manifestement hostiles. Le petit groupe se consulta rapidement et décida de rejoindre aussi vite que possible le reste du commando. Tout se passa bien dans la première partie de la descente. Mais soudain, l’air fut déchiré par une salve de coups de feu. Ceux-ci ne provenaient pas des rochers mais de l’intérieur de l’église, à droite. Ils avaient été tirés à travers les vitres. Une pluie d’éclats de verre s’abattit. Personne ne fut touché. Tandis que leurs cinq compagnons piquaient des deux et s’enfuyaient à toute allure, Reitz et son oncle, lâchant leurs chevaux de bât, se mirent à couvert derrière un rocher.
Ils n’avaient que quelques secondes pour aviser, et elles leur suffirent à comprendre qu’ils devaient décamper au plus vite. Les assaillants surgissaient de tous côtés, ils ne pourraient leur échapper qu’en continuant à descendre pour rejoindre les autres. Encore protégés par les rochers, ils se mirent au galop et se lancèrent, avec l’énergie du désespoir, au travers de la pluie de balles. Couchés sur leurs chevaux, filant à toute allure. Du coin de l’œil, Reitz voyait sortir de derrière le mur des masses de Basutos. Sagaies et knobkerries sifflaient à ses oreilles. Au bout d’une vingtaine de mètres le chemin dévalait en pente raide. C’est ce qui les sauva, en dépit du nouvel obstacle auquel ils eurent aussitôt à faire face : quinze à vingt Basutos leur barraient le passage. Accroupis, ils regardaient quelque chose à terre, au milieu du cercle qu’ils formaient. Ils eurent juste le temps de se dresser, d’un bond désordonné, en brandissant leurs armes, avant que Reitz et Mulder, débouchant à toute vitesse, ne leur échappent. Quand ils furent hors de la portée de leurs assaillants, ils firent le point. Ils s’en étaient, par miracle, sortis sans une égratignure. En revanche, leurs chevaux avaient été blessés. Celui de Mulder avait pris deux balles dans les pattes arrière. Il s’en remettrait, se dit-il. L’animal n’avait que des plaies superficielles. La jument baie de Reitz, plus gravement touchée, avait les ganaches brisées, et il n’y avait rien d’autre à faire que de lui « donner le coup de grâce ». Ils continuèrent leur chemin à pied, Mulder tirant le cheval blessé et Reitz portant sa selle sur ses épaules. Au bout de quelques heures, ils rejoignirent leur commando. Leur seul réconfort fut alors de retrouver leurs deux chevaux de bât, sains et saufs, avec leurs couvertures et leurs ustensiles de cuisine. Ils avaient suivi le gros des hommes. Deux de leurs cinq compagnons s’en étaient tirés aussi bien qu’eux. Le sort des trois autres demeura obscur. Ils furent probablement tués et « affreusement mutilés par ces Basutos, selon leur coutume barbare ». Reitz soupçonna même que c’était à cette sinistre besogne qu’ils étaient occupés, lorsqu’ils les avaient vus accroupis sur le chemin1.
L’attaque des Basutos n’était pas aussi surprenante que le croyait Reitz. La compagnie à laquelle ils avaient eu affaire appartenait à la Herschel Mounted Police, un corps auxiliaire de quelques centaines d’hommes mis spécialement sur pied par les Britanniques pour parer aux incursions des Boers. D’autres compagnies du même type, recrutées pour leur part parmi les communautés métisses, étaient chargées de la surveillance des frontières au nord-ouest de la Colonie du Cap. Ainsi, par exemple, les Border Scouts, les Bushmansland Borderers, et les Namaqualand Border Scouts. L’engagement des corps auxiliaires non-blancs était devenu une habitude parmi les Britanniques. Plus la guerre se prolongeait, plus ils avaient recours à des Noirs et à des métis, y compris pour combattre, d’où l’inquiétude grandissante des Boers.
Dès la première phase de la guerre la participation des Noirs et des métis aux opérations avait donné lieu à d’âpres discussions, notamment lors des sièges de Ladysmith, de Kimberley et de Mafeking. Des deux côtés s’étaient élevées de violentes récriminations. S’agissant de Mafeking, les accusations étaient justifiées car assiégeants comme assiégés avaient mobilisé des alliés noirs armés – les Tshidi Barolong s’opposant à leurs rivaux les Rapulana Baralong. Ailleurs, les Noirs et les métis se virent assigner les fonctions plus modestes de forces auxiliaires non-armées opérant derrière la ligne de feu, même s’il n’était pas rare que les agterryers soient appelés à prêter main-forte jusque dans les tranchées2.
Après la chute de Pretoria, les tactiques de déploiement adoptées par les deux forces belligérantes se différencièrent de plus en plus. Le nombre des combattants boers sur le champ de bataille diminua considérablement durant la phase de guérilla. En proportion, celui des agterryers décrut encore plus, ne serait-ce qu’à cause de la pénurie de chevaux, de nourriture et de vêtements, la plupart des combattants n’ayant plus les moyens d’engager un serviteur.
L’armée anglaise, en revanche, continua à grossir et eut de ce fait de plus en plus besoin d’auxiliaires. Les Noirs et les métis, qui, au début du conflit, avaient été employés comme porteurs, terrassiers, gardiens de troupeaux, gardes – et, à l’occasion comme voleurs de bétail –, furent bientôt également affectés à des tâches paramilitaires et servirent par exemple comme éclaireurs ou courriers. Le développement de la guérilla amena une diversification des besoins et des tâches : ils prirent alors part aux attaques, aux destructions de fermes par le feu, aux opérations de transfert des femmes et des enfants vers les camps. La construction, en 1901, de milliers de blockhaus, la réalisation et la mise en place de milliers de kilomètres de barrières de fil barbelé pour relier ces blockhaus les uns aux autres contribuèrent, plus que tout autre facteur, à l’augmentation substantielle des effectifs des Noirs et des métis employés par les forces britanniques. Cette main-d’œuvre ne put effectuer les opérations de transport des matériaux de constructions et installer la gigantesque toile d’araignée métallique qu’au prix d’un travail titanesque, et dans des conditions de grande pénibilité. L’édification de ces mini- forteresses entraîna en même temps l’élargissement structurel des « besoins en force de travail » : pour assurer le bon fonctionnement de ce réseau, 25 000 Noirs et métis furent engagés comme sentinelles et vinrent s’ajouter aux 60 000 soldats blancs.
À la différence de ce qui s’était passé lors de la première phase de la guerre, les Britanniques recrutèrent désormais leur main-d’œuvre non seulement dans la Colonie du Cap, au Natal et dans les protectorats du Bechuanaland et du Basutoland, mais également au Swaziland, ex-protectorat du Transvaal et dans les deux républiques boers annexées. Ce qui suscita une grande frayeur parmi les Boers. Le postulat selon lequel il existait une hiérarchie entre les races – l’un de leurs principaux « articles de foi » – se trouvait ébranlé sur leur propre sol. En faisant des Noirs et des métis des acteurs de la guerre, les Anglais amenaient fatalement ces derniers à prendre conscience d’eux-mêmes et de leur force. Résignés par le passé à leur statut d’êtres inférieurs, ils se mirent à transgresser les limites que la société boer leur imposait dans leurs relations avec les soldats des commandos, et, plus encore, avec les femmes et les enfants de ces derniers.
L’intervention directe dans la guerre des Kgatla au nord-ouest du Transvaal et des Pedi à l’est constituait la préoccupation majeure des Boers. Les Kgatla, originaires du Bechuanaland voisin, s’étaient rangés dès le début du conflit du côté britannique. La première confrontation des Boers avec un corps auxiliaire de Noirs engagés au combat avait eu lieu le 25 novembre 1899 lorsqu’à Derdepoort ils avaient dû riposter à l’attaque lancée par ces Kgatla. La participation d’autochtones à la guerre les avait scandalisés. Les actions de représailles n’avaient cessé de se multiplier. Sur ordre de Kitchener, le chef des Kgatla, Lentshwe, avait été incité à intensifier les raids au Transvaal. À la fin de l’année 1901, des armes furent même livrées aux Kgatla à cet effet, ce qui leur permit de contrôler la totalité du territoire situé au nord-ouest de Rustenburg3.
Depuis des décennies, les relations des Boers avec les Pedi étaient tendues. En 1879, cette peuplade de l’Est du Transvaal – alors sous administration britannique4 – avait été assujettie, et son roi, Sekhukhune, fait prisonnier. Elle n’avait dès lors eu de cesse qu’elle n’ait recouvré son indépendance. Une fois la guerre déclenchée, les Boers avaient mobilisé sur place un important corps de troupes afin de s’assurer le contrôle de la région. Ils y étaient d’ailleurs parvenus. Toutefois, après la chute de Pretoria en juin 1900, ces effectifs avaient dû être redéployés pour renforcer le gros de l’armée, commandé par Botha. Les Pedi profitèrent de l’occasion : le groupe qui s’était rangé aux côtés des Boers fut écarté, et de nouveaux chefs prirent le pouvoir. Lorsque les Britanniques investirent cette portion de territoire, ils s’empressèrent de mettre à profit le changement des rapports de force qui s’y était produit. En avril 1901, le général-major Walter Kitchener, frère cadet du commandant en chef, passa des accords de coopération mutuelle avec Sekhukhune II, Malekutu et Mpisane. S’ensuivit une situation de guerre ouverte permanente entre Boers et Pedi, dans laquelle les deux camps se livrèrent à des atrocités. La liberté de mouvement des commandos dans l’est du Transvaal se trouva gravement compromise5.
Les forces boers se réduisirent de plus en plus, et la prédominance des Blancs y devint sans cesse plus écrasante, alors qu’à l’opposé les effectifs des troupes britanniques s’accroissaient et que leur composition ethnique allait en se diversifiant. Cette évolution ne manqua pas d’avoir des effets déstabilisants sur les Boers, avant tout parce qu’elle soulevait une question particulièrement sensible : celle de l’armement des Noirs et des métis engagés par les Britanniques. Durant la période où Roberts avait exercé le commandement, les instructions avaient été claires : les non-blancs ne pouvaient être engagés qu’en tant que non-combattants6. À ce titre, il ne leur était pas permis de porter l’uniforme, d’être armés, et même se servir comme éclaireurs ou courriers.
Kitchener, son successeur, appliqua de façon plus souple la colour line. Dès son entrée en fonction, il demanda à Brodrick d’envoyer en Afrique du Sud quelques régiments indigènes de la cavalerie des Indes britanniques. Il essuya un refus, mais Londres ne pouvait pas vraiment contrôler la façon dont il employait les autochtones qui, sur place, relevaient de son administration. En décembre 1900, il fut décidé que les Noirs et les métis possédant un fusil seraient dispensés de le rendre s’ils s’engageaient comme éclaireurs dans l’armée britannique. Ils vinrent alors rapidement grossir les troupes de Kitchener.
Les Boers, que les « violations des règles de la guerre civilisée » excédaient de plus en plus, manifestèrent leur indignation. Dans le rapport destiné à Kruger dont Bierens de Haan reçut une copie en mars 1901, il était fait explicitement mention de ce problème7. Durant ce même mois, Christiaan de Wet signifia à Kitchener qu’il le tenait pour responsable du fait que « la grande majorité » des troupes de combat britanniques étaient composées de non-blancs. D’autres commandants boers, et avec eux les dirigeants politiques, portèrent des accusations similaires. Schalk Burger et Frank Reitz protestèrent directement auprès de lord Salisbury contre l’engagement de « ces brutes sauvages » qui à diverses occasions n’avaient pas hésité à « tuer des prisonniers de guerre de façon barbare » sous les yeux des troupes britanniques.
La réaction la plus véhémente fut celle qu’exprima en juillet 1901 Pieter Kritzinger, qui avait été nommé par De Wet assistant commandant en chef de l’État libre d’Orange dans la Colonie du Cap. Il déclara que ses hommes exécuteraient désormais tous les Noirs et métis servant dans l’armée britannique, que ceux-ci soient armés ou non. Quelques mois plus tard, il annonça que ce même traitement serait appliqué à tous ceux qui transmettaient aux Anglais des informations sur les commandos boers.
S’agissant de la question de l’armement des indigènes, la déclaration de Kritzinger eut pour conséquence de débarrasser Kitchener ainsi que Brodrick et les autres membres du gouvernement anglais de toute espèce de scrupules : ils n’étaient pas en présence d’une simple menace en l’air. Les Boers avaient déjà, par le passé, abattu impitoyablement des prisonniers de guerre noirs et métis. Devenues systématiques, les exécutions sommaires constituaient à présent une réalité quotidienne. À partir du moment où elles visaient indifféremment tous les indigènes servant dans l’armée britannique, « il fallait armer le plus vite possible les éclaireurs », déclara Brodrick devant le parlement, « de façon à leur donner au moins les moyens de se défendre, plutôt que d’être tués de sang-froid ».
Des membres de l’opposition libérale, dont Lloyd George, objectèrent que l’on s’engageait sur une pente dangereuse : les Noirs et les métis exerçant d’autres fonctions allaient à coup sûr demander à leur tour à être armés. Il avait vu juste. En tout état de cause, les sentinelles des blockhaus bénéficièrent de cette disposition pour assurer leur propre sécurité. Kitchener garda le secret sur le nombre total des indigènes armés. Ses supérieurs, à Londres, ne furent même pas mis dans la confidence. « Aucune donnée ne pouvait être conservée », répondit-il invariablement aux questions de Brodrick. Il fallut attendre le printemps 1902 pour obtenir de lui un chiffre – il y avait, affirma-t-il, 10 000 hommes au total. L’opposition libérale se montra sceptique. Lloyd George présenta sa propre estimation, qui se montait à 30 000 hommes, évaluation plus proche de la réalité, à en croire des calculs ultérieurs8.
Dans la seconde moitié de l’année 1901, la guerre entra dans une spirale de violence. Les Britanniques se sentirent de moins en moins tenus au respect du principe tacitement accepté par les deux belligérants d’une guerre « entre Blancs ». « Un tel accord n’existe pas », déclara Chamberlain en août 1901 à la Chambre des Communes. Alors que troupes auxiliaires et alliées étaient toujours plus nombreuses à venir renforcer l’armée britannique, plus aucune considération de « race » n’entrait en ligne de compte. Les Boers ripostèrent en décidant de n’appliquer « les règles de la guerre civilisée » qu’à leurs adversaires blancs, et de se montrer impitoyables à l’égard des Noirs et des métis qui, d’une manière ou d’une autre, soutenaient l’effort des Anglais, ceci même hors des limites de leur propre territoire. Ainsi des commandants boers tels que Kritzinger détournèrent-ils la loi à leur profit dans les zones de la Colonie du Cap dont ils avaient – fût-ce provisoirement – pris le contrôle.
Durant cette même période, les Boers firent à nouveau des incursions dans les territoires situés au-delà de leurs frontières, avec des résultats variables. En juillet, Louis Botha envoya le général Tobias Smuts – qui n’était, au demeurant, pas apparenté à Jan – et son commando Ermelo en mission au Swaziland. Ils avaient pour cible le Steinacker’s Horse, un corps de troupe irrégulier comptant une cinquantaine de Blancs et 300 Noirs – des Tonga pour la plupart – avec à sa tête l’aventurier allemand Ludwig Steinacker. Les Anglais avaient loué ses services. Chargé de surveiller la frontière avec le Transvaal, il n’entendait pas se laisser enfermer dans le cadre de cette mission. Ses hommes pillaient tout ce qu’ils trouvaient sur leur passage. Plus personne – Boers, Swazis, ou même citoyens du proche Mozambique – n’était en sécurité. Lorsqu’ils firent prisonnier un prince swazi auquel ils supposaient des sympathies pour les Boers, la régente Labotsibeni – dont le jeune époux, le roi Bhunu, était mort en 1899 – fit appel à Botha9. Le commando de Smuts marcha sur le quartier général de Steinacker à Bremersdorp et écrasa son corps d’armée. Il délivra le prince et ramena le butin – chevaux, bœufs, armes – qu’avaient fait, dans un premier temps, les mercenaires. Il incendia Bremersdorp. Exception faite de cette mesure de représailles – débordement qui valut à Smuts d’être réduit au rang de simple citoyen –, l’expédition fut un succès10.
De son côté, Louis Botha fut beaucoup moins chanceux. À la mi- septembre, il tenta une nouvelle incursion au Natal, qui avait du reste été initialement programmée en octobre 1900 à Cyferfontein, quoique à une échelle bien supérieure : 15 000 hommes au total devaient y prendre part, qui, après une attaque massive contre les mines d’or, devaient se scinder en différents corps pour rayonner en direction de la Colonie du Cap et du Natal11. D’un point de vue strictement numérique, Botha s’éloignait moins du projet originel que Jan Smuts, lequel partit à l’assaut de la Colonie du Cap avec en tout et pour tout 250 hommes. L’entreprise de Botha n’en fut pas moins une version diluée – tant au sens littéral qu’au sens métaphorique – du plan de Cyferfontein. Comme Christiaan de Wet en avait fait auparavant l’expérience lorsqu’il avait tenté d’investir la Colonie du Cap, les éléments se liguèrent contre lui. Il entra au Natal avec ses 2 000 hommes sous une pluie glaciale et sans fin. Onze jours plus tard, il pleuvait toujours lorsque, la queue entre les jambes, ils durent se replier au Transvaal. Les chevaux étaient proches de l’épuisement et les hommes abattus. Il n’avait gagné qu’une bataille et mené deux attaques infructueuses contre des forts anglais pourtant bien médiocrement défendus. Le retour de Botha sur le champ de bataille, où il avait deux ans plus tôt fait fureur, fut une triste affaire méritant d’être au plus vite oubliée12.
La montée de la violence dans la seconde moitié de 1901 coïncida avec un accroissement considérable du nombre de victimes de guerre. Il n’existait pourtant entre ces deux phénomènes aucun lien direct de causalité. Dans leur très grande majorité, les décès ne résultaient pas d’affrontements armés mais de l’épuisement, de la malnutrition et des maladies qui décimaient la population des camps d’internement. Dans les deux républiques boers annexées, la Colonie du Cap et le Natal, le nombre de ces camps, répartis de part et d’autre des lignes ferroviaires, se montait, en septembre, à une petite cinquantaine. 110 000 à 115 000 Boers – des femmes et des enfants pour la plupart – s’y trouvaient retenus. Cette population resta plus ou moins stable jusqu’à la fin de la guerre. Les améliorations apportées dans la gestion des camps entraînèrent une diminution du nombre de décès : après le pic enregistré en octobre, le taux de mortalité baissa, insensiblement d’abord, puis de façon beaucoup plus nette. Pour autant, le bilan global – qui ne put être établi définitivement qu’après la guerre – restait préoccupant. Au total, 27 927 Boers moururent dans les camps d’internement, dont 1 676 hommes, 4 177 femmes et 22 074 enfants13.
Si l’internement dans les camps constituait la cause principale des décès constatés parmi les Boers, c’était aussi le cas pour la population non-blanche du Transvaal et de l’État libre d’Orange. Et l’enfermement massif des Noirs et des métis avait des conséquences tout aussi désastreuses. En mai 1902, ils étaient aussi nombreux que les Boers, soit 110 000 à 115 000, répartis dans 66 camps situés, eux aussi, le long des lignes de chemin de fer, mais, dans leur grande majorité, à l’intérieur des frontières des deux ex-républiques boers. Dans ces camps furent répertoriés 14 154 décès au total. Un réajustement opéré après la guerre sur la base de nouvelles évaluations porta ce nombre à près de 20 000. La mortalité des Noirs et des métis enfermés était donc, en quantité absolue, légèrement inférieure à celle des Boers. En termes relatifs, la différence était faible et tenait essentiellement aux durées de séjour. L’internement des Noirs et de métis dans les camps intervint plus tard, mais connut une expansion continue jusqu’à la fin de la guerre.
Les différences ne s’arrêtaient pas là. Ainsi, la perception des camps par les opinions publiques variait en fonction des catégories d’individus internés. Les rapports alarmants établis par Hobhouse contribuèrent à susciter l’empathie de nombreux citoyens occidentaux – et notamment anglais – à l’égard des femmes et des enfants boers prisonniers des « camps d’assassinat ». Mais pratiquement personne ne se préoccupa du sort des familles indigènes internées. Hobhouse et la commission Fawcett ne visitèrent que des « camps blancs ». Les informations en provenance des « camps noirs », qui n’étaient portées qu’occasionnellement à la connaissance du monde extérieur, offraient la vision passablement idéalisée d’une population acceptant son sort, et même relativement satisfaite de ses conditions d’existence.
Aucune voix ne s’éleva pour réclamer le passage sous administration civile de ces camps, qui, jusqu’à la fin du conflit, demeurèrent sous administration militaire. Et c’est d’ailleurs en fonction de cette dépendance que fut créé en juin 1901 le Département des réfugiés indigènes (Native Refugee Department) placé sous la direction du major canadien G. F. de Lotbinière. Cette tutelle militaire représentait une aubaine pour les Britanniques : elle leur permettait de tirer parti d’une différence essentielle entre ces camps et ceux qui étaient destinés aux Boers. Contrairement aux Afrikaners, les Noirs et les métis formaient, avant tout, une réserve de main-d’œuvre. Dans les camps d’indigènes, les hommes étaient donc, en majorité, employés par l’armée anglaise – le plus souvent pendant des périodes de trois mois – à l’accomplissement de diverses besognes. Ce contingent se montait en avril 1902 à près de 13 000 individus, soit environ les deux tiers de la population masculine internée. Les particuliers habitant à proximité des camps avaient la possibilité de faire appel à cette main-d’œuvre quand elle était disponible. Chaque homme touchait un shilling par jour, ce qui n’était pas négligeable et lui permettait, en épargnant, de se procurer, à l’intérieur du camp, ces « produits de luxe » qu’étaient pour lui farine, sucre, café, thé, bougies, tabac, vêtements de rechange et couvertures. Car – et c’était là une autre différence – les camps d’indigènes se distinguaient des autres par le fait qu’ils étaient tenus autant que possible d’assurer par eux-mêmes leur indépendance économique et financière.
En dépit de ces différences, les camps présentaient tous les mêmes caractéristiques fondamentales. Ils étaient conçus pour répondre à une même nécessité ; leurs conditions de fonctionnement étaient largement similaires. Dans chacun d’eux, les internés, qu’ils soient indigènes ou blancs, relevaient de deux catégories distinctes : il y avait d’une part les réfugiés, qui s’étaient spontanément présentés aux autorités, et d’autre part tous ceux qui avaient été emmenés de force à l’occasion des opérations systématiques d’expulsion menées par les colonnes britanniques, qu’il s’agisse de domestiques de familles boers, de métayers vivant sur les terres des fermiers ou disposant de leur propre gîte. Il fallait les déloger et vider la région de ses habitants noirs et métis de façon à rendre la vie impossible aux commandos boers en les privant de tout soutien sur place.
Les camps destinés aux Noirs et aux métis étaient aussi sordides que ceux réservés aux Boers. Les tentes et les huttes, serrées les unes contre les autres, étaient de véritables passoires dans lesquelles pluie et vent s’engouffraient. Le bois de chauffage faisait cruellement défaut. Eau rare et polluée, mauvaise nourriture, « régime monotone », sans légumes ni lait, formaient le lot quotidien. Équipements sanitaires et soins médicaux étaient un vrai désastre. Le taux de mortalité augmentait là aussi, notamment parmi les enfants, emportés par la varicelle, la rougeole ou la dysenterie. La courbe des décès épousait avec deux mois de décalage celle des camps où vivaient les Boers. Elle atteignit son apogée en décembre 1901, puis redescendit de façon continue. Les raisons de cette inversion étaient les mêmes qu’ailleurs : les mesures d’amélioration préconisées par la commission Fawcett en matière d’équipement, de nourriture et de soins avaient été également adoptées dans les camps dont de Lotbinière assurait la gestion. Il arrivait que les militaires fassent ce qu’il fallait faire14.
Des fruits sauvages. Ressemblant à de grosses pommes de pin. Personne ne savait comment les accommoder, pas même Deneys Reitz. On les appelait « pain des Hottentots ». Ce qui laissait penser qu’ils étaient comestibles. Voilà qui tombait à point nommé ! Ils se trouvaient dans une région sauvage et déserte, sur la deuxième crête des monts Zuurbergen. Et ils avaient faim. L’un d’eux fit griller un fruit sur le feu de camp. Il avait bon goût. D’autres l’imitèrent, d’autres encore se contentèrent de faire cuire la moelle rouge, à l’intérieur. En un rien de temps, la moitié du commando s’était attaquée au « pain des Hottentots ». Jean Smuts comme les autres.
Reitz se réjouissait de le voir manger avec tant d’entrain, il n’avait encore jamais connu pareil commandant. Septembre touchait à sa fin. Plus de trois semaines s’étaient écoulées depuis leur arrivée dans la Colonie du Cap. C’était à proprement parler un miracle qu’ils soient encore en vie et libres – ce grâce à cet homme taciturne, aux traits anguleux. Smuts les avait traînés jusque-là alors qu’ils étaient proches du désespoir et au-delà de l’épuisement. Il les avait « portés en avant » jour après jour, nuit après nuit, par-delà les crêtes, au travers des pluies glacées. Il avait été leur guide tandis que d’innombrables colonnes anglaises les environnaient, et, au moment le plus critique, il avait lancé l’assaut décisif. À présent, ils étaient là, à 50 kilomètres de Port Elisabeth. Du haut de la montagne, on devait voir l’océan Indien. Ces fruits ne lui faisaient pas spécialement envie, non. Quelques chevaux s’étaient échappés, il allait tâcher de les ramener.
Leur première semaine dans la Colonie du Cap avait été froide et pluvieuse. Après avoir semé les Basutos, ils étaient arrivés dans les parages plus avenants de Lady Grey, hameau peuplé presque exclusivement d’Afrikaners dont la vie ne semblait pas affectée par la guerre. Ils se sentaient ragaillardis d’avoir quitté les espaces dévastés des républiques boers. Ici, les hommes travaillaient paisiblement dans la campagne ; les femmes et les enfants, sur le pas des portes, les saluaient de la main et leur faisaient bon accueil. Ils eurent à nouveau du café, du sucre, du sel et du tabac. Les villageois ne purent toutefois leur céder des vêtements : ils en avaient tout juste assez pour eux-mêmes. Ils allaient donc devoir se débrouiller tout seuls. Se servant de leurs couvertures pour se protéger de la pluie, ils poursuivirent leur marche vers le sud. On aurait dit une « tribu de Peaux-Rouges sur le sentier de la guerre ».
L’allure de Reitz ne s’arrangea guère lorsque, ayant trouvé près d’une ferme un sac à grains vide, il y fit des trous pour pouvoir y passer sa tête et ses deux bras. Il avait enfin un nouveau paletot ! Ses camarades commencèrent par rire de lui, mais furent vite nombreux à suivre son exemple. Ainsi s’écoula la première semaine. La pluie ne cessait pas, les soldats étaient transis, abattus, et les chevaux « avaient atteint le dernier degré d’épuisement ». De plus le commando se trouvait à court de munitions et Louis Wessels et ses hommes prenaient congé pour regagner l’État libre d’Orange. Ce qui restait de leur unité n’avait plus rien d’un corps d’armée à même d’effrayer les Britanniques. 200 épouvantails à moineaux tout au plus, montés sur des chevaux exténués.
Les Anglais n’en mettaient pas moins tout en œuvre pour les capturer. Devant et derrière eux, sur leur flanc gauche et leur flanc droit, ce n’était qu’un fourmillement de colonnes anglaises débarquant par trains entiers pour les pourchasser, leur couper la route, les bloquer. À Moordenaarspoort – la « porte du Meurtrier » ! – Smuts, qui effectuait une reconnaissance avec trois de ses hommes, fut surpris par une patrouille britannique. Ses trois compagnons trouvèrent la mort. Smuts perdit son cheval mais sauva sa vie à la faveur de l’obscurité. Il arriva au camp à pied au milieu de la nuit, au grand soulagement du commando. Sans lui – et Reitz n’était pas le seul à en avoir la certitude –, l’expédition était vouée à l’échec. Ses deux adjudants, Jacob van Deventer et Ben Bouwer, étaient certes « des plus vaillants », mais ni l’un ni l’autre n’avait la trempe du général et l’autorité indispensable pour « empêcher [leur] corps d’armée de s’en aller à vau-l’eau pendant les difficultés terribles qui [les] attendaient ».
Cet ascendant qu’avait Smuts sur ses hommes se manifesta encore davantage au cours de la deuxième semaine, à partir du 10 septembre. Ce fut comme un long cauchemar – mais un cauchemar dont la fin fut proprement extraordinaire. Smuts ne s’accorda – et n’accorda à ses hommes – aucun moment de répit. Le seul moyen, pour échapper aux Anglais qui se pressaient de tous côtés, était de continuer imperturbablement à avancer. Sans dormir, sans faire de pause. Sinon pour demander çà ou là à des guides de leur indiquer marécages, cols et autres barrières naturelles qui pourraient leur permettre de semer leurs poursuivants. Ils firent route soixante heures d’affilée. À peine avaient-ils franchi une ligne de chemin de fer qu’une deuxième se présentait. Et ils devaient absolument, après l’avoir traversée, s’en éloigner suffisamment pour ne pas avoir à leurs trousses des trains bondés de soldats anglais. « Toutes les fois qu’un fossé ou une barrière se rencontr[ait], toute une file d’hommes endormis tomb[ait] sur les mains et les genoux devant leurs chevaux, tels des musulmans faisant leur prière. »
La pluie tombait impitoyablement. « C’était le déluge. » Avec toutefois cet atout : les Anglais, bardés de leurs inévitables fourgons et de leurs canons avançaient encore plus lentement qu’eux. Mais les averses glaciales les trempaient jusqu’à la moelle. La nuit du 15 septembre fut la plus effroyable. Reitz ne se rappelait plus avoir un jour souffert d’un froid aussi extrême. Vers minuit, la température tomba en dessous de zéro. Le sac à grains avait gelé à même sa peau et « l’enserrait comme une cotte de mailles ». Se mouvoir était la seule façon de rester en vie. Quiconque s’arrêtait était condamné. Autour de lui, Reitz entendait gémir de douleur des hommes qui n’avaient jamais laissé échapper une plainte. À l’approche de l’aube, une ferme abandonnée fut leur providence. Ils s’y précipitèrent, mirent en pièces tout ce qui pouvait brûler et allumèrent un grand feu pour se réchauffer et faire sécher leurs vêtements et leurs couvertures. 14 hommes manquaient à l’appel dont ils n’entendraient plus parler par la suite. Et 50 à 60 chevaux étaient morts. Ceux des hommes qui avaient survécu à la terrible épreuve de cette nuit-là se donnèrent, entre eux, le nom d’« Hommes du Déluge ».
Aussi ronflante que fût cette appellation, la situation de ceux qui l’avaient choisie paraissait sans issue. Ils ne formaient plus, de fait, une unité de combat. Ce constat de Reitz était sans appel. Ils se remirent pourtant en route. En tête marchaient ceux qui avaient encore des chevaux, traînant derrière eux leur monture par la bride. Venait ensuite « la troupe des hommes démontés », portant leur selle sur leurs épaules. En queue, les blessés, soutenus par leurs camarades. Défilé pitoyable. Qui aurait pu imaginer la spectaculaire métamorphose qui allait se produire le lendemain ?
Le 17 septembre, tôt le matin, Smuts envoya la « Section royale » en reconnaissance – tout du moins ceux de ses hommes qui disposaient encore d’un cheval. Reitz était du nombre. Ils n’avaient parcouru que quelques kilomètres quand ils virent un Afrikaner avancer dans leur direction. La voix nouée par l’émotion, il les avertit qu’un peu plus loin, à Modderfontein, une division de cavalerie anglaise les attendait. Une troupe de 200 hommes, équipée de deux canons de montagne et ayant avec eux 300 mules et chevaux. On envoya aussitôt chercher Smuts. Celui-ci n’hésita pas : il n’était pas question de laisser passer une occasion pareille. Sans ces animaux et les réserves de munitions des Anglais, ils étaient perdus. Il fallait prendre l’ennemi par surprise. Il n’y avait pas un moment à perdre.
Le rappel général fut battu mais les hommes de la « Section royale » n’attendirent pas le gros du commando et se mirent aussitôt en marche. La chance était de leur côté. Ils traversèrent une petite rivière, et depuis un bosquet où ils s’étaient mis à couvert virent un groupe de 15 à 20 cavaliers anglais, qui, sans se douter de rien, approchait, au galop, dans leur direction. Ils en abattirent plusieurs. Les autres tournèrent bride et s’enfuirent. Reitz courut prendre le fusil et la cartouchière d’un des Anglais tués et rejoignit ses camarades qui donnaient la poursuite.
Emportés par leur impétuosité, ils faillirent se retrouver dans le camp britannique. Leur apparition sema le trouble parmi leurs adversaires. Mais leur position avancée les mettait en danger, du moins tant que le reste du commando ne les avait pas rejoints pour les protéger. Dès qu’il arriva, l’avantage revint aux Boers. Ils réussirent à réduire au silence les canons de montagne en abattant les canonniers. Il revenait dès lors aux fusils de décider de l’issue. Un violent échange de coups de feu éclata – une lutte homme à homme dans laquelle les combattants étaient si proches que Reitz dut ensuite se faire extraire, d’une joue et de la nuque, des fragments de cordite. Il n’avait ni plaie, ni blessure ailleurs. Il se battit comme un titan, tuant et blessant tant et plus d’Anglais – un jeune lieutenant entre autres qui, touché par une balle, s’était relevé et, titubant, avait encore essayé « de lever son fusil dans sa direction ». Un coup de feu, tiré par un autre, « lui traversa la tête ».
Reitz ne découvrit l’identité de ce lieutenant qu’après que les Boers l’eurent emporté sur leurs adversaires. Du côté anglais, le bilan se montait à 30 tués, 50 blessés et 50 hommes faits prisonniers. Les Boers, qui avaient anéanti le 17e régiment de lanciers, ne comptaient qu’un mort et six blessés. Après toutes les épreuves qu’ils avaient traversées, c’était un exploit incroyable. La bataille de Modderfontein – désignée sous le nom de Battle of Elands River par les Anglais – fut perçue comme une victoire cruciale par les commandos. Leurs hommes reprirent confiance et s’emparèrent d’un riche butin : chevaux, selles, fusils, munitions, mais aussi vêtements. Ils brûlèrent tout ce dont ils n’avaient pas besoin ou ne pouvaient pas emporter, et détruisirent les canons de montagne. Quand à Reitz, il renouvela tout son équipement : uniforme d’officier complet, fusil Lee-Metford, cartouchières pleines, et superbe monture – un petit arabe gris. C’était le cheval du lieutenant anglais qui, lui dit un des prisonniers, s’appelait Sheridan et était un cousin de Winston Churchill. Il choisit par ailleurs comme animal de bât une mule – « une bête robuste, apte aux longues marches, complément idéal selon lui du petit cheval vif et léger fait pour le combat ». Après avoir abandonné les prisonniers à leur sort, ils quittèrent, en triomphateurs, le camp incendié.
Ils avaient connu ensuite une période idyllique. Le temps s’était remis au beau. Poursuivant sans encombre leur marche vers le sud, ils avaient traversé les monts du Winterberg, puis des campagnes verdoyantes. Généreusement entretenus par la population afrikaner, et « tolérés avec philosophie par les fermiers anglais ». En outre, des renforts étaient venus les appuyer. Un certain Botha, veldkornet15, accompagné des 25 hommes qui lui restaient vint les rejoindre. Ils s’étaient longtemps cachés dans les montagnes. Ils firent halte, près de Bedford, dans une auberge et un magasin, où pour la première fois depuis des mois ils retrouvèrent enfin le goût de la bière et des alcools forts. Ils traversèrent sans difficulté la voie ferrée qui reliait Port Elisabeth à l’arrière-pays. Il n’y avait pas de blockhaus dans ce secteur. D’où, peut-être, leur témérité. Car la présence d’une voie ferrée impliquait, presque automatiquement, celle de troupes anglaises fraîches. Là comme ailleurs, les soldats avaient été convoyés par milliers, comme les Boers purent s’en rendre compte depuis leurs abris. Reitz ignorait ce que Smuts avait en tête. Peut-être un raid sur Port Elisabeth, se disait-il. Le général ne se pressait pas. Plutôt que de faire esquiver ses hommes vers l’ouest ou l’est, il leur donna l’ordre de continuer vers le sud jusque dans les monts du Zuurberg. Ceux-ci se déployaient en chaînes parallèles, séparées par de profonds ravins. Gage de sécurité, selon lui. Ce en quoi il se trompait : les Anglais les suivaient, avec leur canon de campagne et tout leur équipement. Les Boers furent contraints de redescendre de la crête escarpée qu’ils avaient gravie dans la première chaîne du massif pour se lancer ensuite dans l’ascension d’une crête aussi pentue dans la chaîne suivante.
C’était là qu’ils avaient mangé du « pain des Hottentots ». Reitz s’était dit qu’il allait peut-être se laisser lui aussi tenter une fois qu’il en aurait fini avec les chevaux. Il avait faim. Mais il fut complètement affolé quand il vit un grand nombre de ses compagnons, parmi lesquels Van Deventer et Bouwer, gisant à terre et se tordant de douleur. Smuts, le plus mal en point de tous, avait presque perdu connaissance. Mais ce n’était pas tout. L’attention de Reitz fut attirée par autre chose : les Anglais qui avaient investi la première chaîne de montagnes étaient en train d’en redescendre. Ceux qui avaient dépassé le fond du ravin montaient à présent la pente de la deuxième et commençaient à leur tirer dessus. Le pain des Hottentots. Allaient-ils connaître une fin aussi lamentable16 ?