Fin amère


Concordia, avril 1902

Les choses prirent un autre cours. Un jour de la dernière semaine d’avril 1902, alors que Reitz, Duncker et Swart rentraient à Concordia après s’être livrés à une petite expédition contre les avant-postes anglais d’O’Okiep, ils virent arriver au loin un chariot en haut duquel flottait un drapeau blanc. Il transportait deux officiers britanniques porteurs d’un message de lord Kitchener destiné au général Smuts. Ils en ignoraient le contenu – c’est du moins ce qu’ils prétendirent. Reitz eut un pressentiment de qui s’annonçait.

Smuts reçut les deux officiers dans la résidence qu’il occupait momentanément à Concordia. Lorsqu’il en sortit, son visage était grave. Il marcha seul aux alentours, plongé dans ses pensées. Le soir venu, il informa Reitz. Il s’agissait bien d’un pli de Kitchener. Le commandant en chef britannique avait engagé des pourparlers avec les dirigeants boers. Des pourparlers de paix. Les résultats auxquels ceux-ci avaient conduit seraient discutés lors d’une grande conférence qui se tiendrait le 15 mai à Vereeniging. L’ensemble des commandos boers encore actifs devraient y envoyer des représentants. Le gouvernement du Transvaal sollicitait également la présence de Smuts en tant que conseiller juridique. Un sauf-conduit était joint pour le voyage, qui s’effectuerait par train jusqu’à Port Nolloth ; de là, par bateau jusqu’au Cap, puis à nouveau par train jusqu’à Veereniging.

Pour les hommes, le coup fut terrible. Près de huit mois auparavant, ils s’étaient introduits dans la Colonie du Cap – de véritables épouvantails qui, après avoir affronté des épreuves inimaginables, avaient fini par prendre le contrôle de presque toute sa partie Ouest. Et voilà qu’au moment où ils s’apprêtaient à réaliser une opération spectaculaire cette nouvelle leur tombait dessus. La situation était-elle donc si mauvaise au Transvaal et dans l’État libre d’Orange ? C’était plus que probable. Smuts broyait du noir. Mais il n’avait pas le choix, il n’échapperait pas à cette conférence.

Reitz était lui aussi abattu par ce qu’il venait d’apprendre, mais il se reprit quand Smuts lui annonça qu’il avait aussi un sauf-conduit pour un secrétaire et une ordonnance. Reitz n’avait qu’à l’accompagner, en choisissant lui-même celle des deux fonctions qu’il préférait remplir. Il pourrait ainsi revoir son père. Cette perspective réveilla son goût de l’aventure. C’était plus fort que lui : en dépit des sombres nuages qui s’amoncelaient à l’horizon, ce voyage serait une occasion unique, et il avait la chance d’y participer ! Sans savoir exactement ce qu’était une ordonnance, il choisit pour lui cette fonction, pensant qu’il s’agissait d’une sorte d’aide de camp. Le beau-frère de Smuts, Tottie Krige, assurerait la fonction de secrétaire.

 

Le plus difficile pour lui fut de prendre congé de ceux qui restaient : ses camarades Edgard Duncker et Nicolaas Swart, ainsi que tous ceux avec qui il avait partagé tant d’expériences. Smuts s’adressa à l’ensemble des hommes, réunis autour de lui : il leur parla des pourparlers de paix qui s’annonçaient, faisant prudemment allusion à quelque désillusion possible. Ils ne voulurent rien entendre. Ce ne furent qu’exclamations enthousiastes : l’Angleterre avait perdu la guerre, c’était clair comme le jour ! La Conférence pour la paix n’avait d’autre objectif, se disaient-ils, que de « [leur] rendre [leur] patrie ». La liesse et l’euphorie présidèrent au départ. Smuts n’insista pas.

Escortés par une petite patrouille, ils partirent en direction d’O’Okiep et des lignes anglaises. Ils remirent leurs chevaux à leur escorte, entonnèrent une dernière fois l’hymne de leur commando, et tirèrent une salve d’adieu. Un véhicule britannique les conduisit à la gare. Une fois monté dans le train qui les emmenait vers Port Nolloth, Reitz s’aperçut qu’il avait fait erreur. Une ordonnance n’était pas un officier, mais un domestique. Il se retrouva donc dans un wagon à bestiaux sans toit en compagnie de simples soldats, dont un petit groupe de métis, tandis qu’avec tous les honneurs dus à leur rang, Smuts et Krige étaient invités à entrer dans un compartiment de première classe. Reitz, qui était en rage, eut une altercation avec l’un des métis. Par bonheur, il bénéficia, lors d’un arrêt, d’une « promotion ». Quand Smuts, durant le lunch raffiné qui était servi à bord du convoi, signala que son ordonnance était le fils du secrétaire d’État du Transvaal, Deneys, arraché à la soldatesque, fut prié de bien vouloir se joindre aux convives.

À leur arrivée dans le petit port, leur steamer, le Lake Erie, déjà sous pression, se préparait à lever l’ancre. Ils attendaient sur le quai la chaloupe qui allait venir les chercher. Tous trois se taisaient. Reitz ne savait pas quelles étaient, en cet instant, les pensées de ses deux compagnons. Mais il les devinait : ils devaient comme lui songer aux feux de bivouacs à flanc de montagne et dans les vastes plaines, aux marches nocturnes, aux épreuves que leur imposaient le froid, la faim, les pluies, et par-dessus tout « aux valeureux combattants et aux splendides chevaux qui [étaient] morts1 ».

 

C’était Abraham Kuyper qui avait, en fin de compte, poussé à la roue. Le 25 janvier 1902, un mémorandum rédigé par le Premier ministre néerlandais avait été remis à Lansdowne, le ministre anglais des Affaires étrangères. Bien qu’écrit en français – langue de la diplomatie – il se caractérisait par cette approche directe des problèmes qui est la marque même de l’esprit hollandais. Le gouvernement de La Haye proposait ses services pour parvenir à un traité de paix2 entre les Britanniques et les Boers. Un scénario avait déjà été mis au point en détail. En premier lieu, les trois membres de la délégation boer qui résidaient aux Pays-Bas devaient être autorisés à rentrer en Afrique du Sud afin de définir une position commune avec les dirigeants Boers. Ils seraient, à leur retour, porteurs d’un mandat leur permettant d’engager les négociations de paix qui se dérouleraient aux Pays-Bas, dans un lieu restant à déterminer. Le gouvernement néerlandais se chargerait volontiers de mettre à la disposition des négociateurs les localités nécessaires3.

Lansdowne répondit sans tarder, le 29 janvier, et en des termes aussi directs. Le gouvernement britannique, tout en étant très sensible aux considérations humanitaires qui inspiraient l’offre néerlandaise, tenait à rappeler son opposition de principe à toute intervention des puissances étrangères dans la guerre en Afrique du Sud. En outre, Londres jugeait en la circonstance peu justifié le recours à une délégation dont les membres n’étaient accrédités qu’aux Pays-Bas. Les plus hautes autorités boers étaient Steyn et Burger. Si elles désiraient négocier, elles n’avaient qu’à prendre contact avec le commandant en chef britannique en Afrique du Sud4.

Leyds n’eut connaissance de ces développements que par la presse – le gouvernement britannique avait fait une déclaration au parlement – et « n’apprécia guère ». Le dénommé Fox, qui l’avait approché en novembre 1901, n’avait manifestement pas bluffé en arguant de l’intérêt que suscitait chez Kuyper la fonction de médiateur5. Mais le Premier ministre n’avait pas pris la peine d’informer au préalable Fischer ou Kruger de sa proposition. Il n’avait, à ce propos, pris contact qu’avec Wolmarans, qui, comme on l’apprit plus tard, n’en avait rien dit aux autres6.

Leyds se faisait une tout autre conception de la médiation. Le mémorandum néerlandais n’appelait en aucune façon le cabinet britannique à mettre fin à une guerre juridiquement et moralement condamnable. Au contraire : il poussait implicitement les dirigeants boers à abandonner un combat sans espoir. Leyds craignait que les Anglais ne cherchent à tirer parti de ce genre de considérations. Il reçut presque en même temps de mauvaises nouvelles d’Amérique. La réponse du président Roosevelt à l’appel que lui avaient lancé les dirigeants boers à la mi-décembre 1901, quoiqu’empreinte de compréhension et d’une profonde sympathie, était négative. Roosevelt faisait valoir que son prédécesseur McKinley s’était déjà proposé par le passé comme médiateur, s’engageant alors bien davantage que tous les autres chefs d’État. Mais Londres, qui avait catégoriquement rejeté cette offre, agirait sans aucun doute de la même façon s’il proposait à son tour son entremise.

Un mois après, fin février 1902, un autre refus arriva de Suisse. Les autres chefs de gouvernement sollicités ne daignèrent pas répondre. Pas même Lamsdorff, le ministre des Affaires étrangères russe, malgré le fait que son ambassadeur, De Giers, avait joint à la demande faite par les Boers une lettre de sa main, favorable à leur cause. Leyds avait désormais épuisé toutes les ressources diplomatiques dont il disposait7.

En mars, crainte et espoir alternèrent. D’une part, Leyds attendit de savoir, non sans anxiété, si, et le cas échéant comment, les Britanniques allaient tenter de tirer profit de l’initiative de paix de Kuyper. D’autre part, il était ravi de la victoire éclatante qu’avait remportée De la Rey à Tweebosch le 7 mars, ainsi que de la capture de lord Methuen, suivie de sa libération spectaculaire. Le fait que les Boers fussent encore capables d’un pareil succès militaire et d’un geste chevaleresque tel que celui-là redonnait confiance à leurs partisans en Europe.

Leyds reprit lui-même espoir quand, à la fin mars 1902, quatre courriers arrivèrent d’Afrique du Sud, via l’Afrique occidentale allemande. Les informations dont ils étaient porteurs provenaient de Smuts lui-même. C’était extraordinaire : dans un certain nombre de rapports datés de décembre et de janvier, celui-ci dressait un tableau tout à fait optimiste de la situation à l’ouest de la Colonie du Cap. Leyds fut alors gagné par une vive nostalgie. « J’aimerais tellement pouvoir me retrouver avec toi parmi les grands espaces du veld sud-africain. J’en ai, ces jours derniers, tellement humé l’air à cause de mes longues réunions avec les courriers, que je ne supportais pratiquement plus d’être ici8 », écrivit-il à sa femme Louise.

 

Sa déception aurait été grande. Une espèce d’accablement se faisait de plus en plus sentir dans le veld. Désunion et discorde menaçaient. Les textes du mémorandum de Kuyper et de la réponse négative que lui avait opposée Lansdowne avaient été transmis à Milner et à Kitchener au cours du mois de février 1902. Kitchener s’employa début mars à mettre au point la tactique qui lui permettrait d’exploiter le plus avantageusement possible cet échange de correspondance. Il choisit soigneusement sa cible : s’il fit parvenir les deux documents, accompagnés d’un message extrêmement court, à Schalk Burger, président par intérim du Transvaal, il s’abstint à dessein de les envoyer à son homologue de l’État libre d’Orange, l’inflexible Marthinus Steyn.

L’effet produit dépassa ses attentes. Le 10 mars, Burger répondit qu’il était « impatient » de conclure des accords de paix et qu’il se tenait « prêt » à cette éventualité. Mais, ajoutait-il, il se devait d’en discuter avec Steyn au préalable. Kitchener accepterait-il de lui faire délivrer, ainsi qu’aux autres membres de son gouvernement, un sauf-conduit pour traverser les lignes anglaises ? Kitchener donna aussitôt son accord. Où était Steyn ? Burger n’en savait rien. Kitchener non plus. Les informations les plus récentes le concernant faisaient état de sa présence aux environs de Kroonstad. Sur la proposition de Kitchener, Burger et les autres dirigeants boers s’y rendirent.

Le 26 mars on réussit enfin à localiser Steyn. Il séjournait ailleurs, à l’ouest du Transvaal. Souffrant des yeux depuis plusieurs semaines, il était allé se faire traiter par le médecin de De La Rey. Il proposa une rencontre près de l’endroit où il se trouvait, à Potchefstroom ou à Klerksdorp. Kitchener trancha : ce serait Klerksdorp. Outre les dirigeants politiques, les plus hauts responsables militaires reçurent une invitation et un sauf-conduit. Le 9 avril, tous étaient là. Parmi le groupe des dix Transvaliens se trouvaient Burger, Reitz, Botha et De La Rey. L’État libre d’Orange avait sept représentants, dont les plus connus étaient Steyn, De Wet et Hertzog.

Près de dix mois s’étaient écoulés depuis la dernière réunion de ce même aréopage de dirigeants et de chefs boers. À Waterval, le 20 juin 1901, ils avaient réaffirmé avec force leur unité de vue. Plus exactement, ils étaient parvenus à un consensus, après des mois de mésentente quant à la ligne à suivre. Et avaient fini par adopter une résolution commune, qui formulait cette exigence : « Pas de paix sans maintien de l’indépendance9 ! »

À Klerksdorp, il apparut vite que cette fermeté n’était plus partagée par tous. Le doute n’avait pas prise sur la délégation de l’État libre d’Orange, aussi inébranlable que par le passé. De Wet résuma son opinion de la sorte : « Je préférerais être banni à perpétuité plutôt que de renoncer d’un iota à notre indépendance. » Steyn et Hertzog firent chorus. De La Rey lui-même – qui avait encore en tête l’épisode de Tweebosch – affirma qu’il était favorable « à la poursuite de la guerre ». Il fut ainsi le seul des Transvaliens à prendre position dans ce sens. Tous les autres avaient des réserves, notamment Burger et Botha.

Burger les exprima d’ailleurs sans détour : « Nous sommes désormais de plus en plus en position de faiblesse. » L’hiver arrivait, ce qui signifiait que « de nombreux burghers allaient, par la force des choses, céder à l’ennemi. Au sein du peuple il y avait toujours eu des braves et des pusillanimes ». Bien sûr, rien ne les empêchait de continuer à se battre, et peut-être finiraient-ils par obtenir à la longue ce qu’ils cherchaient. Mais à quel prix ? Ils seraient probablement obligés, à un moment ou à un autre, de constater que le peuple boer avait été exterminé. Et de se poser la question : « Pour qui donc avons-nous combattu ? »

Botha ne fit pas non plus mystère de l’inquiétude qui le rongeait. Entre les régions placées sous son autorité directe, la situation différait, mais le tableau d’ensemble était sombre. Les nombreuses campagnes d’expulsion menées par les colonnes anglaises et le réseau toujours plus dense de blockhaus et de barbelés avaient eu des effets ravageurs. En l’espace d’un an, le nombre de combattants dont il disposait avait pratiquement diminué de moitié, passant de 9 750 à 5 200, dont 400 n’étaient pas montés. La nourriture se faisait rare. Il n’y avait presque plus de troupeaux. Il était sur le point de renoncer à certaines parties du Transvaal devenues inhabitables, et où les commandos peinaient eux-mêmes à survivre. Les communications et la circulation entre ces zones et l’extérieur étaient interrompues. Les heurts avec des Zoulous en armes se multipliaient. Et ce n’était pas de la Colonie du Cap que viendrait la solution à leurs problèmes. Le nombre des combattants boers n’y avait que légèrement augmenté l’année précédente (2 600 hommes au lieu de 2 000). « Le temps n’est plus au soulèvement général. » Au total, 15 000 à 16 000 Boers étaient encore actifs sur le terrain. Et leur moral restait bon, malgré tout. Le problème était ailleurs : « Qu’allait-il advenir du peuple ? » Eux, qui en étaient les représentants, pouvaient décider de « continuer la lutte jusqu’à la mort ou le bannissement dans une île lointaine… Mais [ils] avaient un devoir à remplir envers ce peuple ».

Un accord de paix, soit. De bon cœur, même ! Mais à quel prix ? Sur ce dernier point, les opinions exprimées à Klerksdorp divergeaient radicalement. S’agissait-il de préserver l’indépendance politique d’une nation ou d’assurer la survie physique d’une population ? Voilà à quoi se ramenait, en substance, la divergence de vues entre les dirigeants de l’État Libre et la majeure partie de ceux du Transvaal. Tous partageaient néanmoins une même préoccupation : ils devaient à tout prix savoir à quelles concessions les Anglais étaient disposés pour pouvoir, entre eux, définir une position commune. D’où la nécessité de parler avec Kitchener. Le 10 avril, Steyn et Burger firent savoir qu’ils désiraient le rencontrer. Leur demande fut accueillie avec un grand empressement. Le lendemain, ils prirent le train pour Pretoria. Et le surlendemain – le samedi 12 avril, au matin – ils se trouvaient face au commandant en chef britannique, à Melrose House, son quartier général.

Les deux présidents boers – Kruger avait été mis sur la touche – étaient accompagnés des derniers rescapés de leurs gouvernements. De là, la présence, entre autres, de Reitz senior et d’Hertzog, ce dernier en tant que conseiller juridique. Kitchener les reçut d’abord seul. Deux jours plus tard, Milner se joignit à lui. Doubles agendas et intentions cachées étaient au grand complet. Aucun des quatre protagonistes ne poursuivait le même objectif : Steyn désirait l’indépendance, Burger une paix honorable, Kitchener une victoire totale, Milner une reddition sans conditions. Mais aucun ne s’exprima aussi explicitement que Steyn : « Le peuple ne doit pas perdre sa dignité », affirma-t-il.

Il était évidemment impossible d’aboutir à un accord dans ces conditions. Mais à son grand mérite, Kitchener réussit à faire en sorte que personne ne quitte la réunion. Milner, qui jugeait l’attitude de Steyn ridicule, souhaitait visiblement faire capoter les négociations, mais il n’y parvint pas. Contrairement à ce qu’on pouvait attendre de lui, Kitchener sut user avec tact et mesure de la liaison télégraphique directe avec Londres, et put ainsi maintenir la pression sur les dirigeants boers sans pour autant les effaroucher. La participation indirecte du cabinet britannique aux pourparlers fut transparente. Il était hors de question de maintenir l’indépendance des deux anciennes républiques boers. Le seul scénario acceptable était celui d’une reddition totale et sans condition, dans les termes que Kitchener avait proposés à Botha en mars 1901, soit plus d’un an auparavant, à la suite des entretiens qu’ils avaient eus à Middelburg – ou selon des modalités proches10.

Le point de vue des Britanniques était sans équivoque. Ils refusaient absolument de revenir sur l’annexion des deux républiques boers. Sur l’ensemble des autres points, ils étaient ouverts à la discussion. Burger et Botha sans aucun doute aurait souscrit sans hésitation. D’autant plus que de mauvaises nouvelles leur parvenaient du front. En l’absence de De la Rey, ses hommes avaient subi une défaite cuisante à Roodewal, le 11 mars, contre l’ensemble des colonnes de Ian Hamilton. La magie de Tweebosch était rompue.

Steyn pourtant ne se laissait pas amadouer, et, entraînant Burger à sa suite, se retranchait derrière une ultime ligne de défense : d’un point de vue constitutionnel, soutenaient-ils tous les deux, les gouvernements boers n’avaient pas par eux-mêmes mandat pour abdiquer l’indépendance des républiques. La décision appartenait au peuple, qui devait être consulté. Ce qui n’était possible que si un cessez-le-feu était instauré. Dans l’affirmative, les deux présidents souhaitaient aussi qu’un des membres de la délégation boer en Europe puisse être envoyé en Afrique du Sud.

Kitchener refusa cette dernière demande, ainsi que celle d’un cessez-le-feu. En revanche il autorisa le recours à une consultation électorale, avec tout ce que cela impliquait en matière d’organisation. Milner suggéra que les Boers qui étaient prisonniers de guerre puissent aussi se prononcer, ce à quoi Steyn répondit sur un ton railleur : « Comment les prisonniers de guerre le pourraient-ils ? Civilement, ils sont morts. » Imaginez qu’ils votent en faveur de la poursuite de la guerre, et que les combattants boers décident du contraire. « Qu’adviendrait-il alors ? » L’ironie du propos n’échappa ni à Kitchener, ni même à Milner. L’accord se fit donc sur le principe suivant : trente représentants de chacune des deux républiques seraient élus parmi les commandos encore actifs. Le vote aurait lieu le 15 mai 1902, à Vereeniging, village frontalier au bord du Vaal11.

 

Sans en avoir la preuve, Deneys Reitz était convaincu que leur voyage subissait un ralentissement délibéré. Il se disait que les Anglais cherchaient ainsi à empêcher Smuts de réconforter les Transvaliens en les informant des succès qu’il remportait dans la Colonie du Cap. En tout cas, c’était bien long. Cinq jours de bateau jusqu’au Cap, dans le confort d’une cabine privée pourvue d’un lit douillet, où un steward vous apportait le café le matin et annonçait que le bain était prêt. À quoi s’ajoutait une nourriture exquise. Ils durent attendre quelques jours au Cap à bord du cuirassé Monarch, équipé, lui aussi, de toutes les commodités.

Ils partirent enfin vers le nord, par le train. Au premier arrêt, Matjesfontein, à la lisière du Karoo, ils reçurent la visite de French, le général de cavalerie, un de leurs adversaires de la première heure. Il venait, semblait-il, s’informer aimablement à leur propos, mais la conversation fut bien laborieuse. Smuts, qui trouvait ses questions déplacées, n’eut pas de mal à les éluder. French se plut à leur raconter qu’ils avaient failli le faire prisonnier, en septembre 1901, peu après leur raid dans la Colonie du Cap. Il s’était trouvé dans un train qu’ils avaient décidé de laisser passer, pour ne pas attirer l’attention.

À partir de Matjesfontein, ils ne roulèrent plus que de nuit ; leur convoi était précédé par une rame blindée, surmontée d’un gros projecteur. Durant la journée, le train stationnait sur une voie d’évitement. Il fallut de la sorte presque une semaine pour atteindre Kroonstad, où ils arrivèrent le 4 mai 1902. Kitchener les attendait en personne à la gare. À sa vue, Reitz fut impressionné. « Il était monté sur un magnifique cheval noir, suivi d’une brillante escorte, [composée en partie] de Pathans enturbannés, armés de cimeterres à garde dorée. » Kitchener pénétra seul dans leur compartiment et entama avec Smuts une discussion vive mais courtoise sur l’inutilité de la résistance boer, les exécutions de « rebelles du Cap » et des combattants boers en uniformes kaki. Mais il évoqua aussi l’octroi par les Anglais d’une aide à la reconstruction du pays. Avant de le quitter, il exhorta Smuts à poursuivre son voyage vers l’est du Transvaal pour y rencontrer Botha. De là, ils pourraient se rendre ensemble à Veereniging.

En conséquence, ils repartirent la nuit même vers le Transvaal, qu’ils n’avaient pas revu depuis longtemps. À Johannesburg, ils furent aiguillés sur la ligne du sud-est, en direction du Natal. Leur voyage en train prit fin le lendemain à Standerton. Au terme d’un parcours en voiture attelée, ils rencontrèrent enfin le groupe de cavaliers boers qui leur amenait des chevaux. Il leur fallut traverser pendant deux jours des plaines nues et désertes pour rejoindre le camp du général Botha.

En arrivant, Reitz fut saisi d’effroi à la vue qui s’offrait à lui : les 300 hommes rassemblés là, issus de toute la partie orientale du Transvaal, n’étaient plus que des créatures faméliques, vêtues de peaux de bêtes ou de sacs à grains, couvertes de blessures et de plaies. Il avait sans doute été comme eux, lui aussi, durant les premières semaines de l’expédition dans la Colonie du Cap, mais sa condition s’était progressivement améliorée ensuite. Si ces hommes hirsutes et dépenaillés « représentaient le meilleur des commandos du Transvaal, la guerre était irrémédiablement perdue ».

Sur le plan personnel, tout s’annonçait bien pour Reitz : Botha lui apprit que son père se trouvait quelque part au nord et qu’il assisterait sans aucun doute à la conférence de Vereeniging. Botha ne savait rien de ses frères mais Deneys apprit, en interrogeant les hommes, que Hjalmar et Joubert avaient tous deux été faits prisonniers. Personne en revanche n’avait entendu parler d’Arnt.

La grande réunion lors de laquelle allaient être élus les délégués à la conférence eut lieu le lendemain. Même dans l’adversité, « le goût instinctif des Boers pour les discours et les disputes oratoires ne perd[ait] pas ses droits » et c’est pourquoi elle dura une grande partie de la journée. Tout fut terminé au soir. Les élus repartirent le lendemain matin avec Smuts et Botha. À cheval jusqu’à Standerton, où ils prirent le train pour Vereeniging.

Une des premières personnes que Reitz y rencontra fut son propre père. « Hirsute et mal vêtu, mais bien portant. » Plus de dix-huit mois s’étaient écoulés depuis la dernière fois qu’ils s’étaient vus, en octobre 190012 et ils furent ravis de se retrouver. De plus, son père venait d’apprendre que tout allait bien pour Arnt. Il servait sous les ordres de Christiaan de Wet depuis plus d’un an, était en bonne santé et en sécurité. Trois Reitz étaient libres ; deux autres en captivité, mais tous étaient encore en vie. Ils pouvaient donc s’estimer heureux par rapport à la plupart des familles « qui déploraient de nombreux tués »13.

 

Soixante hommes allaient devoir décider de la guerre ou de la paix. Trente hommes du Transvaal et trente de la Colonie du fleuve Orange. Élus parmi 15 000 Boers qui continuaient à mener une résistance active contre les Anglais. Cette assemblée offrait, à son échelle et dans ses limites, un exemple édifiant de ce qu’est une prise de décision démocratique. Le lieu de réunion était une grande tente autour de laquelle la supériorité numérique des Anglais s’étalait. Scénographie on ne peut plus appropriée au dénouement d’un conflit qui, du début à la fin, avait constitué une partie de bras de fer singulièrement inégale. Le peuple en armes contre la machine de guerre professionnelle, discutant ensemble jusqu’à la fin.

L’ouverture de la réunion de Vereeniging, le jeudi 15 mai 1902, se déroula dans des conditions semblables à celle qui s’était tenue à Klerksdorp plus d’un mois auparavant. À une différence près – mais considérable : l’état de santé de Steyn s’était dégradé. Il était à peine en mesure de prendre part aux débats. En conséquence, la teneur générale des déclarations liminaires de dirigeants boers fut nettement moins radicale qu’elle n’aurait dû l’être. De Wet et De La Rey restèrent fermes sur leurs positions, mais furent brefs. En revanche, Burger et Botha prirent tout leur temps pour expliquer aux délégués combien la situation était désespérée. Botha insista sur le fait que « la question cafre se faisait chaque jour plus préoccupante ». Ils se trouvaient en état de guerre ouverte avec les Zoulous. À Holkrans cinquante-six burghers avaient été assassinés récemment « par des Cafres venus des lignes anglaises ». Les femmes boers du sud-est du Transvaal avaient toutes les raisons de craindre pour leur vie et leur honneur. « Beaucoup sont agressées et violées par des Cafres. Vraiment, la situation de ces femmes est la chose la plus déplorable à laquelle j’ai été confronté durant cette guerre. »

Le discours introductif de Botha fit impression, même si nombre de délégués qui s’exprimèrent ensuite refusaient de cesser le combat. Ce fut notamment le cas de ceux de l’État libre d’Orange qui, après avoir relaté ce qui se passait dans leur région, s’enhardirent dans leur opposition. Faisant écho à leur commandant en chef De Wet, ils déclarèrent qu’ils se sentaient la volonté et la capacité de tenir bon au moins un an encore.

Puis vint le tour de Smuts. Tous attendaient impatiemment son intervention. Que pouvaient encore espérer les Boers dans la Colonie du Cap ? Il en vint vite aux faits. Près de 3 300 hommes y étaient encore actifs et contrôlaient de grandes parties du territoire, à l’Ouest notamment. La population afrikaner leur était en majorité acquise. Ils pourraient tenir bon, sans difficulté, pendant un certain temps. Il leur fallait toutefois faire une croix sur l’insurrection générale tant désirée. Ceci pour deux raisons. La première tenait à la pénurie de chevaux et d’herbe : les Anglais avaient emmené ou abattus tous les chevaux, et, quant à l’herbe, elle était tout simplement absente : « Dans l’ensemble de la Colonie du Cap, le veld est couvert de buissons et de broussailles. » Ce double handicap rendait toute opération d’envergure impossible. La seconde était liée aux lourdes sanctions que promettaient les autorités britanniques aux rebelles de la colonie. Sa conclusion fut catégorique : la possibilité de poursuivre la guerre dépendait davantage de la situation au Transvaal et dans l’État libre d’Orange que de celle qui prévalait dans la Colonie du Cap.

Le rapport désabusé de Smuts marqua sans conteste un tournant dans la conférence. Peu de délégués de l’État libre d’Orange prirent la parole après lui. Les derniers intervenants de la journée furent pour la plupart des Transvaliens qui brossèrent un tableau sombre de la conjoncture dans leurs districts. Cette tendance au pessimisme se confirma le lendemain. Ce même vendredi, le secrétaire d’État F. W. Reitz fit, dans l’après-midi, une suggestion qui devait permettre selon lui aux Boers de sauvegarder – sur le plan intérieur tout du moins – leur indépendance. Ne pourraient-ils pas céder le Rand ainsi que leur protectorat sur le Swaziland aux Britanniques ? Et renoncer à mener en propre une politique étrangère ? L’idée recueillit une large adhésion. Mandat fut donné à Smuts et Hertzog d’élaborer, en concertation avec les deux présidents, un projet de proposition.

Durant la séance du soir, les délégués invitèrent Botha, De Wet et De La Rey à s’exprimer une nouvelle fois. Botha profita de l’occasion pour se livrer à un ample et émouvant plaidoyer qui, tout en développant son argumentation, reprenait les conclusions de Smuts. Selon lui, une voie se dessinait à présent de façon claire : « Si nous voulons négocier, il en est temps. Si Dieu le veut, et quoi qu’il nous en coûte, il nous faut parvenir à un accord. “Combattre jusqu’au bout” disions-nous, mais personne ne sait où se situe ce “bout”. S’agit-il pour nous du moment où nous serons tous au tombeau ou bannis ? »

De La Rey parla moins longtemps, mais il avait un message important à faire passer. Il tint à redire qu’à son arrivée à Vereeniging il n’était pas question pour lui de cesser le combat. Mais, après avoir appris à quel point la situation était dramatique dans de nombreuses autres régions, « il comprenait les objections qu’on pouvait opposer à la poursuite de la guerre ». Il s’était donc ravisé et pensait, lui aussi, que le temps était venu de négocier avec l’ennemi.

Tous les yeux étaient à présent braqués sur De Wet. Allait-il ou non virer de bord ? La réponse ne faisait pourtant guère de doute. Il respectait Botha, assura-t-il aux délégués, mais ne partageait pas pour autant ses opinions. Même si les arguments invoqués par le commandant-général du Transvaal étaient recevables et la situation qu’il avait décrite réellement catastrophique, il n’avait quant à lui « que faire des faits ». « La guerre est, d’un bout à l’autre, affaire de foi. » « Que nous descendions nous-même au tombeau, ou que nous creusions le tombeau du peuple », cela revient au même, affirma-t-il.

Le lendemain, samedi 17 mai, les délégués des peuples des deux républiques boers votèrent le règlement de paix mise au point par Smuts et Hertzog et proposant « l’autonomie interne, sous la surveillance de l’Angleterre, le sacrifice de l’indépendance quant aux relations extérieures et la cession d’une partie du territoire14. » Ces trois points devaient être soumis aux Anglais. Non par Steyn et Burger cette fois, mais par les chefs militaires boers aguerris qu’étaient Botha, De la Rey et De Wet, et leurs assistants juridiques Smuts et Hertzog. Ils arrivèrent à Pretoria en soirée15.

Ils furent reçus dans la matinée du lundi 19 mai 1902 par Kitchener et Milner, qui, quoiqu’heureux d’être débarrassés de l’opiniâtre Steyn, se retrouvaient en présence de cinq nouveaux négociateurs – ce qui pouvait rendre les pourparlers plus difficiles plutôt que d’offrir de nouvelles possibilités. Qui allait réussir à jouer les uns contre les autres ses adversaires ? Du côté britannique, un désaccord irréductible opposait les deux négociateurs : Milner cherchait avant tout à mettre les Boers à genoux alors que Kitchener entendait leur ménager la possibilité d’une sortie honorable du conflit. Toutefois ils opposèrent l’un comme l’autre un refus catégorique à leur texte. Celui-ci n’avait rien à voir avec les « propositions de Middelburg » qui devaient, aux yeux du gouvernement britannique, servir impérativement de cadre à un plan de paix.

Après de nombreuses navettes, d’inévitables suspensions de séance et de délibérations en commissions et sous-commissions, les négociateurs boers s’inclinèrent. Smuts et Hertzog s’employèrent alors, conjointement avec Kitchener, à rédiger une version amendée de ce projet de Middelburg, qui remontait à plus d’un an. Si les modifications qui lui furent apportées ne concernaient que quelques aspects, elles étaient loin d’être insignifiantes. Toutes, bien entendu, étaient à l’avantage des Boers. Certes, ces derniers se voyaient obligés de reconnaître Édouard VII comme leur souverain légitime, mais en contrepartie, ils étaient eux-mêmes officiellement reconnus comme représentants du Government of the South African Republic et de l’Orange Free State, en dépit des annexions proclamées par Roberts. Ils recevraient par ailleurs, à titre d’indemnisation pour dommages de guerre, non pas un million de livres mais trois. La question de l’octroi éventuel du droit de vote aux Noirs et aux métis ne serait examinée qu’après l’instauration de l’auto-gouvernance16.

Le texte fut envoyé par télégraphe à Londres le 21 mai. Milner le fit suivre d’une note privée et confidentielle destinée à Chamberlain, dans laquelle il affirmait qu’il ne serait pas fâché de voir cette proposition rejetée ou remaniée de façon drastique par le cabinet britannique. Certains faisaient preuve, à l’égard des Boers, d’une générosité excessive. Kitchener s’était, selon lui, laissé emporter par son désir d’en finir promptement avec la guerre. Et peut-être aussi par sa sympathie personnelle envers les dirigeants boers, aurait-il pu ajouter. Aussi acharnés qu’aient pu être l’un contre l’autre, sur un champ de bataille, des officiers appartenant à deux armées en conflit, une fois réunis à la table des négociations ils en venaient vite à s’entendre. Même le chef d’état-major de Kitchener, Ian Hamilton, qui plus d’un mois auparavant avait infligé aux Boers leur dernière grande défaite à Roodewal, était en bons termes avec ses adversaires. Il avait été invité, le 24 mai, au dîner organisé pour fêter le 32e anniversaire de Smuts et s’en était ouvert à Churchill dans une lettre, précisant à ce dernier qu’il avait été ravi d’avoir pour voisins de table Botha et De La Rey. De Wet se trouvait à la droite de Botha, et Smuts à la gauche de De La Rey. Ils avaient échangé des anecdotes rocambolesques liées à leurs évasions respectives. Il avait passé une magnifique soirée, et « ne pouvait espérer dîner en meilleure compagnie que celle-là17 ».

La réponse de Londres arriva le 27 mai. Le cabinet britannique approuvait globalement les nouvelles clauses et n’apportait que des modifications d’ordre rédactionnel. Chamberlain n’avait tenu aucun compte de l’avis de Milner. Le texte comprenait les dix conditions suivantes : les Boers déposaient les armes et reconnaissaient le roi d’Angleterre comme souverain de droit. Les prisonniers (de guerre) pouvaient rentrer chez eux aux mêmes conditions. Ils ne seraient privés ni de leur liberté individuelle ni de leurs biens. Exception faite de quelques cas individuels – trois pour être précis –, aucune poursuite n’était engagée à leur encontre. L’emploi du néerlandais était permis dans les écoles et les tribunaux. La possession de fusils était autorisée pour les personnes qui en avaient besoin pour leur protection, sous réserve qu’elles détiennent une licence conforme à la loi. L’administration militaire serait remplacée le plus tôt possible par un gouvernement civil, puis par l’autonomie. Ce n’est qu’après l’introduction de cette dernière que la question de l’octroi des droits électoraux aux indigènes (Native Franchise) serait tranchée. Aucun impôt supplémentaire ne serait institué pour couvrir les frais occasionnés par la guerre. Des commissions spéciales seraient nommées afin de rétablir la population dans ses foyers et un montant de 3 millions de livres sterling, ainsi que des prêts consentis « à des conditions avantageuses » seraient mis à disposition de ces commissions et consacrés à la reconstruction du pays18.

Ces points furent soumis aux négociateurs boers le 28 mai. Leurs questions furent peu nombreuses. Les délégués envoyés à la conférence de Vereeniging pouvaient-ils encore présenter des amendements ? Non, ce n’était pas possible, répondit sèchement Milner. Le texte était à prendre ou à laisser. Il donna ensuite lecture d’un autre document, rédigé à Londres, et relatif au sort réservé aux rebelles de la Colonie du Cap et du Natal. Ils étaient désormais privés de leur droit de vote. À vie, avait-il été décidé dans un premier temps, après quoi la durée de la sanction avait été ramenée à cinq ans. Leurs chefs seraient traduits en justice, mais aucune peine de mort ne serait prononcée contre eux. Tout était dit. Le soir même, à 9 heures, les cinq dirigeants Boers repartirent à Vereeniging. Il était convenu qu’ils devaient être de retour à Pretoria le 31 mai au plus tard.

Le lendemain, ils durent fournir une foule d’éclaircissements aux délégués. Et c’est ce qu’ils firent – tout du moins Botha, De la Rey et Smuts. Tous trois se donnèrent beaucoup de peine pour expliquer pourquoi ils se présentaient à eux avec une tout autre proposition que celle qu’ils avaient été chargés de transmettre. Le gouvernement anglais n’était tout simplement pas disposé à accepter quoi que ce soit d’autre. Rompre les négociations n’était pas possible. Ils étaient dos au mur. Au travers de ce que Botha avait appris depuis peu à Pretoria par le biais de sources anglaises et d’informateurs boers, la situation se révélait bien pire que ce à quoi il s’attendait. Sur les 60 000 civils en armes mobilisés depuis le début de la guerre, seuls 15 000 opéraient encore sur le terrain. 3 800 étaient morts au combat et 31 400 avaient été faits prisonniers. Quant au reliquat, il allait sans dire qu’il correspondait aux 10 000 hommes figurant désormais au nombre des hensoppers et autres joiners19. S’ajoutait à ce décompte la quantité effrayante des femmes et des enfants morts dans les camps de concentration. Au total, on en comptait 20 000. Autant dire que les Boers n’avaient, à ses yeux, « aucun intérêt à poursuivre la guerre… S’obstiner revenait purement et simplement à détruire la nation ».

Smuts prit fait et cause pour Botha et De la Rey exhorta les délégués à adopter la proposition de paix. Mais les deux négociateurs de l’État Libre étaient d’un autre avis. Hertzog hésitait. De Wet restait inébranlable et incitait au rejet. « Poursuivons avec acharnement cette lutte et disons tous d’une même voix : Nous continuerons à combattre durant le temps qu’il nous faudra pour voir notre indépendance ratifiée. »

Les délégués eurent ensuite la parole. Deux jours durant, le jeudi 29 et le vendredi 30 mai, tous les arguments furent passés et repassés en revue. Dans leur grande majorité, les Transvaliens se rangèrent derrière Botha, alors que les orateurs qui se manifestèrent – là encore, en nombre limité – parmi les représentants de l’État libre d’Orange prirent parti pour De Wet. Celui-ci vit son autorité renforcée quand Steyn se trouva obligé, en raison de sa maladie, de renoncer à présider. De Wet fut désigné, sans difficulté, pour le remplacer temporairement. Il devenait de ce fait plus que jamais nécessaire pour les Transvaliens d’obtenir son assentiment à une décision collégiale.

Le samedi, aux premières heures de la matinée, avant que ne se tienne la réunion, Botha et De la Rey allèrent trouver De Wet dans sa tente. Pouvaient-ils, à tout le moins, s’entendre sur la procédure à suivre ? Tous les arguments avaient été échangés, et l’on était le 31 mai, jour où la décision devait être prise. Pour peu qu’Hertzog et Smuts dressent par écrit le récapitulatif des différentes positions défendues, celui-ci pourrait ensuite être soumis aux délégués qui trancheraient alors de façon définitive par un vote. De Wet acquiesça et exposa lui-même l’idée à l’assemblée.

Smuts et Hertzog se mirent au travail. Ils rédigèrent une déclaration dans laquelle les principaux arguments plaidant en faveur de la proposition anglaise étaient, une fois de plus, énumérés : menace d’une disparition totale des deux républiques et destruction de tous les moyens de subsistance. Femmes et enfants voués aux souffrances et à la mort dans les « camps de concentration » ; interventions de plus en plus actives et violentes des métis et des Noirs dans le conflit, tant à l’intérieur qu’en dehors des frontières. Confiscations massives de biens privés, diminution continue des effectifs des commandos. Famine et privations auxquelles ceux-ci devaient faire face. Par conséquent, « rien ne pouvait plus justifier la poursuite de la guerre, qui ne pouvait conduire qu’à un désastre social et matériel, non seulement pour nous, mais aussi pour les générations futures ».

À 2 heures de l’après-midi, la proposition fut mise aux voix. Le résultat fit l’effet d’une douche froide. Le texte fut adopté à une majorité écrasante de 54 voix contre 6 – trois délégués du Transvaal et trois de l’État libre d’Orange. Burger conclut la conférence par quelques mots solennels. Le pasteur J. D. Kestell prononça la prière de clôture. Les représentants de Kitchener furent alors introduits. Un silence funèbre se fit lorsque Botha annonça que l’assemblée avait adopté la proposition de paix anglaise.

Les préparatifs de la signature officielle se firent en toute hâte. Burger, Reitz, Botha, De la Rey ainsi que L. J. Meyer et J. C. Krogh, les deux membres du Conseil exécutif, signèrent au nom du Transvaal. De Wet, Hertzog et les deux membres du gouvernement – W. C. J. Brebner et C. H. Olivier, signèrent pour l’État libre d’Orange. Leur train entra en gare de Pretoria un peu avant 11 heures du soir. Kitchener et Milner les attendaient à la Melrose House. Le rituel de la signature fut accompli en cinq minutes. Burger signa en premier, Milner en dernier. La guerre des Boers avait officiellement pris fin. Le silence était irréel. Kitchener fut le premier à le rompre : « Nous sommes désormais de bons amis20 ! »