À la dérive


Pretoria, juin 1900

Il fallait se battre pour passer. Tout le monde voulait aller à Pretoria. À partir de Johannesburg, de longues files de réfugiés encombraient la route. Ils avaient entassé tout ce qui leur appartenait dans des chars à bœufs ou dans le premier engin à roues qu’ils avaient trouvé. Des soldats Boers impatients, montés sur des chevaux à bout de forces et qui étaient depuis peu de retour du front, zigzaguaient à travers la foule. « On revient chez nous, la guerre est terminée ! » criaient-ils à qui pouvait les entendre1. Des soldats anglais observaient la scène à distance. À quoi bon se mettre en peine pour des réfugiés ?

Deneys Reitz rentrait, lui aussi, dans ses foyers. Il manœuvrait adroitement dans la cohue sur son poney Basuto, en restant le plus près possible de son frère aîné Hjalmar. Derrière eux venait leur serviteur noir Charlie. Deneys avait perdu de vue ses deux autres frères. Arnt2 avait pu monter dans un train de marchandises à Johannesburg. Un homme avait promis de veiller sur lui. Restait à espérer que tout se passerait bien car il commençait déjà à être pris de délire. La fièvre typhoïde, probablement. Quant à Joubert, personne ne savait où il était passé. Le bruit courait qu’un régiment de cavalerie avait, deux semaines auparavant, attaqué son unité par surprise à Koppie-Alleen. Deneys n’avait plus entendu parler de lui depuis. Peut-être était-il mort. Il s’agissait à présent de rentrer le plus vite possible. Son père devait savoir à quoi s’en tenir. C’était lui, après tout, qui avait déclenché la guerre en apposant sa signature sur l’ultimatum adressé aux Anglais. Deneys broyait du noir.

Huit mois auparavant, lorsqu’il était parti pour le Natal, il en allait tout autrement. Il était, à 17 ans, porté par l’héroïsme romantique des combats. Ils allaient « jeter les Anglais à la mer ». Et on lui avait permis de se joindre aux soldats, armé de son propre Mauser, bien qu’il fût encore trop jeune pour se battre. Son rêve s’était transformé en cauchemar avec cet interminable siège de Ladysmith qui n’avait mené à rien et avec la bataille de Spion Kop, qui lui avait révélé la guerre dans toute son horreur. Il avait vu « ces morts valeureux étendus sur le sol, bouches et narines pleines d’horribles mouches vertes » ; des morceaux de corps dont on aurait dit qu’ils sortaient d’un broyeur à viande, des « visages mutilés, figés dans toutes sortes d’expressions inhumaines », que « la chaleur du soleil faisait gonfler ».

Reitz avait été longtemps hanté par ces images, mais, après le retrait des Boers du Natal, il était pourtant reparti sur le front, cette fois dans l’État libre d’Orange où il était né et où il avait connu une enfance extrêmement heureuse. On pouvait d’ailleurs à peine parler de front. La campagne s’était terminée par une défaite humiliante des Boers. Leurs unités dispersées n’avaient pratiquement rien pu faire contre les forces britanniques, infiniment supérieures en nombre. Lui-même n’avait pour ainsi dire pas combattu. Les Anglais les avaient balayés. Même Koos de La Rey n’avait pu opposer de résistance. Cette situation s’était répétée à l’identique au Transvaal. Rien ni personne n’avait pu arrêter les Anglais sur leur lancée. La plupart des commandos boers avaient perdu courage. Beaucoup avaient cessé le combat. Johannesburg était tombée, et ils ignoraient ce que leur réservait Pretoria.

Ils y arrivèrent tard, vers 10 heures du soir, et gagnèrent par les rues obscures leur maison dans le quartier de Sunnyside, où les attendait une grosse déception. L’enclos était désert, leur demeure vide. Ils frappèrent chez les voisins, mais personne ne se dérangea. Dans un groupe de maisons situé un peu plus loin, une porte s’entrouvrit. « Le président et le secrétaire d’État ont pris la fuite, leur fut-il dit, et Pretoria sera livré aux Anglais demain. » Sur ces mots, on leur claqua la porte au nez.

Que Kruger et leur père se soient enfuis leur paraissait incroyable, mais l’heure était trop tardive pour tenter d’en savoir plus. Ils forcèrent l’entrée, mirent les chevaux à l’écurie, entrèrent dans l’arrière-cuisine où il restait encore un peu à manger. Après les nuits très froides passées dehors, à la dure, ils purent enfin dormir dans leur lit. Piètre réconfort à la tristesse de ce retour. Un frère disparu, un autre malade, quelque part, le long de la route. Leur père, leur belle-mère, leurs demi-frères et demi-sœurs plus jeunes avaient quitté la maison sans que personne ne sache où ils étaient partis.

Le lendemain matin, Hjalmar et Deneys allèrent explorer les alentours pour se rendre compte de ce qui s’était passé en leur absence. La ville était en plein chaos. Des tirs d’artillerie ; partout des magasins et des entrepôts de vivres pillés ; les rumeurs les plus folles circulant à la ronde. Les Anglais à l’approche. Ils rentrèrent chez eux et, alors qu’ils rassemblaient leurs affaires, Joubert surgit soudain devant eux. Sain et sauf ! Son cheval avait été tué à Kopie-Alleen, et il s’était enfui à pied. Après quoi il avait pris le train. Le temps manquait pour fêter leurs retrouvailles. Ils décidèrent de partir tous les trois, aussi vite que possible, vers l’est. Près d’un magasin qui avait été mis à sac, ils s’emparèrent d’un cheval pour remplacer celui de Joubert. Ils laissèrent Charlie sur place. « Le pauvre garçon nous supplie de le garder, mais il ne faut pas nous laisser attendrir. » Ils ne pouvaient plus s’offrir le luxe d’avoir un domestique. Il y avait pénurie de chevaux et de nourriture, ils avaient besoin de sa monture comme cheval de bât. Ils le laissèrent prendre les couvertures et tout ce qu’il pouvait emporter, avant de lui dire adieu.

À la tombée du jour, ils se trouvaient déjà à environ 15 kilomètres de Pretoria. Ils passèrent la nuit à proximité de la distillerie de la Première Fabrique3. Au lever du soleil, ils s’aperçurent que l’endroit servait de point de ralliement à plusieurs centaines de combattants boers. Mais il n’y avait pas trace de leur unité de combat, l’Africander Cavallerie Corps (A.C.C.). Par contre, ils rencontrèrent Jan Smuts, le procureur d’État, qui leur apprit où Kruger et leur père étaient allés. Ils n’avaient évidemment pas pris la fuite et avaient rejoint Machadodorp, à environ 250 kilomètres plus à l’est, sur la ligne de chemin de fer – village dont ils avaient fait la nouvelle capitale, à partir de laquelle ils entendaient poursuivre le combat. Louis Botha s’employait déjà à constituer une nouvelle force armée. Smuts était sur le point de partir vers l’ouest du Transvaal afin d’aider Koos de La Rey à y organiser la résistance.

Il y avait longtemps qu’ils n’avaient eu d’aussi bonnes nouvelles. Joubert se mit aussitôt en route vers le camp de l’armée de Botha. Hjalmar et Deneys décidèrent d’aller tout d’abord au-devant de leur père, pour savoir ce qu’il pensait de la situation. Peut-être en savait-il davantage sur Arnt. Ils partirent en hâte vers Machadodorp4.

 

Lord Roberts ne perdit pas de temps. À ses yeux, la guerre avait pris fin, sans aucune équivoque, le 5 juin 1900, après la prise de Pretoria. Les Boers et leurs dirigeants n’avaient pas d’autre issue que de s’y résigner. Le plus tôt serait le mieux. Quant à lui, il s’installa à Melrose House, l’une des nouvelles villas tape-à-l’œil du quartier de Sunnyside, et se mit au travail. Afin d’accentuer toujours plus sa pression sur un adversaire rebelle, il avait jusqu’alors recouru alternativement ou conjointement à l’intervention militaire musclée et aux « bombes de papier » qu’étaient ses proclamations. Il convenait à présent d’accompagner ces dernières de sanctions concrètes. Si les chefs Boers étaient un tant soit peu sensés, ils accepteraient alors son invitation à négocier. Dans le cas contraire, ils n’auraient plus qu’à s’en prendre à eux-mêmes.

Il avait renoncé à ramener à la raison les chefs de la résistance de l’ex-État libre d’Orange, devenu depuis le 24 mai l’Orange River Colony (Colonie du fleuve Orange). Il n’y avait rien à attendre d’eux, comme le montraient clairement les contre-proclamations de Steyn et les actes de sabotage de Christiaan de Wet. Le 31 mai, il étendit ses pouvoirs en décrétant la loi martiale sur tout le territoire. La proclamation qu’il fit le lendemain tenait de l’ultimatum : quiconque n’aurait pas remis ses armes dans les quinze jours, c’est-à-dire à la date du 15 juin, serait considéré et traité comme un insurgé, avec toutes les conséquences qui en découleraient pour sa personne et ses biens5.

S’agissant des réactions des autorités du Transvaal, Roberts fit tout d’abord preuve d’optimisme. Au tout début du mois de juin, Botha parut disposé à entendre raison. Les Britanniques eurent recours à de nombreux intermédiaires – dont Annie, sa propre épouse – pour l’engager à la discussion. Louis de Souza, le secrétaire du département de la guerre, avec qui Churchill avait noué de bonnes relations durant sa captivité, alla beaucoup plus loin : il écrivit une lettre à Botha – au nom de Roberts, prétendit-il – dans laquelle lui était proposé ni plus ni moins qu’un pacte de corruption. Promesse était faite à Botha – et à De La Rey – qu’ils ne seraient pas bannis s’ils se rendaient et qu’il leur serait permis, sur parole, de rester en Afrique du Sud. Chacun d’eux bénéficierait en outre d’une dotation annuelle de 10 000 livres. Personne ne savait exactement qui se cachait derrière cette offre généreuse. Botha ne parvenait pas à croire qu’un homme comme Roberts pût s’abaisser à de tels procédés, et il voyait dans les avances directes ou indirectes qui lui étaient faites autant d’offenses. Il se trouvait par là même conforté dans sa détermination à n’accepter de négocier que s’il obtenait préalablement l’assurance que l’indépendance de l’Afrique du Sud serait préservée. Faute de quoi les Boers du Transvaal continueraient le combat, à l’instar de ceux de l’État libre d’Orange. La bataille livrée les 11 et 12 juin à Diamond Hill prouvait qu’ils en avaient la capacité.

C’est aussi ce dont Roberts finit par se persuader. Décidé à augmenter la pression sur les territoires, il lança le 16 juin une nouvelle proclamation – c’était la cinquième – relative aux « petits groupes de saboteurs » qui détruisaient les ponts de chemin de fer et les lignes télégraphiques. Ils ne pouvaient, selon lui, se livrer à de telles actions qu’au su et avec le consentement des autres habitants et notamment des « résidents civils les plus en vue » des environs. Roberts déclarait donc ces derniers coupables de complicité – décision qui prenait immédiatement effet. En cas de destruction d’un bien public, les maisons et les fermes situées à proximité immédiate seraient brûlées et les notables résidant dans le secteur emprisonnés.

Trois jours plus tard, Roberts durcit encore ces mesures : outre la notion de responsabilité collective, la sixième proclamation, en date du 19 juin, invoquait celle de responsabilité pénale et financière. C’est à la communauté locale qu’il incomberait de rembourser les dommages provoqués sur son territoire par les saboteurs. De plus, le directeur des chemins de fer – placés entre-temps sous administration militaire – était autorisé à faire accompagner les trains par des citoyens connus et jouissant de la considération générale, qui serviraient d’otages.

Pour qu’on comprenne qu’il ne plaisantait pas, Roberts avait décidé de faire sans attendre un exemple. L’homme à qui l’on devait les attaques les plus fréquentes et les plus audacieuses, celui qui avait causé les dommages les plus considérables aux lignes ferroviaires et télégraphiques britanniques était sans conteste Christiaan de Wet. Son raid le plus fameux avait eu lieu le 7 juin à la gare de Roodewal, à proximité de la ferme de sa famille. Il se trouvait par ailleurs que la date imposée par Roberts, avant laquelle tous les citoyens armés de la Colonie du Fleuve Orange devaient avoir remis leurs armes aux autorités, allait expirer sous peu. La suite était prévisible. Le 15 juin, veille de sa cinquième proclamation, il fit part de sa décision aux officiers de son État-major. Il importait que les sanctions qu’il allait annoncer soient effectives, y compris celle qui consistait à détruire par le feu les exploitations agricoles. De Wet était un rebelle et devait être traité comme tel. « Il nous suffira de faire quelques exemples et nous commencerons par les De Wet. » Il revint à lord Methuen d’exécuter la sentence. Le 16 juin, la ferme de Roodepoort fut réduite en cendres6.

 

Ainsi donc, la guerre venait jusque chez lui. Quand il se sentit suffisamment en sécurité pour regagner sa ferme, les décombres ne fumaient plus, mais le spectacle, même à distance, était déchirant. Le travail de ses mains avait été réduit à néant. De Wet demanda à Stoffel Froneman et à Piet Fourie, ses généraux, de serrer la bride à leurs chevaux, et poursuivit seul son chemin. Tel était donc le prix à payer ! Ses trois aînés, Kotie, Izak et Christiaan, combattaient avec lui, sa femme Cornelia et ses neuf autres enfants, qui avaient pendant des mois battu la campagne, s’étaient réfugiés dans un camp quelque part au bord du Vaal. Et voilà qu’à présent la ferme familiale et ses dépendances étaient dévastées. Ils n’y étaient pas allés de main morte et avaient, à l’évidence, eu recours à la dynamite. Il mit pied à terre, s’agenouilla devant la tombe de sa fille morte en bas âge et pria. Le visage crispé et blême, il rejoignit à cheval ses compagnons. « Allons-y. Nous n’en avons pas encore fini7 ! »

Pour ce qui était de faire un exemple, Roberts avait réussi. Au moins en partie. En faisant détruire Roodepoort, il portait un coup dur aux combattants Boers. Et les représailles exercées contre le commandant-général de l’État Libre influencèrent de façon décisive le comportement de ceux qui étaient jusqu’alors indécis. Si même la ferme de De Wet pouvait disparaître dans les flammes, rien ni personne n’était désormais en sécurité, à commencer par leurs propres exploitations. Mieux valait donc se rendre. C’est ce qu’avaient fait des milliers de combattants boers après la double percée effectuée par les Anglais le 27 février 1900 – et ils étaient imités, à présent, par des milliers d’autres. 12 000 à 14 000 Boers déposèrent les armes entre mars et juillet 1900, soit une proportion comprise entre un cinquième et presque un quart des 60 000 hommes mobilisés au début du conflit dans les deux républiques. Saignée d’autant plus considérable qu’une fraction relativement élevée des hensoppers8 était constituée de bourgeois aisés et de hauts fonctionnaires qui avaient tous quelque chose à perdre. Figuraient notamment parmi eux le général Hendrik Schoeman, membre du Conseil exécutif du Transvaal et le général Andries Cronjé, frère cadet de l’ancien commandant-général de l’État libre d’Orange, Piet « Paardeberg » Cronjé9.

Mais l’incendie qui avait consumé Roodepoort eut aussi un effet contre-productif. Il renforça l’esprit frondeur d’un grand nombre de Boers, inversant par là même la logique qui sous-tendait la stratégie d’intimidation de Roberts. À leurs yeux, c’était De Wet qui donnait l’exemple, celui d’un homme qui sacrifiait tout ce qu’il possédait à l’idéal commun de liberté et d’indépendance de la patrie. Plus résolu que jamais, « Chrisjan » poursuivait le combat, prêt à aller jusqu’au bout. Cette attitude renforça son autorité morale et incita de nombreux sceptiques à se rallier à lui.

Roodepoort prit donc une signification ambivalente : symbole de l’inutilité de la résistance pour les hensoppers10, il devint pour les bittereinders celui du dépassement de soi au service d’une noble cause. Autrement dit, les mesures draconiennes prises par Roberts semèrent la discorde parmi les Boers, en polarisant à l’extrême les positions existantes. Il les contraignit à se déterminer pour ou contre lui. Ou bien ils reprenaient leur existence rustique et paisible, en se comportant désormais en loyaux sujets de l’administration britannique, ou bien, expropriés et pourchassés, ils se condamnaient à la vie errante promise aux rebelles. Telle était la guerre qu’il déclarait contre chaque Boer en particulier. Une guerre qui ne se déroulait plus sur les champs de batailles mais qui avait désormais investi les communautés villageoises, les familles, se transformant en un combat entre voisins, entre frères, entre père et fils. Une guerre des consciences. Ce d’autant plus que, de leur côté, les dirigeants boers ne laissaient guère le choix à leurs concitoyens. Dans l’État libre d’Orange, le président Steyn le leur avait fait clairement comprendre à l’occasion de sa première contre-proclamation du 19 mars. Son gouvernement était et demeurait la seule autorité légale : ne pas accomplir son service militaire constituait un acte de haute trahison. Les proclamations de Roberts qui suivirent – le 24 mai et le 1er juin – ne changèrent rien à sa ligne de conduite, comme le montra sa seconde contre-proclamation du 11 juin. Les prétentions de Roberts, déclara-t-il, étaient contraires au droit des peuples « puisque le gouvernement de l’État libre d’Orange [était] toujours en place et que [c’était] exclusivement à ses ordres que se [conformaient] les citoyens11 ».

Après être sorties de leur irrésolution initiale, les autorités du Transvaal firent elles aussi preuve de fermeté. Depuis Machadodorp, le président Kruger fit à son tour diffuser une proclamation, dirigée contre les deux premières proclamations « transvaliennes » de Roberts. Il y reprenait, en substance, les déclarations de Steyn. Déniant toute espèce de validité aux revendications de Roberts, il exhorta les burghers à ne pas se laisser tromper et intimider « par des promesses et des menaces ». Quiconque « prêtait serment de fidélité » au gouvernement britannique se rendait coupable d’un crime de haute trahison. Sans être pour autant à l’abri d’une mesure de bannissement à Sainte-Hélène, ajoutait-il en guise de mise en garde.

Les choses n’en restèrent pas là. Des rapports de Botha et d’autres commandants faisaient sans cesse état du découragement des citoyens et des défections qui décimaient les commandos. Kruger réagit en multipliant les télégrammes, les uns d’encouragement, les autres d’admonestation, et d’autres encore combinant ces deux registres. Ce dont témoigne par exemple le contenu de l’appel qu’il adressa le 20 juin à des concitoyens désespérés : « Frères, frères, je vous en conjure, ne délaissez pas la Foi, conservez-la pieusement et combattez au nom du Seigneur. Consultez votre propre cœur : si d’aventure vous devenez lâches et fuyez devant l’ennemi, c’est parce que vous avez cessé de croire qu’il y a un Dieu au Ciel, et que vous êtes devenus des blasphémateurs. » Mais même s’il ne restait plus qu’un petit nombre d’hommes déterminés à combattre, il y avait encore de l’espoir, assura-t-il à Sarel Oosthuizen, le « cavalier à la sombre silhouette » qui avait fait prisonnier Churchill et avait depuis lors été nommé général : « Il me semble qu’il en sera de nous comme de Gédéon et ses 300 hommes : une petite troupe de braves mènera, à elle seule, le combat de bout en bout, et Dieu lui-même dira à la Bête : “Jusqu’ici, mais pas au-delà.” »

Outre des formules bibliques, les télégrammes envoyés depuis Machadodorp contenaient aussi des menaces de sanctions terrestres : Kruger n’hésitait pas à qualifier d’« assassins du peuple » les combattants qui abandonnaient leurs postes. Et dans les districts qui demeuraient sous le contrôle des Boers, il avait donné l’ordre d’arrêter ceux qui mettaient bas les armes et de les traduire devant une cour martiale. Tous leurs biens devaient être confisqués, précisa-t-il le 24 juin. Quiconque prêtait serment de neutralité encourrait des poursuites. Selon les termes du secrétaire d’État Frank Reitz, « il trahissait ainsi la patrie et le peuple12 ».

 

Des wagons. Un long chapelet de wagons. C’était là que se terraient le gouvernement du Transvaal et les divers fonctionnaires civils qui étaient arrivés, avec lui, de Pretoria. Il avait fallu trois jours à Deneys et Hjalmar Reitz pour faire le voyage. Ils étaient allés jusqu’à Middelburg à cheval, où, par bonheur, ils avaient pu monter dans un train de marchandises. Ils parvinrent de bon matin à Machadodorp, la nouvelle capitale, et trouvèrent leur père dans l’un des wagons. Ce fut, pour eux tous, un réconfort que de se revoir sains et saufs après ces mois d’épreuves. Le père savait qu’Arnt avait été accueilli dans un hôpital russe ambulant stationné 20 kilomètres plus loin, à Waterval Onder, sur la ligne de chemin de fer. Leur belle-mère et les jeunes enfants avaient gagné Lourenço Marques et avaient embarqué à destination des Pays-Bas où ils avaient de la famille. La guerre était loin d’être terminée, leur déclara-t-il. La nouvelle tactique adoptée par les Boers donnait de bien meilleurs résultats que les batailles de grande ampleur. George Washington avait donné l’exemple ! Lui aussi avait fini par triompher après s’être sorti d’une situation presque désespérée.

Sa confiance et son optimisme ragaillardirent Deneys, pourtant encore en proie aux inquiétudes que lui causaient les défections nombreuses au sein des commandos. Mais le désir de revoir Arnt passait avant toute autre chose. Ils se trouvaient à l’extrémité du haut plateau. De Waterval Boven à Waterval Onder, le train, équipé de roues dentées, descendait une pente à forte déclivité. Il faisait beaucoup moins froid dans la vallée. Arnt était entre de bonnes mains. Selon les infirmières russes, il se portait beaucoup mieux. Il n’avait plus de fièvre, mais n’était pas encore tout à fait hors de danger. Ils aperçurent Kruger près de l’hôpital. Le vieux président avait fui le froid des hauteurs, leur avait dit auparavant leur père. Assis dans un wagon salon, devant une bible ouverte posée sur une table, il était plongé dans ses méditations. À travers la vitre, l’homme leur parut « solitaire, triste et las ». Ils n’osèrent pas l’aborder.

De retour à Machadodorp, ils prirent congé de leur père. Ils souhaitaient pouvoir rejoindre un commando. À Middelburg, après avoir récupéré leurs chevaux, ils rencontrèrent une brigade de volontaires allemands comptant près de 60 hommes placée sous le commandement du baron autrichien von Goldeck. Chargés d’un travail de reconnaissance pour le compte de Louis Botha, ils y prirent tous deux grand intérêt. Le commandant-général boer s’employait à restructurer l’armée en rassemblant les unités dispersées ici et là, et obtenait, à cet égard, des résultats de plus en plus encourageants. « Des milliers, les plus faibles s’étaient rendus ou étaient rentrés chez eux, […] mais ceux qui avaient tenu étaient des combattants endurcis. »

Deneys se retrouva un soir en présence du Commando Pretoria, unité au sein de laquelle il avait livré, au Natal, ses premiers combats – ou plus exactement de ce qu’il en restait : une moitié seulement, soit tout au plus 150 hommes. La compagnie avait un nouveau veldkornet13, Max Theunissen, âgé de 25 ans. Deneys entretenait de bons rapports avec les Allemands, mais les vieux liens de camaraderie furent plus forts. Il décida de rejoindre ses anciens compagnons. Hjalmar resta sous les ordres de von Goldeck. Deneys emmena son cheval rouan. Il prit aussi le petit poney basuto pour porter son barda. Theunissen avait été chargé par Botha d’organiser des actes de sabotage sur la voie ferrée reliant Pretoria à Johannesburg. C’était donc un retour en territoire connu.

Mais ils se heurtèrent à un mur : les Britanniques surveillaient de si près la ligne ferroviaire que les commandos ne pouvaient l’approcher. Ils en étaient réduits à vaguer dans les parages dans l’espoir qu’une opportunité finirait par se présenter. Quelques jours plus tard, Reitz entendit dire que l’Africander Cavallerie Corps, dans lequel il avait servi alors qu’il se trouvait dans l’État libre d’Orange, menait aussi des opérations dans la région. Il décida d’aller revoir ses « anciens camarades » et par la même occasion de rendre visite au commandant Malan.

Ces joyeuses retrouvailles tournèrent à la tragédie. Alors que Reitz échangeait avec ses amis, une colonne britannique engagea l’assaut en lançant des obus à la lyddite. Si les premiers projectiles passèrent loin de leurs cibles, les artilleurs anglais eurent vite fait d’ajuster leurs tirs. Malan ordonna à ses hommes de se mettre à couvert. Reitz se retrancha derrière le mur d’un jardin, un petit groupe se réfugia derrière un gros saule. Piètre bouclier. Un obus vint soudain se ficher au travers du tronc et éclata aussitôt après. Sept hommes s’étaient trouvés là, mais quelques secondes après la déflagration, il ne restait plus rien d’eux sur place : « Littéralement mis en pièces, leurs débris couvraient le sol sur un rayon d’une trentaine de mètres. » Quand les tirs d’artillerie eurent cessé, « il fallut ramasser leurs restes à l’aide d’une pelle » – un spectacle répugnant.

Et comme si ce n’était pas assez, le commandant Malan fut peu après touché à son tour. Une balle en pleine gorge l’emporta en quelques minutes. C’en était trop pour Reitz. Il « était poursuivi par l’idée de rejoindre l’ACC », mais, sous le choc, l’envie lui était passée. L’Africaner Cavallerie Corps subissait manifestement l’influence d’un astre maléfique.

Il resta donc au sein du Commando Pretoria. Les semaines suivantes s’écoulèrent sans incident. Ils patrouillèrent aux alentours de Pretoria, tenant à l’œil les mouvements des troupes anglaises, avec lesquelles ils échangeaient de temps à autre quelques coups de feu. Ce moment de répit permit aux dirigeants boers de réorganiser leurs commandos dispersés, et à leurs concitoyens de surmonter l’adversité. On était à la mi-juillet. Au cœur de l’hiver14.

 

Piet de Wet avait depuis un certain temps l’idée en tête. Le combat engagé ce 19 juillet à Karroospruit ne faisait que confirmer ce qu’il pensait. Lui et Daniel Theron, qui commandait le corps des éclaireurs, avaient fait tout ce qu’ils pouvaient. Mais devant les troupes de Broadwood, ils n’avaient dû leur salut qu’à la fuite. La supériorité numérique des Anglais ne leur laissait aucune chance. C’était d’ailleurs devenu la règle ces derniers temps. Tout cela n’avait plus guère de sens. Il avait grand besoin de parler à son aîné.

En matière d’obstination, aucun de ces deux frères De Wet, Christiaan et Piet, ne le cédait à l’autre. Et c’était peut-être ce qui expliquait pourquoi ils avaient toujours vécu en parfaite intelligence. Piet avait sept ans de moins que Christiaan, son grand frère favori. Issus d’une famille de quatorze enfants domiciliée à Dewetsdorp, dans l’État libre d’Orange – le village avait reçu ce nom en hommage à leur père –, ils avaient exploité ensemble une ferme au Transvaal pendant quelque temps et partageaient de nombreux souvenirs de guerre. Tous deux avaient pris part au rassemblement de Paardekraal en décembre 1880, lors duquel la première déclaration de guerre aux Anglais avait été lancée. Et ils avaient, par leur engagement dans la bataille de Majuba Hill, le 27 février 1881, contribué à la victoire des Boers dans ce conflit. Leurs deux noms étaient également liés aux batailles vaillamment remportées durant la guerre présente – celles de Nicholson’s Nek le 30 octobre 1899, et celle du 31 mars 1900 à Sannaspost, pour ne citer que les plus connues. Ils avaient gravi très rapidement les échelons, chacun d’eux étant devenu général en un temps record. Christiaan avait succédé à Piet Cronjé au poste de commandant en chef des forces armées de l’État libre d’Orange. À la tête de toutes les troupes déployées au Sud, sur le « front du Cap », Piet pouvait se prévaloir d’occuper le même rang.

Mais face à l’avancée de Roberts, ils se divisèrent. Celle-ci constituait, selon Christiaan, l’occasion à saisir pour procéder sur-le-champ à un changement radical de tactique. Il fallait laisser passer les Anglais, puis attaquer par l’arrière leurs lignes de communications en menant des actions imprévisibles, ajustées au coup par coup en fonction des événements. Conception qui correspondait on ne peut mieux à son tempérament farouche, indépendant et indiscipliné. Piet préférait s’en tenir à des modes d’action sûrs et éprouvés : choisir ses positions de façon réfléchie, enrayer la progression des Britanniques par des manœuvres calculées, plutôt que de s’abandonner à l’esprit d’aventure ou de se laisser guider par les impulsions du moment. C’était là son style : attaché à la règle et à l’ordre, il tenait aussi à la propriété privée, comme on put notamment le constater à l’occasion du différend qui l’opposa pendant d’interminables mois à la Commission d’approvisionnement militaire du Transvaal.

Peu avant la guerre, Piet de Wet avait fourni à celle-ci 100 chevaux. Le prix convenu était de 20 livres par animal, mais Piet, qui n’avait reçu que 18 livres, en conçut une rage folle, que les aléas du conflit ne purent tempérer. Le 18 mars 1900, quelques jours après que Bloemfontein fut tombée aux mains des Anglais, il fit part de son indignation aux autorités de Pretoria en envoyant deux télégrammes dont l’un était personnellement destiné au président Kruger. Il criait au scandale : sa perte était de 200 livres au total ! De quel droit les employés des bureaux concernés pouvaient-ils décider que ses chevaux valaient moins que le prix arrêté au terme d’un accord ? Voilà qui portait l’injustice à son comble : tandis qu’il risquait sa vie en combattant, eux se la coulaient douce à Pretoria.

Personne ne sut comment l’affaire se termina, mais elle révélait en tout cas quel genre d’homme était Piet de Wet. Il revendiquait ses droits. Et on ne le faisait pas facilement démordre de ses opinions sur la guerre. Plus les Anglais avançaient, plus il était pessimiste quant à l’issue du conflit. Les Boers avaient fait du mieux qu’ils pouvaient, lui plus que tout autre, mais cela, au bout du compte, n’avait pas suffi. Il était grand temps de regarder la vérité en face. Poursuivre le combat ferait du tort à leur pays, à leurs biens, à leurs femmes et à leurs enfants. Les dirigeants Boers se devaient de sauver ce qui pouvait l’être. Pour leurs familles. Il décida alors de passer à l’action. Le 18 mai, il informa Broadwood et Hamilton qu’il était prêt à se rendre, à condition qu’on le laisse regagner tranquillement sa ferme à Lindley. Sa proposition fut refusée sur ordre de Roberts, lui fit-on comprendre. Seules étaient acceptées les redditions sans condition, telles étaient les instructions. À ses yeux, cela dépassait les bornes.

Il continua donc à se battre, remportant même deux semaines plus tard, le 31 mai, un succès spectaculaire. Avec le commandant Michael Prinsloo – le plus jeune frère de Marthinus – il fit prisonnier un bataillon anglais tout entier, à proximité de Lindley. Et pas n’importe quel bataillon : celui-ci comprenait en effet pas loin de 500 volontaires du 13e Imperial Yeomanry, issus en grande partie de milieux fortunés et aristocratiques.

Si elle fit beaucoup de bruit en Angleterre, l’« affaire Lindley » ne redonna pas espoir à Piet de Wet. Au début du mois de juin, il proposa de son propre chef un cessez-le-feu partiel à lord Methuen. Steyn réprouva son initiative – tout comme Roberts d’ailleurs – et lors du conseil de guerre du 6 juin son frère aîné lui demanda des comptes. L’affrontement fut rude. Piet accusa tour à tour Christiaan, Steyn et plus spécialement les dirigeants du Transvaal de leurrer leurs concitoyens. La prétendue intervention étrangère qu’ils promettaient n’était qu’un miroir aux alouettes. Entre-temps, du reste, Pretoria était tombée. Il les mit en garde : en continuant la guerre, ils allaient ruiner le pays et sacrifier des femmes et des enfants innocents. Mais tous firent la sourde oreille. Pire encore, Christiaan sortit de ses gonds et le prit violemment à partie.

Le conflit entre les deux frères s’envenima à la fin juin en prenant une tournure encore plus personnelle. Ils se retrouvèrent en compétition dans une affaire triviale d’attribution de poste. Steyn avait désigné Christiaan de Wet pour succéder à Naas Ferreira en tant que commandant- général. Mais il n’y avait pas eu d’élection, comme le voulait l’usage établi. Piet et deux autres généraux, Marthinus Prinsloo et Jan Olivier, manifestèrent de façon explicite leur mécontentement à ce sujet. Bien que Steyn n’estimât pas celle-ci nécessaire, Christiaan décida de faire procéder à une véritable élection, afin de parer à toute contestation. Elle se déroula fin juin et son résultat fut sans équivoque : il obtint vingt-six voix, Olivier trois, Prinsloo deux, et Piet une seule.

Chacun des deux frères savait désormais à quoi s’en tenir sur les sentiments de l’autre. Piet de Wet, dépité, quitta la réunion. Par devoir, il reprit sa place à la tête de son commando, tout en limitant ses interventions aux environs immédiats de sa ferme, à Lindley. Il avait de longues et fréquentes conversations avec Susanna, son épouse, qui craignait que les Anglais ne « mettent aussi le feu à leur maison ». Qu’adviendrait-il alors d’elle et de ses onze enfants ? Allait-elle finir sa vie comme une vagabonde, à l’instar de Cornelia, sa belle-sœur ? Cette sombre perspective les effrayait tous deux.

Après s’être rongé les sangs pendant des semaines, Piet fit une dernière tentative. Le 20 juin, il alla trouver son frère à Blesbokfontein. Pensait-il une poursuite de la guerre encore possible ? Cette question suffit à elle seule à mettre Christiaan en fureur. « Tu es fou ? » Ce fut son unique réaction. Tout était dit. Piet rejoignit ses troupes et discuta du problème avec quelques-uns de ses plus proches amis, qui étaient de son avis. Le 24 juillet, il s’enquit des conditions posées par les Anglais. En réponse à une question qu’un de ses hommes lui posait, il se contenta de dire : « Je ne peux pas vous conseiller. Chacun d’entre vous n’a qu’à faire ce qu’il croit être le mieux pour lui. Mais moi, je rentre dans mes foyers. » Le 26 juin 1900, il alla à Kroonstad présenter sa reddition15.