Coupable paysage


Naauwpoort, décembre 1900

Trois jours s’étaient écoulés, mais Deneys Reitz n’était pas encore remis. En ce 16 décembre 1900, date du Dingane’s Day1, qui commémorait l’écrasement des Zoulous à Bloedrivier, les Boers avaient un autre événement à célébrer : la spectaculaire victoire qu’ils avaient remportée tout près de Nooitgedacht. Mais l’image de ce soldat anglais dont une moitié de la tête avait été emportée continuait à le hanter. C’était sa balle qui l’avait tué. Une balle dum-dum. À Warmbad, il en avait glissé quelques-unes dans une poche séparée de sa cartouchière pour s’en servir contre le gros gibier, et, dans l’ardeur du combat, en avait garni, sans y prendre garde, le magasin de son fusil. C’était précisément à cet endroit que le général Beyers et le pasteur Kriel souhaitaient ériger un nouveau monument. Chacun devait poser une pierre, contribuant ainsi à la formation d’un « cairn » commémoratif, pareil à celui qui avait été élevé au Paardekraal et que Roberts avait fait supprimer par la suite. L’idée n’avait pas les faveurs de Reitz.

La victoire de Nooitgedacht constituait un événement mémorable. C’était la première fois depuis presque un an que les Boers s’étaient rués ainsi à l’attaque. Après un lamentable échec le 6 janvier 1900 à Platrand, au sud de Ladysmith, ils avaient cette fois tenu bon. Les commandos de Beyers, parmi lesquels se trouvaient Reitz et le reste des hommes de l’Africander Cavallerie Corps, avaient forcé la décision. Au sommet d’une colline et à l’aube. Ils avaient fondu sur les Northumberland Fusiliers retranchés là, poussant des cris, tirant, et repoussant les baïonnettes avec les crosses de leurs fusils. Leurs pertes avaient été lourdes : une vingtaine de morts et soixantaine de blessés. Les Britanniques comptaient près d’une centaine de victimes et un nombre équivalent d’hommes faits prisonniers.

Après s’être emparé des fortifications anglaises, Beyers avait chargé Krause et ses hommes de l’ACC de ratisser la crête. Reitz, bien sûr, les avait accompagnés. S’étant trouvés confrontés à un détachement de l’Imperial Yeomanry qui se dirigeait vers le sommet, ils mirent hors de combat la totalité de l’unité – plus d’une vingtaine d’hommes parmi lesquels le soldat isolé tué par Reitz.

Ils étaient ensuite remontés au sommet. Il était 7 heures du matin. Le sort de la bataille était pratiquement joué. Les généraux en charge de l’attaque – De La Rey, Smuts et Beyers – avaient auparavant envisagé d’attaquer par surprise et simultanément le camp de l’armée anglaise qui s’étendait au pied de la colline et les positions renforcées, en hauteur. L’attaque du camp avait échoué : l’avant-garde boer avait été repérée trop vite, mais le succès de Beyers et de ses hommes avait fait coup double. Une fois leurs adversaires éliminés, ils avaient, depuis les hauteurs, ouvert le feu sur le camp, dans lequel le général-major Clements n’eut d’autre solution qu’une retraite précipitée.

Pour les hommes de Beyers, le moment était venu de redescendre. En abordant le ravin, Reitz passa près du soldat qu’il avait abattu à faible distance. C’est alors seulement qu’il se rendit compte des dommages que sa balle lui avait infligés. Terrifié, il saisit sa cartouchière, et, y ayant encore trouvé quelques balles dum-dum, les jeta dans le ruisseau qui coulait au bord du chemin et dont l’eau était toute rouge de sang. Il se mit à courir dans la descente.

Il rencontra plus loin deux officiers britanniques blessés. Ce fut comme s’il pénétrait soudain dans un autre monde. Visiblement détendus, ils entamèrent la conversation avec lui. Parlait-il anglais ? Parfait. Peut-être pouvait-il leur expliquer pourquoi les Boers continuaient à se battre, alors qu’il était évident qu’ils allaient perdre la guerre ? Comme s’il l’avait déjà répété auparavant, un passage du David Copperfield lui revint à l’esprit : « Oh, vous savez, nous sommes comme M. Micawber, nous attendons quelque chose qui arrivera. » Ils éclatèrent de rire : « Avouez que c’est un drôle de pays, dit le premier interlocuteur au deuxième, voilà que votre jeune Boer type cite du Dickens ! »

Le camp anglais offrait toutes sortes de ressources. Beyers leur avait ordonné de poursuivre les troupes en fuite de Clements, mais rien n’y fit. Il y avait longtemps qu’ils n’avaient eu sous les yeux un aussi riche butin ; la tentation était trop forte. De plus, à quoi bon s’embarrasser de nouveaux prisonniers de guerre ? On les relâcherait de toute façon au bout de quelques jours. Reitz ne réprouvait pas le pillage : il répondait à une pure nécessité – celle de se réapprovisionner. Lui et son frère Arnt profitèrent autant qu’ils le purent de l’abondance des réserves et des équipements au sein du camp : ils s’approprièrent deux chevaux équipés de selles et de licous en plus de ceux qu’ils avaient, un fusil neuf chacun et des munitions pour remplacer leurs Mauser usagés, et prirent aussi du thé, du café, du sel, du sucre, et autres denrées, des vêtements et des livres, bref, tout ce qui, ces derniers temps, était devenu un luxe.

Mais ses tourments ne s’étaient pas dissipés. Il n’assista pas aux cérémonies du Dingane’s Day2. De La Rey, Smuts et Beyers s’adressèrent aux burghers rassemblés. Les deux premiers évoquèrent la bataille de Bloedrivier, en 1838, et le serment qu’avaient prêté les Voortrekkers avant leur victoire sur les Zoulous. Beyers souligna l’importance que revêtait la commémoration d’un tel jour, surtout dans cette période où les Boers, soumis à dure épreuve, n’étaient que trop enclins à céder à leurs faiblesses. Le serment fut réitéré lors d’une cérémonie conduite par le pasteur Kriel, et chacun contribua, en déposant sa pierre, à l’édification d’un cairn collectif.

Exception faite de Deneys Reitz. Il remâchait son erreur. Et comment avait-il pu ensuite faire comme si de rien n’était, et se mettre à citer Dickens ? Même s’il n’avait pas agi intentionnellement, il lui fallait se justifier. Quelle différence y avait-il entre le fait de tuer un homme avec une balle explosive et celui de le mettre en bouillie avec un obus à la lyddite, comme cela se produisait sans cesse durant cette guerre ? Un mort est un mort, Master Copperfield. Et pourtant… Il valait mieux pour lui ne pas avoir déposé de pierre3.

 

Piet de Wet estimait qu’il était temps d’aller plus loin. Quatre mois s’étaient écoulés depuis sa reddition. On était le 11 décembre, et la situation n’avait fait qu’empirer. Les destructions, le dépeuplement de régions entières menaient le pays à sa perte. La guérilla devait cesser. Depuis Durban, où il s’était imposé une sorte d’exil volontaire, il demanda à Kitchener, qui la lui accorda, l’autorisation de revenir à Kroonstad. Il avait un projet de paix. Il s’arrêta, en cours de route, à Johannesburg. Il avait appris que sa belle-sœur Cornelia s’y était installée. Peut-être serait-elle désormais sensible aux voix de la raison et pourrait-elle persuader Christiaan de cesser le combat. L’idée était par trop naïve. Cornelia le mit à la porte et pria le commandant militaire « d’enjoindre à son beau-frère de s’abstenir de toute visite à l’avenir ». Il n’avait qu’à s’adresser directement à l’intéressé.

Piet de Wet n’était pas seul à vouloir en finir une fois pour toutes avec cette guerre. Les tentatives de médiation individuelle avaient été très nombreuses durant les mois précédents, mais en décembre 1900 elles prirent une forme plus structurée. Dans différentes villes et localités, des hensoppers respectés, dont certains étaient d’anciens membres du Volksraad, constituèrent des comités pour la paix. Piet de Wet devint président du comité local de Kroonstad. Meyer de Kock était la figure de proue du mouvement dans la Colonie du Transvaal. Kitchener leur refusa toute possibilité d’expression politique. Ils étaient tout au plus autorisés à faire savoir aux commandos boers que l’Angleterre ne cesserait pas le combat et que toute intervention étrangère était à exclure. Ce qu’ils firent. À partir de la fin décembre, les comités dépêchèrent des dizaines de leurs représentants, auxquels il incombait de persuader les commandos de déposer les armes4.

Ils répandirent ce même message par voie de presse et au moyen de brochures. Par exemple, Piet de Wet écrivit le 11 janvier 1901 une lettre à son frère Christiaan. Celle-ci parut peu après dans le Bloemfontein Post, puis sous la forme d’une brochure intitulée « D’un frère à son frère » : une lettre digne de louanges, une supplique à De Wet. Dès les premiers mots, les choses étaient dites sans détour. « Cher frère. J’entends dire que tu es si courroucé contre moi que tu aurais décidé de me tuer, du fait que tu me tiendrais pour coupable de haute trahison. » Il évoquait ensuite l’accusation selon laquelle il aurait été acheté par les Anglais. Sa défense était simple : « Il y a un Dieu, et il jugera avec équité. » Mais il se livrait également à une contre-attaque : si son frère et Steyn continuaient la guerre, « le peuple connaîtrait un tel état d’appauvrissement – c’est déjà le cas de beaucoup – qu’ils finiraient par devenir la classe laborieuse du pays et disparaîtraient en tant que nation ». Et pour quoi ? « Es-tu donc devenu aveugle ? » Christiaan ne voyait-il donc pas que les généraux et les burghers du Transvaal le trompaient ? Que leur activité et leur engagement au combat étaient plus de dix fois inférieurs aux efforts et aux sacrifices « qu’[eux], citoyens de l’État libre d’Orange [avaient] consentis ? » Les dévastations sont bien loin d’atteindre au Transvaal le niveau qui est le leur dans l’État libre d’Orange. De plus, il y a déjà longtemps que les généraux du Transvaal sont prêts à se rendre. « Ils attendent juste ce que tu vas faire. Dès que tu te rendras, que tu tomberas au combat, ou que tu seras fait prisonnier, ils se rendront à leur tour. Je te prie de bien réfléchir à tout cela, avant d’aller plus loin5. »

Cet appel pressant n’eut pas l’effet escompté. Christiaan de Wet dédaigna la lettre, du moins en public. Il aurait, semble-t-il, fait savoir à son frère cadet qu’il l’abattrait s’il venait à le rencontrer. Piet de Wet ne se laissa pas décourager. Il entendait recentrer ses efforts sur ceux qui, dans la Colonie du Cap, partageaient ses idées. Milner, le haut-commissaire, qui n’attendait pas grand-chose de cette entreprise, donna toutefois son consentement. En février 1901, De Wet, accompagné par des membres de différents comités pour la paix de la Colonie du fleuve Orange se rendit au Cap. Il s’entretint tout d’abord avec le président de l’Afrikaner Bond, T. P. Theron, puis avec un certain nombre de pasteurs influents. En pure perte.

La visite que le groupe effectua dans le camp de prisonniers de guerre de Groenpunt s’avéra fructueuse. Elle provoqua tout d’abord une grande agitation parmi les prisonniers boers. Certains d’entre eux accueillirent Piet de Wet et ses compagnons par des huées. D’autres se montrèrent plus réceptifs à leur message de paix. Telle fut du moins l’impression qu’ils eurent, car rares furent les prisonniers qui s’exprimèrent ouvertement. De plus, aux dires de De Wet, certains boers de ce camp avaient déposé de leur plein gré leurs armes, et n’étaient donc pas des prisonniers de guerre. Après la visite, il incita Milner à créer un autre camp, de façon à séparer le bon grain de l’ivraie. Cette idée retint l’attention de Milner et, en dépit des réserves de Kitchener, il lui donna suite : Un « camp de la paix » s’ouvrit à Simonstad, dans lequel furent transférés en mars 1901 800 prisonniers prêts à s’accommoder de l’autorité britannique. Ils échappaient ainsi au sort réservé aux irréductibles : la déportation dans des camps outre-mer6.

Piet de Wet put ainsi se vanter d’avoir obtenu quelques résultats. Les autres messagers de la paix ne pouvaient pas en dire autant. Même le vénérable Marthinus Pretorius échoua. Âgé de 81 ans, cet ancien président des deux républiques boers et fondateur, en 1855, de Pretoria – qu’il fit nommer ainsi en l’honneur de son père, Andries, l’un des chefs des Voortrekkers – rendit visite en janvier 1901 à Louis Botha. Il agissait de sa propre initiative, à en croire Kitchener. Il revint les mains vides après s’être vu signifier que Botha ne souhaitait pas s’entretenir avec des intermédiaires. Si Kitchener avait une proposition à faire, c’était à lui de se manifester. En écrivant.

Heureusement, le vieux Pretorius revint de sa mission sans encombre. Ce ne fut pas le cas pour quelques autres, tels Johannes Morgendaal et son beau-père Andries Wessels, citoyens aisés de l’État libre d’Orange. Morgendaal était juge de paix et secrétaire du consistoire de la Nederduits Gereformeerde Kerk ; Wessels siégeait au Volksraad. Deux notables de la région de Kroonstad, donc. Persuadés que l’obstination dans une vaine résistance n’avait aucun sens, ils se transportèrent, fin décembre 1900, au camp de Christiaan de Wet. Arrêtés en cours de route, ils furent aussitôt traduits devant un conseil de guerre de campagne, présidé par le général Stoffel Froneman. Celui-ci renvoya leur cas à une cour supérieure. Dans l’attente de leur procès, ils furent remis, en qualité de prisonniers, au commando de De Wet. Froneman avait reçu l’ordre de les faire très étroitement surveiller.

Le drame éclata le 9 janvier 1901. Tôt le matin arriva la nouvelle – transmise par un éclaireur noir, et qui allait ensuite se révéler erronée – que les Anglais approchaient. Froneman ordonna à Morgendaal d’aider à l’attelage des bœufs. Morgendaal refusa d’obtempérer. « Je ne suis pas un Hottentot. » Froneman, sjambok à la main, le frappa. Morgendaal réussit à s’emparer du fouet. Les deux hommes en vinrent aux mains. Christiaan de Wet, qui observait la scène à distance, hurla : « Descends-moi ce fils de pute ! » ou quelque chose de ce genre. Froneman fit feu, touchant mortellement Morgendaal. Le lendemain, le tribunal se réunit pour juger son beau-père. Composé de quinze officiers et présidé par De Wet, il reconnut Wessels coupable de haute trahison, et le condamna à mort. Il dut la vie sauve au président Steyn qui commua la peine.

Schalk Burger, président par intérim du Transvaal, fut moins magnanime s’agissant du cas de Meyer de Kock. Ce dernier, fait prisonnier le 23 janvier 1901, fut jugé une semaine plus tard. Quatre charges pesaient sur lui : il était accusé d’avoir déserté son commando, livré ses armes à l’ennemi et conspiré avec ce même ennemi, d’être en possession de documents compromettants publiés par le comité de paix dont il était le président, et d’avoir incité des civils à se rendre. Il fut, en conséquence, accusé lui aussi de haute trahison. Et condamné à mort. À la différence de Steyn, Schalk Burger rejeta la demande de grâce, et signa la minute de l’arrêt de condamnation. Le 12 février, de Kock fut fusillé par un peloton d’exécution7.

 

Systématique. S’il y avait une qualité par laquelle lord Kitchener de Khartoum entendait se distinguer de son prédécesseur, c’était bien l’inflexibilité avec laquelle il poursuivait ses objectifs stratégiques. Une rigidité d’acier. Un homme que sa rigueur obsessionnelle – affirmaient les esprits critiques – finissait par empêcher d’atteindre ses objectifs. À preuve, le système de centralisation des transports militaires qui lui avait valu le surnom de « K of Chaos8 ».

Kitchener en jugeait différemment. Selon lui, les erreurs s’expliquaient par une mauvaise exécution des ordres, et elles ne pouvaient donc être évitées qu’en prenant des mesures encore plus rigoureuses. Ce qu’illustrait parfaitement, par exemple, la lutte contre la guérilla, qu’il convenait donc de mener de façon plus systématique. Lord Roberts avait édicté proclamation sur proclamation, pris les mesures de représailles appropriées, mais tout cela ne s’était traduit dans les faits que par l’exercice d’une terreur parfaitement arbitraire. Une stratégie plus efficace s’imposait, réglée comme un mécanisme d’horloge.

Le 7 décembre 1900, soit juste une semaine après son entrée en fonction, il envoya un premier signal : un mémorandum rédigé par ses soins donnait de nouvelles instructions aux colonnes qui sillonnaient le haut plateau. Il importait moins désormais de détruire fermes et autres fonds de propriété que de « priver le pays de ses réserves et de son cheptel ». Ce qui revenait à faire d’une pierre deux coups. Les colonnes pourraient de la sorte subvenir à leurs propres besoins tout en privant l’ennemi de ses moyens de subsistance. Cette première étape consistait à s’approprier ou à détruire le bétail et les stocks de nourriture.

Deux semaines plus tard, il annonça la seconde étape de son plan : elle prenait pour cible la population. Le 21 décembre, il fit parvenir une circulaire confidentielle à tous les officiers supérieurs. Pour mettre fin à la guérilla, il était indispensable d’éloigner tous les civils – hommes, femmes et enfants – des zones dans lesquelles les commandos boers étaient actifs. Plus personne ne pourrait alors leur porter assistance ni entrer en contact avec eux. Les commandos se verraient contraints à ne plus compter que sur eux-mêmes, et ne manqueraient pas de subir sur le plan logistique et psychologique les effets négatifs de cet isolement.

Les populations déplacées devaient être hébergées dans des camps situés dans leur district d’origine et à proximité d’une ligne de chemin de fer, pour faciliter l’approvisionnement. Il convenait à cet égard d’opérer une distinction très nette entre deux catégories. D’une part tous ceux qui avaient volontairement déposé les armes, et leurs familles. D’autre part, les parents et les proches des Boers qui continuaient à combattre dans les commandos. En bonne logique, les premiers devaient bénéficier d’un traitement de faveur et continuer à jouir de leur droit de propriété. Des avantages leur étaient accordés : ils disposaient de tentes de meilleure qualité et recevaient des rations alimentaires plus consistantes.

Les dispositions concernant la population noire se trouvaient détaillées dans une section spécifique de la circulaire. L’intention des Britanniques n’était pas de « vider les zones de peuplement cafre » en tant que telles. Mais les domestiques ou autres travailleurs noirs vivant sur les terres de leurs employeurs boers se voyaient, comme eux, contraints à partir avec leur bétail. Il leur était permis, dans la mesure du possible, de conserver leurs biens propres. Dans les camps, des mesures s’imposaient pour les protéger. Il arrivait qu’en cas de besoin ils soient chargés de telle ou telle besogne. Contre paiement – au tarif habituellement dévolu aux « indigènes9 ».

Ce programme devait être appliqué de façon systématique. Ériger le dépeuplement en stratégie et la mise en coupe réglée du pays en méthode, faire de tout le territoire un espace inerte, de la terre des Boers un désert stérile, tel était le dessein politique de Kitchener pour l’année 1901, le message de Noël qu’il envoyait au monde à l’avènement du XXe siècle. Son exécution fut mise en train fin janvier, au Transvaal oriental tout d’abord. Huit colonnes, soit plus de 20 000 hommes, à la tête desquelles se trouvait le général-major French, y furent envoyées. Une double mission leur était assignée : débusquer Botha et ses commandos et débarrasser la région entière de toute présence humaine, animale, ainsi que de toute ressource alimentaire. Les officiers commandant l’opération étaient tenus de faire l’inventaire minutieux des résultats obtenus : des « tableaux de chasse », comme les appelait Kitchener.

Première grande frayeur : un matin, Deneys Reitz vit arriver toutes les colonnes anglaises rassemblées. Elles remplissaient l’horizon à perte de vue. Il servait encore dans le commando du général Beyers, qui avait alors quitté les monts Magalie. Botha avait prescrit à Beyers et à ses hommes de se porter vers le district d’Ermelo. Alors qu’ils marchaient vers l’est, ils furent surpris par le premier grand raid anglais. Beyers partagea ses forces en deux. Une moitié partit chercher le flanc gauche de l’ennemi. L’autre, dans lequel se trouvaient Deneys et son frère Arnt, devait s’employer à réduire autant qu’elle le pouvait l’avance britannique.

Ils virent tout de suite comment les Anglais s’y prenaient. Des colonnes de fumée s’élevaient derrière leurs lignes. Des femmes en fuite lui apprirent que les Britanniques détruisaient tout et arrêtaient tous ceux qu’ils trouvaient sur leur passage. Faute de pouvoir brûler des récoltes sur lesquelles la pluie n’avait pas cessé de tomber, ils avaient recours à des troupeaux de bœufs pour les piétiner et les détruire. Le lendemain, ce fut la débâcle : toute la population s’enfuyait devant les colonnes en marche. « La plaine [était] couverte de fourgons, chariots et véhicules de toute espèce, chargés de femmes et d’enfants. Des indigènes pouss[ai]ent devant eux une multitude de chevaux, moutons, bestiaux, pendant que les maisons et les meules brûl[ai]ent derrière eux. » Botha dirigea « le flot des non-combattants » vers le Swaziland, dont ils franchirent la frontière, échappant ainsi aux Anglais.

Pendant ce temps, les commandos se remettaient du choc initial. Ils s’aperçurent vite que les Anglais – en partie à cause du mauvais temps – ne réussissaient pas à maintenir un front continu. « [Ils] se groupent derrière nos forces, qui leur échappent aisément en laissant leurs colonnes s’engluer dans la boue loin en arrière. » La nouvelle tactique de destruction systématique adoptée par les Anglais n’ébranlait pas, dans la plaine, le moral des Boers. Au contraire, il « les laissait plus déterminés que jamais à poursuivre la lutte10 ».

 

Emily Hobhouse apprécia davantage le voyage en train à travers le Karoo que ne l’avaient fait Willem et Louise Leyds par le passé, ou Winston Churchill plus d’un an auparavant11. Ce n’était pourtant pas le meilleur moment de l’année. Tempêtes de poussière et pluies d’orage se succédaient. Elle craignait surtout les premières. Dans son compartiment, dont portières et fenêtres étaient pourtant fermées, une poussière rouge s’était répandue partout. Elle pénétrait dans ses yeux, ses oreilles, et « donnait une teinte rousse à sa chevelure ». Elle recouvrait tout comme d’une nappe. Mais ce désert absolu la frappa par d’autres aspects : son étendue, ses lignes douces et fuyantes, l’immensité du ciel qui le surplombait. Les paysages qui lui succédèrent, à partir de Colesberg, lui parurent beaucoup plus moroses. C’était autrefois l’État libre d’Orange, et maintenant la Colonie du fleuve Orange. Toute cette désolation, au dehors, la remplissait de tristesse : ces lieux, qui avaient été autrefois florissants, « ne révéla[ie]nt pas la moindre trace de vie » : le sol était jonché de carcasses de chevaux et de vaches, les fermes étaient brûlées ou abandonnées, les détritus pullulaient. Plus personne ne travaillait dans les champs. Et pas le moindre commando boer, hélas, ne se manifestait. Elle n’avait rencontré, tout au long du trajet, que des Tommies qui, pour passer leur ennui, « quémandaient des journaux » et des livres.

Les soldats étaient omniprésents, ce qui n’avait pas manqué de susciter son inquiétude dès son arrivée à Bloemfontein le 24 janvier 1901. On ne pouvait pas bouger d’un pouce sans leur accord et il fallait sans arrêt montrer ses papiers. Cette atmosphère oppressante ne fit qu’attiser son empathie à l’égard des habitants. Heureusement qu’elle avait sur elle la lettre de recommandation de Milner. Le général-major Pretyman, gouverneur militaire de la ville, qui avait été informé par avance de sa venue, lui accorda l’autorisation de visiter le camp de femmes à la date et à l’heure qui lui conviendraient.

Hobhouse ne pouvait pas attendre. Dès le lendemain, elle se posta à la porte d’entrée du camp de tentes, qu’on avait juste planté là, dans la campagne, à quelques kilomètres de Bloemfontein. Aucun arbre et pas l’ombre d’une ombre pour ces 2 000 femmes et enfants auxquels s’ajoutaient quelques hommes – des hensoppers. Par où commencer ? Il devait y avoir là la sœur d’une femme qu’elle avait rencontrée au Cap – une madame Botha sans lien de parenté avec le chef boer. Elle se mit aussitôt à sa recherche et la trouva, avec ses cinq enfants et une servante cafre, dans une des tentes à simple toit, où la chaleur était suffocante. Chacun des occupants disposait en tout et pour tout d’une couverture. Il n’y avait ni lits ni chaises. Pas de table non plus ; rien qu’une petite caisse qui tenait lieu de garde-manger.

D’autres femmes boers entrèrent, et leurs récits révélèrent des détails encore plus effrayants. Lorsqu’il pleuvait, les tentes étaient inondées. De nombreux enfants étaient malades. Tous ceux qui avaient la rougeole étaient regroupés dans une tente située à l’écart, et ils étaient de plus en plus nombreux à en mourir. Durant la conversation, Hobhouse vit un serpent entrer en ondulant. Une vipère heurtante, dirent les femmes – espèce extrêmement venimeuse. Tandis qu’ils allaient chercher de l’aide, Hobhouse, restée dans la tente, saisit son ombrelle et chercha à l’atteindre. Imaginez un peu le désastre si cela s’était passé en pleine nuit, tandis que tous dormaient à même le sol. Hobhouse ne réussit pas à s’en débarrasser. Les femmes revinrent, ramenant avec elles un homme armé d’un maillet, avec lequel il tua le reptile.

Hobhouse en avait vu et entendu suffisamment pour se faire une première impression. Quelle honte ! Il fallait absolument qu’elle parle à la direction. L’officier responsable du camp était le major R. B. Cray. Tout se passa, durant leur entretien, comme si les rôles étaient intervertis. Ce fut Cray qui se plaignit à elle : il n’avait pas d’argent, ne disposait d’aucun équipement ni de moyen de déplacement. Il était en plein désarroi. Peut-être pourrait-elle l’aider, grâce à ses relations ? Elle avait, à tout le moins, ses deux wagons à moitié pleins de vêtements et de vivres. Mais ce n’était qu’une goutte dans la mer. Les besoins étaient considérables : il fallait en premier lieu une tente réservée aux morts qui, en l’état actuel des choses, étaient abandonnés à leur sort, au milieu des vivants, jusqu’à ce qu’on les enterre. Et davantage d’eau, d’eau potable. Celle qui provenait de la Modder était si contaminée que la boire ou avaler des germes typhiques revenaient au même. Elle devait être bouillie avant usage, mais il y avait pénurie de combustible. Comme, par ailleurs, de lait et de savon. Il fallait aussi une école pour les centaines d’enfants du camp. Et, pour assurer la protection des femmes, du fait de la présence massive des soldats dans les environs immédiats, l’organisation d’un contrôle strict des mœurs ne serait pas de trop. Exercé de préférence par une directrice parlant anglais et néerlandais.

Cray appréciait ses avis, mais Hobhouse dut vite déchanter, car il fut évacué quelques jours après pour cause de maladie, et le camp n’eut plus vraiment de commandant. Son remplaçant provisoire, le capitaine Hume, d’un tout autre genre, lui fit l’effet d’un gamin prétentieux. Indifférent au sort des internés, ce n’était pas le genre d’individu avec lequel elle pourrait s’entendre.

Elle raconta ses peines dans une longue lettre à sa tante, qu’elle confia, pour déjouer la censure, à l’une de ses connaissances. « Le maintien de ces camps, c’est l’assassinat des enfants. » Durant ces six ou sept dernières semaines, on avait compté cinquante-cinq morts, dont la plupart étaient des enfants. Si l’on ne faisait rien, le taux de mortalité allait encore augmenter. Et il ne s’agissait là que d’un camp parmi bien d’autres. Elle estimait à environ 10 000 le nombre total de femmes et d’enfants boers incarcérés. Affirmer que la plus grande partie était constituée de réfugiés venus dans les camps de leur plein gré relevait de l’affabulation pure et simple. Ils étaient presque tous prisonniers, affirmait-elle, et détenus contre leur volonté. Toute la ville de Bloemfontein était en fait une sorte de prison. Elle y avait aperçu à plusieurs reprises madame Steyn, la femme du président. Toujours suivie d’un soldat, baïonnette au fusil. Il existait aussi un camp distinct pour les Noirs rassemblant environ, lui avait-on dit, 500 personnes.

Sa tante ne pourrait-elle pas écrire au Times ? Lord Hobhouse était un personnage en vue, membre de la commission juridique du Conseil privé12. Et s’appeler lady Hobhouse n’était pas rien. Ne pourrait-elle pas en appeler à la conscience du peuple britannique ? La vie de femmes et d’enfants était en jeu. On racontait à présent que Kitchener avait entrepris de nettoyer l’ensemble du haut plateau, en commençant par le Transvaal. Ce qui signifiait que davantage de femmes et d’enfants allaient être internés dans les camps. Était-ce exact ? Elle n’en savait rien. Et elle ne pouvait pas plus confirmer la rumeur selon laquelle un corps de 4 000 hommes, commandé par Christiaan de Wet et se dirigeant vers le sud, était passé à moins de 25 kilomètres de Bloemfontein dans la nuit du 31 janvier 1901. En tout état de cause, 7 000 soldats avaient été lancés à sa poursuite. Il était à espérer qu’il leur échappe une fois de plus13.

 

De Wet marchait en effet vers la Colonie du Cap. Non pas avec 4 000 hommes, mais avec 3 000. Tout ce qui avait été dit par ailleurs à son sujet était vrai. Comme il était vrai que les colonnes anglaises, fidèles en cela à leurs habitudes, le suivaient de près, mais arrivaient à chaque fois trop tard. Il conduisait ses opérations comme il l’entendait, sans tenir compte des plans de Botha et de Smuts. Ceux-ci s’étaient toujours montrés parfaitement disposés à discuter avec lui de la possibilité d’une action commune, mais il n’avait pas répondu à leurs invitations. Il préférait s’en remettre aux lettres que lui adressaient ses propres officiers. L’assistant commandant en chef Hertzog, le commandant Kritzinger et le capitaine Scheepers, qui menaient depuis décembre 1900 des actions dans la Colonie du Cap, avaient dressé un tableau optimiste du « moral » des Afrikaners. À les en croire, il suffisait à De Wet d’apparaître en personne pour déclencher aussitôt une gigantesque insurrection. De plus, les récents actes de destruction commis par les troupes anglaises appelaient une riposte : à cet effet, le 14 février – jour de l’invasion, l’année précédente, de l’État libre d’Orange par Roberts – lui semblait tout particulièrement indiqué. Ou, à défaut, un autre jour proche de cette date.

De Wet avait de la sorte plus de raisons qu’il ne lui en fallait pour tenter un nouvel exploit. La principale difficulté tenait au fait que les Anglais le voyaient venir, et étaient prêts à tout pour faire obstacle à ses projets. Deux colonnes initialement affectées à l’opération de « nettoyage du Transvaal oriental » furent même chargées de venir prêter main-forte aux troupes lancées à sa poursuite, tandis que d’autres divisions étaient transférées en toute hâte par train dans la zone frontalière, afin de le capturer. Son seul atout consistait dans le fait que personne ne savait où il avait l’intention de traverser l’Orange – selon qu’il se trouverait à l’ouest ou à l’est de la voie ferrée reliant Bloemfontein au Cap. Lors de sa dernière tentative, en novembre 1900, il était passé à l’est, et il semblait s’apprêter à faire le même choix. Les manœuvres de diversion opérées par ses généraux Froneman et Fourie, avec des effectifs nombreux, devaient du moins donner cette impression aux Anglais. Le subterfuge fonctionna. De Wet, avec une unité plus réduite, dans laquelle se trouvaient Steyn et les autres membres du gouvernement, prit la direction opposée. Le 10 février 1901, il franchit l’Orange à Zanddrift, soit à une soixantaine de kilomètres à l’ouest de la voie ferrée. Il avait fini par rejoindre la Colonie du Cap. 

Mais que faire ensuite ? Lui et ses hommes avaient parcouru plus de 400 kilomètres depuis le nord de l’État libre d’Orange, et ce long parcours avait mis leurs forces à rude épreuve. Plusieurs centaines d’hommes, par crainte du pire, avaient renoncé en chemin. De Wet n’avait plus guère au total que 2 000 hommes à ses côtés. Un certain nombre d’entre eux n’avaient plus de monture, et les chevaux qui restaient étaient éreintés. Dans la Colonie du Cap, les grasses pâtures se faisaient rares : l’herbe avait été dévorée par les sauterelles et les pluies persistantes ne suffisaient pas à la renouveler. Dans ces conditions, De Wet estima plus sage d’attendre ceux qui étaient restés à l’arrière – notamment les hommes de Fourie.

Il prenait ainsi un risque majeur, car, sur trois de ses côtés, la zone où il se trouvait était ceinturée de voies ferrées. En agissant rapidement, les Anglais pouvaient réduire à néant l’avance qu’il devait à ses feintes. Et c’est exactement ce qui arriva. Des renforts acheminés par train lui coupèrent le passage, stoppant sa progression vers le sud et l’empêchant ainsi de s’enfoncer plus profondément dans le territoire de la Colonie du Cap. Seule une petite unité d’environ 50 hommes, commandée par le lieutenant Wynand Malan, réussit à passer. Il ne restait plus à De Wet et au gros de sa troupe qu’une seule issue, vers l’ouest. Elle aussi entravée, d’ailleurs, par la présence de la voie ferrée reliant Kimberley au Cap, qu’ils pourraient néanmoins franchir dans l’obscurité. Ils durent donc faire route – ou plus exactement patauger – toute la nuit : durant la dernière partie du trajet ils traversèrent des marécages. Ce qui dans des conditions normales constituait déjà une pénible course d’obstacles devint, après les trombes d’eau des derniers jours, un véritable martyre. L’eau leur arrivait à hauteur de selle, et ils avaient les genoux dans la boue. Les chevaux, à bout de forces, pouvaient à peine avancer. Les hommes devaient descendre et les tirer par la bride. Ou les abandonner sur place, car ils mouraient par dizaines. Il était absolument impossible de faire traverser les chariots. Pour parvenir à déplacer les quelques canons qu’ils avaient emmenés il leur fallut jusqu’à 50 bœufs par affût. Quant aux voitures chargées de munitions et de farine de maïs, elles étaient irrémédiablement enlisées. Même l’inébranlable De Wet était proche du désespoir. Il laissa à l’arrière Fourie et une centaine d’hommes se risquer à une dernière tentative pour sauver subsistances et approvisionnements. Ils avaient l’ordre, en cas d’échec, de tout faire exploser avant que les Anglais n’arrivent. Il poursuivit sa route avec le gros des troupes.

Le 15 février, vers l’aube, ils franchirent la voie ferrée. Et trouvèrent, quelques kilomètres plus loin, de l’herbe pour leurs chevaux et des moutons à tuer. Un soulagement après les épreuves qu’ils venaient d’endurer. Mais dans l’ensemble, la situation était pitoyable. Les hommes, couverts de boue des pieds à la tête, avaient l’aspect d’épouvantails à moineaux. Plus de 200 chevaux étaient morts, et ils avaient entendu des explosions au loin. Les chariots transportant les munitions et la farine étaient donc perdus eux aussi. Ils n’eurent guère le temps de reprendre leur souffle. Une fois de plus, les Anglais approchaient. Le lendemain, De Wet décida d’accélérer l’allure et de laisser derrière lui tous ceux qui étaient « à pied », soit environ 300 hommes, regagner, comme ils le pourraient, l’État libre d’Orange. Ces derniers n’en firent rien : leurs poursuivants étaient si proches qu’ils continuèrent leur marche avec les autres, chacun portant son barda – fusil, selle, couverture – sur ses épaules. La route vers le sud était toujours bloquée, si bien que De Wet bifurqua vers le nord-ouest.

L’itinéraire qu’ils suivirent les ramena, le 19 février, au confluent de la Brak, rivière venant du sud, et de l’Orange. La configuration des lieux était connue de De Wet. Pour pénétrer plus avant dans la Colonie du Cap, il fallait traverser la Brak, et pour revenir, l’Orange. Mais les pluies torrentielles avaient tellement fait monter les niveaux du fleuve et de la rivière que les passages à gué étaient submergés. Et il avait derrière lui une colonne anglaise. La conclusion s’imposait donc d’elle-même : il était coincé. Le cœur lourd, il décida de renoncer à son entreprise d’incursion dans la Colonie du Cap, et de tenter l’impossible pour sauver sa peau. Suivant avec ses hommes l’Orange vers l’amont, pour tenter de trouver un gué praticable leur permettant de rejoindre l’État libre d’Orange, il les fit passer, à la faveur de l’obscurité, entre le fleuve et les troupes des poursuivants anglais.

Ce fut là encore toute une expédition. Dans tous les gués qui se présentaient sur leur chemin, l’eau était trop haute. Ils parcoururent pendant plus d’une semaine la rive sud de l’Orange. Même le passage guéable de Zanddrift, par lequel ils avaient pénétré dans la Colonie du Cap, était maintenant infranchissable. Ils y rencontrèrent outre le commando de Fourie, celui d’Hertzog, qui depuis la mi-décembre avait opéré à l’ouest de la colonie. Ces renforts étaient bienvenus, car les Anglais n’avaient pas encore renoncé à l’espoir de cerner De Wet. Le 16 février, Kitchener s’était déplacé en personne à De Aar pour coordonner la chasse à l’homme. Pas moins de 12 colonnes avaient été rassemblées aux environs de Colesberg. Mais De Wet retrouva au bon moment sa chance légendaire. Au quinzième gué – qui portait un nom de bon augure, puisqu’il s’agissait du Bothadrift – l’eau était suffisamment basse. Le 28 février 1901, les commandos de l’État libre traversèrent l’Orange, fous de joie de se retrouver dans leur pays. Les Anglais continuèrent cependant à les pourchasser, davantage mus par leur frustration que par une quelconque conviction. Force leur fut de reconnaître, le 11 mars, qu’ils avaient encore échoué. Christiaan de Wet avait pour la troisième fois échappé à une traque massive.

Cette nouvelle cavale miraculeuse assit définitivement sa réputation – tout à fait justifiée – de vaillant et d’insaisissable Robin des Bois boer. De Wet était un tacticien éblouissant, un génie de la manœuvre imprévisible, un champion dans l’art de prendre ses adversaires par surprise. En revanche il faisait plutôt piètre figure sur le plan stratégique. Ses interventions ne contribuèrent en rien à augmenter les chances de réussite d’une invasion de la Colonie du Cap par les commandos boers, ni celles de l’insurrection qui devait logiquement s’ensuivre parmi la population afrikaner locale. Bien au contraire. Son entêtement, sa précipitation et son incapacité à préparer ses opérations de façon méthodique nuisaient non seulement à sa cause, mais à celle de Botha ou de Smuts.

Cela ne veut pas dire, bien évidemment, qu’une action concertée du Transvaal et de l’État libre d’Orange, consistant en la mise en œuvre scrupuleuse du plan arrêté et soigneusement conçu à Cyferfontein, aurait nécessairement abouti aux résultats escomptés. Mais elle aurait donné beaucoup plus de fil à retordre aux Britanniques. Dans la situation présente, les Boers, du fait de la portée limitée de leurs attaques et de leurs incursions, offraient amplement au camp adverse l’opportunité d’adopter des mesures préventives. En promulguant la loi martiale, en réquisitionnant armes, munitions, chevaux, et réserves de vivres, les Anglais privaient les attaquants boers et leurs soutiens potentiels de ressources indispensables. Le soulèvement tant attendu par les commandos et tant redouté par les Anglais dans la Colonie du Cap ne risquait pas de se produire dans l’immédiat14.