Cheval mort


Ou Wapad, février 1901

Ce matin-là, Deneys Reitz avait l’intention de se mettre très tôt en route, mais l’alezan de son frère lui donna des inquiétudes. Lorsqu’il défit ses entraves, l’animal le mordit au bras, ce qu’il n’avait jamais fait jusqu’alors. Pourvu que ça aille ! se dit Deneys en le sellant. Il partit rejoindre Arnt qui, à bord d’un char à bœufs, était à quelques kilomètres devant lui. Au bout d’un moment, il s’aperçut que quelque chose clochait. De l’écume sortait de la bouche et des naseaux du cheval, et il vit alors que celui-ci allait mourir. La maladie africaine. Avisant, non loin, une ferme abandonnée, il l’y conduisit et l’attacha à l’ombre. C’était la seule chance de salut. Minime, certes, mais sait-on jamais… Une heure plus tard, il avait cessé de vivre.

C’était le troisième cheval qu’il perdait en l’espace de quelques semaines, frappé par la redoutable peste équine. La première mort avait été pour lui la plus terrible. Quand elle était survenue, il se trouvait encore, avec le commando de Beyers, à l’est du Transvaal, aux environs d’Ermelo. Un matin, il avait vu son rouan arriver du pâturage en titubant. Il avait compris. Le cheval « me frott[a] de ses naseaux comme pour demander mon aide » ; mais il n’y avait plus rien à faire. « En moins d’une heure, il tomb[a] mort à mes pieds. » La perte de son « bon vieux rouan » l’affecta profondément. C’était sa fidèle monture depuis le début de la guerre : « Les longs mois pendant lesquels il m’a prêté son aide précieuse ont établi entre nous des liens qu’il est bien dur de voir se rompre ! » D’autres adieux avaient eu lieu à cette période. Tandis que Botha était resté au Transvaal Oriental, Beyers et ses hommes étaient partis en direction du nord, vers les Waterbergen, dont ils étaient, pour la plupart, originaires. Les combattants de l’A.C.C. venaient, quant à eux, « d’un peu partout », et leur nouveau commandant Jan Nagel avait décidé de retourner vers l’ouest du Transvaal et de rejoindre le général De La Rey. Les frères Reitz les avaient accompagnés. Arnt avait cédé un de ses chevaux à Deneys. C’était un animal fougueux, qui avait pour nom Malperd et ne se laissait monter par personne d’autre qu’eux.

Après avoir regagné sains et saufs la région de Johannesburg, ils avaient passé une semaine dans les Skurwe Bergen1. Grave erreur de leur part : en pleine saison des pluies, c’était tenter le diable. Les moustiques qui propageaient le virus de la peste équine pullulaient dans la contrée. Les conséquences furent désastreuses : en un rien de temps, plus de la moitié de leurs chevaux succombèrent, y compris Malperd. Par la force des choses, Deneys s’était joint au groupe de plus en plus nombreux des « hommes sans monture », qui ne servaient plus à grand-chose dans les commandos. Nagel avait alors décidé d’aller trouver De La Rey. Peut-être aurait-il des chevaux pour remplacer les leurs. Environ la moitié des hommes l’avait suivi, l’autre moitié, estimant cette démarche vaine, avait pris la route du nord pour rejoindre la brousse au-delà des monts Magalie. Ainsi avait pris fin l’existence de l’Africander Cavallerie Corps.

Deneys et Arnt étaient eux aussi allés vers le nord, mais dans une autre intention : leur père se trouvait sans doute encore à proximité de Lydenburg. Ils comptaient sur lui pour leur fournir des chevaux. Encore un voyage interminable en perspective ; 500 kilomètres à parcourir avec un seul cheval sur lequel ils allaient devoir se mettre en selle chacun à leur tour. Mais c’était la seule chose à faire. Par bonheur, de l’aide leur fut offerte en cours de route. Ils ne tardèrent pas à rencontrer une « charrette à bœufs dételée, et, à côté, une vieille femme boer » dont le mari se battait sous les ordres de De La Rey. Elle était partie de sa ferme à l’approche des Anglais avec ses enfants et une domestique noire, après avoir mis tout ce qu’elle avait pu sur son chariot, préférant les rigueurs de la brousse à l’enfermement dans un camp. Pour peu qu’ils acceptent de lui donner un coup de main pour réatteler, Deneys et Arnt étaient bienvenus dans son véhicule. Quelle aubaine ! Ils ne se le firent pas dire deux fois.

Ils avaient déjà fait un bout de chemin quand Deneys se souvint avoir oublié quelque chose. Bien que n’ayant plus de cheval, il avait conservé les bissacs de sa selle, mais les avait laissés le matin près de leur feu de camp. Ces bissacs étaient d’autant plus précieux qu’ils contenaient une petite provision de sel qu’il avait dénichée quelque part, il y avait de cela une semaine. Il n’allait quand même pas les abandonner. Après en avoir convenu avec ses compagnons de voyage, il prit donc l’alezan de son frère pour aller les rechercher. Il n’aurait pas de mal à rattraper la charrette à bœufs au cours de la journée du lendemain.

Ses bissacs de selle n’avaient pas bougé, mais le lendemain, l’alezan était mort2. Il ne lui restait plus qu’à rattraper la charrette à bœufs à pied. Le soleil était ardent. Il décida d’attendre que le gros de la chaleur soit passé. La recherche d’un peu de fraîcheur le conduisit à explorer la ferme. Elle était jonchée de boîtes de conserve vides, de mégots de cigarettes, d’allumettes et d’autres débris. Les Anglais avaient manifestement séjourné dans les lieux. Il y trouva aussi un paquet de journaux non déficelé, vieux de huit à neuf mois. Il se plongea avec avidité dans leur lecture : la guerre en Chine, la mort de la reine Victoria, le remplacement de Roberts par Kitchener… Autant d’événements dont il n’avait jamais entendu parler.

Ce furent les reportages sur les commandos boers dans la Colonie du Cap qui firent sur lui la plus forte impression. Il ne pouvait plus s’en détacher. Les journaux anglais parlaient de desesperados, de pillards et de bandits. Ces personnages – Kritzinger, Malan, sans oublier Gideon Scheepers, âgé de 22 ans, et donc son aîné de peu – incarnaient à ses yeux des héros romantiques. Et soudain voilà que leur image surgissait devant lui ! Il voulait partager leur existence ! Ne plus avoir à se battre sur ces plaines mornes et désolées, avec des chevaux aux sabots meurtris ou sans fers « l’estomac vide, le corps décharné ». Il allait « montrer que personne ne peut faire reculer un Boer qui a de quoi se nourrir et dispose de l’équipement nécessaire, s’il a décidé d’aller de l’avant ». Jusqu’à l’océan. C’est ce qu’il avait dit une fois à son père, pour fanfaronner. Il allait à présent faire ses preuves.

Il n’avait plus de monture, ses souliers étaient usés jusqu’à la corde, mais il savait ce qu’il voulait. Il ne rejoindrait pas son frère, n’irait pas voir son père pour lui demander un cheval. Il allait partir vers le sud, au-devant de l’aventure3.

Les héros des uns étaient les desesperados des autres. La réputation des commandos boers qui avaient assailli la Colonie du Cap était controversée. Au Transvaal et dans l’État libre d’Orange, ils étaient considérés comme des aventuriers, au meilleur sens du terme. Des combattants de la liberté qui entretenaient l’espoir qu’une insurrection générale allait inverser le cours de la guerre. Aux yeux de l’État-Major britannique, ce n’étaient que des vandales. Des criminels se livrant à des actes de sabotage et semant la terreur.

La population civile de la colonie était elle-même divisée à leur sujet. Ils jouissaient de la sympathie et du soutien des Afrikaners, qui, par centaines, rejoignaient leurs rangs, entrant du même coup dans la catégorie que leurs compatriotes de langue anglaise désignaient avec mépris comme étant celle des Cape rebels. La division entre Blancs s’opérait donc selon des lignes parfaitement prévisibles. En revanche une quasi-unanimité s’affirmait parmi la population indigène : les trois principaux groupes qui la constituaient, les Sans, les Khoïkhoï et les Bantous4, étaient dans leur grande majorité très hostiles aux commandos. Un tout petit groupe, comprenant notamment John Tengo Jabavu, éditeur en chef de l’influent journal Imwo Zabantsundu, protestait par principe contre l’atteinte à l’indépendance des deux républiques boers dont se rendaient coupables les Anglais. Mais il s’agissait là d’une minorité relativement isolée. La majeure partie des Noirs et des métis prenait parti pour les Anglais et contre les Boers.

Rien d’étonnant à cela. La population non-blanche de la Colonie du Cap avait beaucoup à perdre – liberté, moyens et conditions d’existence, pour ne parler que des acquis sociaux élémentaires –, comme on pouvait le constater dans les faits là où les commandos boers régnaient en maîtres. En novembre 1899 – donc peu après le déclenchement de la guerre – les communautés indigènes installées dans les zones frontalières avaient eu un avant-goût des méthodes de l’administration boer. Les commandos de l’État libre d’Orange avaient investi une bonne partie de la Colonie du Cap. Non contents d’agir en envahisseurs, usant de leurs Mauser pour pouvoir s’emparer de tout ce qu’ils désiraient, ils allèrent jusqu’à imposer, à coups de sjambok, un nouvel ordre social. Considérant comme autant de territoires annexés les districts dont ils avaient pris le contrôle, ils y mirent en place l’appareil administratif auquel ils étaient accoutumés dans leurs propres républiques : leurs lois, leurs règlements, leurs gouverneurs nouvellement nommés, et les rapports de subordination qu’ils imposaient aux Noirs et aux métis. Ce qui, s’agissant de ces derniers, revint à abroger le suffrage censitaire dont ils disposaient jusqu’alors, à contraindre les deux groupes à être munis de laissez-passer et à travailler dans les fermes des Afrikaners. Toute forme de résistance était violemment réprimée.

Les populations non-blanches n’eurent, dans ces conditions, aucun mal à choisir entre Boers et Anglais. Elles prêtèrent sans hésiter main-forte à ces derniers dans leur lutte contre les envahisseurs venus du nord. Et très vite, des voix, dont celle du haut-commissaire Milner, proposèrent de les armer. Mais c’était agiter un chiffon rouge au nez de l’Afrikaner Bond. Or le Premier ministre, William Schreiner, avait impérativement besoin du soutien politique des Afrikaners et ne tenait pas se les mettre à dos. La crainte qu’ils ne se soulèvent en masse l’incitait à la prudence. Il s’ensuivit un compromis boiteux. Dans les régions menacées furent créés de modestes corps auxiliaires réunissant des noirs et des métis. Schreiner se retrancha derrière les commandants militaires locaux, sur lesquels il n’avait pas autorité, mais il ne put pour autant sauver son poste : il démissionna en juin 1900 en raison d’un désaccord portant sur les sanctions appliquées aux Cape rebels.

À cette époque, tous les commandos boers avaient du reste disparu de la colonie. Les incursions de Roberts dans l’État libre d’Orange et au Transvaal requéraient désormais toute leur vigilance. Toutefois, ils y revinrent dès le mois de décembre 1900, brandissant à nouveau le fusil et le fouet – c’est-à-dire menant de pair campagne militaire et programme de réorganisation administrative. Ce qui passait par la mise en œuvre d’actions répressives contre la population non-blanche. Ils intervinrent surtout au nord-est et au nord-ouest, zones dans lesquelles la population, relativement clairsemée, était en majorité afrikaner. Ils ne s’aventurèrent pas à l’est de la colonie, où les Noirs étaient les plus nombreux et la résistance des corps auxiliaires la plus forte5.

Les commandos boers n’effectuèrent pas leurs raids uniquement dans les régions frontalières. Ainsi, Barry Hertzog et ses hommes s’enfoncèrent dans le territoire de la colonie. Jusqu’aux monts Hantam, qui formaient, à 600 ou 700 kilomètres de la frontière de l’État libre, le dernier massif avant l’océan Atlantique. L’un des villages qu’ils occupaient avait pour nom Calvinia. C’était une petite communauté agraire, peuplée de quelques milliers de Khoïkhoï et de Sans ainsi que de quelques centaines d’Afrikaners. Rien ne la distinguait fondamentalement des autres, si ce n’est qu’elle illustrait de façon éloquente le comportement – délibéré ou non – des Boers en territoire ennemi.

Le 12 janvier 1901, le commandant Charles Niewoudt s’autoproclama gouverneur et publia aussitôt un mandat d’arrêt à l’encontre de quatorze « suspects » dont les noms lui avaient été donnés par des Afrikaners du voisinage. Parmi les individus interpellés figuraient neuf hommes de couleur, dont le forgeron local, Abraham Esau. On voyait en lui le chef incontesté de la population non-blanche. Instruit dans une école missionnaire anglaise, il se considérait et se conduisait comme un « Anglais de couleur » – a Coloured Englishman. Pendant des mois, il s’était dépensé sans compter pour organiser la résistance locale aux Boers, et obtenir – sans succès – que des armes soient fournies à sa communauté. Pour Niewoudt, l’affaire était entendue : un Cafre se prenant pour un Anglais poussait ses congénères à la révolte. Il allait lui donner une bonne leçon.

Le 15 janvier, Esau fut jugé par le veldkornet6 Carl van der Merwe. Le procès fut rondement mené. Reconnu coupable d’avoir calomnié les Boers et armé des autochtones, il fut condamné à vingt-cinq coups de fouet. Van de Merwe administra lui-même le châtiment. Attaché à un tronc d’eucalyptus, Esau perdit conscience après le dix-septième coup. On le détacha, et après l’avoir relevé, on le frappa entre les deux yeux avec un bâton. Il retomba à terre, et une avalanche de coups de pied s’abattit alors sur lui.

Mais son martyre n’était pas terminé. Les sévices se poursuivirent pendant plusieurs semaines. Sa fin survint le 5 février lorsque, sur ordre de van der Merwe, il fut, chaînes aux pieds, transporté entre deux chevaux à quelques kilomètres du village pour y être abattu par Stephanus Strydom. Le lendemain, les commandos boers quittèrent Calvinia. Une colonne anglaise approchait7.

 

La mort d’Esau fit beaucoup de bruit. À Calvinia, les Boers durent sortir leurs armes et tirer des coups de semonce pour tenir à distance une foule enragée. La presse anglaise de la colonie et du Royaume-Uni cria au scandale. Les hommes politiques, notamment ceux du Cap, firent part de leur indignation. Milner connaissait Esau – ou à tout le moins ses ardents plaidoyers en faveur de l’armement des noirs et des métis, et le considérait comme un « homme très respectable, et, eu égard à sa condition sociale de forgeron de village, comme un esprit supérieur – beaucoup plus civilisé que la moyenne des fermiers boers ». Aux yeux de Milner, Esau devint, après Morgendaal et De Kock, un symbole. Ces Boers étaient décidément des barbares sanguinaires…

Ces affaires eurent pour effet d’aiguiser les antagonismes politiques dans la capitale anglaise. Après l’élection kaki d’octobre 1900, Salisbury avait notablement réorganisé son cabinet. Exercer à 70 ans la double fonction de Premier ministre et de ministre des Affaires étrangères devenait pour lui une trop lourde charge – et c’était, en tout état de cause, le sentiment de son entourage immédiat. Lansdowne prit sa place aux Affaires étrangères, et fut remplacé au ministère de la Guerre par St John Brodrick, qui avait été auparavant secrétaire d’État dans ce même ministère et au Foreign Office. Peu de temps après le changement de son ministre de tutelle, l’armée anglaise se vit dotée d’un nouveau commandant en chef : en janvier 1901, Roberts succéda à Wolseley. Joe Chamberlain demeura ministre des Colonies, mais son champ d’action s’élargit de plus en plus à la politique étrangère.

La situation militaire en Afrique du Sud, elle, ne changea pas, contrairement à ce que laissaient entrevoir les promesses de Roberts. L’issue de la guerre était loin d’être certaine. À peine Kitchener eut-il repris en mains la conduite des opérations qu’il demanda des renforts à Brodrick : il souhaitait, de préférence, des troupes indigènes, des cavaliers provenant des Indes britanniques qui, contrairement aux soldats anglais, « oublient leur estomac et foncent au-devant de l’ennemi ». Mais Brodrick rejeta cette requête. La guerre devait, aux yeux du monde tout au moins, rester « un conflit entre Blancs ». Avant même que Roberts soit de retour en Angleterre, le nouveau cabinet avait donné son accord pour envoyer 30 000 hommes, parmi lesquels de nouveaux contingents provenant d’Australie et de Nouvelle-Zélande, et autant de chevaux.

Cette décision fit les affaires de l’opposition libérale, et plus particulièrement de contempteurs acharnés de la guerre tels que David Lloyd George. Elle donna lieu, lors de la séance de la Chambre des Communes du 18 février 1901, au premier débat parlementaire du XXe siècle sur la guerre d’Afrique du Sud, qui fut aussi le premier sous le règne du nouveau souverain Édouard VII. Lloyd George y prononça un discours enflammé. Il fallait donc, après les reportages inquiétants sur les destructions de fermes, envoyer encore plus de troupes ? Quelle meilleure preuve de la faillite militaire et morale de la politique du gouvernement ? Il avait fait du général Bruce Hamilton, responsable de la destruction totale du village de Ventersburg, dans l’État libre d’Orange, sa cible principale. « Brute » Hamilton serait un nom plus approprié, suggéra-t-il, « cet homme fait honte à l’uniforme qu’il porte8 ».

Après Lloyd George, la parole fut donnée à un député conservateur. Ayant vécu de près la guerre, il savait de quoi il parlait. Les orateurs de son camp, qui s’étaient exprimés avant lui, avaient choisi de contre- attaquer en attirant l’attention sur les méfaits commis par les Boers : c’était leur « loyauté à la Couronne britannique », et elle seule, qui avait coûté la vie à des citoyens bienveillants tels que Morgendaal, De Kock, et récemment Abraham Esau. La Chambre était impatiente de savoir si le prochain intervenant allait adopter la même tactique. Tout jeune qu’il fût, il s’était déjà acquis une réputation d’indépendance. Déjà célèbre en Angleterre à 26 ans, il s’était acquis, depuis sa récente tournée de conférences aux États-Unis et au Canada, une notoriété internationale. Mais pour lui, les choses sérieuses commençaient : c’était son premier discours à la Chambre des Communes.

Churchill ne se risqua pas à une contre-offensive verbale. Il était paralysé par la peur. Au dernier moment, un de ses collègues conservateurs – un vieux « briscard du Parlement » – le remit en selle en lui chuchotant à l’oreille une pique à utiliser contre Lloyd George. Comme à chaque fois qu’il devait parler en public, il avait appris par cœur son discours. Adoptant un ton modéré, il se montra conciliant. Plutôt que d’attaquer, il adopta des positions défensives, à travers un chef-d’œuvre de rhétorique en trois parties.

Il commença par prendre la défense des généraux anglais mis en cause. Des hommes qu’il avait eu l’occasion de connaître personnellement. Peu étaient capables, affirma-t-il « de plus de sensibilité, de davantage de bonté d’âme et de courage que le général Bruce Hamilton ». Il n’entra pas dans des considérations détaillées au sujet des fermes incendiées. Dans toute guerre, les excès étaient inévitables, surtout lorsque la population civile était en cause, dit-il très clairement. Que dire de la famine délibérément infligée à la population parisienne durant la guerre de 1870 ? Et, le nombre des précédents qu’il aurait pu citer était tel, qu’il exonérait l’armée anglaise de tout reproche. À en juger par son expérience, la guerre en Afrique du Sud se caractérisait, au contraire, par son humanité et sa générosité.

Mais il exprima aussi sa mansuétude à l’égard de ses adversaires : « Le Boer est un curieux mélange de châtelain et de paysan. » Il n’était pas rare, selon lui, que sous l’habit râpeux du second se cache la distinction du premier. Churchill se mettait à leur place : « Si j’étais un Boer, j’espère que je me trouverais sur le champ de bataille… » Cette remarque n’eut pas l’heur de plaire à Chamberlain : « Voilà comment on perd des sièges ! » chuchota-t-il sur le banc de la chancellerie à son voisin – commentaire dont Churchill n’eut connaissance que plus tard. Il poursuivit en exprimant l’espoir que s’ouvre, pour les Boers, la perspective d’une paix honorable.

Mais pas à n’importe quel prix. Il fallait d’abord les vaincre. Il fut on ne peut plus explicite à ce sujet. S’ils continuaient à refuser d’entendre raison, les Boers trouveraient face à eux la force et la détermination farouche des Britanniques. Il soutenait pleinement la décision prise par le cabinet d’envoyer sur place 30 000 soldats montés supplémentaires. Il souhaitait, qui plus est, que l’Angleterre puisse disposer, en Afrique du Sud, d’un contingent comprenant, dans un premier temps, pas moins de 250 000 hommes, dans lequel les malades, les blessés et les morts seraient automatiquement remplacés. L’étape suivante consisterait en une extension régulière de cet effectif à raison de 2 000 à 3 000 hommes par mois, de façon que les Boers « ne soient plus seulement exposés aux battements des vagues, mais aussi à la force de la marée montante9 ».

 

D’un commando à l’autre, Deneys Reitz avait rencontré des camarades de combat de toutes sortes. Les nouveaux compagnons auxquels il avait affaire constituaient une espèce à part. Des Takharen. « De la vieille école », venant de Rustenburg. Des Doppers10 – personne au Transvaal ne se prenait plus au sérieux qu’eux. Ils considéraient Deneys comme un Uitlander à cause de ses « manières de citadin ». Mais l’entente était réciproque. C’étaient « de braves âmes, toutes simples ».

Les privations communes créent un lien. Reitz les avait rencontrés peu de temps après avoir décidé de gagner la Colonie du Cap. Ils étaient cinquante, sans cheval comme lui, et cherchaient à rejoindre De La Rey. Ils avaient passé huit jours tous ensemble, repliés dans les monts Magalie, pour se mettre à couvert des pluies torrentielles incessantes et d’un détachement de troupes britanniques. Ce dernier était confortablement installé, bien au sec dans les fermes de la vallée, alors qu’eux se trouvaient réduits à regarder d’en haut, depuis les saillies rocheuses sous lesquelles ils s’abritaient sans même disposer d’un brin de bois sec, la fumée qui s’échappait joyeusement de la moindre masure. Huit jours pendant lesquels ils n’avaient mangé que de la biltong11.

Quand il cessa de pleuvoir et que les Anglais furent repartis, ils redescendirent de la montagne. Les bottes de Reitz étaient complètement usées. Il descendit les escarpements sans semelles. Ses pieds étaient tellement gonflés et pleins d’ampoules qu’il lui fallut rester pendant deux semaines allongé dans un hangar à tabac, où il fut soigné par ses compagnons de Rustenburg. L’un d’entre eux n’hésita pas à parcourir 30 kilomètres pour aller lui chercher une pièce de cuir afin de lui fabriquer une paire de souliers neufs. Une fois remis, Reitz se trouva confronté à un choix. La majorité du groupe, estimant qu’il y avait trop de risques à rejoindre le haut plateau à pied, préféra rester sur place. Les quelques autres décidèrent de continuer vers le sud, en portant leurs selles et « toutes sortes d’objets » sur leurs épaules. Ils comptaient rejoindre De La Rey. Reitz, qui souhaitait prendre cette même direction, partit avec eux. Lui compris, ils étaient treize.

Ils eurent la chance de leur côté. Ils passèrent sur les lieux où De La Rey avait, début décembre 1900, mis le feu à un convoi britannique de fourgons de ravitaillement12. Les épaves étaient toujours là et Reitz se dit qu’il y aurait peut-être moyen, à partir des débris dispersés, de parvenir à construire tant bien que mal un char à bœufs utilisable. Ils y réussirent. Ils avaient le véhicule, il leur fallait à présent les animaux d’attelage. La question fut vite résolue. Quelques kilomètres plus loin, dans un vaste et profond fossé, paissait un solide troupeau de bœufs. C’était celui que De La Rey « tenait caché comme ravitaillement de réserve ». Les gardiens consentirent à leur céder une douzaine d’animaux. Les hommes de Rustenburg, qui étaient des éleveurs nés, choisirent les meilleurs, confectionnèrent des jougs, des courroies et des rênes, et quelques jours plus tard ils purent se mettre en route, dans la bonne humeur, et fiers de leur ingéniosité.

Mais en chemin, leur humeur se fit plus sombre ; une aire de désolation se déployait devant eux, pareille aux étendues dévastées que Reitz avait traversées auparavant dans le Transvaal oriental. Là aussi, le « grand nettoyage » avait à l’évidence eu lieu. Ruines calcinées, champs piétinés, terres désertées. Des charognes, çà et là. Le même désert funèbre. Pendant plusieurs jours, ils cheminèrent environnés d’un silence macabre, en ayant l’impression de ne pas avancer. Treize hommes sur un radeau de sauvetage, au milieu d’un océan asséché.

Quatre ou cinq jours après, un signe de vie se manifesta : ils firent la rencontre d’une femme boer qui s’était réfugiée avec ses enfants et une domestique noire dans un ravin. Elle leur apprit que De La Rey se trouvait à Tafelkop, tout près. Et c’est là en effet qu’ils le trouvèrent le lendemain. Il était d’humeur morose, car une fausse alerte venait de se produire et la panique qu’elle avait suscitée parmi ses hommes l’avait mis en colère. Sa mauvaise humeur s’expliquait aussi par le fait qu’outre les 1 000 hommes de son commando, 200 réfugiés s’étaient rassemblés autour de son camp avec leurs chariots. C’était, estimait-il, un boulet à traîner. En revanche, il était prêt à accueillir Reitz et ses compagnons de Rustenburg, bien qu’il n’eût pas de chevaux à leur fournir. Les détachements qu’il avait envoyés en chercher dans l’État libre d’Orange n’étaient pas encore rentrés. Ils devraient donc attendre.

Reitz eut donc tout loisir d’explorer le camp et de faire plus amplement connaissance avec De La Rey. Comme le président Kruger l’avait fait par le passé dans sa véranda à Pretoria, le général tenait réunion chaque jour depuis son chariot et « chacun pouvait l’entendre exposer ses idées ». Un personnage étrange, à la « barbe flottant au vent et aux yeux d’illuminé », se tenait fréquemment à ses côtés. Un prophète, disait-on de lui. Van Rensburg, le visionnaire. Il prétendait « être doué de pouvoirs occultes » et faire des rêves prémonitoires. De La Rey avait en lui une confiance aveugle.

Reitz, qui était d’un naturel sceptique, se laissa séduire quelques jours plus tard. Van Rensburg venait d’expliquer son dernier rêve, dans lequel il avait vu un taureau rouge et un taureau noir se battant à mort l’un contre l’autre. Le taureau rouge avait fini par succomber, ce qui signifiait selon le voyant que les Britanniques « seraient bientôt dans le même cas ». À peine avait-il livré l’interprétation qu’il faisait de son rêve, bras étendus, yeux grands ouverts, qu’il s’écria : « Voyez, quelqu’un vient ! » Toute l’assistance suivit son regard. Ils virent au loin un cavalier venant de l’Est qui galopait vers eux. C’était un messager, couvert de poussière et harassé par son long trajet. Il apportait une lettre de Louis Botha. De La Rey la lut aussitôt, son visage s’éclaira et, la voix tremblante d’émotion, il déclara : « Hommes, croyez-moi, notre fier ennemi s’est humilié ! » Les Britanniques avaient proposé la tenue d’une conférence de paix : Botha allait discuter avec Kitchener. L’auditoire fut proprement stupéfié. Y compris Deneys Reitz, « bien qu’il soupçonnât fort Van Rensburg d’avoir lui-même arrangé la scène ». Il y avait toutefois de quoi être impressionné13.

Le taureau rouge n’était pas à l’agonie, comme tendait à le faire croire Van Rensburg. Il essayait plutôt d’attirer le taureau noir hors du troupeau. Pour employer des termes plus prosaïques, Botha avait mordu à l’appât que lui avait présenté Kitchener, et il était disposé à conférer avec le chef britannique. À la mi-février, le contact fut établi par l’intermédiaire de la femme de Botha, Annie, que Kitchener avait autorisée à aller rendre visite à son mari. Il fut convenu que la rencontre aurait lieu le 28 février 1901 à Middelburg, environ à mi-chemin entre Pretoria et le lieu de cantonnement qu’occupait alors Botha à l’est du Transvaal. Le moment était bien choisi. Les faucons De Wet et Steyn se trouvaient très loin ; ils chassaient – en même temps qu’ils étaient pourchassés – dans la Colonie du Cap. Avec un peu de chance, ils seraient faits prisonniers avant la rencontre, ce qui obligerait Botha à se montrer plus conciliant.

Les raisons qui incitaient Botha à discuter avec Kitchener n’étaient pas tout à fait claires. Botha était un stratège, tant sur le plan militaire que sur le plan politique. Kitchener, commandant en chef des forces britanniques, et Brodrick, ministre de la Guerre, avaient été nommés depuis peu de temps. Édouard VII venait tout juste d’accéder au trône. Peut-être cette nouvelle donne allait-elle induire un changement d’attitude des Anglais ? Pour en avoir le cœur net, le mieux était d’entamer des discussions sérieuses avec eux. Botha pourrait ainsi prendre la mesure des possibilités envisageables, et réfléchir en conséquence aux choix à opérer. Le président par intérim Schalk Burger et le secrétaire d’État Reitz approuvèrent l’initiative. Il y avait néanmoins quelque chose de piquant dans le fait que Botha accepte de rencontrer en tête à tête l’homme qui, dans le même temps, pourchassait impitoyablement ses deux principaux alliés.

La rencontre de Middelburg, qui se tint le jour où De Wet et Steyn rentraient dans leur pays, se déroula dans climat favorable et aboutit à un résultat surprenant. Après les déclarations inaugurales dans lesquelles s’affrontèrent des points de vue irréconciliables – annexion versus indépendance – et l’inévitable échange de griefs, notamment à propos des camps et de l’engagement des Noirs et des métis dans le conflit, les deux parties se montrèrent finalement disposées à discuter de façon concrète des conditions de paix. Au bout de cinq heures, un plan fut même établi. Il devait, bien entendu, être soumis à l’approbation préalable de Londres et des gouvernements de chacune des deux républiques boers, mais il était bel et bien couché sur le papier, noir sur blanc.

Ce projet d’accord de paix comprenait dix points. Amnistie pour tous les actes de guerre « réguliers » (y compris ceux commis par les « rebelles du Cap et du Natal ») ; retour immédiat de tous les prisonniers de guerre relégués ; phase de transition durant laquelle les deux républiques boers auraient le statut de colonies de la Couronne, suivie dès que possible de l’instauration d’un gouvernement civil autonome ; utilisation du néerlandais et de l’anglais dans les établissements scolaires et les tribunaux ; respect des biens appartenant aux Églises ; prise en charge de la dette nationale dans les deux territoires, jusqu’à un maximum d’un million de livres ; compensation des pertes de chevaux ; pas d’autres indemnisations de guerre pour les fermiers ; possession d’armes à feu soumise à autorisation ; droit de vote pour les non-Blancs négociable après l’installation du gouvernement autonome.

Le premier représentant du pouvoir politique avec lequel Kitchener devait ensuite se concerter était Milner. Le haut-commissaire avait, depuis peu, été chargé de l’administration civile des deux nouvelles colonies et – coïncidence ou non – il prit en ce même jour du 28 février un train au Cap, en direction du nord. Alors qu’il était en route, un télégramme en provenance de Middelburg lui fut transmis, qui rendait compte de l’issue des pourparlers. Il n’en fut pas satisfait. Contrairement à Kitchener – et à son prédécesseur, Roberts – Milner était une « colombe » en situation de guerre, et un « faucon » quand il s’agissait de négocier la paix. Tout devait alors concourir à l’objectif qu’il avait en vue : celui d’une Afrique du Sud unie et anglicisée. Et ce plan de paix n’allait pas dans ce sens.

Le 2 mars 1901, Kitchener et Milner se rencontrèrent à Bloemfontein. Milner avait de bons souvenirs de la gare, dans laquelle il avait un peu moins de deux ans auparavant poussé Kruger au désespoir14. Mais Kitchener avait en main des atouts plus forts que ceux dont disposait le président boer à l’époque. Ou, ce qui revenait au même, il était, en matière de bluff, encore supérieur à Kruger. Toujours est-il qu’il agita, devant Milner, le spectre du désastre qui attendait les Anglais si le plan de paix n’aboutissait pas. Les soldats britanniques en avaient assez, affirma-t-il. Leur moral était au plus bas, après la chasse épuisante et vaine qu’ils avaient menée contre des commandos boers insaisissables. Un désastre n’était pas à exclure. Il fallait mettre fin à la guerre. Ne serait-ce (mais il garda le silence à ce sujet) que parce qu’il convoitait déjà le poste de commandant en chef aux Indes britanniques, qui allait se libérer sous peu.

Milner acquiesça à contrecœur. Kitchener jouissait d’une solide réputation et d’une forte popularité en Angleterre. Il serait hasardeux de s’opposer trop ouvertement à lui. Sur un point, toutefois, Milner se montra intraitable : il ne se résoudrait pas à voir les rebelles coloniaux amnistiés. Il réclamait instamment qu’ils soient jugés. Et le projet soumis à Londres prit en compte cette exigence.

La réponse du gouvernement anglais parvint au bout de quelques jours. Quelques modifications avaient été apportées au texte proposé, principalement sur les instances de Chamberlain. Les changements les plus substantiels concernaient le premier et le dernier point. S’agissant de l’amnistie, Milner obtenait satisfaction. Les rebelles seraient jugés selon les lois en vigueur. Une phrase avait été ajoutée dans la disposition relative au droit de vote octroyé aux « Cafres ». En l’attente de son éventuelle introduction – limitée d’ailleurs de façon à assurer la légitime prédominance de la race blanche –, les « personnes de couleur » se verraient attribuer le même statut que leurs congénères de la Colonie du Cap.

Kitchener fut déçu. Milner soulagé : Botha, et à plus forte raison ceux des chefs boers qui appartenaient au clan des bittereinders15, allaient vraisemblablement refuser un tel texte. Il voyait juste. Le 7 mars 1901, la proposition, désormais officielle, fut transmise à Botha. Il prit le temps d’en discuter avec Burger et Reitz. Son verdict parvint le 15 mars : elle était absolument inacceptable et donc rejetée. Le taureau noir avait réintégré le troupeau16.