Un hiver de famine


Tafelkop, avril 1901

Ce fut un accident d’une stupidité incroyable. Deneys Reitz servait dans les commandos depuis un an et demi environ et avait été fréquemment exposé au feu de l’ennemi, sans jamais avoir été blessé. Quelques jours plus tôt, le 3 avril, lui et ses camarades avaient fait griller un beau morceau de viande pour fêter son dix-neuvième anniversaire, après qu’il eut échappé de justesse à une attaque surprise des Anglais. Grâce à l’épais brouillard, ils avaient réussi à se soustraire à la colonne et à se glisser à côté des bœufs au trot. Et c’était arrivé en faisant un feu de camp, tout simplement. Voulant casser une grosse bûche pour faire du feu, il avait jeté dessus un bloc de pierre. Le bois était résistant et souple, de sorte que la pierre rebondit, et, venant le frapper à la manière d’une catapulte, lui brisa le tibia droit à mi-distance entre le genou et la cheville. La blessure était ouverte et l’os en sortait. Heureusement, l’un des soldats qui se trouvaient avec lui avait quelques connaissances en chirurgie, et les Anglais les laissaient tranquilles pour le moment.

La chance, en fait, ne lui souriait guère. Juste avant cet accident, 200 chevaux sauvages avaient été amenés depuis l’État libre d’Orange. Comme le nombre des hommes démontés s’élevait à 300, De La Rey avait décidé que les bêtes seraient attribuées par tirage au sort. Les compagnons de Reitz avaient été plutôt bien lotis, puisque neuf des douze hommes de Rustenburg avaient gagné une nouvelle monture, alors qu’il avait fait chou blanc. Le seul réconfort qu’il eut à cette occasion fut le spectacle fort divertissant du dressage que « durent faire les gagnants ».

Au bout de quelques semaines, Reitz put commencer, jambe éclissée, à se déplacer en boitant à l’intérieur du camp. Il n’avait toujours pas de cheval. L’hiver n’était pas loin et il était par conséquent inutile d’espérer une nouvelle livraison de chevaux. Ce qui lui faisait craindre de devenir un « permanent du camp ». Mais la fortune tourna. Un matin, un groupe d’Allemands placés sous le commandement du veldkornet1 Mayer arriva. Ils avaient quelques chevaux en surplus, et Reitz n’entendait pas laisser passer l’aubaine. Ils consentaient à lui donner une petite jument noire s’il s’engageait dans leurs rangs. Bien que sa jambe fût encore loin d’être guérie, il n’hésita pas une seconde. Une telle opportunité ne se représenterait plus. Il fit ses adieux à ses camarades et partit avec les Allemands rejoindre De La Rey.

Mal lui en prit. Chaque pas du cheval lui arrachait une douleur, et l’hiver s’était installé. Dans l’abri relatif que lui offrait le camp, il ne s’en était pas vraiment rendu compte ; mais les plaines dépouillées étaient traversées par un vent cinglant et glacial et par des nuages de poussière suffocante. Il entendait la nuit les craquements de la glace vitrifiant flaques et mares, tout en grelottant sous une couverture élimée.

Au bout de trois jours, ils retrouvèrent les hommes de De La Rey à Hartbeestpoortdorpie. Un important corps d’armée britannique stationnait dans les parages et un face-à-face paraissait inévitable. Mais Reitz n’y aurait pas part. De La Rey étant passé en visite à un moment où l’un des Allemands était en train de lui bander la jambe, il envoya aussitôt Reitz dans un hôpital de campagne provisoire, aménagé à proximité, dans une ferme abandonnée. Le médecin, un jeune Néerlandais, le contraignit à quelques jours de repos. Un matin, il fut réveillé par des grondements de canon. Les Anglais approchaient, les malades et les blessés allaient, eux aussi, être obligés de décamper. Il rejoignit les Allemands, mais il n’y eut pas d’épreuve de force. La supériorité numérique des Britanniques était telle que les commandos Boers se replièrent.

De La Rey ne parut pas faire grand cas de l’événement. Au cours de l’après-midi, il fit observer une halte à ses hommes dans un bois et leur adressa un discours pétri d’humour pince-sans-rire, sur fond de considérations sérieuses. C’était là son style, et cela marchait à tous les coups. Il n’y eut pas un murmure lorsqu’il annonça qu’il allait leur falloir faire route toute la nuit. Reitz y parvint sans peine, les jours de repos lui ayant fait grand bien. Les douleurs que lui infligeait sa jambe lorsqu’il était à cheval avaient diminué. La nuit se faisait claire, offrant le spectacle d’une magnifique constellation qui, depuis un certain temps, s’attardait dans le ciel. Elle était ornée d’une double queue en forme de V. Le prophète Van Rensburg était en train d’expliquer que ce V renvoyait au mot Vrede2, quand soudain une voix s’écria dans l’obscurité : « Monsieur van Rensburg, cette lettre V ne veut pas dire Vrede, mais Vlug ! » Reitz entendit autour de lui des ricanements étouffés. Le prophète ne souffla plus mot3.

 

Fallait-il ainsi continuer à fuir, ou faire la paix ? Ni Botha ni les autres dirigeants du Transvaal n’avaient arrêté leur choix. Ils avaient certes rejeté sans détour les propositions de Kitchener, mais ils étaient tenaillés par le doute. Ils sentaient que la situation s’aggravait de jour en jour, l’hiver s’installait, et ils n’auraient su dire s’il y avait encore quelque chose à attendre de l’Europe. Depuis son départ en septembre 1900, ils n’avaient plus de nouvelles de Kruger, qui demeurait, officiellement, leur président. Pas davantage de la délégation ou de Leyds. Tous ces représentants du Transvaal à l’étranger devaient vraisemblablement ignorer de leur côté ce qui se passait au pays. Des messagers avaient été envoyés en grand nombre à Lourenço Marques, mais tous avaient manifestement été arrêtés. En tout cas, aucun n’était revenu. D’autres modes de communication devaient être impérativement établis.

On trouva des pis-aller. Le 14 mars 1901, Johan Bierens de Haan, le chirurgien qui dirigeait la Première Ambulance néerlandaise4, fut convoqué à Ermelo où Botha lui fit une surprenante proposition, sans doute motivée par la pénurie de médecins en campagne : accepterait-il de retourner aux Pays-Bas ? Il était indispensable que le président Kruger soit informé de la situation, et le médecin de la Croix-Rouge était un émissaire crédible et au-dessus de tout soupçon. Bierens de Haan était réticent à l’idée d’abandonner à eux-mêmes les combattants boers malades et blessés, mais Botha parvint à le convaincre du caractère absolument crucial de cette mission.

Pour éviter que la Croix-Rouge ne se trouve compromise, Bierens de Haan spécifia qu’il n’emporterait aucun document écrit avec lui. Botha, Burger et Reitz lui donnèrent des instructions confidentielles, et l’autorisèrent à consulter les archives de guerre qui avaient été exhumées à son intention. Il condensa l’essentiel des données auxquelles il avait eu accès en une note de synthèse qu’il apprit par cœur et qu’il brûla juste avant de se présenter près des lignes anglaises. Ce n’est qu’une fois parvenu à Lourenço Marques, le 24 avril, qu’il retranscrivit – pour être en mesure de les transmettre à Kruger et aux autres aussi précisément que possible – les informations qu’il avait mémorisées.

Ce rapport était sombre : armes, munitions, vivres, vêtements, chevaux, argent, la pénurie était générale. Des approvisionnements en tout genre pouvaient-ils être expédiés depuis l’Europe et acheminés par exemple via les colonies allemandes d’Afrique du Sud-Ouest ? Il restait par ailleurs 20 000 hommes au plus sous les armes, deux tiers au Transvaal et un tiers dans l’État libre d’Orange. La population noire se montrait de plus en plus hostile aux combattants boers et menaçante à l’égard de leurs femmes et de leurs enfants. Les Anglais ne cessaient de renforcer leurs effectifs, notamment à proximité des lignes de chemin de fer. Ils enrôlaient de plus en plus de Noirs et de métis, qu’ils armaient et utilisaient comme éclaireurs ou gardes. Le sort réservé aux femmes et enfants boers constituait pour les hommes des commandos une source d’« affliction » permanente. Ils étaient soit abandonnés dans leurs fermes dévastées, sans aucun moyen de subsistance, soit acheminés dans des wagons découverts vers les camps d’enfermement dans lesquels les hensoppers5 les maltraitaient et où ils n’avaient pas suffisamment à manger et à boire. Beaucoup de jeunes enfants mouraient. Ne pouvait-on pas leur envoyer de l’aide alimentaire depuis l’Europe ? Dans une telle situation et alors même qu’il fallait affronter l’hiver, l’avenir ne pouvait apparaître à Burger, Reitz et Botha que « sous des couleurs sinistres ». Ils restaient décidés à « poursuivre le combat jusqu’au bout », tout en sachant qu’ils risquaient fort « de devoir déposer les armes »6 si aucun changement n’intervenait.

Botha garda sagement cette conclusion par-devers lui lorsqu’il rencontra à nouveau Christiaan de Wet, fin mars 1901. Ils avaient convenu – détail piquant – de se retrouver à Vrede7, au nord de l’État libre d’Orange, mais c’est sous un autre signe qu’allaient se dérouler leurs discussions : il s’agissait de surmonter leurs divergences et de rétablir entre eux la confiance. Ils se devaient l’un à l’autre des explications : De Wet concernant les incursions qu’il avait entreprises sans en référer à quiconque dans la Colonie du Cap, Botha au sujet des négociations qu’il avait décidé d’entamer, de son propre fait, avec Kitchener. Les deux initiatives n’avaient abouti à rien. Agir main dans la main aurait été, de fait, plus judicieux. C’était d’ailleurs le point sur lequel les chefs militaires du Transvaal et ceux de l’État libre d’Orange avaient fini par se désunir : la poursuite du combat8.

L’hiver était arrivé et la situation ne s’était pas améliorée. Avril passa. Bierens de Haan venait tout juste de partir vers l’Europe. Le découragement s’abattit à nouveau sur les dirigeants boers. Le 10 mai 1901, ils se réunirent en conseil de guerre dans une ferme dénommée De Emigratie aux environs d’Ermelo. Outre Burger, Reitz et Botha, y assistaient le général Smuts, Ben Viljoen et Chris Botha. Ils tombèrent d’acord. Il était indispensable d’avoir l’avis de Kruger. Les Anglais allaient à l’évidence refuser d’autoriser Bierens de Haan à rentrer en Afrique du Sud. Ils allaient donc devoir solliciter la bienveillance de Kitchener pour qu’il soit permis à des représentants officiels boers d’effectuer des allers-retours entre l’Afrique du Sud et l’Europe. En cas de refus, ils demanderaient un cessez-le-feu de façon à pouvoir consulter le peuple.

Cette démarche était lourde de conséquences, et elle fut cette fois soumise au préalable à l’appréciation des alliés. Reitz écrivit le jour même une lettre au gouvernement de l’État libre d’Orange. Il invoquait cinq raisons justificatives ; les deux premières se rapportaient aux pertes en hommes et en matériel. Le nombre de hensoppers ne cessait de croître, les Boers n’auraient bientôt plus un seul commando. Leurs stocks de munitions étaient pratiquement épuisés. Les trois autres, étroitement liées, étaient d’ordre moral : le gouvernement perdait son autorité, les chefs leur influence, et le peuple n’avait plus confiance. Les choses ne pouvaient pas continuer ainsi. « Le temps des mesures décisives était venu. »

Le président Steyn partageait pleinement cette analyse, mais en tirait des conclusions opposées à celles de ses alliés. L’inconstance des Transvaliens, à laquelle il s’était déjà trouvé confronté auparavant – et pour la première fois le 1er juin à la veille de la chute de Pretoria – le mettait presque systématiquement en rage9. Ce fut cette fois encore le cas. En réponse aux courriers qu’il avait reçus d’eux, il envoya le 15 mai une lettre officielle à Reitz, et une autre, personnelle, à Smuts, dans lesquelles il donnait libre cours à son indignation. La pénurie sévissait aussi dans l’État libre d’Orange. On y manquait de tout : de munitions, de nourriture, et ainsi de suite… L’apathie gagnait burghers et officiers. Mais de là à cesser le combat, à renoncer à la lutte que tous avaient engagée dans l’intérêt du Transvaal, jamais ! Si les Transvaliens abandonnaient à leur sort les habitants de l’État libre d’Orange et les « rebelles du Cap et du Natal », c’en était fini du peuple afrikaner. « Seul son acharnement à combattre, sa force, son endurance face à la souffrance » pouvaient montrer que ce peuple était véritablement animé par une volonté de se survivre à lui-même10.

Cette riposte de Steyn ne parvint pas, cette fois, à modifier la position des dirigeants du Transvaal. Ils s’obstinèrent dans l’idée d’en référer à Kruger, mais choisirent d’autres moyens que ceux auxquels ils comptaient initialement recourir : au lieu d’émissaires, ils enverraient des télégrammes. Ce qui du reste les obligeait aussi à solliciter l’autorisation de Kitchener. Ils eurent à nouveau recours, en la circonstance, à un intermédiaire néerlandais.

Le 22 mai 1901, le consul général des Pays-Bas, F. J. Domela Nieuwenhuis, fut mandé à la Melrose House. Un message de Botha demandant que le texte du télégramme qui devait être envoyé à Kruger puisse être crypté en utilisant le code de cryptage néerlandais était parvenu au quartier général britannique, et Kitchener avait donné son consentement. Il était prévu, si le consul général néerlandais n’y trouvait rien à redire, que la remise de ce télégramme destiné à Kruger s’effectuerait à Standerton, ville située au sud-est du Transvaal, entre le Vaal et la ligne de chemin de fer à destination du Natal. Cet arrangement parut inutilement compliqué à Domela Nieuwenhuis – le représentant du Transvaal ne pouvait-il pas se rendre lui-même à Pretoria ? – mais il finit par donner son accord. Le 26 mai, il prit le train pour Standerton en compagnie du vice-consul, A. D. Roosegaarde Bisschop. Parvenu à destination, il constata que les dirigeants boers n’étaient pas encore arrivés. Il repartit donc, laissant le vice-consul les attendre. C’est seulement le 1er juin que Smuts et l’un de ses secrétaires se présentèrent à Standerton, les yeux bandés. Ils transmirent à Rosegaarde Bisschop le texte du fameux télégramme. Le vice-consul le traduisit en français, puis le crypta. Il fut envoyé à La Haye le 3 juin11.

 

Willem Leyds était déconcerté. À la mi-avril, quelqu’un lui avait apporté un message de Frank Reitz. Plutôt encourageant d’ailleurs : les Boers ne manquaient ni de munitions, ni de vivres. Certes, viande et bouillie de maïs constituaient un ordinaire bien peu varié, mais les quantités disponibles étaient suffisantes. Toutefois, les stocks de vêtements s’épuisaient. Les peaux de mouton constituaient pour certains le seul expédient, mais même ceux-là tenaient bon et ne se laissaient pas aller au découragement. Il n’y avait donc aucun souci à se faire.

Et voici que coup sur coup, deux nouvelles inquiétantes étaient brusquement tombées ; la note de Bierens de Haan et le télégramme de Smuts, personnage qui, aux yeux de Leyds, ne passait pas pour être d’un tempérament pessimiste, ce qui rendait son propos encore plus préoccupant. « Notre situation est devenue très alarmante. » Suivait une énumération : réserves de munitions quasiment inexistantes, fermes et stocks de vivres détruits. Femmes et enfants enfermés dans des camps ou errants parmi les bois et les montagnes. Parfois même assassinés par des Swazis et des Zoulous. « Presque toutes les tribus du Nord » se soulevaient. Une partie de la population était passée du côté des Anglais. Si rien n’était fait pour enrayer ces défections catastrophiques, le désastre allait encore empirer. Pour le président de l’État libre d’Orange, reconnaissait sans détours Smuts, il n’était pas question de reculer. Il avait réclamé avec force la convocation d’une conférence plénière dès que serait parvenue la réponse de Kruger, dont personne n’avait entendu parler depuis huit mois déjà. Il allait falloir « tout mettre à plat, une fois pour toutes, de façon à savoir où l’on en était exactement12 ».

Les difficultés étaient considérables. Aucune solution ne s’imposait d’elle-même à Leyds. Il ne donnait pas cher de la délégation : il n’y avait rien de solide à attendre du précautionneux Fischer, de Wessels l’invisible, ou d’un Wolmarans totalement imprévisible. Même pour ce qui était de savoir où il convenait que Kruger fixe sa résidence et quelle ligne de conduite il devait adopter, leurs avis divergeaient. Montagu White, le consul du Transvaal aux États-Unis, pensa tout d’abord qu’en venant s’installer outre-Atlantique, le vieux président boer s’attirerait la sympathie du peuple américain. Mais il se ravisa, car son image risquait de pâtir de cette initiative. On verrait plus tard. Wolmarans pressait Kruger d’opter pour La Haye, où il serait au contact de la cour royale, de l’aristocratie, du gouvernement et des milieux d’ambassades. Leyds trouvait cette idée exécrable précisément pour cette raison. Il eut beaucoup de mal à faire admettre à Wolmarans qu’une telle décision aurait des conséquences diplomatiques fâcheuses et tint bon. En janvier 1901, Kruger prit pension à l’hôtel des Pays-Bas, à Utrecht, qu’il quitta en avril pour la Casa Clara, une villa d’Hilversum.

C’est là que se tint la réunion qui devait décider de la réponse à apporter au télégramme de Smuts. Leyds était le plus à même de faire le point sur les questions factuelles, et il s’y employa. L’intervention d’une tierce puissance n’était pas au programme. Et il n’y avait pas moyen de faire parvenir armes et munitions. Il s’y était essayé, mais en vain. Dans la Colonie du Cap, en revanche, la conjoncture semblait plus propice. De plus, un tournant s’amorçait en faveur des Boers dans l’opinion publique anglaise : tout était mis en œuvre pour secourir les femmes et les enfants internés dans les camps, ainsi que les prisonniers en exil. Tels étaient les faits. Mais la réponse à la question la plus importante ne pouvait venir que du président. Fallait-il faire la paix ou continuer à combattre ? Kruger ne laissa planer aucune équivoque à ce sujet. Les deux républiques étaient entrées en guerre ensemble et avaient déjà consenti d’énormes sacrifices « tant en vies humaines » qu’en « biens matériels ». Elles devaient se serrer les coudes jusqu’au bout. « Même si – Dieu nous en préserve – elles se trouvent réduites à la dernière extrémité et ne peuvent plus continuer à résister. » Autrement dit, le combat devait être poursuivi « tant que cela n’était pas absolument impossible ». Telle était la teneur du télégramme destiné à Smuts, signé par Leyds et Fischer au nom de Kruger. Il fut crypté le 11 juin et envoyé à Pretoria où le consul général Domela Nieuwenhuis le reçut, le fit déchiffrer et le mit sous enveloppe scellée, afin qu’il soit remis à son destinataire13. Mais, là encore, Kitchener ne voulut rien savoir. Les impératifs de sécurité s’opposaient à ce qu’un adversaire puisse faire usage des moyens de liaisons des Britanniques. Roosegaarde Bisschop dut donc à nouveau se rendre à Standerton. Kitchener mit à sa disposition un train spécial, avec cette fois tous les égards dus à son rang. Il nourrissait probablement de grands espoirs quant au résultat de ces échanges télégraphiques. Le train, escorté par 100 hommes de troupe, ne fit aucun arrêt. Les convois réguliers furent remisés sur des voies de garage ou d’embranchements et le personnel militaire des chemins de fer se montra « on ne peut plus aimable ». Le 15 juin 1901, Roosegaarde Bisschop remit le télégramme de Kruger à un Smuts reconnaissant.

Les Britanniques n’avaient manifestement pas réussi à casser le code de chiffrage néerlandais – ils allaient y parvenir par la suite. Sinon, Kitchener ne l’aurait pas transmis aussi rapidement. Les dirigeants boers trouvèrent dans le message de Kruger de quoi ranimer leur confiance, comme l’avaient fait d’ailleurs, peu de temps avant, deux affrontements sur le terrain. Le 29 mai, le général Jan Kemp avait infligé de lourdes pertes à une colonne britannique à Vlakfontein, à l’ouest du Transvaal. À Wilmansrust, non loin d’Ermelo, le général Chris Muller avait défait, le 12 juin, une unité australienne du 5Victorian Mounted Rifles, composée d’environ 350 hommes. Leur armement, qui comprenait entre autres deux mitrailleuses Maxim de 37 mm (dites pom-pom guns), fut plus que bienvenu, tout comme leurs munitions, leurs vêtements et leurs vivres. Burger, Reitz, Botha et Smuts avaient repris espoir, ce qui n’avait pas manqué de surprendre Steyn et De Wet lorsqu’ils étaient arrivés le 20 juin 1901 débordants d’indignation et animés de sombres pressentiments à la conférence plénière convoquée à Waterval, tout près de Standerton. Hertzog, De La Rey et Viljoen étaient là eux aussi. Les principaux dirigeants du Transvaal et de l’État libre d’Orange pouvaient donc enfin s’expliquer, ce qu’ils n’avaient plus eu l’occasion de faire depuis leur dernière rencontre à Cyferfontein, huit mois plus tôt. Il était grand temps qu’ils se concertent, car les résolutions prises alors étaient pratiquement restées lettre morte. Steyn ouvrit la discussion en dénonçant avec virulence les initiatives de paix qu’avaient prises de leur propre autorité les chefs transvaliens, mais il n’eut pas besoin de tirer la conclusion radicale selon laquelle il était prêt, au pire, à continuer seul le combat. Il constata en effet à son grand soulagement que, grâce au message de Kruger, « l’indécision semblait avoir disparu ». Les rangs se resserraient. Tous réaffirmèrent, d’une même voix, qu’ils n’accepteraient de règlement de paix qu’à la condition que l’indépendance des deux républiques soit garantie. En outre, les Transvaliens s’engagèrent à lancer un raid dans la Colonie du Cap pour soutenir les combattants de l’État libre d’Orange, qui y menaient d’ores et déjà des opérations. De La Rey pourvoirait à l’équipement des hommes et Botha dirigerait le commando.

Pour informer les burghers, un « Avis à la population » fut publié le jour même. En plus des informations relatives aux télégrammes échangés avec le président Kruger, il rendait compte de la « Conférence des gouvernements des deux républiques ». La résolution de Waterval, proclamait-il, était soutenue par la grande majorité des femmes, des enfants et des hommes de la nation. Il y était stipulé ce qui suit : « Aucune paix ne sera conclue, aucune condition de paix ne sera acceptée, si elles portent préjudice à notre indépendance et notre existence en tant qu’État autonome, ou aux intérêts de nos frères des colonies (du Cap et du Natal). Dans ce dernier cas, la guerre sera poursuivie avec la plus grande détermination14. »

 

Même si elle nourrissait quelque crainte à ce sujet, l’idée qu’elle parviendrait à remplir le Queen’s Hall et à honorer ainsi sa promesse transportait Emily Hobhouse. Exposer au peuple britannique ce qu’étaient les souffrances des femmes et des enfants boers, telle était la mission qu’elle s’était donnée. L’événement devait avoir lieu le 24 juin 1901, et 2 500 personnes étaient attendues. Toutes les places du « Centre musical de l’Empire » avaient été vendues. La soirée était placée sous les auspices de John Percival, évêque de Hereford. Mais tout tomba à l’eau. Sur ordre du gouvernement, la salle de concerts résilia le contrat. Le rassemblement fut annulé par crainte de troubles à l’ordre public. La Westminster Chapel, qui, en cas d’empêchement, devait se substituer au Queen’s Hall, resta portes closes. Ainsi, la grande manifestation censée mobiliser le peuple de Londres se trouva suspendue.

Aux yeux de Hobhouse, c’étaient les pauvres femmes prises au piège dans les zones de guerre d’Afrique du Sud, à des milliers de kilomètres, qui étaient les plus gravement touchées par cette mesure d’interdiction. Emily avait le sentiment qu’elle les abandonnait à leur sort. Malgré leur bravoure, leur incroyable bravoure, elles étaient livrées à elles-mêmes, ainsi que leurs enfants gravement malades et sous-alimentés. Sur qui pouvait-on compter pour les défendre ? Elle avait vu, de ses propres yeux, à quelles atrocités ces femmes étaient soumises. Durant trois mois, de fin janvier à fin avril, elle avait visité les « camps de réfugiés » – qui étaient en fait des camps d’internement – dans lesquels Kitchener et Milner avaient bien voulu l’autoriser à se rendre. Depuis qu’il avait été nommé administrateur des nouvelles colonies, ce dernier se montrait d’ailleurs beaucoup moins accommodant qu’il ne l’avait été par le passé. Après le camp de Bloemfontein, elle en avait vu cinq autres : ceux de Norvals Pont, Aliwal North et Springfontein dans la Colonie du fleuve Orange, et ceux de Kimberley et de Mafeking. Mais elle n’avait pas eu accès à la région située au nord de Bloemfontein, pas plus qu’au Transvaal.

Elle avait retiré à peu près les mêmes impressions de chacune de ces visites. Le manque d’hygiène était juste un peu moins criant dans tel camp que dans tel autre. Parfois, un commandant faisait preuve d’un peu plus de compassion que ses collègues à l’égard des internés. Elle avait, ici ou là, rencontré des infirmières dévouées. Mais dans l’ensemble la situation était catastrophique. Dans ces camps insalubres et surpeuplés, rosée et pluie traversaient la toile des tentes dont les occupants dormaient à même le sol et recevaient toujours la même nourriture, en portions congrues. Le lait et l’eau potable étaient rares. Le savon presque introuvable. Les installations sanitaires tenaient du cloaque. Aucun espace spécifique n’était prévu pour l’accueil des malades ou le dépôt provisoire des cadavres. Les femmes et les enfants n’avaient pas de vêtements chauds pour affronter l’hiver qui s’annonçait. Ajoutez à cela la scandaleuse indifférence des autorités militaires à un surpeuplement qu’ils organisaient eux-mêmes sans se préoccuper des conséquences désastreuses de leurs décisions. Lors des allers-retours qu’elle effectuait par train entre les camps, elle ne cessait de croiser des convois toujours plus nombreux de femmes et d’enfants entassés comme des bêtes dans des wagons découverts et n’offrant aucune protection contre le vent et la pluie. Alors même que, par son action, une amélioration s’était amorcée en quelques semaines dans le camp de Bloemfontein, 2 000 femmes et enfants supplémentaires y avaient été envoyés. Les effectifs avaient doublé d’un coup, ce qui s’était traduit par de dramatiques pénuries alimentaires, un désastre sur le plan sanitaire et une explosion du nombre de malades et de morts. Cet engrenage fatal l’avait poussée à rentrer en Angleterre. Elle avait fait sur place tout ce qu’elle avait pu ; l’accès à d’autres camps lui avait été refusé. Elle se heurtait en permanence aux obstacles que lui opposait la bureaucratie militaire. Son seul recours, se disait-elle, était d’informer la population britannique, de mobiliser l’opinion publique dans l’espoir d’obliger ainsi le gouvernement de Londres à intervenir. Après quoi, elle pourrait revenir en Afrique du Sud15.

Le 8 mai 1901, elle embarqua au Cap sur le Saxon. Le hasard voulut que Milner se trouve également à bord. Il avait obtenu quelques mois de congé. Durant son absence la fonction de haut-commissaire serait assurée par lord Kitchener. Hobhouse tenta à plusieurs reprises de l’aborder en privé ; mais il ne se montra guère amène. Ce n’est que quand ils furent au large de Madère qu’une occasion se présenta. Elle découvrit au cours de la conversation la raison des réticences de Milner à son égard. Durant les mois précédents, il avait reçu pas moins de soixante-quatre rapports à son sujet. Tous allaient dans le même sens, l’accusant d’avoir semé le désordre dans les camps et s’y être livrée à des activités politiques. Il l’assura qu’il était disposé, pour sa part, à l’autoriser à revenir sur le terrain, mais que c’était au gouvernement d’en décider en dernière instance.

Le 24 mai, le Saxon entra dans le port de Southampton. L’activiste et l’administrateur colonial se séparèrent. Emily Hobhouse rentra aussitôt dans son petit appartement de Chelsea. Alfred Milner était attendu par un comité d’accueil composé de quatre membres du cabinet (Salisbury, Chamberlain, Balfour et Lansdowne) et d’un commandant en chef des armées, Roberts. Un landau décapoté le conduisit ensuite à la Malborough House, où il allait rendre visite au roi Édouard VII. Il en repartit avec le titre de lord : il avait été fait baron de St James et du Cap16.

Hobhouse ne ménagea pas ses efforts pour essayer d’entrer en contact avec des hommes politiques et, grâce aux relations qu’elle avait dans les cercles libéraux, elle y parvint. Son oncle et sa tante, lord et lady Hobhouse, étaient bien introduits dans ces milieux, tout comme lord Ripon, qui avait été le prédécesseur de Chamberlain au ministère des Colonies et présidait depuis peu le South African Women and Children Distress Found. Par leur entremise, elle put rencontrer des parlementaires libéraux de premier plan, dont Campbell-Bannerman, chef de l’opposition.

Brodrick, le ministre de la Guerre, accepta à son tour de la recevoir. Elle lui rendit visite le 4 juin et avait, pour la circonstance, préparé une liste de recommandations : en premier lieu, les femmes internées dans les camps devaient être libérées, elles et leurs enfants, pour peu qu’elles aient de la famille ou des amis dans la Colonie du Cap, ou qu’elles soient en mesure de subvenir elles-mêmes à leurs besoins. Que leurs maris se soient rendus, qu’ils aient été faits prisonniers, soient morts au combat, ou servent encore au sein d’un commando, aucune discrimination ne devait être faite entre elles. Plus personne ne devait être envoyé dans un camp déjà surpeuplé. Hobhouse suggérait, par exemple, la nomination de directrices bilingues dans chaque camp. Il convenait enfin, selon elle, de mettre en place un comité de surveillance dont au moins six membres appartiendraient à des organisations philanthropiques. Elle proposait bien évidemment sa candidature. Compte tenu des dysfonctionnements constatés, ses propositions paraissaient raisonnables. Brodrick l’écouta poliment. Il s’engagea à examiner ses recommandations, sans rien promettre de plus.

Rien de plus opposé à la placidité qu’avait affichée Brodrick que le choc qu’éprouva Campbell-Bannerman une semaine après. Le leader de l’opposition avait jusqu’alors toujours essayé de louvoyer, au sein même de son parti, entre les positions des pro-Boers et celles des libéraux impérialistes, mais leur rencontre balaya ses tergiversations et l’obligea à choisir son camp. Le 14 juin, lors d’un dîner, il tint un discours dont on l’aurait cru incapable tant il était chargé d’émotion. Encore sous l’effet des détails atroces qui émaillaient le récit que Hobhouse lui avait fait, il se livra à un violent réquisitoire contre l’état de terreur qui était imposé aux populations civiles du Transvaal et de l’État libre d’Orange. « La guerre est la guerre », dit-il, citant la formule lapidaire que Brodrick ne manquait jamais d’opposer à ce genre d’attaques, mais aux yeux de Campbell-Bannerman, ce n’était plus d’une guerre qu’il s’agissait. « Dans quel cas une guerre n’est-elle plus une guerre ? » Sa réponse se grava dans la mémoire de son auditoire : « Lorsqu’elle a recours aux méthodes barbares employées en Afrique du Sud17. »

Méthodes barbares. Le ton était donné, la formule était lâchée. Les mots employés par Campbell-Bannerman furent répercutés par les journaux et résonnèrent à travers tout le pays. Des esprits critiques connus pour leur férocité, tels Lloyd George, exprimèrent leur indignation de façon encore plus véhémente. Durant un débat à la Chambre des Communes, trois jours plus tard, ce dernier mit Brodrick en demeure de fournir le nombre de femmes et d’enfants internés dans les camps et le taux de mortalité constaté dans ces derniers. Les chiffres communiqués par Brodrick, très inférieurs à la réalité – il faisait état d’un total d’environ 63 000 internés blancs et noirs, et de 336 morts dans les seuls camps du Transvaal en mai – étaient toutefois beaucoup plus élevés que ceux qui avaient été précédemment communiqués par le gouvernement. Lloyd George trouva dans ce chiffrage matière à accuser le cabinet de poursuivre une « politique d’extermination ». Même si celle-ci n’était pas menée de façon délibérée, le résultat était bien celui-là. Les premières mesures visant à dépeupler le haut plateau avaient été prises six mois plus tôt. Les autorités militaires avaient donc disposé d’un laps de temps suffisant pour revoir l’aménagement des camps. La mort de plusieurs centaines d’enfants chaque mois constituait un scandale.

Mais Brodrick s’obstina à répéter que c’était à la tactique de guérilla des commandos qu’il fallait imputer la responsabilité de cette situation, et que c’était pour leur bien que femmes et enfants étaient dirigés vers les camps. Il rejeta toute accusation de négligence. Tout était fait pour y améliorer les conditions de vie. La majorité conservatrice s’estima satisfaite de la déclaration du ministre et la motion de censure déposée par Lloyd George fut très largement repoussée. Les libéraux impérialistes s’étaient abstenus.

La parution officielle du rapport qui avait provoqué tout ce tumulte eut lieu le lendemain, 18 juin. Le document avait pour titre : Report of a Visit to the Camps of Women and Children in the Cape Orange River Colonies. Son contenu n’avait plus rien qui pût surprendre. Peu de temps avant son retour en Angleterre, Hobhouse en avait fait circuler des brouillons parmi ses partisans et ses adversaires. La version définitive récapitulait succinctement en quinze pages l’ensemble des abus et des manquements inadmissibles ainsi que les préconisations à suivre pour améliorer la situation. Un appendice était consacré aux interviews qu’elle avait faites dans les camps.

Elle avait de la sorte réussi à attirer l’attention de la population sur le sort pitoyable des femmes boers et de leurs enfants moribonds. Mais avec quels résultats concrets ? Le cabinet avait balayé la critique d’un revers de main. L’autorisation d’organiser un rassemblement de masse à Londres pour faire directement appel aux Anglais lui avait été refusée. Elle avait, en revanche, été invitée à donner des conférences ailleurs dans le pays, devant des auditoires beaucoup plus modestes et avec un retentissement bien moindre que si elle avait pu disposer du Queen’s Hall. À ces déconvenues vint s’ajouter une cruelle déception. À la mi-juillet 1901, Brodrick répondit aux recommandations qu’elle avait formulées. Il se proposait d’en adopter certaines. Il était prêt par exemple à libérer certaines catégories de femmes et à mettre sur pied une commission spéciale. Mais contrairement à ce que Hobhouse avait proposé, cette commission n’exercerait aucun contrôle, mais se livrerait simplement à des investigations. Six femmes avaient été pressenties pour y siéger : deux femmes médecins, une infirmière, une inspectrice du travail, une femme de général – la présidence devant être assurée par une féministe en vue, Mrs Millicent Fawcett. Aucune de ces dames ne pouvait, selon Brodrick, « être suspectée de partialité dans un sens ou dans l’autre », ce qui n’était pas le cas d’Emily Hobhouse, fit-il observer sans détours. Son rapport et ses conférences avaient suscité de nombreuses polémiques. Sa présence ne serait plus tolérée à proximité des camps18.

 

Deneys Reitz avait peu à peu perdu la notion du temps. Une chose était sûre : l’hiver continuait, il semblait interminable cette année. Mais était-on déjà en août ? Ou encore en juillet ? Depuis qu’il avait quitté de camp de De La Rey, à la fin mai, les jours s’étaient succédé de façon uniforme. Les nuits se ressemblaient toutes, ne formant qu’une seule et longue nuit glaciale, interrompue par de brèves sorties à cheval, pour se réchauffer. Il n’y avait pour toute nourriture que de la biltong. Il avait oublié le goût qu’avaient le pain, le sel, le café, les légumes et le tabac. Aucune opération n’était programmée. Aux côtés des hommes de Jan Kemp, il avait passé son temps à éviter les colonnes anglaises et participé à un raid au Bechuanaland, qui s’était soldé par un échec. Il avait ensuite fait des « zigzags continuels » dans l’État libre d’Orange « plein de troupes en mouvement », en compagnie du petit groupe d’Allemands qui n’avait cessé de se dégarnir, jusqu’au moment où il s’était retrouvé seul avec Jacobus Bosman, un jeune Afrikaner qui devait rejoindre la Colonie du Cap dont il était originaire. C’était aussi l’intention de Reitz, et ils firent route ensemble.

Tout ce qu’il avait vu au fil de ses pérégrinations l’avait profondément attristé. Partout, « les mêmes plaines interminables, vides de toute présence humaine », des fermes en ruines, des moutons assommés ou passés à la baïonnette, des champs non cultivés, une immense étendue dépeuplée dont les « indigènes eux-mêmes s’étaient enfuis ». Ils avaient trouvé, sur leur passage, des femmes et des enfants qui occupaient des laagers19 ou qui, pour échapper aux Anglais, se cachaient dans des grottes ou des ravins, préférant ce genre de refuge à l’enfermement dans un camp. 

Il était devenu de plus en plus difficile de franchir la voie ferrée qui coupait en deux l’État libre d’Orange. Il y était parvenu à deux reprises, mais la fois suivante, près d’Edenburg, il avait dû renoncer. Les Anglais renforçaient constamment la sécurité aux abords de leurs lignes de communication stratégiques. Ils avaient construit, à intervalles réguliers, des blockhaus surveillés par des gardiens noirs et blancs, entre lesquels s’étendaient des barrières de barbelés. Lors de cette troisième tentative, son cheval s’était empêtré dans les fils de fer. Les sentinelles, alertées par le bruit, avaient tiré et abattu l’animal. Quant à lui, il avait réussi de justesse à s’échapper sur un poney écossais qu’il avait récupéré auparavant à proximité d’un camp britannique.

Par la force des choses, Reitz et Bosman étaient donc restés du côté ouest de la ligne de chemin de fer, mais ils avaient réussi, dans leur fuite, à progresser vers le sud, jusqu’aux alentours de Fauresmith, où ils furent de nouveau en difficulté. Ils faillirent à trois reprises se faire dérober leurs selles et leurs sacoches. Après la première tentative, ils attrapèrent eux-mêmes les voleurs puis les relâchèrent. Les hommes affirmaient les avoir pris pour des éclaireurs anglais. La seconde fois, à Fauresmith même, deux énergiques femmes boers les sauvèrent d’une bande de « racailles – des rebuts de divers commandos ». À la suite du troisième vol, Reitz, qui avait appréhendé les malfaiteurs, « effleura le bras du plus vieux d’une balle, pour lui apprendre l’honnêteté ».

Ils se retrouvèrent peu après en meilleure compagnie : celle du général Hertzog, commandant en charge de toute la région Sud-Ouest, et de ses 300 hommes. Reitz le connaissait depuis longtemps. Il avait exercé les fonctions de juge à la Cour suprême de Bloemfontein. C’était un « grand diable aux yeux sévères ». Bosman et lui furent ravis de se joindre à eux. Tous deux espéraient convaincre certains des hommes de les accompagner jusqu’à la Colonie du Cap. Pas un seul ne céda. Une fois leur avait suffi et la pensée des privations et des pertes qu’ils avaient subies au cours de l’expédition précédente leur faisait encore froid dans le dos. Tout portait à croire que Reitz et Bosman allaient devoir se débrouiller tout seuls.

Pourtant, un matin, la chance leur sourit. Un petit groupe de dix jeunes Transvaliens arriva de façon impromptue. Reitz en connaissait plusieurs qui avaient servi avec lui dans le commando de Pretoria et de l’A.C.C. Ces personnages à l’air déjeté, aux habits en lambeaux et aux faces ravagées cultivaient l’ironie et l’autodérision : ils s’étaient donné le nom de « Section royale ». Ils faisaient, eux aussi, route vers la Colonie du Cap. Les choses ne pouvaient pas mieux se présenter. Ils allaient donc continuer à douze.

La petite troupe prit congé de Hertzog et de ses hommes le lendemain, et se dirigea vers le sud-est. Tous ceux qui connaissaient la région leur avaient en effet conseillé de traverser le fleuve Orange dans cette zone, moins infestée de soldats anglais et plus riche en chevaux sauvages. Les pâtures y étaient de meilleure qualité. Ils allaient toutefois devoir traverser cette satanée voie ferrée, à nouveau près d’Edenburg. Ils seraient, par bonheur, accompagnés pendant une partie du trajet par des hommes auxquels le secteur était familier et qui seraient à même de les guider de façon sûre au voisinage des blockhaus et des barrières de barbelés.

La chance ne les abandonna pas : aux alentours de Caledon, ils rencontrèrent en effet de nombreuses bandes de chevaux sauvages et en capturèrent suffisamment pour que chacun puisse en avoir deux. Reitz disposait à présent d’une jument rouan et d’une autre, bai. En quelques jours, elles furent dressées. Ils firent route sur leurs montures fraîches jusqu’aux abords du « Grand Fleuve ». Sur l’autre rive s’étendait la Colonie du Cap. On était à la fin août 1901. Reitz avait repris pied dans la réalité20.