René Descartes est né le dernier jour de mars 1596 à la Haye en Touraine. Sa maison était noble et des plus anciennes.
On y avait suivi le métier des armes jusqu'à son père, Joachim, qui se fit pourvoir d'une charge de Conseiller au Parlement de Bretagne. Sa mère mourut peu de jours après sa naissance, succombant sans doute à une affection tuberculeuse. Il héritait d'elle « une toux sèche et une couleur pâle qu'il a gardée jusqu'à l'âge de plus de vingt ans ». Les médecins le condamnaient à mourir jeune1.
Cette fragilité le fit garder longtemps chez lui, aux soins des femmes. Mais son père veillait aussi au développement de son esprit dont il avait pressenti de bonne heure ce qu'il pourrait être. Il appelait son Philosophe cet enfant qui le questionnait sans cesse. Quand ce philosophe eut dix ans, l'excellent et clairvoyant Joachim Descartes, qui entendait lui faire donner la meilleure éducation possible, le mit au Collège de La Flèche qui venait d'être fondé par Henri IV et attribué par lui aux Jésuites auxquels le Roi confiait le soin de former la jeunesse noble de France. Dans tout le cours de ses Humanités, Descartes fut un élève modèle. Mais quand il passa de l'Étude des Lettres à celles de la Logique, de la Physique et de la Métaphysique, il se trouva choqué par l'incertitude et l'obscurité des doctrines non moins que par la diversité étonnante des opinions : il observait qu'il n'était rien de si étrange et de si peu croyable qui n'ait été enseigné par quelque philosophe. Ce choc intellectuel est un événement capital de la vie de son esprit. Il l'éprouve vers l'âge de seize ans, âge critique où bien souvent se décide le sort de la liberté et de la personnalité de la pensée. Toute sa carrière peut être considérée comme l'évolution de cette reprise de soi-même, qui devait se transformer en réaction puissamment créatrice sous le coup d'un second événement intérieur intervenu sept ans après, et dont je parlerai tout à l'heure.
Dans le même temps qu'il se mettait en état de défense contre la Philosophie, il se livra avec un zèle et un plaisir extrêmes à l'étude des Mathématiques : il s'étonnait pourtant que si solides et si fermes qu'elles étaient, on n'eût rien bâti sur elles de plus relevé que leur application aux diverses techniques qui les utilisent. Ainsi, l'ensemble des connaissances qu'il trouve constituées et qui lui sont transmises par ses maîtres lui offre le contraste de l'importance universellement accordée à une Philosophie dont l'autorité ne compense ni la faiblesse des prémisses ni l'extravagance des déductions, avec une science fondée sur l'évidence et la rigueur, qui est cependant reléguée dans les emplois que lui procurent les besoins de la pratique.
Descartes lui-même fait alors le bilan des besoins, des désirs, des ressources propres de son esprit, en regard d'une évaluation générale des valeurs intellectuelles offertes par son époque. Il doit raisonner ainsi : « On m'a fait croire dès l'enfance que je trouverais dans mes études tout ce qui est utile à savoir ; ce savoir serait d'ailleurs clair et certain. Je m'y suis mis avec ardeur. J'ai été l'élève des meilleurs maîtres de l'Europe, dans le collège le plus célèbre. J'y ai appris tout ce que l'on y enseignait, et lu, en outre, tous les livres de science que j'ai pu obtenir. Je passais, enfin, pour n'être inférieur à aucun de mes condisciples. Or, mathématiques à part, je constate que tout le reste n'est qu'amusement ou n'est absolument rien. »
Que faire ? Il quitte sans regret son Collège, ses livres de Lettres où il n'a trouvé que verbiage et déceptions. Il se donne à l'équitation et surtout à l'Escrime, à laquelle il s'intéresse au point d'en écrire un petit Traité. Son père, qui le destine à la profession militaire, mais qui tient à lui faire voir d'abord le « grand monde », l'envoie alors à Paris. Il y vient en fils de famille avec son valet et ses laquais, fréquente moins le grand monde que le monde où l'on s'amuse, et perd ou gagne quelques mois dans les divertissements, les parties et surtout le jeu.
Mais les plaisirs selon tout le monde cessèrent bientôt de lui faire plaisir. Il se détacha de son mieux de ses compagnons de vie facile, pour se donner de nouveaux amis et de tout autres passe-temps. Il se lia en particulier avec M. Mydorge, alors réputé le premier mathématicien de France, dans lequel « il trouvait je ne sais quoi qui lui revenait extrêmement, soit pour l'humeur, soit pour le caractère d'esprit » ; et il reprit contact avec un homme qu'il avait connu très jeune au Collège, et qui devait tenir dans sa vie une place de première importance, Martin Mersenne. Mersenne, au sortir de La Flèche, était entré en religion dans l'ordre des Minimes. Il fut pour Descartes l'ami le plus constant et le plus utile, le représentant presque officiel de sa pensée, tenant auprès de lui le rôle infiniment précieux de confident, de défenseur, d'informateur et de correspondant. Ce genre de personnage se rencontre assez souvent dans le voisinage des grands hommes. Mais le Père Mersenne doit être placé, sans doute, au premier rang de ces acolytes du génie.
Descartes a vingt et un ans. Le temps est venu pour lui d'entrer dans la carrière des armes. Il songe d'abord à rejoindre les troupes du Roi ; mais les circonstances le déterminent à aller s'instruire de la guerre sous le Prince Maurice de Nassau. Sa campagne de Hollande semble ne pas avoir été bien batailleuse ni bien pénible. Il s'y distingua surtout comme mathématicien et éblouit quelques savants de Bréda par les solutions presque immédiates qu'une méthode de son invention permettait de donner aux problèmes dont ils croyaient l'embarrasser. Il écrit entre-temps un Traité de Musique en Latin ; puis, menant en amateur et en curieux des choses humaines une vie militaire libre d'engagement, il passe en Allemagne, assiste au couronnement de l'Empereur Ferdinand, et va se joindre ensuite, en qualité de volontaire, à l'armée bavaroise qui allait opérer contre l'Électeur Palatin.
Quelques mois s'écoulèrent avant que l'on en vint aux actions de guerre. C'est pendant cette période d'attente et de négociations que se produisit en lui un travail extraordinaire de l'esprit qui fit en quelques semaines de ce jeune homme d'épée l'auteur de la révolution intellectuelle la plus audacieuse et la plus énergiquement conduite qu'on ait vue. Le second semestre de l'an 1619 et les premiers mois de 1620 doivent compter parmi les époques du monde des idées. Descartes, ayant pris son quartier d'hiver, se trouvait à Ulm, et c'est là, sans doute (ou non loin de là) que s'est précipitée dans sa pensée la résolution de se prendre soi-même pour source et pour arbitre de toute valeur en matière de connaissance. Nous sommes devenus si familiers avec cette attitude que nous ne ressentons guère plus l'effort et l'unité de puissance volontaire qu'il fallut pour la concevoir dans toute sa netteté et pour la prendre une première fois. La brusque abolition de tous les privilèges de l'autorité, la déclaration de nullité de tout l'enseignement traditionnel, l'institution du nouveau pouvoir intérieur fondé sur l'évidence, le doute, le « bon sens », l'observation des faits, la construction rigoureuse des raisonnements, ce nettoyage impitoyable de la table du laboratoire de l'esprit, c'était là, en 1619, un système de mesures extraordinaires qu'adoptait et édictait dans sa solitude hivernale un garçon de vingt-trois ans, fort de ses réflexions, sûr de leur vertu, à laquelle il donnait et trouvait la même force qu'au sentiment même de sa propre existence ; aussi forte par soi et aussi sûr de soi que pût l'être, dans sa chambre de Valence, un petit lieutenant de vingt ans, cent soixante-dix ans plus tard. Mais Descartes faisait à la fois sa Révolution et son Empire.
Tout ceci appartient à l'ordre de l'action, car la pensée est, par essence, impuissante à se tirer de ses propres combinaisons. Un homme qui rêve est pris dans le groupe des transformations de son rêve, et il n'en peut sortir que par l'intervention d'un fait étranger et extérieur au monde du rêve. Descartes a pu considérer l'ensemble des doctrines et des thèses de la Philosophie antique et scolastique, et le chaos de leurs contradictions, auxquelles il semblait que l'on fût devenu insensible et desquelles l'enseignement s'accommodait si bien, comme un être qui s'éveille se résume le cauchemar dont il vient de subir le désordre, et qu'il annule d'un coup d'œil sur les objets stables et bien terminés qui se distinguent de lui-même et s'accordent à ses mouvements. Égaler à zéro tout ce fatras dogmatique était bien une sorte d'acte, – presque un réflexe.
Mais cette réaction si énergique, qui est le second événement auquel j'ai fait allusion ci-dessus, fût demeurée sans doute un épisode personnel sans plus de conséquences que la première, si elle ne se fût accompagnée (sourdement sollicitée, ou exigée, peut-être) par la formation du projet d'une Science admirable, dont l'idée lui apparut le 10 novembre 1619, dans une telle lumière qu'il put à peine en supporter l'éclat.
Ce moment créateur avait été précédé d'un état de concentration et d'agitations violentes. « Il se fatigua de telle sorte, dit Baillet, que le feu lui prit au cerveau, et qu'il tomba dans une espèce d'enthousiasme, qui disposa de telle manière son esprit déjà abattu, qu'il le mit en état de recevoir les impressions des songes et des visions. » S'étant couché, il fit trois songes dont il nous a laissé le récit. Il nous apprend même que le Génie qui le possédait lui avait prédit ces songes, et que l'esprit humain n'y avait aucune part. Il fut tellement frappé de tout ceci qu'il entra en prières et fit un vœu de pèlerinage « pour recommander cette affaire, qu'il jugeait la plus importante de sa vie, à la Sainte Vierge ».
L'ensemble de ce jour du 10 novembre et de la nuit qui le suivit constitue un drame intellectuel extraordinaire. Je suppose que Descartes ne nous a pas abusés et que le rapport qu'il nous a fait est aussi vrai que peut l'être un souvenir comportant des songes ; nous n'avons aucune raison de douter de sa sincérité. Je connais plusieurs autres exemples de ces illuminations de l'esprit, succédant à de longues luttes intérieures, à des tourments analogues aux douleurs de l'enfantement. Tout à coup la vérité de quelqu'un se fait et brille en lui. La comparaison lumineuse s'impose, car rien ne donne une image plus juste de ce phénomène intime que l'intervention de la lumière dans un milieu obscur où l'on ne pouvait se mouvoir qu'à tâtons. Avec la lumière apparaît la marche en ligne droite et la relation immédiate des coordinations de la marche avec le désir et le but. Le mouvement devient une fonction de son objet. Dans les cas dont je parlais, comme dans celui de Descartes, c'est toute une vie qui s'éclaire, dont tous les actes seront désormais ordonnés à l'œuvre qui sera leur but. La ligne droite est jalonnée. Une intelligence a découvert ou a projeté ce pour quoi elle était faite : elle a formé, une fois pour toutes, le modèle de tout son exercice futur.
Il ne faut pas confondre, je crois, ces coups d'État intellectuels avec les conversions dans l'ordre de la foi qui leur ressemblent d'assez près par les tourments préliminaires et par la déclaration subite du « nouvel homme ». Je trouve, en effet, une différence assez remarquable entre ces modes de transformation transcendante. Tandis que dans l'ordre mystique, la modification peut se produire à tout âge, elle semble dans l'ordre intellectuel avoir lieu généralement entre dix-neuf et vingt-quatre ans : il en fut ainsi, du moins, dans les quelques « espèces » de moi connues.
Mais le cas Descartes est peut-être le plus étrange qui se puisse imaginer. Revenons sur les événements du 10 novembre 1619. Ils sont précédés par une période d'attention et d'excitation intense pendant laquelle la lumière et la certitude se déclarent, le projet merveilleux (mirabilis scientiæ fundamenta) éblouit son auteur. Ivre de fatigue et d'enthousiasme, il se couche, et fait trois songes. Il les attribue à un Génie « un Daîmon » qui aurait créé en lui. Enfin, il recourt à Dieu et à la Sainte Vierge, implorant leur assistance pour être rassuré sur la valeur de sa découverte. Mais quelle est cette découverte ? C'est ici le plus étonnant de cet épisode. Il demande au Ciel d'être confirmé dans son idée d'une méthode pour bien conduire sa raison, et cette méthode implique une croyance et une confiance fondamentales en soi-même, conditions nécessaires pour détruite la confiance et la croyance en l'autorité des doctrines transmises. Je ne dis point qu'il y ait là contradiction ; mais il y a certainement un contraste psychologique des plus sensibles entre ces états successifs si rapprochés. C'est ce contraste même qui rend le récit poignant, vivant et vraisemblable. Je ne sais rien de plus véritablement poétique à concevoir que cette modulation extraordinaire qui fait parcourir à un être, dans l'espace de quelques heures, les degrés inconnus de toute sa puissance nerveuse et spirituelle, depuis la tension de ses facultés d'analyse, de critique et de construction, jusqu'à l'enivrement de la victoire, à l'explosion de l'orgueil d'avoir trouvé ; puis, au doute (car le gain est si beau qu'il semble impossible qu'on l'ait en mains : on doit se faire illusion sur sa réalité) ; enfin, après tant de foi en soi-même, un recours à la foi que l'on a reçue de l'Église et de la grâce.
Je ne suis point philosophe, et je n'ose écrire sur Descartes, sur lequel on a tant travaillé, que des impressions toutes premières, mais c'est là ce qui me permet de trouver à la méditation de ces instants si précieux et si dramatiques, un intérêt plus réel et une importance actuelle, ou plutôt d'éternelle actualité, plus grande, que je n'en sais trouver à l'examen et à la discussion de la Métaphysique cartésienne. Celle-ci, comme beaucoup d'autres, n'a plus et ne peut plus avoir qu'une signification historique, c'est-à-dire que nous sommes obligés de lui prêter ce qu'elle ne possède plus, de faire semblant d'ignorer des choses que nous savons et qui furent acquises depuis, de céder passagèrement un peu de notre chaleur à des disputes définitivement refroidies, – en un mot, de faire effort de simulation, sans espoir de vérification finale, pour reconstituer artificiellement les conditions de production d'un certain système de formules et de raisonnement constitué, il y a trois cents ans, dans un monde prodigieusement différent du nôtre, que les propres effets de ce même système ont grandement contribué à nous rendre de plus en plus étranger.
Mais tout système est une entreprise de l'esprit contre lui-même. Une œuvre exprime non l'être d'un auteur, mais sa volonté de paraître, qui choisit, ordonne, accorde, masque, exagère. C'est-à-dire qu'une intention particulière traite et travaille l'ensemble des accidents, des jeux du hasard mental, des produits d'attention et de durée consciente, qui composent l'activité réelle de la pensée ; mais celle-ci ne veut pas paraître ce qu'elle est : elle veut que ce désordre d'incidents et d'actes virtuels ne compte pas, que ses contradictions, ses méprises, ses différences de lucidité et de sentiments soient résorbées. Il en résulte que la restitution d'un être pensant uniquement fondée sur l'examen des textes conduit à l'invention de monstres, d'autant plus incapables de vie que l'étude a été plus soigneusement et rigoureusement élaborée, qu'il a fallu opérer des conciliations d'opinions qui ne se sont jamais produites dans l'esprit de l'auteur, expliquer des obscurités qu'il supportait en lui, interpréter des termes dont les résonances étaient des singularités de cet esprit, impénétrables à lui-même. En somme, le système d'un Descartes n'est Descartes même que comme manifestation de son ambition essentielle et de son mode de la satisfaire. Mais en soi, il est une représentation du monde et de la connaissance qui ne pouvait absolument que vieillir comme vieillit une carte géographique. Au contraire, ni la passion de comprendre et de se soumettre par une voie toute nouvelle les mystères de la nature, ni l'étrange combinaison de l'orgueil intellectuel le plus décisionnaire et le plus convaincu de son autonomie avec les sentiments de la plus sincère dévotion, ni la quasi-coexistence ou la succession immédiate d'un état qui veut ne reconnaître que la raison et d'un état qui donne la plus grande importance à des songes, ne peuvent jamais perdre tout l'intérêt qu'excite la vie mentale même, – je veux dire cette fluctuation qui ne tend qu'à conserver le possible, et qui s'y efforce, à chaque instant, par tous moyens.
Quoi de plus saisissant que de voir le Protée intérieur passer de la rigueur au délire, demander à la prière l'énergie de persévérer dans la voie des constructions rationnelles, aux personnes divines de le soutenir dans l'entreprise la plus orgueilleuse, et vouloir enfin que des rêves excessivement obscurs lui soient des témoignages en faveur de son système des idées claires ? C'est là le trait le plus frappant de la personnalité forte et complète de Descartes, et ce trait le distingue de la plupart des autres philosophes : il n'en est pas dont le caractère, c'est-à-dire la réaction de l'homme tout entier, paraisse plus énergiquement dans la production spéculative. Toute sa philosophie, – et j'oserai presque dire sa science, sa géométrie comme sa physique, – avoue, suppose explicitement et utilise son Moi. J'y reviendrai. Mais comment ne pas observer dès maintenant que le texte fondamental, le Discours de la Méthode, est un monologue dans lequel les passions, les notions, les expériences de la vie, les ambitions, les réserves pratiques du héros sont de la même voix indistinctement exprimées ? On ne peut s'empêcher, en replaçant ce texte mémorable dans l'atmosphère spirituelle de son époque, de remarquer que cette époque fait suite à celle de Montaigne, que les monologues de celui-ci n'ont pas été ignorés du Prince Hamlet, qu'il y avait du doute dans l'air de ce temps tout remué de controverses, et que ce doute, réfléchi dans une certaine tête à tendances et habitudes mathématiques avait des chances de prendre forme de système, et enfin de trouver sa limite dans la constatation de l'acte même qui l'exprime. Je doute, donc j'ai cette certitude, au moins, que je doute.
Pour le reste de la biographie de Descartes, je prie le lecteur de se reporter aux ouvrages qui en traitent spécialement, et auxquels je ne saurais qu'emprunter. J'essaie de faire à ma manière un croquis de son personnage intellectuel. Si je l'ai pris à ses premières années, c'est que l'état naissant de l'homme de l'esprit, c'est-à-dire l'âge où l'adolescent se fait homme, est celui des ambitions qui se fixent, des perspectives qui se dessinent. On y sent le plus vivement ce qui doit devenir la qualité maîtresse qu'on pourra manifester et que l'on devra développer, utiliser le plus possible. Or, en toute matière, Descartes se sent géomètre dans l'âme. La géométrie lui est un modèle. Elle lui est aussi le plus intime excitant de la pensée, – et non seulement de la pensée, mais de la volonté de puissance. Il y a chez les géomètres-nés, et que l'on observe dans leur jeunesse, un orgueil étonnamment simple, sincère et le moins déguisé du monde, qui résulte naturellement d'une supériorité qu'ils ont éprouvé posséder dans l'art de comprendre et de résoudre quantité de questions auxquelles la plupart des gens exercent en vain leur esprit. Le sentiment d'une supériorité de cette espèce est à l'origine de la décision du jeune Descartes de s'élever au-dessus de tout ce qui pensait à son époque, et de voir plus avant qu'aucun d'eux dans l'avenir de la connaissance. Il dit lui-même : « Ce que je donne... touchant la nature et les propriétés des lignes courbes... est, ce me semble, autant au-delà de la géométrie ordinaire que la rhétorique de Cicéron est au-delà de l'A.B.C. des enfants. » Il conçoit de très bonne heure la possibilité d'une invention qui permettra de traiter systématiquement tous les problèmes de la géométrie en les réduisant à des problèmes d'algèbre, ce qui est chose faite si l'on trouve le moyen de faire correspondre les opérations de géométrie aux opérations d'arithmétique. Il le trouve. Par la correspondance réciproque qu'il établit entre les nombres et les figures, il délivre la recherche de l'obligation de soutenir l'image et de s'y reporter pendant que l'esprit procède par le discours logique. Il enseigne à écrire les relations géométriques dans un langage homogène, entièrement composé de relations entre grandeurs, qui offre à l'exécutant non seulement le tableau le plus précis de la question proposée, mais encore la perspective des développements qu'elle peut recevoir. Il introduit l'idée admirable de déduire les solutions de la supposition du problème résolu. « On doit, dit-il, parcourir la difficulté sans considérer aucune différence entre ces lignes connues et inconnues », et il donne l'artifice très simple qui réalise cette idée et qui permet de construire par la combinaison indistinctement formée de quantités connues et inconnues, la machine dont le fonctionnement tirera de sa structure même tout ce qu'on peut savoir d'un système de données.
Sans doute, la Géométrie de Descartes présente au lecteur moderne un aspect bien différent de celui d'un Traité de Géométrie analytique de notre temps. Mais la voie y est ouverte, le principe établi, qui ne cesse, depuis trois siècles, de « permettre la solution d'un nombre illimité de problèmes » et d'en suggérer une infinité auxquels on n'aurait jamais songé. De plus, l'invention cartésienne constituait un excitant et un instrument si puissant de la pensée qu'elle ne pouvait demeurer restreinte à s'employer dans le domaine des mathématiques pures. Elle conquit bientôt la mécanique, puis la physique ; et, en intime liaison avec le calcul infinitésimal, est devenue aussi indispensable à nos représentations du monde que l'est, par exemple, la numération décimale. C'est un spectacle intellectuel assez fantastique que ce développement extraordinaire peut offrir à l'esprit. On voit les « quelques lignes droites »« mues l'une par l'autre » que Descartes utilise comme organe universel de relation métrique, devenir le système d'axes de coordonnées où tantôt le phénomène lui-même comme la trajectoire d'un mobile, tantôt la loi du phénomène, vient se représenter ; puis, ce système s'enrichir par l'adjonction d'une variable de plus, qui est le temps ; enfin, subir une modification prodigieuse qu'exige la théorie relativiste, et qui substitue aux droites de Descartes le n-uple ondoyant des coordonnées curvilignes de Gauss, et le continu non-euclidien à son espace à trois dimensions.
Ce n'est pas tout. La représentation cartésienne de toutes sortes de variations mesurables a pris une importance toujours plus grande dans la pratique. Qu'il s'agisse des cours de la Bourse, de la température dans une maladie fébrile, de la répartition des observations statistiques, des fluctuations météorologiques, etc., la traduction des chiffres relevés en figures de courbe qui permet d'apprécier d'un coup d'œil la marche d'une transformation est devenue familière et presque indispensable à un état d'organisation du monde humain ou la prévision rapide est exigée par la complication extrême de l'organisme social. Descartes est certainement l'un des hommes les plus responsables de l'allure et de la physionomie de l'ère moderne, que l'on peut trouver particulièrement caractérisée par ce que je nommerai la « quantification de la vie ». La substitution du nombre à la figure, le fait de soumettre toute connaissance à une comparaison de grandeurs, et la dépréciation qui s'ensuivait de toutes celles qui ne peuvent se traduire en relations arithmétiques a été de la plus grande conséquence en tous domaines. D'un côté, tout le mesurable ; de l'autre, tout ce qui échappe à la métrique. Il suffit d'observer une journée de notre existence pour concevoir comme elle est divisée, évaluée, commandée, préordonnée par les indications ou mentions de quelques appareils de mesure.
Ainsi notre Descartes se trouve à vingt-trois ans merveilleusement sûr de son pouvoir mathématique, et, convaincu de la puissance de la méthode par ses grands succès en géométrie, il « se promet de l'appliquer aussi utilement aux difficultés des autres sciences qu'il l'avait fait à celles de l'algèbre ». Rien ne lui paraît dans la connaissance ne pouvoir être élucidé, conquis, transformé en savoir utilisable et solide par l'admirable science de cette méthode qui l'enivre. Une méthode n'est pas une doctrine : elle est un système d'opérations qui fasse mieux que l'esprit livré à lui-même le travail de l'esprit. Ce sont donc nécessairement des opérations quasi matérielles, c'est-à-dire que l'on peut concevoir, sinon réaliser, au moyen d'un mécanisme. Une doctrine peut prétendre nous enseigner quelque chose dont nous ne savions absolument rien ; cependant qu'une méthode ne se flatte que d'opérer des transformations, sur ce dont nous savons déjà quelque partie pour en extraire ou en composer tout ce que nous pouvons en savoir. C'est là ce que Descartes exprime quand il écrit : « qu'un enfant instruit en arithmétique, ayant fait une addition suivant ces règles, se peut assurer d'avoir trouvé, touchant la somme qu'il examinait, tout ce que l'esprit humain saurait trouver ». Cet enfant s'est donc fait une machine à transformer plusieurs nombres en un seul, et le plus grand savant du monde n'en pourrait faire davantage, car une machine, en principe et par définition, en vaut une autre de même structure. Mais les objets de l'arithmétique ou de la géométrie sont simples auprès de tous les autres qu'on peut se proposer d'examiner, et même les plus simples possibles, puisqu'ils se résolvent en actes des plus simples : le nombre, en l'acte de compter ; une ligne, en l'acte de tracer.
C'est ici que se place le moment métaphysique de Descartes, et sa résolution d'entreprendre sa grande aventure intellectuelle puisqu'il ne veut pas se réduire à n'être que le premier géomètre de son temps.
Il ne s'agit de rien de moins que de se faire un regard sur toutes choses, qui les rende propres à être traitées selon la méthode, et telles qu'on en puisse raisonner, aussi sûrement et hardiment qu'un géomètre peut le faire, une fois ses définitions bien terminées, ses axiomes et postulats bien isolés et énoncés, et donc, les voies d'une vérité comme préétablies ouvertes devant lui. Les êtres et les actes mathématiques n'ont besoin pour vivre dans l'esprit et s'y développer « à l'infini » que de quelques conventions que l'on peut toujours tenir pour aussi arbitraires, et par là, aussi inattaquables que les règles d'un jeu. Ici, la méthode crée son objet et se confond avec lui.
Mais l'ensemble des choses et des existences données, mais l'univers de la perception, le monde physique, le monde vivant, l'homme, le monde moral ! C'est là une matière dont la diversité et la complexité opposent à l'intellect et à sa volonté de représentation et de domination par des symboles l'obstacle invincible du réel : l'indivisible et l'indéfinissable. La science y puise des pouvoirs d'action qu'elle retourne contre lui ; mais l'esprit ne peut se tirer de la relation réciproque qu'il finit toujours par constater entre ce qu'il peut connaître et ce qu'il est.
Cependant l'idée de créer et d'imposer à tout ce qui est du domaine de la connaissance un traitement uniforme et méthodique qui fasse de toute question une sorte de figure particulière de l'espace intelligible, comme l'invention de la correspondance entre les lignes et les nombres transforme toute courbe en propriété particulière de l'espace de la géométrie, inspire toute la vie pensante de Descartes. Il n'est pas le seul qui ait rêvé de tout rapporter à un système de règles une fois fixées « grâce auxquelles tous ceux qui les observent exactement ne supposeront jamais vrai ce qui est faux, et parviendront sans se fatiguer en efforts inutiles... à la connaissance vraie de ce qu'ils peuvent atteindre » (Regulæ). On peut songer, par exemple, à Lulle et à Leibniz. La scolastique elle-même ne prétend pas nous offrir moins de facilité et de certitude ; et, d'ailleurs, toute philosophie n'est-elle pas, une entreprise qui a pour fin l'accomplissement de la connaissance en tant qu'on peut la réduire aux fonctions et combinaisons du langage ?
Le voici donc, à trente-deux ans, devant le problème démesuré d'instituer une méthode universelle. Mais une tâche de cette grandeur, qui, malgré toute l'assurance qu'on a et une confiance en soi bien justifiée par de très brillants succès de mathématique, demeure une aventure où l'on compte engager tout son avenir. Il importe que l'esprit qui doit risquer toutes ses forces dans cette affaire essentielle soit délié des obligations du monde, préservé des soucis et des ennuis que les autorités de divers genres peuvent créer, même au plus séparé et au plus méditatif des êtres. Descartes se fait donc une politique de prudence, de réserve et de retraite, et même de défiance à l'égard des hommes. À l'égard de soi-même, il s'exhorte au renoncement ; il s'interdit de désirer ; il veut se convaincre que rien n'est en son pouvoir que ses pensées ; et il prend enfin la résolution d'aller vivre en Hollande dont il ignore la langue, où il n'aura que les relations qu'il aura désirées et créées, au milieu de gens qui s'occupent de marchandise, et qui sont « plus soigneux de leurs propres affaires que curieux de celles d'autrui ». Il se met une bonne fois en garde contre tout ce qui pourrait le divertir de son grand dessein ; il sera en règle avec les lois, respectueux des coutumes, de la religion, de l'opinion et des opinions se réservant de changer les siennes selon son humeur ou selon les circonstances. Ce qui est probabilisme ou, dans le jargon moderne : conformisme et opportunisme. Il se constitue donc une sagesse à la faveur de laquelle pourra se développer sa témérité abstraite. Tout le monde n'est pas d'accord sur la conduite que doit tenir, à l'égard du milieu social qui l'environne, le tente, le persécute, le sollicite, un « homme de l'esprit ». La vanité attaque son orgueil. Les plaisirs corrompent ses délices internelles. Les nécessités matérielles traversent sa pensée de leurs soucis et lui prennent ses forces et son temps. Le pouvoir et les partis ne peuvent le regarder que comme un être ou dangereux, ou inutile, ou utilisable, n'ayant pas d'autre manière de voir les gens.
En somme, l'instinct de poursuivre une œuvre longue et rigoureuse de l'esprit est nécessairement contrarié par tout ce qui fait qu'un homme n'est pas seulement un esprit et ne peut se nourrir que d'esprit. Mais il arrive que ces contrariétés parfois engendrent à ce même esprit des puissances ou des lueurs inattendues. L'accident extérieur excite quelquefois l'événement accidentel intime qui sera ce qu'on nomme un « trait de génie », de sorte qu'il faut enfin, à la Leibniz et à la Pangloss, consentir que tout est pour le mieux, même dans le pire des mondes.
Descartes a réglé ses comptes avec la philosophie, – celle des autres. Il a défini ou déterminé son système de vie. Il a pleine confiance dans son armement de modèles et d'idéaux mathématiques, et il peut à présent, sans retour vers aucun passé, sans égard à aucune tradition, s'engager dans la lutte qui sera celle de sa volonté de clarté et d'organisation de la connaissance contre l'incertain, l'accidentel, le confus et l'inconséquent qui sont les attributs les plus probables de la plupart de nos pensées.
Il se façonne une première certitude ; il se dit « qu'il fallait qu'il rejetât comme absolument faux tout ce en quoi il pourrait imaginer le moindre doute, afin de voir s'il ne resterait point après cela quelque chose en sa créance qui fût entièrement indubitable ». Et il allègue, se fondant sur l'expérience que nous avons des songes, que tout n'est peut-être que rêve. Seule cette fameuse proposition : Je pense, donc je suis, lui semble une vérité inébranlable, qu'il faut prendre pour premier principe, et qui lui révèle, en outre, qu'il est une substance dont toute l'essence est de penser, entièrement indépendante du corps, du lieu, de toute chose matérielle.
Cette position est de tous points remarquable. Je veux dire qu'elle l'est aussi sous certains aspects qui n'ont peut-être pas été remarqués. Elle a donné naissance à une infinité de commentaires, et à un certain nombre d'interprétations assez différentes. Chacune d'elles consiste à traiter cette formule : « Je pense, donc je suis » comme une proposition dont le sens est indiscutable, et dont il ne reste plus qu'à établir la fonction logique : les uns y voient une sorte de postulat ; les autres, la conclusion d'un syllogisme.
Je vais ici me risquer beaucoup. Je dis qu'on peut la considérer d'un tout autre regard et prétendre que cette brève et forte expression de la personnalité de l'auteur n'a aucun sens. Mais je dis aussi qu'elle a une très grande valeur, toute caractéristique de l'homme même.
Je dis que « Cogito ergo sum » n'a aucun sens, car ce petit mot Sum n'a aucun sens. Personne n'a, ni ne peut avoir, l'idée ou le besoin de dire : « Je suis », à moins d'être pris pour mort, et de protester qu'on ne l'est pas ; encore dirait-on : Je suis vivant. Mais il suffirait d'un cri ou du moindre mouvement. Non : « Je suis » ne peut rien apprendre à personne et ne répond à aucune question intelligible. Mais ce mot répond ici à autre chose, dont je m'expliquerai tout à l'heure. D'ailleurs, quel sens attribuer à une proposition dont la négative exprimerait le contenu aussi bien qu'elle-même ? Si le « Je suis » dit quoi que ce soit, le « Je ne suis pas » ne nous en dit ni plus ni moins.
Descartes lui-même revenant sur ces mots, dix ans après les avoir tirés de soi et fixés dans le Discours de la Méthode, les redit avec quelque embarras, nie qu'ils procèdent d'un syllogisme ; mais affirme qu'ils énoncent une chose connue par elle-même « simplici mentis intuitu » (Entretien avec Burman). Mais il touche par là au point même de soudure du langage avec ce qui se passe, sans doute, en deçà de lui, et en provoque et détermine une émission particulière. Cela peut être une représentation ; mais cela peut être une sensation, ou quelque événement de sensibilité analogue. Dans ce dernier cas, la parole, se produisant comme conséquence immédiate, l'insignifiance et la valeur d'un réflexe, comme on le voit par l'exclamation, l'interjection, le juron, le cri de guerre, les formules votives ou imprécatoires, sur lesquelles la pensée ne peut revenir que pour constater qu'elles ne signifient rien par elles-mêmes, mais qu'elles ont joué un rôle instantané dans une brusque modification de l'attente ou de l'orientation intime d'un système vivant. C'est bien là ce que je crois voir dans le Cogito. Ni syllogisme, ni même signification selon la lettre ; mais un acte réflexe de l'homme, ou plus exactement l'éclat d'un acte, d'un coup de force. Il y a dans un penseur de cette puissance une politique intérieure et une extérieure de la pensée, et il se fait une sorte de raison d'État contre laquelle rien ne prévaut, et qui finit toujours par débarrasser énergiquement le Moi de toutes les difficultés ou notions parasites dont il est grevé sans les avoir trouvées en soi-même. Descartes n'eût pas inventé de douter de son existence, lui qui ne doutait pas de sa valeur. Si le Cogito revient si souvent dans son œuvre, se trouve et se retrouve dans le Discours, dans les Méditations, dans les Principes, c'est qu'il sonne pour lui un appel à son essence d'égotisme. Il le reprend comme le thème de son Moi lucide, le réveil crié à l'orgueil et aux ressources de son être. Jamais, jusqu'à lui, philosophe ne s'était si délibérément exposé sur le théâtre de sa pensée, payant de sa personne, osant le Je pendant des pages entières ; et, comme il le fait surtout, et dans un style admirable, quand il rédige ses Méditations, s'efforçant de nous communiquer le détail de sa discussion et de ses manœuvres intérieures, de le rendre nôtre, de nous faire semblables à lui, incertains, et puis certains comme lui, après que nous l'aurons suivi et comme épousé de doute en doute jusqu'à ce Moi le plus pur, le moins personnel, qui doit être le même en tous, et l'universel en chacun.
Je viens de dire : style admirable. Que l'on relise ceci :
« Prenons pour exemple ce morceau de cire qui vient d'être tiré de la ruche ; il n'a pas encore perdu la douceur du miel qu'il contenait, il retient encore quelque chose de l'odeur des fleurs dont il a été recueilli ; sa couleur, sa figure, sa grandeur sont apparentes ; il est dur ; il est froid ; on le touche, et si vous le frappez, il rendra quelque son. Enfin, toutes les choses qui peuvent distinctement faire connaître un corps se rencontrent en celui-ci.
« Mais voici que, cependant que je parle, on l'approche du feu... » etc.
Ces quelques lignes sont accomplies. Aucune sollicitation étrangère à ce qu'elles doivent dire ne les tourmente ; aucune intention d'effet n'altère la pureté de leur accent et la sage simplicité de leur mouvement retenu. Il n'y est pas un mot qui n'y soit inévitable, et qui ne semble cependant avoir été délicatement choisi. J'y vois un modèle d'adaptation de la parole à la pensée, dans lequel se compose la manière égale et détachée qui appartient au géomètre qui énonce, avec une certaine grâce discrètement poétique que rendent plus sensible le rythme, le nombre, la structure bien mesurée de ce petit fragment.
Si l'on avisait de juger des philosophes par leur langage, peut-être y trouverait-on des clartés particulières sur leur pensée et ses modes de se présenter à leur attente, de se déclarer, de se faire accepter et aimer au point d'être fixée. Mais je ne veux pas insister sur cette insinuation hérétique et paradoxe qui fera un peu mieux comprendre ce que j'ai avancé touchant le Cogito, et même que je l'aie avancé. Ce motif me semble revenir dans toute l'œuvre de Descartes, laquelle, en vérité, est un monologue où sa personne et presque le timbre de sa voix ne cesse de se faire sentir, comme un thème de certitude qui ne lui apprend rien et ne peut rien lui apprendre ; mais qui rappelle à lui et suscite chaque fois en lui l'énergie initiale de son grand dessein.
Assuré d'exister, Descartes croit devoir imaginer qu'il n'a pas d'autre certitude. Il en a cependant bien d'autres, dès qu'il cesse de méditer. Mais il juge, tout novateur qu'il est, qu'il lui faut épouser l'attitude, traditionnelle en métaphysique, d'un doute universel qui se prend à volonté, en entrant dans la chambre où l'on pense et que l'on y laisse à la sortie. C'est un acte professionnel. Le voici donc aux prises avec un problème vénérable. L'expérience du rêve, les erreurs de la perception, les illusions du tact et de la vue, les hallucinations de divers genres ont engendré, de temps immémorial, cette question théorique, – si positivement théorique que l'on peut se demander à part soi si elle n'est pas purement verbale. On se donne beaucoup de mal pour se convaincre qu'on rêve alors qu'on ne rêve pas ; mais il s'agit d'étendre à la totalité de notre connaissance le soupçon qu'elle soit tout entière aussi vaine et trompeuse que les fantasmagories du sommeil et les autres productions aberrantes de notre esprit. On ne se prive pas d'en conclure que nous vivons dans un monde d'apparences, et il s'ensuit bien des déductions qui ne sont d'ailleurs d'aucune conséquence positive dans notre vie. Trompés, rêvant ou non, cela ne change rien à nos sensations ni à nos actes. Il paraît cependant que cette position est essentielle à la philosophie : elle permet au philosophe de décréter réalité ce qu'il lui plaît et que la fantaisie de sa réflexion lui suggère. Mais ce malheureux nom n'a de sens que comme l'un des termes d'un contraste. C'est abolir le contraste que de tout réduire en songe ; dès lors il n'est plus de songe, et la réaction contre le songe qui lui opposait une « réalité » s'évanouit du même coup.
Il faut cependant réduire ce doute artificiel, résidu de la tradition, et que je qualifie d'artificiel, car il exige un acte de volonté comme il exige d'être introduit par les voies du langage. Il suppose enfin que nous avons l'idée d'une opération ou transformation qui, appliquée à notre connaissance des choses, lui substituerait un réel de second ordre, et changerait en souvenir de rêve ce que nous tenions pratiquement, naturellement, et communément pour réalité. La statistique en faveur de la réalité du sens commun est écrasante. Il est sans doute permis de penser qu'une sorte de réveil pourrait dissiper, comme se dissipe un songe, tout ce que nos sens, notre entendement, notre expérience nous donnent pour milieu, agent, moyens, détermination de nos actions, probabilité d'accomplissement de nos prévisions, mais cet hyperphénomène n'a jamais été observé, et je crains bien que toutes les tentatives que l'on pourrait faire pour l'imaginer avec quelque précision ne soient vaines.
Descartes est donc conduit à feindre. Il fait des suppositions assez étranges. Il feint qu'il y ait « non point un vrai Dieu, mais un certain mauvais génie, non moins rusé et trompeur que puissant, qui a employé toute son industrie à le tromper ». Et, pour se garder de l'être, il décide d'interrompre son jugement et « de préparer si bien son esprit à toutes les ruses de ce grand trompeur que, pour puissant et rusé qu'il soit, il ne puisse jamais rien imposer ».
Socrate avait son Daîmon. Descartes se donne un Diable, pour les besoins de son raisonnement. Si l'on forme, en effet, toutes les hypothèses concevables pour expliquer qu'un monde d'apparences nous produise l'impression de réalité, l'existence d'un Démon peut bien figurer parmi elles, et coûte, d'ailleurs, fort peu. J'observerai ici, sans en tirer la moindre conséquence, que dans le récit qu'il nous a laissé des songes de la fameuse Nuit du 10 novembre 1619, figure aussi un Génie « qui lui prédit ces songes avant qu'il ne se mette au lit » et un mauvais Génie auquel il attribue une douleur qui l'éveille et le dessein de le séduire.
Comment se défaire d'un doute si absolu et si inventif ? En ce qui concerne sa propre existence, il a déjà déjoué et défié le Trompeur par sa formule magique de conjuration : Je suis, j'existe. Mais il s'agit à présent de faire que tout le reste, son corps même et le monde, soit ou puisse être reconnu aussi existant que lui. Il s'agit même de sauver les démonstrations de mathématique, puisque Dieu a pu vouloir nous égarer jusque par nos raisonnements de géométrie.
Il procède vers la « vérité » par un détour étonnamment subtil. Il n'a de sûreté qu'en sa pensée. Elle peut s'employer, sans rien invoquer qu'elle-même, à sa propre analyse : cette analyse lui donnera les éléments purs d'une synthèse de la certitude.
Il avance d'abord que « rien ne lui est plus facile à connaître que son propre esprit ». Il en examine les idées, qu'il divise en deux classes : les unes, qui lui viennent des sens, et que l'on peut toujours tenir pour illusoires, quoique « tant que l'on ne pense pas qu'il y a quelque chose hors de soi qui soit semblable à ces idées » on est « hors de danger de s'y méprendre » ; les autres, qui sont dans l'âme, lui représentent des « substances », terme scolastique, par quoi il désigne les choses qui existent par elles-mêmes : celles-ci contiennent une « réalité objective ». Il veut dire par là que ces idées substantielles ne peuvent pas ne pas représenter quelque chose de réel hors de lui. Mais quel est le réel par excellence, et même la seule pleine et absolue réalité ?
C'est ici que se place le célèbre raisonnement qui fait paraître Dieu dans la philosophie de Descartes. Il a connu par le doute que son être n'était pas tout parfait, et « que c'était une plus grande perfection de connaître que de douter ». Mais d'où cette idée d'une plus grande perfection peut-elle venir ? Ne pouvant la tenir des choses ni de soi, car le plus parfait ne peut procéder du moins parfait, il déduit l'existence de Dieu de la présence dans son esprit de cette idée de la perfection. J'abrège et je mutile atrocement cette déduction qu'il refait et corrige ou développe dans ses grands ouvrages successifs ; et parfois, la remanie sous l'aiguillon des critiques et des objections qui n'ont pas manqué de s'en prendre à cette clef de voûte de son système. Il serait intéressant de se demander ce que pourrait devenir dans un esprit de notre temps cette argumentation, et, en particulier, de s'interroger si la notion capitale de perfection y subsisterait avec cette force et cette nécessité.
Je relève dans l'un des textes relatifs à l'existence de Dieu, une considération quantitative remarquable. Il classe les substances selon leur réalité objective, c'est-à-dire selon les degrés d'être ou de perfection que les idées qui les représentent impliquent, échelle qui va du néant à l'idée d'un « Dieu souverain, éternel, infini, tout-puissant et connaissant et Créateur universel de toutes les choses qui sont hors de lui ». C'est là progresser du zéro à l'infini positif. Chacun des termes de cette suite ordonnée reçoit ce qu'il tient de réalité objective du terme supérieur, qui lui cède quelque part de sa perfection, comme un corps plus chaud cède de sa chaleur au moins chaud qui le touche.
La certitude désormais est fondée sur l'existence d'un Parfait qui ne peut être trompeur. De plus, la théorie de la réalité objective opposée à la réalité actuelle démontre que nous ne pouvons attribuer à notre corps le pouvoir de penser, car tout ce qui est du corps et des choses autour de lui se résout en étendue, en figure, en situation et mouvement local, et que « dans leur concept clair et distinct, il y a bien quelque sorte d'extension qui se trouve contenue, mais point du tout d'intelligence ».
Le raisonnement se résume ainsi : Ma pensée est faite d'idées qui ne proviennent pas toutes de l'expérience. Il en est qui sont d'une autre source. Elles se classent selon leur richesse. « Notre lumière naturelle nous montre que nous connaissons d'autant mieux une chose ou substance que nous remarquons en elle davantage de propriétés. » L'idée de perfection, d'infini de perfection, et la nécessité de l'existence d'un être qui le réalise, puisque l'existence est une condition imposée par l'idée, s'ensuivent.
Cette déduction peut soulever bien des difficultés. Comme toute métaphysique, elle glisse sur le problème de la valeur des résultats que peut donner l'emploi du langage quand il s'applique à exprimer les choses mêmes de la pensée, c'est-à-dire ces choses sur lesquelles les différents esprits ne peuvent s'accorder au moyen d'objets communs et sensibles et faire leurs conventions. On est donc conduit à donner des « définitions » de termes déjà créés et évalués par l'usage courant, lequel n'a besoin que d'une monnaie d'échange immédiatement transformée en actes qui n'exigeaient que des signaux instantanés : et ces tentatives de transformer en instruments de précision et en ressources de connaissances à exploiter jusqu'à l'extrême de leur contenu supposé, des mots qui sont des produits incertains et instables de tâtonnements séculaires, ne sont jamais satisfaisantes que pour leurs auteurs. Descartes, par exemple, définit la connaissance claire et distincte : claire, celle qui est présente et manifeste à un esprit, attentif. « Distincte, celle qui est tellement précise et différente des autres qu'elle ne comprend en soi que ce qui paraît manifestement à celui qui la considère comme il faut. »
Lui-même, dans son usage du mot Doute, qui est si important chez lui, ne distingue pas entre le doute naturel et spontané, qui nous vient de ne savoir quel nom ou quel attribut donner à une chose insuffisamment connue, et le doute artificiel ou philosophique que l'on place, comme un signe algébrique, sur quoi l'on veut, – et, en particulier, sur ce que l'on connaît le mieux...
Toutefois le développement de cette Métaphysique obtint de tout autres effets que ceux des constructions abstraites antérieures.
La notion de Méthode mise en pleine lumière ; la distinction capitale du monde de l'esprit et de celui de l'étendue ; par là, le renoncement à la vaine recherche qui tend à découvrir par voie d'analyse logique ce que l'expérience seule peut révéler ; puis, une considération entièrement mécanique de l'univers et des êtres vivants, et une esquisse d'un système tout mathématique du monde ; d'autre part, la référence du Tout au Moi, l'esprit de chacun, son « évidence », pris pour origine des axes de sa connaissance ; en un mot une sorte de division très féconde du chaos d'observations et de déductions que lui présentait l'état du savoir et des moyens de savoir qu'il avait trouvé en naissant à la vie réfléchie, – tels sont les fruits presque immédiats de son acte intellectuel délibérément accompli.
Cette philosophie se développe par un ensemble d'applications qu'il poursuit comme parallèlement dans les domaines de l'esprit et de l'étendue : dioptrique, mécanique, passions de l'âme.
Mais, à partir d'un certain âge, c'est l'étude de l'être vivant qui semble l'emporter dans l'emploi de son temps et de ses recherches. La machine de la vie l'intéresse sur toute chose. Il semble assez dépris de la géométrie et de la physique, et il se plaît à imaginer (car ce raisonneur est singulièrement enclin à imaginer) le fonctionnement de l'organisme. Même, il a eu beau séparer Psyché du corps et de l'étendue, il s'ingénie du moins à lui trouver une localisation cérébrale et à démontrer que cette situation lui est indispensable pour sentir. Il remarque qu'il y a dans le cerveau une petite glande qui lui paraît ce siège de l'âme, et la raison qu'il en donne est que les autres parties du cerveau sont toutes doubles, comme sont doubles les yeux, les oreilles, et qu'il faut bien « qu'il y ait quelque lieu où les deux images qui viennent par les deux yeux se puissent assembler en une avant qu'elles parviennent à l'âme » et il ne voit aucun autre endroit dans le corps où elles puissent être unies si ce n'est en cette glande. Ceci est fort ingénieux. Nous avons de tout autres idées sur les fonctions de l'hypophyse, qui semble d'ailleurs être un organe directeur de première importance ; mais quant à la coordination des images, je crains que nous n'en sachions pas beaucoup plus. Il en est de même pour le fonctionnement du système nerveux : Descartes nous peuple « d'un vent très subtil » qu'il nomme « les esprits animaux », qui lui rend compte de toutes les énergies de la vie, va de la glande pinéale au cerveau et du cerveau en tous les points du corps dont il veut expliquer les modifications, les actions ou réactions. Nos mouvements, nos images, nos souvenirs, nos passions résultent du pouvoir de l'âme sur la distribution et le débit de cette matière subtile que le sang transporte où il faut et qui se meut aussi sur nos conducteurs nerveux. Nous en sommes toujours à nous demander ce qui circule le long de nos nerfs, courant électrique, propagation de nature chimique ? Le problème demeure, posé avec beaucoup plus de précision, mais enfin, il demeure. Quant aux relations de l'organisme avec les « faits de conscience » ou la sensibilité subjective, rien de nouveau, depuis 1650.
Ce qui frappe et excite le plus le public, quand il vient à connaître l'existence d'un penseur et de son œuvre, c'est toujours et nécessairement quelque formule ou affirmation détachée, qui prend la puissance de choc d'un paradoxe ou la force comique d'une simplification par l'absurde. Tout le travail de Darwin ne pèse que ces mots : l'homme descend du singe, dans la foule des esprits qui savent son nom, pendant le dernier tiers du siècle dernier. Au XVIIe, le nom de Descartes fait songer bien des gens à « l'animal-machine ». On proteste, on s'en moque, on dispute de ceci, dont plus d'un est séduit, cependant que certains ne se privent ni ne tardent de passer de la bête à l'homme. Le siècle suivant n'hésite pas à mettre en circulation et à la portée de tous une conception d'homme-machine.
Que valent aujourd'hui l'analyse et la conclusion de Descartes ? Je suis bien embarrassé de le dire. Je me borne à quelques remarques.
D'abord, j'observerai que le sens du mot « machine » a beaucoup changé, tandis que la notion animal s'est singulièrement compliquée. Il s'est introduit dans nos machines bien des dispositifs comparables à ceux que suggère la production des réflexes des êtres vivants ; et le nombre des formes d'énergie simultanément utilisées dans une même machine, quand il n'y en avait qu'une ou deux du temps de Descartes, s'est élevé jusqu'à devenir comparable à celui que l'on trouve nécessairement en jeu dans le processus de transformations qui constitue l'aspect physique de la vie. Descartes, en somme, pourrait encore conclure au machinisme vital. Du reste, nous ne pouvons raisonner sur l'animal que dans la mesure où nous le réduisons à un système qui se répète et qui puise dans un milieu quelque chose dont la transformation est essentielle à cette reprise. Ceci ressemble fort à une machine. De plus, nous ne pouvons étudier les choses de la vie animale que par les mêmes méthodes, les mêmes moyens physiques ou intellectuels que ceux qui nous servent à comprendre ou à inventer des machines. Si même notre étude est celle du comportement des animaux, nous les soumettons à des épreuves, à des réactifs, nous essayons de troubler des instincts ou de créer des habitudes, c'est-à-dire de déranger une certaine répétition qui devait se produire, ou d'en introduire une qui n'existait pas. Mais tout ceci n'est qu'une spéculation expérimentale sur l'idée de machine (laquelle, d'ailleurs – ne l'oublions pas – dérive d'une sorte d'imitation de l'action des êtres vivants, et des organes de cette action). Nous ne pouvons enfin nous penser nous-mêmes que dans la mesure où nous pensons nous répéter. Notre propre identité est une probabilité de restitution. Nous ne pouvons former un projet, par exemple, que ce projet ne suppose la mise en œuvre de quantité de cycles d'action que nous croyons pouvoir accomplir parce que nous les avons déjà accomplis. Mais ce projet ne se réduit pas à son exécution. Ici les difficultés insurmontables se manifestent. Il n'est pas jusqu'ici de machine qui fasse un projet. Enfin, je crois bien que l'animal blessé souffre, et ne se borne pas à mimer tout ce qu'il faut pour nous faire penser qu'il souffre. Un coup de pied agit sans doute dans deux mondes, et fait mal, d'une part ; crier ou fuir, de l'autre. Mais à la vérité, je n'en sais rien, et personne avec moi.
Je dirai à présent quelques mots de la conception physique cartésienne, avec l'intention de montrer rapidement l'importance de deux idées très neuves et très fécondes qu'il a introduites au milieu d'une quantité d'imaginations, aujourd'hui, et depuis longtemps déjà, exclues et oubliées. Ces idées et ces erreurs procèdent de la même pensée et de la même volonté de construire un modèle d'explication du monde par la seule mathématique. Si tout ce qui est des corps se réduit à la figure et au mouvement, figure et mouvement se traduisent en grandeurs et relations de mesures. Mais les grandeurs de figures sont par sa Méthode de Géométrie traduisibles, à leur tour, en équations. L'Algèbre tient le monde parmi ses possibilités. Ceci est un pas énorme dans la voie de la représentation de l'univers mesurable. Personne encore n'avait pu concevoir qu'un système de référence pût permettre d'exprimer tous les phénomènes matériels dans un langage homogène ou plutôt restreint à la diversité fondamentale : Longueur, Temps, Masse. C'était un renoncement radical à la foison de qualités qui constituait la physique scolastique. Au cours de près de trois siècles, la science n'a cessé de poursuivre l'œuvre rêvée et grossement ébauchée par Descartes. Les progrès de l'Analyse ont permis de faire successivement la représentation cartésienne des progrès de la Mécanique et de la Physique, jusqu'à la théorie incluse de la Relativité, qui est en somme un développement quasi monstrueux de la soumission des phénomènes à la Géométrie du continu. Il semble cependant que la méthode ait trouvé sa borne à l'époque toute récente où des faits tout inédits et imprévus, révélés par de nouveaux moyens d'investigation, sont venus donner à penser, sinon à concevoir, que le continu expire au seuil de l'excessivement petit. La physique intra-atomique essaye de voir, comme par un trou d'aiguille, ce qui se passe dans un monde qui ne ressemble plus à notre monde d'expérience immémoriale. Je me trompe : il ne s'agit pas de voir : voir n'a plus de sens ; l'espace avec le temps, la notion du corps et de situation unique à une époque donnée, s'évanouissent quand il devient impossible de démêler la chose observée de l'influence qu'exerce sur elle le moyen de l'observation.
Le sort de l'univers cartésien a été celui de toutes les images du monde ou de sa constitution intime. Ce sont des moyens momentanés de concevoir, plus ou moins d'accord avec les moyens d'observer et d'éprouver que possède une époque ou instant de la science. L'éther a rejoint les tourbillons ; et les modèles d'atomes, de notre temps, ne durent guère plus de dix ans, en moyenne. Mais les imaginations de Descartes n'en demeurent pas moins le premier essai d'une synthèse physico-mécanique assujettie à des conditions mathématiques portant sur l'ensemble d'un système. Dire que ce sont des conditions mathématiques, c'est dire qu'elles s'expriment par des égalités, et imposent à l'esprit la recherche de « ce qui se conserve » pendant l'évolution du système qu'il s'est efforcé de considérer. Descartes a cru trouver dans la « quantité de mouvement » la constante universelle qui demeure inaltérée sous les transformations des phénomènes. Leibniz relève l'erreur. Mais une idée capitale était introduite dans la science, cette idée de conservation, qui substitue, en fait, à la notion confuse de cause, une notion simple, et quantitative.
Cette idée est sans doute déjà infuse dans la géométrie pure, où il faut bien supposer, pour la fonder, que les solides ne s'altèrent pas dans leurs déplacements. On sait quelle fut la destinée changeante de cette idée de constance : on peut dire qu'on n'a fait, depuis Descartes, que changer de ce qui ne change pas : conservation de la quantité de mouvement, conservation de le force vive, conservation de la masse et celle de l'énergie ; il faut convenir que les transformations de la conservation sont assez rapides. Mais, voici un siècle environ, la découverte fameuse de Carnot contraignit la science à inscrire le signe fatal de l'inégalité, qui sembla quelque temps condamner le monde à l'éternel repos, à côté de l'égalité, que le sens, purement mathématique de Descartes avait pressentie, sans la désigner exactement. On ne sait pas très bien ce qui se conserve aujourd'hui... Je pense que l'on peut ajouter à cette défense de Descartes la remarque (peut-être naïve) que je fais, qu'il avait, pour écrire sa formule conservatrice, composé les constituants du mouvement en forme de produit ; or, cette forme, mal remplie par lui, devait être la forme, en quelque sorte naturelle, de toutes les expressions de l'énergie.
Quant à la Physiologie qui semble avoir été sa recherche la plus suivie vers la fin de son existence, elle témoigne de la même volonté de construction qui domine toute son œuvre. Il est facile de railler aujourd'hui ce machinisme, simplification grossière et ingénument détaillée. Mais que pouvait tenter l'homme de cette époque ? Il est incroyable pour nous, et c'est presque une honte pour l'esprit humain, presque une objection contre l'intelligence observatrice de l'homme, que le fait qui nous paraît si manifeste, si facile à découvrir, de la circulation du sang, n'ait été démontré que du temps même de Descartes. Celui-ci n'a pu manquer d'être frappé de ce phénomène mécanique et d'y trouver un puissant argument pour son idée de l'automate. D'ailleurs, si nous en savons beaucoup plus, la croissance même de ce savoir nous éloigne plutôt, jusqu'ici, d'une représentation satisfaisante des phénomènes de la vie. La biologie, comme le reste, va de surprise en surprise ; car elle va, comme le reste, de moyen nouveau à moyen nouveau d'investigation. Il nous apparaît que nous ne pouvons songer à nous arrêter un moment sur cette pente fatale de découvertes, pour nous faire, tel jour, à telle heure, une idée bien établie de l'être vivant. Personne ne peut aujourd'hui se fixer devant ce dessein et se mettre à l'ouvrage. Mais, du temps de Descartes, il n'était pas absurde de le concevoir. On n'avait contre soi que des raisons métaphysiques, c'est-à-dire : dont on peut faire table rase ; mais nous, nous avons contre nous la quantité et l'inconnu des possibilités expérimentales. Nous avons donc à résoudre des problèmes dont les données et l'énoncé varient à chaque instant d'une manière imprévue. Supposé donc le projet conçu de se rendre compte du fonctionnement vital, et supposé aussi qu'avec Descartes nous rejetions les forces occultes et les entités (dont on usait déjà si largement en médecine), et nous trouvons, du même coup, qu'il fallait bien qu'il empruntât à la mécanique d'alors tout son matériel de pompes et de soufflets pour se figurer un organisme capable des principales ou des plus apparentes fonctions de la vie.
Mais n'est-ce pas là une considération qu'il faut étendre à toute notre opinion de Descartes : une défense de sa gloire et une méthode pour nous le figurer dignement ? Il nous faut arriver à ressentir les exigences et les moyens de sa pensée d'une telle manière et avec une telle suite que, finalement, penser à lui, ce soit invinciblement penser à nous. Tel serait le plus grand des hommages.
Je me demande donc ce qui me frappe le plus en lui, car c'est précisément cela même qui peut et doit vivre encore. Ce qui, dans son œuvre, nous rejette vers nous-mêmes et vers nos problèmes, – cela communique à cette œuvre notre même vie. Ce n'est point, je l'avoue, sa métaphysique que l'on puisse raviver ainsi ; et ce n'est même point sa Méthode, telle, du moins qu'il l'énonce dans son Discours.
Ce qui enchante en lui et nous le rend vivant, c'est la conscience de soi-même, de son être tout entier rassemblé dans son attention ; conscience pénétrante des opérations de sa pensée ; conscience si volontaire et si précise qu'il fait de son Moi un instrument dont l'infaillibilité ne dépend que du degré de cette conscience qu'il en a.
Cette opinion, qui m'est toute personnelle, conduit à des jugements assez particuliers, et à une distribution des valeurs des travaux de Descartes qui n'est pas du tout l'accoutumée.
Je distinguerais, en effet, chez lui, les problèmes qui naissaient de lui-même, et dont il a ressenti par soi-même l'aiguillon et la nécessité personnelle, des problèmes qu'il n'eût pas inventés, et qui furent, en quelque sorte des besoins artificiels de son esprit. Cédant, peut-être, à l'influence de son éducation, de son milieu, du souci de paraître un philosophe aussi complet qu'il sied de l'être et qui se doit de donner réponse à tout, sa volonté se serait, selon moi, employée à donner satisfaction à ces sollicitations secondes, qui semblent assez extérieures ou étrangères à sa vraie nature.
Observez seulement qu'en toute question où il peut répondre par l'acte de son Moi, il triomphe. Son Moi est géomètre et je dirai (avec réserves) que l'idée mère de sa géométrie est bien caractéristique de sa personnalité tout entière. On dirait qu'il ait pris, en toute matière, ce Moi si fortement ressenti comme origine des axes de sa pensée : ce qui est de l'esprit et ce qui est du corps sont les deux dimensions qu'il démêle dans la connaissance.
On voit que je fais assez bon marché de la partie considérable de son œuvre qui est consacrée à tous les sujets dont il a appris l'existence ou l'importance par les autres.
Je m'abuse, peut-être, mais je ne puis ne pas consentir à ce que m'impose, à moi, le personnage de notre héros. Je m'imagine qu'il n'est pas à son aise en certaines matières. Il en raisonne très longuement ; il revient sur ses pas ; il se défait comme il le peut des objections. J'ai l'impression qu'il se sent alors éloigné de son vœu, infidèle à soi-même et qu'il se croit obligé de penser contre le cœur de son esprit.
Qu'est-ce donc que je lis dans le Discours de la Méthode ?
Ce ne sont pas les principes eux-mêmes qui nous peuvent longtemps retenir. Ce qui attire mon regard, à partir de la charmante narration de sa vie et des circonstances initiales de sa recherche, c'est la présence de lui-même dans ce prélude d'une philosophie. C'est, si l'on veut, l'emploi du Je et du Moi dans un ouvrage de cette espèce, et le son de sa voix humaine ; et c'est cela, peut-être, qui s'oppose le plus nettement à l'architecture scolastique. Le Je et le Moi explicitement évoqués devant nous introduire à des manières de penser d'une entière généralité, voilà mon Descartes.
Empruntant un mot à Stendhal, qui l'a introduit dans notre langue, et le détournant un peu pour mon usage, je dirai que la vraie Méthode de Descartes devrait se nommer l'égotisme, le développement de la conscience pour les fins de la connaissance.
Je trouve alors sans difficulté que l'essentiel du Discours n'est que la peinture des conditions et des conséquences d'un événement, qui débarrasse ce Moi de toutes les difficultés et de toutes les obsessions ou notions parasites pour lui, dont il est grevé sans les avoir désirées ni trouvées en lui-même.
Comme je l'ai dit plus haut, le Cogito me fait l'effet d'un appel sonné par Descartes à ses puissances égotistes. Il le répète comme le thème de son Moi, le réveil sonné à l'orgueil et au courage de l'esprit. C'est en quoi réside le charme, – au sens magique de ce terme, – de cette formule tant commentée, quand il suffirait, je crois, de la ressentir. Au son de ces mots, les entités s'évanouissent ; la volonté de puissance envahit son homme, redresse le héros, lui rappelle sa mission toute personnelle, sa fatalité propre ; et même sa différence, son injustice individuelle ; – car il est possible, après tout, que l'être destiné à la grandeur doive se rendre sourd, aveugle, insensible à tout ce qui, même vérités, même réalités, traverserait son impulsion, son destin, sa voie de croissance, sa lumière, sa ligne d'univers.
Et, enfin, si le sentiment du Moi prend cette conscience et cette maîtrise centrale de nos pouvoirs, s'il se fait délibérément système de référence du monde, foyer des réformes créatrices qu'il oppose à l'incohérence, à la multiplicité, à la complexité de ce monde aussi bien qu'à l'insuffisance des explications reçues, il se sent alimenté soi-même par une sensation inexprimable, devant laquelle les moyens du langage expirent, les similitudes ne valent plus, la volonté de connaître qui s'y dirige, s'y absorbe et ne revient plus vers son origine, car il n'y a plus d'objet qui la réfléchisse. Ce n'est plus de la pensée...
En somme, le désir véritable de Descartes ne pouvait être que de porter au plus haut point ce qu'il trouvait en soi de plus fort et de susceptible de généralisation. Il veut sur toute chose exploiter son trésor de désir et de vigueur intellectuelle, et il ne peut pas vouloir autre chose. C'est là le principe contre lequel les textes mêmes ne prévalent point. C'est le point stratégique, la clé de la position cartésienne.
Ce grand capitaine de l'esprit trouve sur son chemin des obstacles de deux espèces. Les uns sont des problèmes naturels qui s'offrent à tout homme qui vient en ce monde : les phénomènes, l'univers physique, les êtres vivants. Mais il y a d'autres problèmes, qui sont bizarrement et comme arbitrairement enchevêtrés avec les premiers, qui sont ces problèmes qu'il n'eût pas imaginés, et qui lui viennent des enseignements, des livres, des traditions reçues. Enfin, il y a les convenances, les considérations, les empêchements, sinon les dangers, d'ordre pratique et social.
Contre tous ces problèmes et ces obstacles, le Moi, et à l'appui de ce Moi, telles facultés. L'une d'elles a fait ses preuves : on peut compter sur elle, sur ses procédés, infaillibles quand on sait en user, sur l'impérieuse obligation qu'elle impose de tout mettre au clair, et de rejeter ce qui ne se résout pas en opérations bien séparées : c'est la mathématique.
Et maintenant l'action peut s'engager. Un discours, qui est d'un chef, la précède et l'annonce. Et la bataille se dessine.
De quoi s'agit-il ? Et quel est l'objectif ?
Il s'agit de montrer et démontrer ce que peut un Moi. Que va faire ce Moi de Descartes ?
Comme il ne sent point ses limites, il va vouloir tout faire, ou tout refaire. Mais d'abord, table rase. Tout ce qui ne vient pas de Moi, ou n'en serait point venu, tout ceci n'est que paroles.
D'autre part, du côté des problèmes, que j'ai appelés naturels, il développe, dans ce combat pour sa clarté, cette conscience poussée qu'il appelle sa Méthode, et qui a magnifiquement conquis un empire géométrique sans limites.
Il veut l'étendre aux phénomènes les plus divers ; il va refaire toute la nature, et le voici qui, pour la rendre rationnelle, déploie une étonnante fécondité d'imagination. Ceci est bien d'un Moi dont la pensée ne veut pas de céder à la variation des phénomènes, à la diversité même des moyens et des formes de la vie...
Je conduirais encore cette sorte d'analyse inventive à me demander ce que serait un Descartes qui naîtrait dans notre époque. Ce n'est qu'un jeu.
Mais quelle table aujourd'hui trouverait-il à faire rase ? Et comment s'accommoderait-il d'une science qu'il est devenu impossible d'embrasser, et qui dépend désormais si étroitement d'un matériel immense et constamment accru ; une science qui est, en quelque, manière, à chaque instant, en équilibre mobile avec les moyens qu'elle possède ?
Il n'y a point de réponse. Mais il me semble que ces questions ont leur valeur.
L'individu devient un problème de notre temps, la hiérarchie des esprits devient une difficulté de notre temps, où il y a comme un crépuscule des demi-dieux, c'est-à-dire de ces hommes disséminés dans la durée et sur la terre, auxquels nous devons l'essentiel de ce que nous appelons culture, connaissance et civilisation.
C'est pourquoi j'ai insisté sur la personnalité forte et téméraire du grand Descartes, dont la philosophie, peut-être, a moins de prix pour nous que l'idée qu'il nous présente d'un magnifique et mémorable Moi.
1 Baillet, Vie de Descartes. 1691. Livre excellent où j'ai puisé, comme tout le monde, la plupart des faits biographiques ici retenus.