Prétendre devant Mortimer qu’il n’avait jamais contesté la propriété de ce fusil à Bertie, c’était un sacré mensonge. Assis dans le parc sur le front de mer, adossé aux lames de bois d’un banc, il leva le visage vers le soleil. Le pull absorbait la chaleur avec l’efficacité d’un sac-poubelle de plastique noir, et il était agréable de s’asseoir, protégé du vent par les abris goudronnés où les pêcheurs mettaient leurs filets à sécher, à l’écoute des vagues qui se brisaient en morceaux sur les galets.
La nature avait l’esprit généreux, songea-t-il. Le soleil lui dispensait sa chaleur et sa lumière gratuitement. En revanche, lui avait l’esprit mesquin, telle une limace se ratatinant sur sa brique en plein midi. Il était là, en vie et savourant la lumière de l’automne, alors que Bertie était mort. Et pourtant, même en cet instant, il ne pouvait s’affranchir de cette contrariété tenace qu’il avait éprouvée durant toutes ces années où Bertie avait détenu ce fusil. Et il ne parvenait pas non plus à s’affranchir de l’idée indigne que Bertie le savait, et qu’il lui faisait désormais payer ce ressentiment.
C’était par une journée au cœur de l’été, sa mère les avait appelés, Bertie et lui, dans la salle à manger où gisait leur père qui dépérissait sous les effets de l’emphysème, sur un lit d’hôpital en location. Les roses étaient luxuriantes, cet été-là, et le parfum des têtes penchées d’un vieux massif de roses de Damas pénétrait par les portes-fenêtres ouvertes. Sur le buffet en bois sculpté, il y avait toujours en exposition la soupière et les chandeliers en argent de grand-mère, mais une pompe à oxygène occupait la moitié de la place. Il était encore en colère contre leur mère d’avoir laissé le docteur décréter que son père était trop frêle pour se tenir assis dans sa chaise roulante. Quel mal y aurait-il à le faire rouler dehors vers ce coin de mur ensoleillé et abrité de la petite terrasse donnant sur le jardin ? Quelle importance, d’ailleurs, si son père attrapait un refroidissement ou s’il se fatiguait ? Ils avaient beau le féliciter chaque jour de si bien se porter, à l’extérieur de la chambre du malade, personne n’aurait osé soutenir que ces journées-là ne seraient pas les dernières.
À l’époque, le major était sous-lieutenant, ayant achevé sa formation d’officier depuis un an, et on lui avait accordé dix jours de permission spéciale loin de sa caserne. Le temps lui avait paru s’écouler lentement, une éternité discrète de chuchotements dans la salle à manger et de sandwiches épais dans la cuisine. Pendant que son père, qui avait eu du mal à lui témoigner de la chaleur mais lui avait enseigné le sens du devoir et de l’honneur, traversait la fin de sa vie de sa respiration sifflante, il essayait de ne pas céder à l’émotion qui le menaçait quelquefois. Souvent, sa mère et Bertie s’éclipsaient vers leurs chambres respectives, où ils mouillaient leurs oreillers de larmes, mais lui, il préférait lire à haute voix au chevet de son père ou aider l’infirmière à domicile à retourner son corps amaigri. Son père, qui n’avait pas l’esprit aussi embrouillé par la maladie que tout le monde le supposait, avait vu approcher sa fin. Il avait fait venir ses deux fils et sa paire de Churchill tant aimée.
« Je veux qu’ils vous reviennent », leur avait-il déclaré. Il avait ouvert la serrure en laiton et basculé le couvercle bien huilé. Les fusils luisaient dans leur couchette de velours rouge ; la gravure finement repoussée sur le mécanisme en argent ne présentait aucune ternissure, aucune tache.
« Tu n’as pas à faire cela maintenant, père », avait répondu le major. Mais il était impatient ; peut-être s’était-il même avancé d’un pas, en masquant à moitié son frère cadet.
« Je souhaite que l’on se les transmette dans la famille, avait insisté son père, l’œil inquiet. Et cependant, comment pourrais-je choisir entre mes deux garçons et décider lequel de vous deux devrait les posséder ? »
Il avait regardé leur mère, qui lui avait pris la main et la lui avait tapotée doucement.
« Ces fusils signifient tant de choses pour votre père, avait-elle enfin soufflé. Nous voulons que vous en ayez chacun un, en souvenir de lui.
— Qui m’ont été offerts par le maharajah, en main propre », avait chuchoté leur père.
C’était une vieille histoire, tellement patinée d’avoir été répétée que ses contours en étaient flous. Un morceau de bravoure ; un prince indien ayant assez le sens de l’honneur pour récompenser l’action courageuse d’un officier britannique en ces heures où tout le monde réclamait à cor et à cri l’éviction de la Grande-Bretagne. Ce moment avait été celui où son père avait frôlé la grandeur. Le vieux plateau de médailles et les uniformes avaient beau se dessécher au grenier, les fusils étaient toujours bien huilés et tenus prêts.
« Mais les dépareiller, père ? » Il n’avait pu s’empêcher de bredouiller cette question, alors même qu’il en lisait toute la superficialité sur le visage blême de sa mère.
« Vous pouvez vous les léguer mutuellement, pour transmettre la paire à la génération suivante... les conserver dans la lignée des Pettigrew, bien sûr. »
C’était le seul acte de couardise qu’il ait jamais constaté de la part de son père.
Les fusils n’étaient pas inscrits dans la succession, qui revenait à sa mère en usufruit, puis à lui, en sa qualité de fils aîné. On avait pourvu Bertie de petits fidéicommis familiaux. Au décès de leur mère, quelque vingt ans plus tard, ces fidéicommis s’étaient érodés à un point gênant. Toutefois, la maison était décrépite, elle aussi. Il y avait de la moisissure dans certaines des solives du XVIIe siècle, la façade extérieure traditionnelle du Sussex, de briques et de tuiles, nécessitait de profondes réparations et leur mère devait de l’argent à la commune. La maison conservait encore une allure imposante et respectable, au milieu des cottages plus petits à toit de chaume de la rue, mais elle constituait davantage une charge qu’un héritage grandiose, ainsi qu’il en avait prévenu Bertie. Il avait eu un geste en offrant à son frère l’essentiel des bijoux de leur mère. Il avait aussi essayé de lui racheter le fusil, à l’époque déjà, et à plusieurs autres occasions au cours de toutes ces années, quand Bertie paraissait sans le sou. Son frère cadet avait toujours décliné ses offres généreuses.
Le cri strident d’une mouette le fit sursauter. Elle se dandinait sur la bande de béton, les ailes déployées, tentant d’intimider un pigeon pour l’éloigner d’un quignon de pain. Le pigeon essaya d’attraper le pain et de s’esquiver d’un battement d’ailes, mais le quignon était trop gros. Le major tapa du pied. La mouette le considéra avec dédain et recula de quelques pas en battant des ailes, pendant que le pigeon, sans même un regard de gratitude, propulsait son pain dans l’allée comme un jeton dans un jeu de puce.
Il lâcha un soupir. Il était homme à toujours tâcher d’accomplir son devoir sans se soucier de gratitude ou même d’un signe de reconnaissance. Il n’avait quand même pas pu inspirer de ressentiment à Bertie pendant toutes ces années ?
À aucun moment, il ne s’était laissé aller à un sentiment de culpabilité d’être le fils aîné. Naturellement, l’ordre des naissances était le fruit du hasard, tout comme le fait de ne pas être né dans une famille dotée d’un titre et de vastes domaines. Il n’avait jamais nourri d’animosité envers ceux qui étaient nés dans une position sociale supérieure. Nancy en avait discuté avec lui dès leur première rencontre. C’était dans les années soixante, elle était jeune et considérait que l’amour, c’était vivre de haricots à la tomate et appliquer les préceptes moraux de la folk music. Il lui avait expliqué très patiemment que maintenir un nom et entretenir une propriété, c’était un acte d’amour.
« Si nous nous bornons à continuer de diviser le tout, avec sans cesse plus d’individus exigeant leur part de petits cadeaux à chaque génération, ce tout finira par disparaître comme si cela n’avait jamais compté.
— C’est ça, la redistribution des richesses, avait-elle soutenu.
— Non, ce serait l’extinction du nom des Pettigrew, le nom de mon père sombrant dans l’oubli, et celui de son père avant lui. Ce serait l’égoïsme de la génération actuelle détruisant la mémoire du passé. Personne ne comprend plus rien au souci d’économie.
— Tu es si adorable, quand tu joues les conservateurs coincés ! »
Elle avait ri. Et elle l’avait fait rire, lui aussi. Elle le poussait à s’échapper de la caserne en douce pour venir la voir. Elle le poussait à porter des chemises invraisemblables et des chaussettes de couleurs vives – en dehors du service. Une fois, après une manifestation étudiante, elle l’avait appelé d’un poste de police et il avait dû se présenter au bureau d’accueil du brigadier de garde en grand uniforme. Ils l’avaient laissée repartir, en se contentant de la sermonner.
Après s’être mariés, il y avait eu quelques années de crève-cœur, car les bébés se refusaient à toute gestation, mais ensuite, à la faveur d’un ultime sursaut de fertilité, Roger était arrivé et, avec un seul enfant, au moins, il n’y avait plus eu de discussions sur les avoirs et les possessions. En souvenir des idées de Nancy sur la générosité, il avait consciencieusement ajouté à son testament une jolie petite somme en espèces pour sa nièce, Jemima. Il avait aussi spécifié que Jemima devrait recevoir son deuxième plus beau service en porcelaine, celui de sa grand-mère maternelle. Bertie avait souvent laissé entendre qu’il aimait cette vaisselle, mais malgré ses couleurs passées et ses fêlures, le major avait hésité à confier un service Minton d’époque aux bons soins de Marjorie. Elle cassait les assiettes si souvent qu’à chaque dîner chez Bertie on était servi dans une porcelaine d’un motif différent.
Un testament mis à jour et des dispositions précises avaient toujours été une priorité à ses yeux. En tant qu’officier de l’armée (exposé au danger – ainsi qu’il aimait à le formuler), il avait trouvé très réconfortant d’ouvrir son petit coffre en métal, d’étaler les pages de son testament et de lire la liste des biens et leur répartition. Le tout se lisait comme un inventaire d’accomplissements.
Il allait juste devoir se montrer très explicite avec Marjorie. Pour le moment, elle n’avait pas l’esprit clair. Il allait devoir lui réexpliquer la nature exacte des intentions de son père. Il lui faudrait aussi clarifier les choses avec Roger. Il n’avait aucune intention de batailler pour réunir cette paire de fusils et que son fils les revende après sa mort.
« Ah, vous voilà, major », fit une voix. Il se redressa et cligna des yeux dans cette forte lumière. C’était Mme Ali, qui tenait son gros sac de commissions et un nouveau livre de la bibliothèque. « Je ne vous ai pas vu sur le parking.
— Oh, il est l’heure ? s’écria-t-il, horrifié, en consultant sa montre. J’ai complètement perdu la notion du temps. Ma chère dame, je suis terriblement confus de vous avoir fait attendre. » Maintenant qu’il avait, de manière inconsciente, réussi ce qu’il n’aurait jamais osé combiner délibérément, il était déboussolé.
« Ce n’est pas un problème, lui dit-elle. Je savais que vous finiriez par arriver et, comme la journée se révèle bien agréable, ce qui était franchement inattendu, j’avais pensé faire une petite marche et peut-être commencer mon livre.
— Je vous rembourserai le parking, bien sûr.
— Honnêtement, ce n’est pas nécessaire.
— Alors me permettrez-vous de vous offrir au moins une tasse de thé ? » proposa-t-il, si vite que les mots se bousculèrent et jouèrent des coudes pour franchir ses lèvres. Elle hésita. « À moins que vous ne soyez pressée de rentrer, ce que je comprends tout à fait, ajouta-t-il aussitôt.
— Non, rien ne presse. » Elle regarda sur sa droite, sur sa gauche, cette longue promenade. « Alors, si vous croyez que le temps va se maintenir, nous pourrions marcher jusqu’au kiosque, par les jardins ? Si vous vous en sentez le courage, bien entendu.
— Ce serait charmant », dit-il, mais il soupçonnait le kiosque de servir son thé dans des tasses en polystyrène, avec un ersatz de lait conditionné dans ces petits pots impossibles à ouvrir.
Quand on la traversait comme eux d’est en ouest, la promenade composait un tableau chronologique qui déroulait en trois dimensions l’histoire d’Hazelbourne-on-Sea. Les abris de séchage des filets et les bateaux de pêche drossés sur les galets, où le major s’était assis, faisaient partie de la vieille ville, blottie autour des petites ruelles pavées. Des boutiques Tudor toutes de guingois, avec leurs poutres en chêne usées au point d’en paraître fossilisées, renfermaient des monceaux de marchandise poussiéreuse et bon marché.
Plus on marchait, plus la ville devenait prospère. À mi-parcours, les toits en cuivre de la jetée victorienne, avec ses murs en bois blanc et sa carcasse en fer forgé surchargée de fioritures, saillaient vers la Manche comme un gros gâteau glacé. Après la jetée, les demeures et les hôtels étaient des plus imposants. Leurs portiques de pierre et leurs auvents noirs en accent circonflexe, tendus au-dessus de longues baies vitrées, semblaient marquer une certaine désapprobation envers les activités passagères qu’abritaient leurs intérieurs aux tapis opulents. Entre les hôtels qui occupaient chacun un pâté de maisons entier, on pouvait voir les cours d’entrée de villas ouvertes sur l’extérieur ou des rues assez larges, avec leurs maisons de ville aux façades majestueuses. Le major trouvait vraiment dommage que cette élégance, de nos jours, soit irrémédiablement gâchée par ces files de voitures stationnées en rangs serrés, garées en épi, tête-bêche, comme des harengs saurs dans un cageot.
Au-delà du Grand Hôtel – au nom si bien trouvé –, cette marche à travers l’histoire de la ville était brusquement interrompue par le renflement des falaises de craie, qui formaient un vaste promontoire. Le major, qui parcourait souvent la promenade d’un bout à l’autre, ne manquait jamais de songer que cela exprimait en partie la démesure du progrès humain et le refus de la nature de mettre un genou en terre.
Il avait fini par redouter, il y a peu, que cette marche et cette hypothèse ne soient inextricablement liées, au point de décrire une boucle folle dans son esprit. Il lui était impossible de marcher et de penser par exemple aux résultats des courses, ou à repeindre son salon. Il essayait d’imputer cela au fait qu’il n’avait personne avec qui discuter de cette idée. S’ils étaient à court de conversation, devant leur tasse de thé, peut-être aborderait-il le sujet avec Mme Ali.
Elle marchait d’un pas ample. Et lui traînait des pieds, en s’efforçant de se régler sur sa cadence. Il avait oublié comment on laissait une femme dicter l’allure.
« Aimez-vous marcher ? lui demanda-t-il.
— Oui, j’essaie de sortir tôt trois ou quatre fois par semaine. La dame folle qui rôde par les ruelles au milieu du chœur de l’aube, c’est moi.
— Nous devrions tous nous joindre à vous, remarqua-t-il. Ces oiseaux accomplissent un miracle, tous les matins, et le monde devrait se lever et les écouter. »
Il était souvent réveillé vers les petites heures du jour, cloué à son matelas par une insomnie qui lui semblait à la fois un état de veille et de mort, à parts égales. Il sentait son sang courir dans ses veines, et pourtant, il se sentait incapable de remuer un doigt ou un orteil. Il restait allongé, éveillé, les yeux irrités, à observer le contour obscur de la fenêtre, guettant la moindre apparition de lumière. Avant les premiers signes de pâleur, les oiseaux commençaient. D’abord quelques pépiements communs (de moineaux et autres) ; ensuite, les gazouillis et les babils se muaient en cascade musicale, un chœur qui montait des buissons et des arbres. Ces sonorités lui détendaient les membres, il réussissait à se tourner, à s’étirer, à chasser toute sensation de panique. Il regardait vers la fenêtre, à présent blanchie par ces chants, et se retournait pour s’endormir.
« Il n’empêche, fit-elle, je devrais sans doute me procurer un chien. Personne ne prend les propriétaires de chiens pour des fous, même s’ils sortent en pyjama.
— Quel livre avez-vous choisi, aujourd’hui ?
— Kipling, lui répondit-elle. C’est un livre pour enfants, le bibliothécaire s’est donné beaucoup de mal pour me l’expliquer, mais ces histoires se situent dans cette région. » Elle lui montra un exemplaire de Puck de Pook’s Hill, que le major avait lu à maintes reprises. « Je ne connaissais que ses romans indiens, comme Kim.
— Je me suis longtemps un peu considéré comme un admirateur fervent de Kipling, avoua-t-il. Je crains que ce ne soit devenu un choix démodé, à notre époque, n’est-ce pas ?
— Vous voulez dire que parmi nous, les anciens natifs en colère, il n’est pas très apprécié ? s’enquit-elle en haussant le sourcil.
— Non, bien sûr que non... », se défendit-il, ne s’estimant pas armé pour répondre à une remarque aussi directe. Il avait le cerveau en ébullition. L’espace d’un instant, il crut voir Kipling, en costume marron et moustache broussailleuse, se tourner vers l’intérieur des terres, à l’extrémité de la promenade. Regardant devant lui, il cligna des yeux et pria pour que la conversation se fane sous l’effet de son inattention.
« Je l’ai laissé tomber depuis des dizaines d’années, lui confia-t-elle. À mes yeux, il étaient de ceux qui excluaient de reconsidérer tout ce que l’Empire britannique pouvait signifier. Mais en vieillissant, je me surprends aussi à défendre mon droit au relâchement philosophique. Il est si difficile de conserver cette intransigeance de la jeunesse, n’est-ce pas ?
— J’applaudis à votre logique, lui dit-il, en ravalant son irrépressible envie de défendre l’Empire que son père avait fièrement servi. Pour ma part, je n’ai que faire de toutes ces analyses de la politique des écrivains. Le bonhomme a écrit quelque chose comme trente-cinq livres... je laisse l’analyse de sa prose à d’autres.
— En plus, rien que de l’avoir à la maison, cela rend mon neveu fou », ajouta Mme Ali avec un sourire ineffable.
Le major hésitait à la questionner davantage sur le neveu. Il était extrêmement curieux, mais il lui semblait déplacé de s’informer sur lui de manière franche et directe. Sa connaissance des familles et des vies de ses amis au village, il l’avait acquise par bribes. C’étaient des informations enfilées comme des perles, à partir de remarques glanées au hasard. Souvent les informations initiales lui échappaient à mesure que d’autres venaient s’y additionner, de sorte qu’il n’avait jamais pu se constituer le tableau complet. Il savait par exemple qu’Alma et Alec Shaw avaient une fille en Afrique du Sud, mais il n’arrivait jamais à se rappeler si le mari était un spécialiste de la chirurgie plastique à Johannesburg ou importateur de plastiques au Cap. Il savait que la fille ne vivait déjà plus au domicile avant même le décès de Nancy, mais cette information demeurait sans explication ; elle n’entrait en résonance qu’avec une blessure inexprimée.
« Avez-vous d’autres neveux et nièces ? » fit-il. Il craignait que cette vague démonstration de politesse n’éveille des questions sur ce qui l’avait empêchée d’avoir des enfants, et ne suggère un peu grossièrement qu’elle devait être issue, bien sûr, d’une famille nombreuse.
« Il n’y a que ce seul neveu. Ses parents, le frère de mon mari et son épouse, ont trois filles et six petites-filles.
— Ah, donc votre neveu doit être leur fiston chéri ?
— C’était aussi mon petit chéri à moi, quand il était enfant. Je crains que nous ne l’ayons horriblement gâté, Ahmed et moi. » Elle serra un peu plus son livre contre sa poitrine et soupira. « Nous n’avons pas eu la chance d’avoir nos enfants à nous, et Abdul Wahid était le portrait craché de mon mari quand il était petit. C’était un garçon très intelligent, en plus, et sensible. Je pensais qu’il deviendrait poète, un jour.
— Poète ? » s’exclama Pettigrew. Il tenta de se représenter ce jeune homme en colère écrivant des vers.
« Mon beau-frère a mis un terme à toutes ces absurdités dès qu’Abdul Wahid a été assez grand pour aider dans l’une de leurs boutiques. J’ai été naïve, je suppose. J’avais tellement envie de partager le monde des livres et des idées avec lui et de lui transmettre ce qui m’avait été donné.
— Un noble élan, admit-il. Enfin, après l’armée, j’ai enseigné l’anglais dans une école privée, et je puis vous affirmer qu’amener les enfants de plus de dix ans à la lecture, c’est une cause à peu près perdue. La plupart d’entre eux ne possèdent même pas un livre, vous le savez.
— Je ne peux me l’imaginer, dit-elle. J’ai été élevée dans une bibliothèque de plusieurs milliers de volumes.
— Vraiment ? » Il n’avait pas l’intention de paraître aussi dubitatif, mais il n’avait jamais entendu parler d’épicières possédant des bibliothèques.
« Mon père était universitaire. Après la partition de l’Inde et du Pakistan, il est venu ici enseigner les mathématiques appliquées. Ma mère répétait tout le temps qu’elle avait eu le droit d’apporter deux casseroles et une photo de ses parents. Toutes les autres malles contenaient des ouvrages. Pour mon père, c’était très important d’essayer de tout lire.
— Tout ?
— Oui, de la littérature, de la philosophie, de la science... une quête romantique, naturellement, mais il est arrivé à parcourir une quantité de livres étonnante.
— J’ai essayé d’en lire un par semaine, ou presque », lui dit-il. Il était très fier de sa petite collection, des éditions reliées plein cuir, pour l’essentiel, choisies lors de ses excursions londoniennes chez un ou deux bons libraires qui restaient encore en activité autour de Charing Cross Road. « Mais je dois avouer qu’aujourd’hui je consacre le plus gros de mon temps à relire mes vieux favoris... Kipling, Johnson. Rien ne saurait se comparer aux grands auteurs.
— J’ai du mal à croire que vous admiriez Samuel Johnson, major, s’écria-t-elle en riant. Il me semble qu’il a toujours souffert de lacunes sévères au plan de la toilette ou de l’apparence personnelle et qu’il s’est toujours montré fort grossier avec ce pauvre Boswell.
— Malheureusement, entre le génie et l’hygiène personnelle, il existe souvent une corrélation inverse, regretta-t-il. Nous pâtirions d’un manque grave, si nous jetions les grands auteurs avec l’eau du bain des convenances sociales.
— Si seulement ils voulaient bien prendre un bain de temps en temps, ironisa-t-elle. Vous avez raison, bien sûr, mais je me dis que peu importe ce qu’on lit... auteurs favoris, thèmes particuliers... pourvu qu’on lise quelque chose. Il n’est même pas important de posséder les livres. » Elle caressa la couverture jaunie de l’exemplaire de bibliothèque, avec un regard qui paraissait empreint de tristesse.
« Mais la bibliothèque de votre père ? lui demanda-t-il.
— Disparue. À sa mort, mes oncles sont venus du Pakistan, pour régler la succession. Un jour, je suis rentrée de l’école et, à la maison, ma mère et une tante nettoyaient tous les rayonnages vides. Mes oncles les avaient vendus au mètre. Il flottait une odeur de fumée dans l’air et, quand j’ai couru vers la fenêtre... »
Elle s’interrompit et inspira lentement.
Il en allait des souvenirs comme des peintures funéraires, songea le major : malgré les couches de boue et de sable que le temps a pu y déposer, les couleurs demeurent toujours vives. Grattez-les et elles ressortent, rouges, éclatantes. Elle le regarda, le menton levé.
« Je serais incapable de vous décrire cette sensation de paralysie, la honte de voir mes oncles brûler des livres de poche dans l’incinérateur du jardin. J’ai crié à ma mère de les arrêter, mais elle s’est contentée d’incliner la tête et elle a continué de verser de l’eau savonneuse sur le bois. »
Elle se tut et se tourna pour regarder vers la mer. Les vagues couchaient mollement une mousse sale sur cette vaste étendue capitonnée de sable brun indiquant la marée basse. Le major huma l’odeur âcre d’algues échouées et se demanda s’il ne devrait pas la réconforter avec quelques tapes délicates dans le dos.
« Je suis désolé, fit-il.
— Oh, je n’arrive pas à croire que j’aie pu vous raconter cela, soupira-t-elle en se tournant de nouveau vers lui, s’essuyant de la main le coin de l’œil. Je m’excuse. Je me transforme vraiment en vieille sotte, ces derniers temps.
— Ma chère madame Ali, j’aurais peine à prétendre que vous soyez vieille. Vous êtes dans ce que j’appellerais la toute première fleur de l’âge de la maturité féminine. »
C’était un peu grandiloquent, mais il espérait surprendre un rougissement. Au lieu de quoi elle rit de lui, aux éclats.
« Je n’ai jamais entendu personne se donner tant de mal pour appliquer, à la truelle, une telle couche de flatterie sur les rides et l’empâtement d’un âge mûr déjà très avancé, major, fit-elle. J’ai cinquante-huit ans et je pense avoir basculé bien au-delà de la fleur de l’âge. Tout ce que je puis espérer désormais, c’est de sécher dans un de ces bouquets de fleurs éternelles.
— Eh bien, j’ai dix ans de plus que vous, répliqua-t-il. J’en déduis que cela fait de moi un vrai fossile. »
Elle rit de nouveau, et il eut le sentiment de ne pas avoir de mission plus importante et plus épanouissante que de faire rire Mme Ali. Et tandis que leurs pas les conduisaient au-delà des stands des glaciers et des guichets de la jetée, ses propres tracas lui paraissaient battre en retraite. Ils négociaient maintenant une nouvelle succession de chicanes aménagées sur la promenade. Il s’abstint de sa diatribe habituelle contre la stupidité des jeunes architectes qui jugeaient la ligne droite oppressante. Aujourd’hui, il se sentait une envie de valser.
Ils pénétrèrent dans le jardin public, qui s’ouvrait par un simple parterre de chrysanthèmes, avant de se poursuivre sur deux allées qui allaient s’élargissant pour créer un espace triangulaire allongé et étroit, composé de terre-pleins sur plusieurs niveaux de terrains. En contrebas, un kiosque à musique siégeait au milieu d’une pelouse. La toile des chaises longues vides flottait dans la brise. La municipalité venait de planter dans des bacs en béton un troisième ou un quatrième ensemble de palmiers d’ores et déjà condamnés. Il régnait au sein du bureau exécutif du conseil municipal une conviction inébranlable selon laquelle l’introduction de palmiers transformerait la ville en un paradis de style méditerranéen et attirerait une catégorie de visiteurs autrement plus huppée. Les arbres mouraient vite. Les excursionnistes d’un jour continuaient d’arriver en bus – vêtus de leurs T-shirts bon marché, ils testaient leurs voix rauques contre les mouettes. À l’extrémité du jardin, sur une petite pelouse circulaire ouverte d’un côté vers la mer, un garçon fin à la peau sombre, âgé de quatre ou cinq ans, taquinait une petite balle rouge de ses deux pieds. Il jouait comme s’il s’agissait d’une corvée pénible. Il tapa un coup sec dans la balle, elle rebondit contre un panneau piqué bas sur la pelouse avec la mention « Pas de jeux de ballon » aux lettres vernies et en relief, puis elle roula vers le major. D’humeur joviale, celui-ci tenta de renvoyer la balle à la volée, mais elle ricocha sur son pied, alla frapper un rocher ornemental et rapidement s’enfoncer sous une haie touffue d’hortensias.
« Holà, pas permis de jouer au football ici, tonna une voix depuis un petit kiosque vert muni de volets, au toit de cuivre recourbé, qui proposait du thé et un assortiment de cakes.
— Désolé, désolé », s’excusa-t-il, avec des gestes gênés à l’attention de la dame ronde au visage gris derrière le comptoir du kiosque et du petit garçon qui restait devant les buissons, piqué comme face à un impénétrable trou noir. Pettigrew se pressa d’aller vers la haie et scruta en dessous, guettant un éclair de couleur rouge.
« Quel genre de parc est-ce là, si un petit de six ans ne peut pas frapper la balle ? » s’exclama une voix pointue. Le major leva aussitôt les yeux et vit une jeune femme qui, en dépit de ses origines indiennes évidentes, portait l’uniforme universel des jeunes et des désenchantés. Elle était vêtue d’une parka fripée couleur de tache d’huile et un long caleçon rayé fourré dans des bottes de motarde. Ses cheveux courts se dressaient en un halo de mèches raides, comme si elle venait de ramper de son lit, et son visage, qui aurait pu être gracieux, était déformé par une expression belliqueuse – elle faisait face à l’employée du kiosque.
« Il n’y aurait plus de fleurs si tous les gosses piétinaient les massifs avec des ballons toute la journée, rétorqua la dame du kiosque. Je ne sais pas comment c’est, là d’où vous venez, mais par ici, nous essayons de garder les choses jolies et comme il faut.
— Qu’est-ce que vous voulez dire, là ? » La jeune femme se rembrunit. Le major reconnut le ton rugueux du Nord, qu’il associait à sa belle-sœur Marjorie. « Qu’est-ce que vous racontez ?
— Je ne dis rien, répondit la dame. Ne vous mettez pas en rogne après moi. Ce n’est pas moi qui fais les règlements. »
Pettigrew récupéra la balle un peu boueuse et la tendit au garçonnet.
« Merci, lui dit ce dernier. Je m’appelle George, et en réalité je n’aime pas tellement le football.
— Je n’aime pas tellement ça non plus, lui avoua le major. Le seul sport que je suis vraiment, c’est le cricket.
— Le jeu de puces, c’est un sport aussi, protesta George, la mine sérieuse. Mais maman pensait que je risquais de perdre des pions si j’apportais mon jeu avec moi au parc.
— Maintenant que tu m’en parles, reprit le major, je n’ai jamais vu dans aucun parc un panneau qui disait “Jeu de puces interdit”, jamais, alors ce ne serait peut-être pas une si mauvaise idée. »
Lorsqu’il se redressa, la jeune femme les rejoignit en vitesse.
« George, George, je t’ai répété un millier de fois de ne pas adresser la parole à des étrangers, lança-t-elle sur un ton qui suffisait à l’identifier comme la mère de l’enfant davantage que comme une grande sœur, ainsi que Pettigrew l’avait d’abord cru.
— Je vous prie de m’excuser, dit-il. C’était entièrement ma faute, naturellement. Voilà un petit bout de temps que je n’ai plus joué au football.
— Cette idiote de vieille vache aurait mieux fait de se mêler de ses affaires, siffla la jeune femme. Elle confond son tablier avec un uniforme. »
Ces mots-là furent prononcés d’une voix assez forte pour porter jusqu’au kiosque.
« C’est très regrettable », déplora le major sur un ton le plus évasif qui soit. Il se demandait s’ils n’allaient pas devoir se trouver un autre fournisseur, Mme Ali et lui, pour leur thé. La dame du kiosque leur lança un regard furibond.
« Le monde est rempli de petites ignorances », lâcha une voix paisible. Mme Ali fit son apparition à ses côtés et posa un regard sévère sur la jeune femme. « Nous devons tous faire de notre mieux pour les ignorer, et les confiner ainsi dans leur petitesse, ne croyez-vous pas ? »
Le major fit le gros dos, s’attendant à une repartie injurieuse, mais à sa grande surprise, la jeune femme eut à la place un petit sourire.
« Ma maman me raconte toujours des trucs de ce genre, dit-elle à voix basse.
— Mais évidemment, nous n’aimons pas écouter nos mères, lui répondit Mme Ali, en lui souriant à son tour.
— George, il faut qu’on y aille, maintenant, fit la jeune femme. On va être en retard pour le thé. Dis au revoir à ces gens sympathiques.
— Je m’appelle George, au revoir, dit le garçon à Mme Ali.
— Et moi, Mme Ali. Ravie de te rencontrer. »
La jeune femme sursauta et scruta son interlocutrice de plus près. Elle parut hésiter un instant, comme si elle voulait parler, avant de se décider apparemment à ne pas aller plus avant dans les présentations. Au lieu de quoi, elle prit George par la main et se dirigea vers la ville d’un pas rapide.
« Quelle jeune femme abrupte », observa le major.
Mme Ali soupira.
« J’admire assez un tel refus de s’incliner devant l’autorité, mais je crains que cela ne rende l’existence quotidienne très inconfortable. »
Au kiosque, la dame leur jetait toujours un regard noir en marmonnant entre ses dents quelque chose sur ces gens qui se figuraient que maintenant cet endroit leur appartenait. Le major se raidit dans sa posture bien droite et prit la parole de sa voix la plus imposante, celle qu’il se réservait jadis pour faire taire une salle entière de jeunes garçons.
« Mes yeux me trompent-ils ou sont-ce là de vrais mugs que vous utilisez pour servir le thé ? remarqua-t-il, en pointant l’extrémité de sa canne vers une rangée de gros mugs en terre cuite rangés à côté de la grande théière marron.
— Je ne tolère pas ces machins en plastique, répliqua la femme, et son expression se radoucit, mais à peine. Ça donne au thé un goût de cire pour les meubles.
— Vous avez raison, ô combien, approuva-t-il. Pourrions-nous avoir deux thés, je vous prie ?
— Le cake au citron est tout frais d’aujourd’hui », ajouta-t-elle en versant un thé orange foncé dans deux mugs. Elle coupait déjà deux énormes parts devant le major qui opinait.
Ils burent leur thé à une petite table en fer partiellement abritée par un hortensia pléthorique aux feuilles rouillées, encombré de floraisons automnales desséchées. Ils gardèrent le silence et Mme Ali dégusta sa tranche de cake sans la moindre trace de ce grignotage affecté si fréquent chez d’autres dames. Il porta le regard vers la mer et se sentit gagné par une sensation de plénitude tout à fait absente de sa vie récente. Un gin tonic au bar du club de golf avec Alec et les autres ne lui inspirait nullement cette quiétude, ce bonheur, comme émanant d’un feu étroitement couvert, qui s’emparait maintenant de lui. Il fut gagné par cette pensée qu’il était souvent solitaire, même au milieu de ses nombreux amis. Il expira un peu d’air, et cela dut sortir comme un soupir, car Mme Ali leva les yeux de sa gorgée de thé.
« Je suis désolée, je ne vous ai pas demandé comment vous alliez, lui dit-elle. Cela a dû être difficile, aujourd’hui, de traiter avec cet avocat, non ?
— Ce sont des choses dont il faut bien se charger. Néanmoins, c’est toujours un peu compliqué, n’est-ce pas ? Les gens ne prennent pas nécessairement le temps de laisser des instructions claires et ensuite les exécuteurs testamentaires doivent s’en dépatouiller.
— Ah, les exécuteurs testamentaires. » Le sifflement sec de ces deux mots évoquait les pas pressés d’hommes en gris, dans des pièces mises à sac, à la recherche de la moindre allumette.
« Heureusement, je suis l’exécuteur testamentaire de mon frère, poursuivit-il. Sauf qu’il a laissé un ou deux aspects dans un certain flou. Je crains que cela ne réclame une négociation délicate de ma part, si je veux que l’on en sorte avec les choses d’aplomb.
— Il a de la chance d’avoir un exécuteur testamentaire possédant votre intégrité.
— C’est gentil à vous de dire cela, répondit-il en s’efforçant de ne pas se tortiller sur son siège, tout à coup tiraillé par la culpabilité. Je ferai de mon mieux pour être absolument juste, c’est certain.
— Mais vous avez besoin d’agir vite, continua-t-elle. Avant que l’on puisse dresser l’inventaire, l’argenterie aura disparu, les nappes réapparaîtront à la table de quelqu’un d’autre et la petite licorne en laiton de son bureau... qui ne vaut presque rien, sauf pour vous... pouf ! Elle aura glissé dans une poche et, quand vous poserez la question, personne n’en aura gardé le moindre souvenir.
— Oh, je ne pense pas que ma belle-sœur s’abaisserait à... » Il fut saisi d’une anxiété soudaine. « Je veux dire, quand il s’agit d’un objet d’une valeur considérable, je ne crois pas qu’elle se précipiterait pour le vendre ou rien de ce genre.
— Et tout le monde sait exactement ce qui s’est passé, mais personne n’en reparlera jamais, et la famille continue avec ces secrets aussi invisibles, mais aussi irritants, que du sable dans une chaussure.
— Il doit bien y avoir une loi contre cela », remarqua-t-il.
Mme Ali battit des paupières, émergeant de ses propres pensées.
« Bien sûr, il existe la loi du pays, acquiesça-t-elle. Mais nous avons déjà parlé des pressions de la famille. Cette loi, il peut bien s’agir de la plus ancienne charte qui soit, major, mais la famille, elle, est immuable. »
Il opina, sans avoir la moindre idée de ce dont elle voulait parler. Elle manipula son mug de thé vide, en le tapotant contre la table, presque sans faire de bruit. Il crut voir que son visage s’était assombri, mais c’était peut-être juste le ciel du jour. En effet, les nuages semblaient avoir repris leur avancée.
« Il semblerait que le grand beau soit derrière nous, remarqua-t-il, en époussetant les miettes de son pantalon. Il serait peut-être temps de rentrer ? »
La marche du retour fut silencieuse et un peu pesante, comme s’ils avaient trop empiété dans des régions un peu personnelles. Il aurait aimé demander à Mme Ali son sentiment sur sa situation, car il était persuadé qu’elle serait d’accord avec lui, mais le pas plus rapide qu’elle adopta suggérait qu’elle était encore perdue dans ses propres souvenirs. Il n’allait pas la questionner davantage sur sa vie. Il y avait déjà là une intimité gênante, comme s’il avait buté sur son corps dans la foule. C’était l’une des raisons pour lesquelles il avait évité les femmes, depuis la mort de Nancy. Sans le bouclier protecteur d’une épouse, les conversations les plus anodines avec des personnes du sexe féminin s’égaraient volontiers dans un bourbier de propos faussement timides et d’intentions mal exprimées. Il préférait éviter de se couvrir de ridicule.
Pourtant, en ce jour, sa détermination habituelle à battre en retraite était compromise par une insouciance têtue. Tout en marchant, il avait la cervelle agitée par cette phrase répétitive – « Je me demandais si vous aviez prévu de venir en ville la semaine prochaine ? » –, mais il ne pouvait se résoudre à la formuler à voix haute. Ils atteignirent la petite voiture bleue et, tandis que Mme Ali déverrouillait la portière, il se sentit menacé d’une tristesse aiguë. Il admirait encore son front lisse et le brillant de sa chevelure à moitié dissimulée par son foulard. Sous son regard, elle releva les yeux et se redressa. Il observa que son menton était caché par la courbe du toit. Elle n’était pas grande, cette femme.
« Major, lui demanda-t-elle, je voulais savoir s’il me serait possible de vous consulter davantage à propos de M. Kipling, quand j’aurai fini le livre ? »
Le ciel se mit à cracher de grosses gouttes de pluie et une rafale de vent froid fouetta la poussière et les détritus contre ses jambes. La tristesse disparut et il songea combien cette journée était splendide.
« Ma chère dame, j’en serais absolument ravi, lui répondit-il. Je suis à votre entière disposition. »